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La démocratie, un équilibre délicat
Article d’opinion du très honorable Richard Wagner, juge en chef du Canada
L'entrée de la salle d'audience de la Cour suprême du Canada
De la fenêtre de mon bureau, à la Cour suprême, j’aperçois le Parlement. Le matin, celui-ci est illuminé par le soleil levant. Le soir (ou, soyons réalistes, en fin d’après-midi à cette période de l’année), il est baigné par les chauds reflets du soleil couchant.
Cette vue me rappelle essentiellement que la Cour suprême ne pourrait pas être plus près du Parlement. En effet, la branche judiciaire de l’État côtoie les branches exécutive et législative, mais elle en est séparée. Et c’est bien qu’il en soit ainsi.
Lorsque je vais au Parlement, c’est pour présider l’ouverture de la législature ou entendre le discours du Trône en compagnie de mes collègues. Ces cérémonies sont des balises importantes de notre système démocratique, des balises qui marquent de nouveaux départs. Pendant un instant, les trois branches de l’État sont réunies, rappelant que nous poursuivons un objectif commun en dépit de nos rôles fort différents.
L’équilibre des pouvoirs : un gage de succès pour la démocratie
L’État se compose de trois branches distinctes – mais d’égale importance – chacune dotée des fonctions et pouvoirs énoncés dans la Constitution. L’exécutif établit les politiques. Le législatif rédige et adopte les lois. Le judiciaire interprète ces lois – mais il ne peut dicter à l’exécutif quelles politiques établir, ni au législatif quelles lois adopter. Il peut tout au plus invalider les dispositions législatives incompatibles avec le droit et recommander des façons de les corriger. De même, l’exécutif et le législatif ne peuvent dicter à l’appareil judiciaire ni les affaires à entendre ni l’issue des décisions. C’est ce qu’on appelle l’indépendance judiciaire.
Cette séparation des pouvoirs constitue un important mécanisme de freins et contrepoids. Étant élus, les membres de l’exécutif et du législatif – les politiciens – sont régulièrement soumis à l’approbation des citoyens. Les juges, eux, sont nommés et n’ont pas à obtenir l’aval de la population. Il ne faut pas voir là un quelconque privilège personnel mais plutôt la reconnaissance du rôle distinct qu’exercent les juges. Cet équilibre entre les trois branches de l’État nous assure une démocratie saine et garantit la primauté du droit et la protection des droits et libertés individuels.
L’indépendance judiciaire est essentielle à l’équilibre des pouvoirs
L’indépendance judiciaire est évoquée de temps à autre. Il s’agit d’un concept parfois banalisée et l’on peut facilement y passer outre sans réfléchir. Pourtant, l’indépendance judiciaire est nécessaire à l’équilibre des pouvoirs. Sans elle, les valeurs importantes que je souligne deviendraient instables. Alors que la balance de la justice peut pencher d’un côté ou de l’autre, l’équilibre démocratique doit, au contraire, être maintenu.
Cela démontre l’importance de l’Accord visant à renforcer l’indépendance de la Cour suprême du Canada, conclu l’année dernière. Cet accord affirme l’indépendance de la Cour par rapport aux fonctions des autres branches de l’État chargées d’élaborer les politiques et d’adopter les lois.
Les politiciens prennent le pouls de la population. Ils font en sorte que l’État réponde aux besoins et aux souhaits des Canadiens et des Canadiennes selon les exigences de l’époque. Mais il arrive que les choses dérapent, comme l’histoire le montre. Le pouvoir judiciaire se veut une protection contre ce genre de dérives. Les juges ne prennent pas de décisions en fonction de ce qui est populaire. Leurs décisions sont fondées sur ce qui est juste, dans le respect des traditions juridiques et de la primauté du droit. Cette façon de rendre des décisions est différente et, compte tenu de l’équilibre établi au sein de notre démocratie, elle n’est ni meilleure ni pire. En décidant de ce qui est juste, la Cour suprême adopte bien entendu la vision la plus large possible dans le contexte de la société canadienne. De ce fait, son indépendance est primordiale.
Un équilibre qui demeure précaire
Voilà des notions constitutionnelles très élémentaires. Néanmoins, à l’ère de la désinformation et des mises à jour instantanées à 280 caractères, ces notions peuvent devenir imprécises et se confondre. Les juges ne sont pas des politiciens. Les politiciens ne sont pas des juges. Nous sommes différents. Nous sommes égaux. Nous sommes censés assurer mutuellement notre équilibre. Et c’est ce que nous avons fait tout au long de l’histoire de notre pays.
En maintenant cet équilibre, nous tous, Canadiens et Canadiennes, avons établi un système démocratique très bien rodé. Il fonctionne si bien que, souvent, nous ne le remarquons même pas. Un peu comme l’air que nous respirons : il est nécessaire à la vie, mais nous n’y faisons pas vraiment attention, jusqu’à ce qu’il vienne à manquer. Et il est alors évidemment trop tard.
Nous ne pouvons tenir pour acquis ce que nous avons construit. Les Canadiens et les Canadiennes continuent d’avoir confiance dans leurs institutions : voilà ce qui fait la force de notre démocratie. Je ne dis pas que tout ce que nous nous sommes efforcés d’édifier va s’écrouler. Mais nous n’y sommes pas à l’abri. D’autres pays en ont fait l’expérience. Leurs citoyens croyaient que la démocratie était là pour rester. On croit toujours que le pire n’arrivera jamais, jusqu’à ce qu’il survienne. Nous vivons une époque trouble. La primauté du droit et l’indépendance judiciaire sont menacées partout dans le monde. Nous devons demeurer vigilants. Nous devons éviter de poser des gestes qui perturberont l’équilibre délicat dans lequel les Canadiens et les Canadiennes ont investi tant d’efforts par le passé.
En somme, la rentrée parlementaire est plus qu’un simple événement dans le fil de l’actualité. C’est l’occasion de regarder en avant et de réfléchir au rôle important que chaque branche de l’État sera appelée à jouer à l’avenir dans la vie des Canadiens et des Canadiennes.
Publié en premier lieu dans le Hill Times (en anglais et disponible sur abonnement seulement).