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Actes du 9e Congrès triennal de l’ACCF
Le juge constitutionnel et les droits de l’homme
Cérémonie d’ouverture du congrès
Allocution de bienvenue de Papa Oumar Sakho
Président du Conseil constitutionnel du Sénégal
Monsieur le Président de la République,
Lorsqu’ il y a quelques mois, je vous informais du souhait de l’Association des Cours constitutionnelles francophones de tenir à Dakar son 9e congrès triennal sur le thème « Le juge constitutionnel et les droits de l’homme », vous avez, sans hésiter, marqué votre accord et fait inscrire cette rencontre à l’agenda des grandes conférences de l’État.
Que notre Association ait fait le choix de parler des droits de l’homme en terre sénégalaise, et que vous ayez accepté de venir personnellement ouvrir nos travaux ne relève, me semble-t-il, ni d’une coïncidence, ni du hasard. J’y vois le symbole de votre attachement à la promotion des droits de l’homme qui s’est traduit par une solidarité agissante avec notre Association, dans tout le processus de préparation de ce congrès.
Je puis, en effet, vous assurer, que conformément à vos instructions, Madame le Ministre des Affaires étrangères, en collaboration avec ses collègues de la Justice et de l’Intérieur, n’a ménagé ni ses moyens ni son temps pour la réussite de l’organisation de ces assises.
Permettez-moi donc, au nom des membres notre Association ainsi qu’au mien propre, de vous exprimer nos remerciements et notre profonde reconnaissance.
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Mesdames et Messieurs les membres du Corps diplomatique,
Monsieur le Premier président de la Cour suprême,
Monsieur le Procureur général près la Cour suprême,
Monsieur le Premier président de la Cour des Comptes,
Monsieur le Procureur général près la Cour des Comptes,
Mesdames et Messieurs les Premiers présidents des cours d’appel et les Procureurs généraux près lesdites cours,
Monsieur le Bâtonnier de l’Ordre des avocats,
Monsieur le Médiateur de la République,
Monsieur le président de la Commission électorale nationale autonome,
Mesdames et Messieurs les hautes personnalités, en vos grades, titres et qualités,
Mesdames et Messieurs,
Vous avez bien voulu nous faire l’honneur de votre présence et manifester ainsi votre considération pour l’ACCF et votre engagement pour la consolidation de la démocratie et le renforcement de l’État de droit ; soyez- en vivement remerciés.
Monsieur le Président de l’ACCF,
Mesdames et Messieurs les Présidentes, Présidents et membres des juridictions constitutionnelles francophones,
C’est avec une sincère émotion que je vous souhaite la bienvenue en cette terre africaine du Sénégal. Par votre présence, vous donnez la vraie mesure de la confiance que vous accordez à notre pays, mais aussi de votre engagement au service de notre Association. En effet, malgré le report auquel la pandémie liée à la Covid 19 nous avait contraints, in extremis, au mois de janvier, vous avez bien voulu réaménager vos agendas que nous savons chargés, afin d’honorer notre rencontre de votre présence.
Au nom du Conseil constitutionnel du Sénégal, je vous en remercie chaleureusement.
Mes remerciements ainsi que mes compliments vont aussi à Madame la Secrétaire générale de l’ACCF et à son équipe qui, sous l’autorité du très honorable Juge en chef de la Cour suprême du Canada et Président de l’ACCF, et sous la bienveillante vigilance de Monsieur Président du Conseil constitutionnel français, dont l’institution abrite le siège de l’Association, ont su, malgré la distance et le contexte, travailler avec notre institution en parfaite harmonie, pour la préparation de ce congrès.
À ces remerciements, j’associe l’Organisation internationale de la Francophonie, partenaire évident, voire naturel de l’ACCF, dont la discrétion n’entame point l’efficacité.
Monsieur le Président de la République, honorables invités,
Notre congrès nous convie à une réflexion sur une question prégnante, passionnante mais aussi, parfois, irritante.
Les droits de l’homme ont acquis, aujourd’hui, une place considérable dans tous nos systèmes juridiques, politiques, économiques, sociaux et culturels. Il n’est, pour s’en convaincre, que de considérer la prolifération des chartes et l’inflation législative en la matière, ainsi que les profondes mutations que, par leur influence, ces droits exercent sur le développement du contentieux et sur la catégorisation de nos régimes politiques. Ce contentieux est d’ailleurs devenu un des marqueurs de la démocratie.
Dans le contexte d’un monde globalisé où rien n’est constant, si ce n’est le changement, le juge constitutionnel, dans son rôle de protecteur des droits garantis par la Constitution, est soumis à des exigences parfois contradictoires, à savoir, d’un côté, le respect des engagements internationaux de son pays et, de l’autre, la prise en compte des réalités contextuelles.
Que l’on se place dans l’espace francophone ou ailleurs, le juge constitutionnel est de plus en plus fréquemment saisi de questions relatives aux droits de l’homme. C’est le corollaire de son rôle grandissant de protecteur des droits des citoyens et de régulateur du fonctionnement des institutions. Pour le dire d’un mot : il est devenu le réceptacle de revendications de plus en plus exigeantes des citoyens.
En effet, le temps est à la revalorisation de la Constitution. Celle-ci est redevenue ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, à savoir, la norme de référence par excellence, et sa violation est traduite quasi systématiquement en recours par les citoyens.
Cette situation nouvelle engendre, aussi, un contentieux de type nouveau, dont la résolution renvoie souvent à des considérations d’ordre philosophique, éthique, philologique et même métaphysique, éloignant ainsi le juge de sa zone de confort qu’est le droit. Il n’est que de citer les questionnements existentiels nés du progrès de la science en matière de génétique, de numérique, de sécurité et d’environnement qui finissent par obliger le citoyen à interroger la Constitution et, donc, le juge.
Peut-on, en effet, légitimement isoler les conséquences de l’usage du numérique sur les droits des citoyens, s’agissant des mesures prises en matière de sécurité, notamment pour prévenir des troubles à l’ordre public, le terrorisme, ou pour assurer la sécurité sanitaire, par exemple ? Cela implique en effet des mesures juridiques adossées à des manipulations informatiques et à des opérations ou à des mesures dont la conformité au droit questionne le juge constitutionnel sur un certain nombre de droits et libertés comme ceux d’aller et de venir, de se réunir, de pratiquer son culte.
On le voit, examiner le traitement des droits de l’homme dans le cadre de notre Association ne peut être que fécondant, car les systèmes d’organisation de la justice constitutionnelle de nos pays, bien que proches en raison de leur source d’inspiration commune, évoluent dans des cadres normatifs et institutionnels différents. Les pays de longue tradition démocratique sont soumis à une crise de croissance des droits de l’homme, alors que les pays dits en transition vers la démocratie en connaissent les maladies infantiles.
Une des difficultés de notre tâche consiste à contrôler la loi, les actes administratifs et les décisions de justice, selon les pays, avec tact et mesure, pour, d’une part, ne pas paralyser l’action des pouvoirs publics et, d’autre part, permettre une jouissance effective, par leurs bénéficiaires, des droits à eux reconnus par la Constitution. L’équilibre doit, en effet, être maintenu, ou constamment rétabli, au sein du triangle dont les trois sommets sont occupés par la Constitution, la loi et le citoyen.
Un des résultats que l’on pourrait légitimement attendre de notre rencontre, serait donc de trouver, dans la mesure du possible, des plages de convergence à nos conceptions des droits de l’homme et aux modalités de leur protection par nos juridictions.
Le sujet qui nous occupe est, on le sait, complexe. Je ne doute cependant pas que chacun et chacune d’entre nous sortira de ce congrès plus riche d’enseignements qu’il n’y est entré.
Je souhaite plein succès à nos travaux et vous remercie de votre attention.
Allocution de Tran Thi Hoang Mai
Représentante de l’OIF pour l’Afrique de l’Ouest
Excellence, Monsieur le Président de la République du Sénégal et Président de l’Union africaine,
Monsieur le Ministre de la Justice, Garde des Sceaux du Sénégal,
Monsieur le Président du Conseil constitutionnel de la République du Sénégal,
Monsieur le Juge en chef du Canada et Président de l’Association des Cours constitutionnelles francophones,
Mesdames et Messieurs les Présidents et membres des cours constitutionnels,
Mesdames et Messieurs les Ministres et Députés du Sénégal,
Mesdames et Messieurs membres du corps diplomatique au Sénégal,
Mesdames et Messieurs honorables invités,
Je voudrais vous transmettre avant tout les chaleureuses salutations de la Secrétaire Générale de la francophonie, son excellence Madame Louise Mushikiwabo, qui vous souhaite d’excellents travaux pour les jours à venir.
Ce neuvième congrès sur le thème « le juge constitutionnel et les droits de l’homme » et les importantes discussions qui permettront d’examiner le rôle du juge pour l’ancrage de l’État de droit, le recours aux outils et techniques de protection des droits de l’homme dont il dispose et la lecture rigoureuse et circonstanciée des contextes d’intervention arrivent à point nommé pour un espace francophone éprouvé par les crises politiques, institutionnelles et plus récemment sanitaires. Il contribuera à n’en pas douter à enrichir les pratiques et expériences en la matière afin de renforcer durablement les droits et libertés dans nos pays, de consolider les institutions de l’État de droit et de poser de nouveaux jalons dans la coopération toujours plus approfondie entre nos institutions. Renforcement des institutions et processus démocratiques, enracinement de l’État de droit, promotion des droits de l’homme, tels sont les défis et objectifs énoncés dans la déclaration de Bamako en 2000 et de Saint-Boniface en 2006 sur la base desquelles la francophonie et les 16 réseaux institutionnels qui la composent œuvrent continuellement en soutien et en réponse aux sollicitations des acteurs institutionnels, politiques et civils de ces États membres.
Véritable pilier et vigies de la démocratie, les cours constitutionnelles sont au cœur de la francophonie institutionnelle. À ce titre, l’OIF et l’ACCF agissent et continueront à agir de concert dans le cadre d’un partenariat renouvelé pour soutenir la mise en œuvre d’actions en faveur du renforcement de ces institutions et des professionnels de haut niveau qui les composent. Cette collaboration participe de la stratégie de l’OIF qui vise à offrir des espaces de concertation, de formation et d’échanges de bonnes pratiques et d’enrichissement mutuel entre institutions aux attributions et aux compétences similaires. Cette dynamique collaborative traduit également la volonté marquée de la Secrétaire générale de la francophonie, Madame Louise Mushikiwabo, d’élargir les instances francophones et de faire émerger de nouvelles synergies entre nos États membres, leurs institutions et les acteurs de la francophonie. En ce sens, l’OIF réitère son intention d’approfondir la collaboration avec l’ACCF afin de proposer des cadres d’échanges toujours plus innovants à l’intention de l’ensemble des cours qui la composent.
Les rapports de l’OIF sur l’état des pratiques de la démocratie, des droits et des libertés nous rappellent le rôle crucial de vos institutions, des femmes et des hommes chargés de faire respecter les institutions, et ce dans des contextes politiques parfois difficiles. Inclusivité et transparence des processus constituants, sanctuarisation des textes, création des conditions d’une meilleure acceptabilité des arbitrages notamment en période transitoire critique pour l’affirmation des droits et des libertés, tels sont les enjeux identifiés, face auxquels la francophonie se mobilise aux côtés des cours et de leurs membres.
Permettez-vous de souligner en guise d’illustration la fructueuse coopération entre l’OIF et la Cour constitutionnelle Centrafricaine, donnant lieu à la mobilisation d’expertises et au renforcement continu des capacités en gestion du contentieux jusqu’à la tenue des élections de sortie de transition. C’est dire qu’en dépit des menaces et contraintes qui pèsent dans certains cas sur l’ordre constitutionnel et l’institution de l’État de droit, l’OIF, en lien avec l’ACCF, veillera à maintenir sa collaboration et sa coopération avec les institutions et les professionnels garants et protecteurs de la vie politique apaisée que sont les cours et leurs membres éminents.
En conclusion de mon propos, je souhaite salue l’excellence présidence canadienne qui prendra fin à l’issue du congrès et je souhaite un mandat tout aussi couronné de succès au Conseil constitutionnel du Sénégal chargé de reprendre le flambeau. Je vous remercie et vous souhaite d’excellents travaux.
Allocution de Richard Wagner
Juge en chef du Canada, Président de l’ACCF
Chers amis de l’Association des Cours constitutionnelles francophones, il me revient l’honneur en tant que Président de l’ACCF de vous souhaiter la bienvenue à ce 9e congrès triennal de notre organisation, dont le thème est « Le juge constitutionnel et les droits de l’homme ». Bien entendu, je suis fort heureux que les circonstances me permettent d’être parmi vous tous en personne pour ce rendez-vous fort important. Je garde d’ailleurs un souvenir impérissable de notre congrès précédent à Montréal en mai 2019 et des échanges stimulants et fructueux que nous y avons eus. Je suis convaincu que ce 9e congrès à Dakar sera tout aussi mémorable.
Le Canada est très fier d’être membre de l’ACCF depuis ses tout débuts. Alors que l’on s’apprête à passer le flambeau au Sénégal, il est rassurant de faire le constat que notre organisation poursuit sa mission de favoriser l’approfondissement de l’État de droit, mission noble s’il en est une. La justice constitutionnelle est l’une des clés de la démocratie, d’où la pertinence de l’ACCF en tant qu’instrument de solidarité important au sein de la Francophonie.
Par le biais de ce 9e congrès consacré au thème du juge constitutionnel et les droits de l’homme, l’ACCF offre un forum d’échanges qui s’inscrit dans le sillage des engagements souscrits dans la Déclaration de Bamako, en vertu desquels nous visons notamment à promouvoir l’indépendance judiciaire de nos institutions en vue de l’exercice impartial de leur mission. Je rappelle que nous avons également pour objectifs la promotion d’une justice efficace et accessible de même que la mise en œuvre du principe de transparence comme règle de fonctionnement des institutions. Enfin, nous cherchons aussi à contribuer à faire émerger une conscience citoyenne tournée vers le développement, le progrès et la solidarité.
Je ne rate jamais l’occasion de rappeler que depuis ses débuts, l’ACCF favorise la diversité des systèmes juridiques et le dialogue des cultures juridiques au sein de l’espace francophone dans le but de promouvoir et de défendre les idéaux démocratiques, de renforcer l’autorité de chacune des institutions-membres et d’assurer le respect de la dignité de la personne humaine. En ces temps de crise sanitaire, ce dialogue est plus que jamais nécessaire, la coopération juridique entre les institutions-membres étant un précieux atout face aux défis que nous avons à relever actuellement, et à ceux qui ne manqueront pas de se présenter dans le futur.
C’est donc dans cet esprit que s’est organisé ce congrès portant sur les droits de l’homme, tout particulièrement sous l’angle du rôle des juges dans le renouvellement ou l’ancrage de l’État de droit et de la démocratie. À ce chapitre, je souhaite ajouter ma voix à toutes celles qui nous rappellent que le respect des droits de l’homme passe le maintien de l’accès à la justice, y compris en temps de crise. Certains diraient même surtout en temps de crise.
Il nous importe effectivement de reconnaître que la crise sanitaire actuelle n’a fait que mettre en lumière de nombreuses lacunes pré-existantes de nos systèmes de justice respectifs. Bien que la pandémie n’épargne personne, les plus récentes données confirment qu’au Canada comme ailleurs, ce sont davantage les personnes issues des groupes les plus marginalisés qui font les frais de la crise, y compris en termes d’accès à la justice. Or, être privé d’accès à la justice revient à être privé de sa dignité humaine. L’accès à la justice n’est pas qu’un droit fondamental, mais surtout un besoin humain élémentaire et en ce sens, un ingrédient essentiel de la démocratie.
Le respect des droits de l’homme suppose également le respect du principe de l’indépendance judiciaire, pierre angulaire d’une saine et forte démocratie et de la protection de nos libertés fondamentales. L’État de droit ne saurait exister sans la confiance du public dans l’administration de la justice. Et cette confiance, qui doit être méritée, ne saurait être maintenue en l’absence de tribunaux indépendants et impartiaux.
Les tribunaux ont un rôle de premier ordre à jouer dans la mise en œuvre des valeurs de l’État de droit, de la démocratie et de la protection des droits fondamentaux, c’est presque un euphémisme de le dire. Ce 9e congrès de l’ACCF à Dakar nous offre l’occasion d’échanger et ainsi d’enrichir ensemble notre réflexion sur le rôle fondamental qui nous incombe en tant que juges à cet égard. Je formule le vœu que ces échanges permettront une fois de plus de constater qu’en dépit de certaines différences, nous sommes unis par nos valeurs démocratiques communes.
J’en arrive maintenant au dernier, mais certes important et surtout très agréable, volet de ce mot de bienvenue, lequel me donne l’occasion de vous exprimer à quel point je suis ravi que le Sénégal succédera au Canada à la présidence de l’ACCF. J’en profite pour exprimer également toute ma reconnaissance, tant en mon nom qu’au nom de tous les membres de l’ACCF, au Conseil constitutionnel du Sénégal et son président, M. Papa Oumar Sakho, d’avoir accepté de reprendre ainsi le flambeau. Et enfin, merci à vous, chers amis, pour votre participation aux importants travaux de l’ACCF, et bon congrès !
Allocution de son Excellence Macky Sall
Président de la République du Sénégal
Monsieur le Garde des Sceaux, Monsieur le ministre d’État,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Monsieur le Président de l’Association des Cours constitutionnelles francophones,
Monsieur le Président du Conseil constitutionnel du Sénégal,
Mesdames et Messieurs les Présidents des Conseils constitutionnels francophones,
Mon cher ami Laurent Fabius,
Madame la représentante de l’Organisation Internationale de la francophonie en Afrique,
Monsieur le représentant de la Conférence des Juridictions constitutionnelles africaines,
Messieurs les Présidents des Institutions constitutionnelles du Sénégal,
Monsieur le représentant de la Commission de Venise,
Mesdames et Messieurs en vos titres, rangs et grades,
Permettez-moi de vous adresser tout d’abord mes remerciements pour l’honneur que vous faites à mon pays en y tenant les travaux du 9e congrès de l’Association des Cours constitutionnelles Francophones, dont le but principal est l’approfondissement de l’État de droit par le développement des relations entre les juridictions constitutionnelles des pays membres de la francophonie.
Le choix porté sur le Sénégal pour abriter cet événement représente un hommage rendu à notre nation dont l’un des illustres fils, surnommé le président Léopold Sédar Senghor, fit partie des plus grands précurseurs de l’espace francophone, qu’il a toujours voulu voir érigé en une communauté solidaire ayant en partage les valeurs de la démocratie, les valeurs de l’État de droit. À lui et à tous ses contemporains femmes, hommes d’État et de culture, d’Afrique et d’ailleurs, qui de par leur vision, ont su transcender le nationalisme étroit, je voudrais exprimer ma profonde reconnaissance, ainsi que celle du peuple sénégalais. Je voudrais aussi, au nom de tous mes concitoyens, vous souhaiter la bienvenue au Sénégal, État de droit, terre d’hospitalité, de liberté et de démocratie. Bienvenus chez vous.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres de l’ACCF, l’attachement de votre prestigieuse association aux valeurs démocratiques par la promotion d’une justice constitutionnelle protectrice des droits et libertés fondamentaux, est une réalité indiscutable. Les thématiques de vos congrès et des programmes de formation que vous dispensez généreusement à vos membres sont suffisamment pertinentes pour en témoigner. Le thème que vous avez choisi de développer à l’occasion de ce neuvième congrès de Dakar, à savoir le juge constitutionnel et les droits de l’homme, est à la fois actuel et complexe. Il renvoie en effet à plusieurs problématiques dont la plus évidente est relative à la particularité des droits de l’homme au-delà de leur universalité et de l’étendue des pouvoirs reconnus au juge constitutionnel pour en assurer la protection.
Rien ne pouvait être plus symbolique que l’espace francophone pour échanger sur ce sujet, car les liens historiques indéniables qui justifient l’organisation de nos pays en communauté ne nous font pas perdre de vue notre diversité culturelle, qui constitue une richesse sans laquelle tout échange et tout brassage seraient stériles. La prise en charge des réalités contextuelles respectives de nos États par nos constitutions ne fait pas faire pour autant, au prix d’une conception relativiste des droits de l’homme, qui viderait ce concept de sa substance. En effet, le nouvel ordre politique qui s’est dessiné dans le monde depuis la fin des années 1980, notamment en Afrique, a révélé un ancrage de plus en plus marqué des États dans une conception plutôt universaliste des droits de l’homme et une logique de respect de l’État de droit et de la gouvernance démocratique. Il est important de noter que la conception universaliste ne veut pas dire conception universelle. C’est un débat que nous avons sur les valeurs partagées et les valeurs universelles : quelle est la limite et quelles en sont les frontières ? Un travail doit être mené sur ce point si nous voulons nous inscrire dans une concertation entre pays, entre nations, entre cultures et entre civilisations, mais c’est un autre sujet que celui qui nous réunit aujourd’hui.
Assurément, les cours et les conseils constitutionnels en sont les vigies. On note à ce niveau une plus grande prise en compte des principes généraux à valeur constitutionnelle par ces organes qui veillent de plus en plus à l’application du principe de la séparation des pouvoirs dans l’organisation et le fonctionnement des institutions pour un meilleur respect des droits et des libertés. La mise en place de juridictions constitutionnelles dans les États francophones répond ainsi au souci de renforcer l’État de droit par un contrôle judicieux par le juge constitutionnel de l’effectivité de ces droits et libertés.
Mesdames et Messieurs, comme on le voit, l’existence de juridictions constitutionnelles est aujourd’hui non seulement un impératif, mais aussi une nécessité structurelle, notamment dans les sociétés politiques africaines francophones. Le débat sur la nouvelle configuration des rapports entre droit et politique s’y pose en effet avec acuité et concerne principalement la question de l’impact de la règle juridique sur le phénomène politique et sur le respect des droits fondamentaux, et ce au regard de la persistance des conflits de pouvoirs. L’influence du juge constitutionnel sur le jeu politique devient à cet effet déterminante dans la recherche de la légitimité politique, et ceci pour garantir le respect des droits de l’homme dans la consolidation de l’État de droit. Cette prépondérance de l’organe constitutionnel est la conséquence du renouveau de l’idée de constitution devenu à l’occasion la seule forme et l’unique langage de l’activité politique légitime.
L’intervention du juge constitutionnel participe ainsi de façon objective et durable à la pacification de la vie politique dans les États où l’accentuation des conflits peut conduire à la déstabilisation des institutions et à la négation des droits humains. À son rôle traditionnel de régulateur des relations interconstitutionnelles s’ajoute celui de protecteur des droits de l’homme. Conscient du rôle crucial qu’il occupe tant au plan social que politique dans la pacification des États modernes, le juge constitutionnel invoque aujourd’hui des valeurs sociétales susceptibles d’éclairer son opinion et de fonder son intime conviction pour répondre aux attentes et exigences des citoyens dans le respect de la loi.
Il s’agit notamment des demandes citoyennes relatives à l’effectivité des droits inhérents à la personne. Ces droits fondamentaux, qui renvoient à la dignité de la personne humaine, sont généralement consignés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dans la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et dans le pacte de 1966 relatif aux droits civils, politiques, sociaux, économiques et culturels. Ils sont pour l’essentiel énumérés dans la plupart des constitutions des États africains francophones. L’appropriation de ces instruments par les juges constitutionnels est une exigence démocratique garantie par la communauté internationale, qui veille au système d’organisation et de fonctionnement des juridictions constitutionnelles dans les États. Elle recommande aussi aux pouvoirs publics de mettre à la disposition des organes constitutionnels des moyens adéquats et des prérogatives importantes afin de remplir convenablement leurs missions.
Excellence, Mesdames et Messieurs, honorables invités, la théorie commune des droits fondamentaux qui constitue le socle des régimes démocratiques modernes, a complètement changé le rôle du juge constitutionnel aujourd’hui. Les juridictions constitutionnelles ont maintenant vocation à assurer de façon effective la protection des droits fondamentaux par les avis qu’elles donnent en amont sur les actes des pouvoirs publics ou les décisions qu’elles rendent par rapport aux lois qui portent atteinte aux intérêts individuels et collectifs des citoyens. À cet égard, afin de mieux assurer cette protection en amont, la Constitution sénégalaise a été réformée à mon initiative en 2016 pour que le Conseil constitutionnel puisse être saisi pour avis par le Président de la République en vue d’assurer la protection d’un droit fondamental. L’efficacité de la protection des droits fondamentaux par les juges constitutionnels n’est donc garantie que si les citoyens disposent de voies de recours aménagées leur permettant de dénoncer les violations des instruments internationaux, de la Constitution et de la loi.
C’est pourquoi l’évolution de la justice constitutionnelle, dans le sens de la justiciabilité des droits fondamentaux en Afrique francophone, s’est inscrite dans une logique juridique et démocratique consacrant la possibilité d’une action ouverte aux citoyens pour leur permettre de contester la loi attentatoire aux droits de l’homme ou aux libertés publiques. À ce propos, le Sénégal a introduit depuis 1992 l’exception d’inconstitutionnalité dans sa constitution. Celle-ci pouvait initialement être soulevée devant la Cour suprême. Depuis la réforme constitutionnelle de 2016, que j’ai fait adopter par référendum, elle est référée devant les cours d’appel. En Afrique, certains États ont opté pour une saisine directe du juge constitutionnel par les citoyens. L’un comme l’autre traduisent une prise de conscience de la place du citoyen dans le jeu démocratique et dans l’état de droit. Il reste constant que les décisions du juge constitutionnel en matière de violation des droits fondamentaux portent essentiellement sur le contrôle de la constitutionnalité des lois et devraient à cet égard s’accompagner suffisamment de garanties pour en assurer l’applicabilité.
Les nouveaux défis du monde contemporain qui font émerger les extrémismes de toute nature, y compris dans les États dits de vieille tradition démocratique, complexifient davantage le rôle déjà éminent du juge constitutionnel et l’interpellent sur de nouveaux sujets jusqu’ici étrangers à sa sphère de compétence. Ces nouvelles problématiques, notamment liées à la question environnementale, au changement climatique, à la sécurité sanitaire, à la lutte contre l’extrémisme violent, ainsi qu’à la situation des migrants et des réfugiés, appellent de la part de nos États des réactions urgentes. Face à ces nombreuses menaces, les réponses peuvent être également violentes et attentatoires aux droits et libertés, puisque fondées exclusivement sur les enjeux du moment et le besoin à tout prix d’une solution immédiate. On a tous suivi les conflits dans tous les pays, y compris les plus développés, sur la question du port du masque et sur les restrictions de déplacement pendant la Covid, parfois par la méthode forte.
Les droits et les libertés fondamentaux doivent en tout état de cause être protégés et leur limitation ne peut être préservée que par la nécessité de préserver d’autres droits ou libertés que les circonstances du moment peuvent rendre prioritaires. Comme on le voit, les nations paisibles stables et prospères que nous nous efforçons d’édifier requièrent à la fois une bonne gouvernance et un État de droit consolidé. Même si les crises sanitaires et sécuritaires ont fini de démontrer que l’État peut être amené dans ces situations à concilier des impératifs contradictoires, les droits et les libertés doivent être nécessairement protégés dans une société qui garantit la justice à ses citoyens.
Les échanges que vous mènerez tout à l’heure autour de ces questions seront riches, parce que nourris de vos expériences respectives. La qualité des hommes et des femmes qui dirigent les institutions membres de votre prestigieuse association est un gage de réussite pour ce congrès de Dakar dont nous attendons avec intérêt les conclusions. En réitérant mes remerciements à l’ensemble du bureau de l’association des Cours constitutionnelles francophones, à ses membres et à son administration pour la confiance placée en notre pays, je déclare ouvert le neuvième congrès triennal de l’Association des Cours constitutionnelles francophones et je vous remercie de votre aimable attention.
Première session – Droits de l’homme, État de droit et démocratie
Modérateur et président de séance – M. Larba YARGA, Membre du Conseil constitutionnel du Burkina Faso
Synthèse des réponses au questionnaire
Professeur Babacar Kanté – Doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal), Ancien vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal, Expert auprès de l’ACCF
La première table ronde intitulée « Droits de l’homme, État de droit et démocratie » de ce congrès portant sur le thème « le juge constitutionnel et les droits de l’homme » consiste en une invitation au juge constitutionnel à une approche réflexive. Il s’agit, en effet, de le mettre en face des droits de l’homme afin de rendre compte de son rapport à la notion et de déterminer la mesure dans laquelle il l’a conceptualisée.
La thématique de cette première table ronde pourrait être synthétisée autour de trois grands questionnements.
Le premier est, comme il est logique pour tout juriste, celui de la compétence même des juridictions constitutionnelles à connaître de questions de droits de l’homme. Une telle attribution peut aujourd’hui sembler aller de soi, mais il s’agit d’une fausse évidence, comme l’attestent au demeurant quelques réponses au questionnaire.
Après la compétence des juridictions constitutionnelles, les questions posées portent sur la compréhension que celles-ci ont de cette fonction d’instances protectrices des droits de l’homme, et de la relation de cette mission avec des problématiques plus générales, mais littéralement reprises dans la thématique, comme l’État de droit et la démocratie. Il s’agit de savoir dans quelle mesure les juges constitutionnels inscrivent leur office dans la préservation ou l’affermissement de l’État de droit et de la démocratie.
Enfin, cette première partie du questionnaire interroge la contribution concrète, réelle, des juridictions constitutionnelles à l’État de droit et à la démocratie. Il s’agit, en d’autres termes, après avoir eu un aperçu de l’idée que les juges se font de leur mission, de mesurer l’impact de leur travail, entreprise qui postule, on l’aura compris, une plongée dans leurs jurisprudences pertinentes.
L’examen des réponses met en évidence un fait : aucune juridiction n’exclut sa compétence à traiter des questions de droits de l’homme. Le fait n’est pas banal, si l’on garde à l’esprit que cette aptitude n’est pas nécessairement prévue par les textes. Cette sorte d’unanimité sur l’intégration des droits de l’homme dans la justice constitutionnelle moderne témoigne déjà de la pertinence du thème de votre congrès.
Cela étant, les bases de cette aptitude à connaître des droits de l’homme ne sont pas les mêmes partout. Plus précisément, les réponses qui ont été fournies font apparaître, à l’image du questionnaire lui-même, que cette compétence peut être explicite ou implicite.
Quand elle est explicite, la compétence peut d’abord résulter d’une clause générale de la Constitution, conférant au juge la fonction de « gardien » des droits et libertés. Tel est le cas du Burundi (où la Cour veille au respect de la « Charte des droits fondamentaux ») ou du Mali (où la Cour « garantit les droits fondamentaux » aux termes de l’article 85 de la Constitution), ou encore des Comores (compétence résultant, non de la Constitution, mais de la loi organique relative à la Chambre constitutionnelle, article 191).
L’attribution est également explicite lorsque, comme c’est le cas régulièrement, des instruments juridiques de droit international relatifs aux droits de l’homme sont intégrés dans le bloc de constitutionnalité, c’est-à-dire dans les normes de référence du juge. C’est au regard de cette seule modalité qu’avec raison, un certain nombre de juridictions ont affirmé qu’elles avaient compétence pour traiter des droits de l’homme. On citera entre autres les Cours du Cap-Vert, de la Côte d’Ivoire, du Burundi – susceptible d’être de nouveau cité –, du Cambodge, de la République Démocratique du Congo (RDC) ou du Sénégal.
Les réponses mettent également en évidence le fait que le traitement des questions de droits de l’homme emprunte un canal privilégié, qui est celui du contrôle de constitutionnalité incident (exception d’inconstitutionnalité, question prioritaire ou préjudicielle de constitutionnalité). À vrai dire, il s’agit d’un fait très répandu ; l’on peut, à titre simplement indicatif, évoquer les cas de l’Algérie, du Gabon, de la France, du Maroc, de la Moldavie, du Sénégal. Une telle réalité ne saurait surprendre. En effet, il existe de fortes chances que dans le cadre d’un litige mettant principalement en jeu des intérêts privés (hypothèse du contrôle de constitutionnalité incident), l’invocation de la Constitution vienne servir des droits constitutionnels subjectifs, c’est- à-dire des droits et libertés fondamentaux. Au demeurant, en Albanie et en Suisse, la démonstration d’un intérêt personnel est explicitement exigée dans la mise en œuvre de l’exception d’inconstitutionnalité.
Bien entendu, le contrôle incident n’est pas exclusif, il n’est pas le seul par lequel le juge veille au respect des droits de l’homme. L’exploitation du questionnaire fait apparaître que des pays comme Andorre ou le Cap-Vert connaissent la voie de l’amparo, par laquelle la revendication d’un droit se fait par voie d’action.
Il faut, pour finir sur la compétence explicite, souligner que l’exercice de celle-ci peut s’inscrire dans une perspective dynamique, extensive. La compétence en matière de droits de l’homme est alors acquise de manière progressive, soit par la vertu de textes additionnels, soit par celle d’une interprétation « conquérante » du juge. Ces réalités viennent prouver que la compétence en question n’est pas figée, acquise, ou non acquise, une fois pour toutes. Elles prouvent que celle-ci ne relève pas seulement du « donné » mais procède aussi du « construit ». L’exemple de la France est emblématique de cette évolution. De répartiteur des compétences entre les pouvoirs publics, le Conseil constitutionnel est en effet devenu, progressivement, au terme d’un mouvement en trois temps, un protecteur des droits fondamentaux des citoyens. Ce processus part de la fameuse décision de 1971 jusqu’à la révision constitutionnelle introduisant la question prioritaire de constitutionnalité, en passant par l’ouverture de son prétoire aux parlementaires. Les cas d’Andorre et de la Belgique aussi montrent respectivement que, cantonnée dans un premier temps au seul droit au procès équitable (jusqu’à la révision de 2016) et au principe d’égalité et de non-discrimination (jusqu’en 2003), la compétence du juge s’est peu à peu étendue à bien d’autres « droits de l’homme ». Dans le cas de la RDC et de la Suisse, cette extension a résulté, non de modifications formelles, mais d’un travail prétorien : contrôle des actes de toutes les assemblées délibérantes dans le premier cas, inclusion des droits de l’homme dans l’expression de « violation du droit fédéral » dans le second cas, expression consacrée par la Constitution (article 189).
La compétence des juridictions en matière de droits de l’homme peut aussi être implicite. Dans un certain nombre de pays, les textes sont absolument muets sur cette compétence, du moins n’évoquent-ils jamais explicitement celle-ci. C’est le cas du Burkina Faso, du Congo, de la Mauritanie ou de la Roumanie. Il n’empêche que le juge n’a pas hésité à sanctionner des violations de ce droit. Pour l’essentiel, ces sanctions ont été infligées dans le cadre de l’exercice d’autres attributions (Cambodge, Cameroun, Niger et, dans une moindre mesure, Comores). Plus exceptionnellement, l’aptitude du juge à traiter des questions de droits de l’homme a pu être déduite d’une clause générale l’instituant par exemple « gardien » ou « interprète » de la Constitution, comme en République centrafricaine (RCA).
Il apparaît au total que si la juridiction constitutionnelle ne naît pas protectrice des droits de l’homme, elle le devient nécessairement. Sur sa compétence en matière de droits de l’homme, même quand elle n’est pas explicite, le juge se reconnaît comme une vocation naturelle à l’admettre. Aucune Cour n’a, en effet, sur ce point précis, interprété sa compétence dans le sens restrictif d’une compétence d’attribution, comme cela arrive souvent quand il s’agit de se prononcer sur d’autres sujets notamment le contrôle de constitutionnalité des lois de révision constitutionnelle.
La question sur le rapport entre la protection juridictionnelle des droits de l’homme et la préservation de l’État de droit et de la démocratie laisse aussi apparaître une saisissante convergence des réponses.
Aucune juridiction n’a en effet, là non plus, remis en question le lien qui existe entre ces différents éléments, même pas la France qui n’emploie pourtant presque jamais l’expression « État de droit » dans ses décisions. Ce lien semble alors tenir du truisme. Il existe trois modalités de son affirmation.
Celle-ci peut être contenue dans la Constitution elle-même. À Andorre, au Cap-Vert et en Serbie, c’est l’article 1er de la Constitution qui pose le postulat ; en Angola, ce sont les articles 1er et 2 ; en RCA et au Sénégal, c’est le Préambule constitutionnel. On remarquera au passage que, dans l’hypothèse où c’est la Constitution elle-même qui établit le rapport entre garantie des droits de l’homme, État de droit et démocratie, ce lien est affirmé de façon axiomatique ; il est presque posé en postulat, dès le début du texte (préambule ou tout premiers articles). De sorte que le lien est comme présupposé et qu’il se passerait, pour ainsi dire, de démonstration.
Le lien résulte plus rarement de la jurisprudence constitutionnelle. Dans certains pays, en effet, c’est plutôt le juge qui a eu à affirmer l’existence du lien. La Bulgarie a produit dans ce sens une décision rendue en 2005 (au sujet du droit à la dignité), le Cap-Vert deux arrêts de 2017 et un de 2018, et la juridiction albanaise précise qu’elle-même a eu à indiquer dans ses décisions qu’il n’y a pas d’État de droit sans respect des droits de l’homme.
La grande majorité des réponses recueillies met toutefois l’accent sur le caractère simplement logique de la relation entre garantie des droits de l’homme, État de droit et démocratie. La terminologie varie, les mots utilisés ne sont pas toujours les mêmes, bien entendu, mais ils convergent dans l’idée qu’ils expriment : « composante de l’État de droit » (Burkina Faso), « garantie de l’État de droit » (Algérie, Burundi, Maroc), liens « interdépendants, indissociables » (Cambodge, Gabon, Mozambique, Rwanda), « socle de l’État de droit » (Cameroun), « pas d’État de droit sans protection des droits de l’homme » (Gabon, Niger, Suisse), quand ce n’est pas l’inverse (Cambodge, Congo, Côte d’Ivoire, Mozambique) ou l’établissement d’un simple rapport d’équivalence entre les deux (RCA). D’autres fois, les réponses mettent l’accent sur le caractère « dialectique » ou « consubstantiel » du lien (Sénégal, Tunisie, Mauritanie). Les points de vue foisonnent, et des nuances, légères ou non, peuvent exister entre les réponses fournies. Mais l’essentiel est juste de relever que, pour la presque totalité des juges, garantie juridictionnelle des droits de l’homme, État de droit et démocratie représentent une sorte de bloc unitaire, monolithique, dont on ne saurait dissocier les éléments.
La convergence des réponses à la question posée éclaire sur la conception que les juges ont de l’État de droit. Celui-ci est en effet perçu comme devant être « substantiel », et pas seulement « formel », comme renvoyant non à la seule existence de procédures contentieuses, mais à la défense et à la préservation d’un certain nombre de valeurs qui s’incarnent précisément dans les droits de l’homme.
L’on comprend dans ces conditions que les juridictions ne se soient pas vraiment appesanties sur d’éventuelles distinctions qu’elles auraient opérées entre les notions d’État de droit et de démocratie. Leur expérience pratique confirme, si l’on ose dire, leurs intuitions logiques sur la difficulté à disjoindre les notions en cause. Presque aucune d’elle n’a répondu affirmativement à la question de savoir si elle avait, dans sa jurisprudence, établi une telle distinction. La possibilité d’une différenciation des deux concepts est entrevue dans une perspective purement théorique, et pas vraiment pratique (Andorre, Gabon, Roumanie). Et lorsqu’elles ne répondent pas tout simplement que la question ne s’est jamais posée dans la réalité (Bulgarie, Cap-Vert, Mauritanie, Rwanda, Sénégal), les juridictions, dans leur écrasante majorité, réitèrent leur propos sur la difficulté à dissocier les éléments du triptyque.
Peut-être est-ce là aussi une raison de la diversité des réponses quand les juridictions sont appelées à illustrer leur contribution à l’État de droit et à la démocratie. En effet, sur ce point précis, certaines réponses mettent en exergue la contribution du juge dans des enjeux de pouvoir, comme le traitement du contentieux électoral (Algérie, Burkina Faso, Bulgarie, Burundi, Cameroun, Cap-Vert, Congo, Côte d’Ivoire, Tunisie), ou la séparation et l’équilibre des pouvoirs (Albanie, Cambodge, Mauritanie, Sénégal), alors que d’autres insistent précisément sur la protection des droits fondamentaux (Albanie, Angola, Belgique, Bulgarie, Cambodge, Congo, France, RDC, Roumanie, Sénégal).
Il n’y a pas que la difficulté pratique de dissocier garantie des droits, État de droit et démocratie qui explique la diversité des réponses sur ce point. Il existe en effet un autre facteur explicatif, qui est la variable de l’histoire nationale. Il est clair que la contribution jurisprudentielle au renforcement démocratique ne sera pas la même dans tous les pays, et n’aura pas le même objet partout. En fonction de l’histoire politique et de la structure démocratique de l’environnement dans lequel elle évolue, chaque juridiction « mettra le curseur » sur tel(s) point(s) donné(s), qui lui semblera pertinent mais qui ne sera bien entendu pas nécessairement le même que dans un autre pays ; d’où, malgré l’attachement affiché au caractère universel des droits de l’homme, l’aveu de leur contingence.
Sur un autre plan, les réponses fournies par la Belgique et la Suisse sur ce point ont ceci d’intéressant qu’elles posent la question, l’une, des « poches d’incompétence » du juge constitutionnel – carences pouvant être dommageables au système démocratique (ainsi, le juge belge regrette son incompétence à contrôler la régularité des élections) – et l’autre, plus réjouissante, celle du pouvoir prétorien de consacrer de nouveaux droits quand la législation est défaillante mais que l’état des mœurs politiques exige une telle consécration (dans un contexte de montée des totalitarismes en Europe, le juge suisse a ainsi promu dans les années 30 le droit de réunion et le droit d’expression). C’est, semble-t-il, une attitude à méditer, à un moment où l’État de droit semble de plus en plus menacé même, ou surtout, dans les pays de longue tradition démocratique.
Sur la finalité de la jurisprudence des Cours et sur l’apport « démocratique » de celle-ci, les réponses au questionnaire laissent paraître trois tendances.
Certaines juridictions ne s’estiment pas forcément bien placées, compte tenu de leur compréhension de leur mission, pour évaluer leur contribution à l’ancrage de la démocratie et de l’État de droit. Une telle évaluation ne pourrait être, de leur point de vue, que l’œuvre d’une instance extérieure, notamment la doctrine juridique.
C’est, au demeurant, la réponse littérale qui a été fournie par le juge belge, qu’il convient de rapprocher de celle du juge suisse, pour qui la Cour ne saurait pour ainsi dire être « juge et partie ».
Il faut rapprocher ce point de vue des réponses négatives qui ont été faites à la question de savoir si la garantie de l’État de droit et de la démocratie est « une finalité » de la jurisprudence de la Cour. En répondant négativement, les juridictions sous-entendent que l’action jurisprudentielle, même « positive », ne saurait résulter d’une sorte de parti pris. L’apport du juge peut être « constaté », éventuellement loué, mais il ne doit pas procéder d’un choix « partisan » ou « militant ». Souvent d’ailleurs, les réponses insistent sur le fait que la fonction du juge consiste d’abord et principalement à interpréter la Constitution, l’action positive sur l’État de droit et la démocratie n’intervenant que « par ricochet ». Les opinions fournies par les juges algérien, andorran, bulgare, canadien, cap- verdien, cambodgien et congolais (RDC) vont dans ce sens. La préservation des droits de l’homme, de l’État de droit et de la démocratie se trouve ainsi médiatisée par l’application de la Constitution en général. C’est par le biais de l’interprétation de celle-ci que droits de l’homme et État de droit se trouvent promus ; la garantie des droits de l’homme est générée par la garantie de la Constitution elle-même. Une telle perspective, on l’aura compris, porte la vertu d’éloigner le spectre du « gouvernement des juges ».
Une dernière variante de cette approche circonspecte consiste à répondre de manière littérale et fidèle à la question posée, et à affirmer que la garantie de l’État de droit est bien une finalité, mais une finalité seulement, de la jurisprudence. En d’autres termes, cette finalité n’est pas exclusive d’autres visées, elle n’est pas la seule. En la reléguant dans une certaine forme de « banalité », en ne lui conférant pas forcément un statut particulier ou privilégié, les juridictions entendent ainsi établir que leur contribution au renforcement de l’État de droit ne tient ni de l’obsession, ni même du leitmotiv, elle découle naturellement et tranquillement pourrait-on dire, de l’exercice de leur mission. Semblent procéder de ce point de vue les réponses du Congo, de la Côte d’Ivoire, de la France, de Madagascar, de Monaco, du Mozambique, du Niger, de la Roumanie, du Rwanda et du Togo.
D’autres réponses paraissent en revanche clairement inscrire l’office du juge dans la perspective plus précise et plus téléologique de renforcement de l’État de droit et de la démocratie. Elles consistent alors à affirmer que l’office du juge constitutionnel est, principalement ou entièrement, dédié au renforcement de l’État de droit. C’est le sens de la réponse de la RCA (« premier pilier des actions » de la Cour, elle-même soumise à une « Feuille de route »), du Gabon (les décisions de la Cour « ne peuvent concourir qu’à la consolidation de la démocratie »), du Mali (la consolidation de la démocratie est « une référence pour toutes les décisions »), du Maroc (cette consolidation est la « raison d’être » de la Cour) ou encore la Tunisie (la Cour doit « accompagner le processus de démocratisation »). On soulignera au passage que l’assignation d’une mission précise à la juridiction ou à sa jurisprudence peut être perçue comme salutaire dans une conjoncture nationale donnée : c’est assurément le cas pour des pays comme la RCA ou la Tunisie.
Si le principe et la légitimité d’un renforcement jurisprudentiel de l’État de droit et de la démocratie sont acquis, il reste à savoir sur quels leviers le juge a agi pour ce faire.
Une grande partie des réponses fournies pour l’essentiel par les pays dits en transition démocratique a mis l’accent sur le traitement des questions électorales comme levier. Une juridiction comme celle des Comores constitue à cet égard un cas type puisqu’elle n’a connu, depuis 2008, qu’un contentieux électoral, à l’exclusion de tout autre. Si, là encore, la persistance du contentieux électoral renvoie incontestablement à des contextes politiques parfois difficiles, l’abondance ou la persistance d’un tel contentieux étant précisément le signe de ces crispations, il faudrait cependant se défier de la tentation de voir dans ce contentieux électoral une sorte d’apanage ou d’exclusivité des démocraties jeunes ou fragiles. Les réponses des juges belge et suisse, en traitant exclusivement d’elle, témoignent de l’acuité de la question électorale. À travers les réponses reçues, la problématique de l’élection en général est donc liée à celle de la démocratie. La question qui s’ensuit consiste alors à se demander si une perception seulement « électorale » de la démocratie ne serait pas réductrice, si l’on ne court pas le risque, avec un tel point de vue, de ramener la démocratie à l’arbitrage par le juge de la seule compétition pour le pouvoir.
D’où l’intérêt de s’attarder sur d’autres réponses, quelque peu différentes, comme celles du Mali et du Gabon. La première met en évidence le rôle du juge dans une circonstance qui a généré des tensions dans maints États : celle des révisions constitutionnelles (trop souvent centrées sur des enjeux comme l’accès ou le maintien au pouvoir). L’on sait que le juge malien, alors même qu’il n’en avait pas reçu habilitation expresse, a opéré un contrôle sur un projet de révision en 2001. Il faut comprendre que cette initiative est présentée ici comme une modalité salutaire d’arbitrage du jeu politique et un moyen pour le juge de fortifier la démocratie. Pour sa part, le juge gabonais a insisté sur sa participation à la solution de crises, que ce soit à titre préventif (au travers notamment de sa fonction consultative exercée dans le cadre, là encore, d’un projet de révision constitutionnelle), soit une fois la crise nouée (la Cour a ainsi pu, dans le passé, « combler un vide constitutionnel » pour éviter une crise politique). Les deux réponses ont ceci de commun que pour montrer la vocation « démocratique » de la jurisprudence constitutionnelle, elles utilisent toutes deux le concept d’« organe régulateur du fonctionnement des pouvoirs publics ». Loin de suggérer un office neutre, cette expression insinuerait au contraire un juge en aplomb, susceptible de détecter les risques de crise – crise pouvant être d’ordre sanitaire, comme celle de la Covid-19, évoquée par la réponse moldave – et d’y apporter une solution. C’est ainsi qu’il contribuerait à la consolidation démocratique. En somme, la participation à la démocratie et à l’État de droit consisterait en une sorte d’encadrement constitutionnel des périodes incertaines ou périlleuses ; elle consisterait à rappeler des constantes constitutionnelles, des exigences juridiques permanentes. À cet égard, la Cour constitutionnelle de la RDC indique comment son intervention (arrêt du 17 octobre 2016) a pu éviter une crise politique et électorale majeure dans le pays. Il en est de même dans le cas de la RCA en 2020, à l’occasion de l’examen d’une proposition de révision constitutionnelle tendant à combler une lacune de la Constitution sur le mandat présidentiel.
Il convient, pour finir sur ce point, de relever deux autres enseignements livrés par les réponses. Le premier est ce qu’on pourrait appeler le paramètre du regard extérieur. Il apparaît dans les réponses de l’Albanie, de la Roumanie, de la Serbie. La contribution jurisprudentielle à l’État de droit et à la démocratie peut être jaugée à l’aune d’un regard comparatif ou suggérant des critères de convergence démocratique ou constitutionnelle. En l’occurrence, il s’agit d’un regard européen, posé dans le cadre de mécanismes régionaux de protection des droits de l’homme (Convention européenne des droits de l’homme ou Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne). Au-delà de ces trois réponses, il s’agit de saisir l’importance de ce paramètre dans un contexte mondial dominé à la fois par la montée en puissance des juges, et la nécessité de leurs convergences dialogiques. Curieusement, cette convergence n’est pas aussi perceptible du côté des pays africains, ni au plan horizontal entre juges constitutionnels, ni au plan vertical entre juges constitutionnels et juges internationaux.
Le second enseignement est mis en évidence dans les réponses du Mali et de la Tunisie. Ces réponses montrent que le niveau ou le degré de participation du juge à la consolidation démocratique peut être tributaire d’un contexte général plus ou moins favorable. En l’espèce, ce contexte est plutôt défavorable : hypothèque sécuritaire dans le premier cas, transition politique incertaine et mobilisation de « pouvoirs de crise » dans le second. Faut-il alors comprendre que l’affermissement jurisprudentiel de la démocratie ne saurait s’accomplir « sous vide », et qu’il suppose un minimum d’environnement démocratique ?
En tout état de cause, l’une des clés de l’approfondissement démocratique par le juge passe par la satisfaction d’un certain nombre de conditions relatives à l’accès à la juridiction. Le questionnaire lui-même semble le supposer puisqu’il porte directement le débat sur ce point-là. Toutes les juridictions paraissent également admettre que l’ouverture de l’espace constitutionnel au citoyen – c’est-à-dire la saisine directe du juge par celui-ci – ne peut qu’être bénéfique. Cet accès des individus à la Cour pourrait être considéré aujourd’hui comme un des marqueurs des systèmes démocratiques. La France semble adhérer à une telle conception à travers l’aménagement d’un régime contentieux de la question prioritaire de constitutionnalité favorable aux requérants depuis sa consécration.
Certaines juridictions complètement fermées aux personnes privées regrettent une telle situation : c’est le cas du Mali, du Mozambique et de la Tunisie. Il existe heureusement des pays dans lesquels les personnes privées peuvent saisir le juge par voie d’action : c’est le cas, entre autres, de la Belgique, du Burundi, du Burkina Faso, du Congo, de la RCA, de la RDC, du Rwanda, de la Suisse. Quant à la saisine par voie d’exception, elle existe dans des pays comme l’Algérie, la Belgique (en plus de la voie d’action), le Burundi (en plus de la voie d’action), le Cambodge, le Cap-Vert, les Comores, la Roumanie, le Rwanda (en plus de la voie d’action), la France, le Sénégal.
Certains États ne se sont pas contentés de garantir l’accès des citoyens au juge. Ils ont pu confirmer cette option, l’ont en quelque sorte prolongée, en prenant des mesures additionnelles propres à lui donner un maximum d’effets. Les mesures suivantes peuvent être citées : « constitutionnalisation » de la garantie (article 191 de la Constitution suisse), dispense du ministère d’avocat (Belgique, RCA, RDC), gratuité totale de la procédure (Cap-Vert, RCA, RDC, Rwanda, Serbie), informations en ligne et sites ouverts au public (France), voire saisine électronique (Albanie, Serbie), séminaires de formation pour les acteurs judiciaires (Sénégal).
Peut-on, à l’aune de toutes ces données, conclure qu’en exerçant son office de protecteur des droits de l’homme et de garant de l’État de droit et de la démocratie, le juge constitutionnel joue un rôle politique ?
Certaines juridictions ont franchement répondu par la négative. On peut citer celles du Burkina Faso, du Burundi, du Cambodge, du Canada, du Cameroun, du Congo, du Gabon, de la Mauritanie, de la Roumanie et du Togo. D’autres ont au contraire répondu par l’affirmative, ne serait-ce qu’au regard de leurs compétences électorales : Comores, Mali, Sénégal. Un dernier groupe de juridictions a eu une réponse mitigée, que l’on pourrait faire consister dans une sorte de « oui, mais » ou de « non, mais ». Au rang de ces réponses qui scintillent de mille nuances, on citera celles de l’Algérie, de l’Albanie, d’Andorre, de l’Angola, de la Belgique, du Cap-Vert, de la Côte d’Ivoire, de la France, de la Moldavie, de Monaco, du Niger, de la RCA, de la RDC, de la Serbie et de la Suisse. La réponse de la Tunisie a la particularité, là encore, de nous rappeler que le contexte conjoncturel dans lequel évolue le juge peut plus ou moins « politiser » son office, et elle ajoute que l’Instance Provisoire de contrôle de constitutionnalité ne peut manquer d’avoir un rôle politique dans un contexte de transition lui-même « surpolitisé ».
À vrai dire, la variété des réponses enregistrées sur cette question de principe ne surprend pas. Sans doute faut-il chercher la vérité « au milieu », c’est-à- dire dans les réponses mitigées. Ni le « oui », ni le « non » ne sont absolus. La mission d’interprétation du droit qui est d’abord celle du juge requiert certainement une compétence technique, une expertise qui interdit de ravaler la fonction juridictionnelle à un acte politique au sens où celui-ci serait « partisan » ou procéderait d’une préférence purement subjective. Mais il est tout aussi indéniable que les décisions du juge constitutionnel, ne serait-ce que parce qu’elles interviennent dans un champ politique, mais aussi sur des questions de société, revêtent sans doute un aspect de même nature, que l’on pourrait alors appeler une dimension politique objective. Au demeurant, on sait qu’il est permis de s’interroger sur la « pureté technique » de l’opération d’interprétation elle-même, laquelle, procédant d’un choix, pourrait ainsi n’être que « politique ».
Quoiqu’il en soit, le débat sur ce point appelle une réflexion corrélative sur l’indépendance du juge. Exposé ou livré à la politique, mais devant rester indépendant – exigence ontologique de sa fonction –, le juge doit naviguer entre des exigences ou des périls contradictoires. Les réponses de l’Albanie, du Cap- Vert et de la France ont semblé intégrer cet aspect des choses, et n’ont pas manqué, sur ce point, de suggérer des pistes de réflexion touchant l’indépendance du juge, à travers son mode de recrutement, l’aménagement de son mandat, les qualités attendues de lui, etc. Il semble qu’un organe dédié à cette fonction, le Conseil des nominations à la Justice, ait été mis en place au Cap-Vert. La juridiction Cap-verdienne a, elle aussi, évoqué la nécessité de garantir l’indépendance du juge constitutionnel en particulier, à travers un mode de désignation approprié et l’institution d’incompatibilités auxquelles il serait soumis.
L’impression forte qui se dégage de l’analyse de la partie du questionnaire relative à cette Table ronde est une détermination sans réserve du juge constitutionnel, quel qu’il soit, à apparaître comme un protecteur des droits de l’homme. Cependant, on note que dans la réalité, c’est en fonction du système judiciaire, notamment les possibilités d’accès au juge, et de la nature des recours, qu’il peut donner corps à cette détermination dans son office. Les méthodes et techniques utilisées par le juge à cet effet font l’objet de la Table ronde suivante.
FIGURE.1
SOUS-THÈME 1 :
Droits de l’homme, État de droit et démocratie
Tableau récapitulatif des questions 1, 2 et 13
Q1 : La protection des droits de l’homme fait-elle partie des compétences de votre juridiction ?
Q2 : Cette compétence est-elle explicite ou implicite ?
Q13 : Les conditions d’accès à votre juridiction favorisent-elles une promotion de l’État de droit et de la démocratie ?
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Avec la collaboration d’Alioune SALL, professeur à l’Université Cheikh Anta DIOP de DAKAR, membre de la Commission du droit international. [Retour au contenu]
Allocution de Laurent Fabius
Président du Conseil constitutionnel français [1]
Monsieur le Président du Conseil constitutionnel du Sénégal,
Monsieur le Président de l’ACCF,
Madame la Représentante de l’OIF,
Mesdames et Messieurs les Présidents,
Chers collègues et, si vous me le permettez, chers amis,
Je veux d’abord remercier chaleureusement nos amis le Président Sakho et le Juge en chef Wagner d’avoir permis, après un report lié à la crise sanitaire, que ce 9e congrès de l’ACCF ait effectivement lieu ici à Dakar et remercier nos amis sénégalais pour la qualité de leur accueil.
La réflexion autour du thème « Droits de l’Homme, État de droit et démocratie » est cruciale. En 2012, l’AGNU était déjà allée à l’essentiel lors de sa Réunion sur l’État de droit aux niveaux national et international quand elle déclarait : « les droits de l’homme, l’État de droit et la démocratie sont interdépendants. Ils se renforcent mutuellement et font partie des valeurs et des principes fondamentaux, universels et indissociables de l’Organisation des Nations Unies ».
Et cependant nombreux doutent de la capacité de ces principes à garantir à nos peuples et à nos États une situation satisfaisante et une paix durable. Nos cours constitutionnelles ont à cet égard un rôle important à jouer, en ce qu’elles sont les gardiennes de la stabilité démocratique, du respect de l’État de droit et de la pérennité des droits fondamentaux. Je souhaiterais revenir brièvement sur ces trois termes qui sont liés entre eux.
La démocratie. Chers collègues, en théorie tout est parfait. Dans les faits, aujourd’hui, on entend ici et là s’exprimer un certain désenchantement, quand ce ne sont pas des attaques directes, à l’égard de la démocratie. Les arguments tournent souvent autour d’un reproche d’inefficacité face à l’addition des crises profondes et diverses qui traversent nos sociétés.
« Quand le ventre est vide, l’urne sonne creux » dit-on parfois sur ce continent. Mais l’invasion de l’Ukraine aurait-elle eu lieu dans les mêmes conditions si la Russie était une démocratie pleine et entière ? À l’évidence, non. Le Président Macky Sall a évoqué avec raison lors de la visite récente du SGNU à Dakar les « impacts dramatiques » de la guerre « sur les économies (…) des pays en développement » et les « menaces de famine » qui en découlent pour l’Afrique.
Face à ces enjeux, les régimes démocratiques ne doivent pas renoncer à l’être, ils doivent au contraire s’organiser pour faire face aux défis, avec l’appui de la communauté internationale, un appui international dont il serait souhaitable, notamment sur les plans économique, financier et technologique, qu’il soit beaucoup plus massif. Je note aussi que, lorsque les citoyens expriment un jugement négatif sur la démocratie, c’est en général surtout la manière dont elle fonctionne dans leur pays qu’ils critiquent et non l’idée démocratique elle-même.
Parmi les adversaires de la démocratie, certains, en paroles et en actes, y compris jusqu’aux marches du Capitole américain, s’en prennent de manière brutale aux institutions, en particulier aux cours constitutionnelles et à leurs membres, mais aussi à la presse et à la société civile, qui seraient à l’origine de tous les maux de notre époque. « Contre l’État de droit mais pour le peuple » : tel pourrait être leur slogan dont je pense qu’il est trompeur.
Une expression est parfois utilisée pour désigner leur système favori : la « démocratie illibérale ». Cette formule vise en réalité à séparer démocratie et État de droit et c’est pour moi un abus de langage. Car les principes cardinaux de l’État de droit sont clairs : la séparation des pouvoirs, la tenue d’élections libres, l’indépendance de la justice, la liberté de la presse, la lutte contre la corruption, le principe de légalité. La démocratie ne saurait faire l’objet d’une sorte d’application « à la carte » visant à limiter son exercice à l’élection, dans des conditions d’ailleurs souvent discutables, des responsables par le peuple tout en excluant l’application des principes cardinaux qui définissent l’État de droit.
L’État de droit. Car, n’en déplaise à ses détracteurs, l’État de droit est en effet le ciment de la démocratie. À l’échelle individuelle, c’est lui qui protège les libertés de chacun. À l’échelle de la société, c’est lui qui garantit les conditions du débat contradictoire et de la délibération.
Montesquieu l’exprimait déjà en 1748 dans L’esprit des lois : « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Dès lors, et cette distinction est essentielle, si l’on peut bien sûr modifier l’état du droit (c’est le rôle du législateur), on ne doit pas pouvoir mettre en cause l’État de droit. Les tentatives pour supprimer les contrepouvoirs ouvrent en effet souvent la voie au totalitarisme.
Les discours contre l’État de droit empruntent parfois le chemin de la défiance envers un supposé « gouvernement des juges ». On prétend que ceux-ci menacent la souveraineté nationale et abusent systématiquement de leurs pouvoirs. Sous couvert d’une meilleure efficacité, on cherche en réalité à mettre les juges au pas. Or, ceux-ci sont, par leur indépendance et leur impartialité, et dès lors bien sûr qu’ils respectent leur mission, les vigies du système démocratique.
À cet égard, je voudrais rappeler que l’État de droit n’est pas simplement un concept théorique, il recouvre des réalités tangibles. Comme le souligne régulièrement l’ONU, l’État de droit encourage le développement : en donnant plus de poids aux personnes et aux communautés, en assurant l’accès à la justice, il contribue à la croissance économique. Il est aussi le garant de la paix et de la sécurité : en dissuadant le recours au crime et à la violence, en assurant des réponses effectives et proportionnées en cas de violation des droits, il garantit une justice et une paix durables. De même pour l’éducation et l’information concernant les droits et les devoirs de chacun.
Deux exemples récents. J’ai été frappé il y a quelques mois par le témoignage de plusieurs participants à La Nuit du droit organisée au Conseil constitutionnel à Paris et consacrée précisément au thème de « L’État de droit face aux crises ». Le Professeur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix, nous a fait part de son travail, admirable, auprès de femmes victimes de crimes sexuels soignées à l’hôpital de Panzi en République Démocratique du Congo. Il a rappelé les ravages causés dans ce cas par l’impunité et, au contraire, la force de la justice lorsqu’elle est mise en œuvre. De son côté, Madame Svetlana Tikhanovskaïa, opposante courageuse à l’autocratie biélorusse, a décrit l’insécurité et la répression violente qui règnent dans son pays en l’absence d’accès réel à la justice et aux élections. Combien de témoignages analogues chacun de nous pourrait ajouter pour montrer les liens étroits entre démocratie et État de droit.
Les droits de l’homme. Chers collègues, pas plus qu’il ne saurait y avoir de démocratie sans État de droit, il ne saurait évidemment y avoir de démocratie sans droits. Une étude récente de l’ONG Freedom House montre que, malheureusement, les libertés ont décliné au niveau mondial de manière consécutive durant les 16 dernières années. C’est notamment sur ce plan que les juges constitutionnels ont à jouer un rôle clef de bouclier face aux attaques contre les principes fondamentaux du droit. Leur rôle, notre rôle, n’est d’ailleurs pas exactement le même que dans le passé, en raison de ce que j’appellerai la « contagiosité », positive ou négative, des droits de l’homme. D’une part, en effet, dans notre monde contemporain interconnecté, tout recul des droits de l’homme dans un pays risque d’avoir des conséquences négatives dans les autres, de même que l’inverse, « contagion positive », est heureusement vrai. D’où l’importance particulière de la coopération internationale des cours constitutionnelles dans ce domaine. D’autre part, pour des raisons notamment technologiques, nous, juges constitutionnels, devrons, je le crois, de plus en plus nous préoccuper dans nos décisions des droits des générations futures alors que notre droit a été largement fondé, en particulier en matière de procédure et de responsabilité, sur une analyse des situations « nées et actuelles ». D’où, là aussi, un champ nouveau et passionnant ouvert à la défense et à la promotion des droits de l’homme.
Chers collègues,
« Il n’y aura pas de paix sur cette planète tant que les droits de l’homme seront violés en quelque partie du monde que ce soit ». Ces mots du juriste français René Cassin, à l’annonce de l’attribution du Prix Nobel de la Paix 1968, peuvent paraître bien ambitieux. Ils nous rappellent cependant à juste titre le rôle crucial de nos cours dans la construction d’une paix durable, pour les peuples présents et à venir.
Nos juridictions ont en effet un rôle à jouer dans la construction d’un monde vivable, où la brutalité ne dicte pas la loi et où prévaut la solidarité. Pour cela, notre dialogue et notre unité autour de valeurs communes, sans nier bien sûr nos différences, sont essentiels, à commencer par celles qui sont portées par l’État de droit.
Dans cet esprit, trois mots d’ordre me paraissent particulièrement précieux : la sensibilisation de tous à une culture juridique citoyenne ; la vigilance face aux attaques contre l’État de droit ; enfin, l’unité de nos cours et conseils face à ceux qui tentent de mettre sous leur botte les juges indépendants et impartiaux. Notre dialogue et notre coopération au sein de l’ACCF sont des éléments importants pour atteindre ces objectifs.
Merci.
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Seul le prononcé fait foi [Retour au contenu]
L’expérience du Conseil constitutionnel du Sénégal
Saïdou Nourou Tall, Vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal et coordonnateur du Service d’études et de documentation
Introduction
La Constitution du 22 janvier 2001, actuellement en vigueur, consacre à l’évidence la prééminence de certains principes et règles juridiques servant d’ossature en matière de contrôle de conformité opéré par le Conseil constitutionnel Sénégalais (ci-après, CCS). Elle s’inscrit dans un environnement spécifique d’un pays héritier d’un riche legs juridique et crédité d’une expérience démocratique incontestable avec les Constitutions successives qui ont affermi l’État de droit [1].
En s’assignant résolument comme objectifs la transparence et la bonne gouvernance, la Constitution de 2001 réaffirme l’attachement de la République du Sénégal aux grands principes démocratiques et de respect des droits de l’Homme découlant de certaines Conventions internationales. Dès lors, la Constitution ne pouvait qu’appréhender cet héritage tout en conciliant les éléments normatifs relevant de la continuité constitutionnelle avec des aspects novateurs consolidant l’ouverture du Sénégal vers l’Afrique et le Monde.
À cet égard, la justice constitutionnelle sénégalaise, naguère rendue par la Cour Suprême (ancienne formule) [2], et s’incarnant actuellement et principalement dans l’œuvre du Conseil constitutionnel, a permis de développer une certaine somme jurisprudentielle.
Ses attributions sont ainsi systématisées par l’article 92 de la Constitution :
« Le Conseil constitutionnel connaît de la constitutionnalité des lois et des engagements internationaux, des conflits de compétence entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, ainsi que des exceptions d’inconstitutionnalité soulevées devant la Cour d’Appel ou la Cour suprême.
Le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de la République pour avis.
Le Conseil constitutionnel juge de la régularité des élections nationales et des consultations référendaires et en proclame les résultats.
Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucune voie de recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles » [3].
En effet, le Conseil constitutionnel Sénégalais, en faisant prévaloir la suprématie de la Constitution, assure non seulement la primauté du droit, mais garantit aussi le fonctionnement régulier des organes étatiques. En effet, la Constitution est à la fois la loi qui définit les modalités d’organisation et de fonctionnement des pouvoirs publics et la synthèse des valeurs fondamentales et des principes qui constituent le pacte social et politique sur lequel repose une société[4].
Il en appert que les droits de l’Homme, l’État de droit et la démocratie entretiennent une relation dialectique (I) qui justifie, au Sénégal, même si la protection des droits de l’Homme par le juge constitutionnel ne résulte pas directement d’une compétence expresse, qu’elle s’effectue à travers la consolidation de la démocratie et de l’État de droit (II).
I – L’articulation entre droits de l’Homme, État de droit et démocratie
Les droits de l’Homme, l’État de droit et la démocratie présentent un rapprochement au plan conceptuel que leurs définitions (A), ainsi que l’analyse de leurs rapports permettent de relever (B).
A. Clarifications conceptuelles
Les droits de l’Homme, l’État de droit et la démocratie sont trois concepts multidimensionnels qui, malgré l’absence de consensus sur leur définition, présentent des caractères spécifiques.
Ainsi, le concept de démocratie, auquel renvoie la formule « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple », désigne un régime politique où le peuple est à la fois la source et la finalité du pouvoir politique. Le régime démocratique s’entend d’un système de gouvernement reposant sur la participation politique du plus grand nombre de citoyens à l’exercice du pouvoir, soit directement, soit indirectement par l’intermédiaire de représentants élus.
S’il peut exister plusieurs formes de démocratie, le dénominateur commun reste l’existence d’institutions et de lois visant à protéger le peuple des dérives tyranniques ou dictatoriales. En règle générale, une démocratie moderne requiert des élections libres et transparentes, une égalité de droits pour tous les citoyens qui participent à la vie politique en tant qu’électeurs et candidats, la liberté d’expression et d’association et une presse libre afin de garantir la possibilité de faire entendre des opinions différentes et enfin un vrai pouvoir détenu par des représentants élus[5]. Cela correspond mieux à la démocratie libérale qui est une démocratie représentative dans laquelle la capacité des élus à exercer un pouvoir de décision est soumise à la règle de droit et est généralement encadrée par une Constitution qui met l’accent sur la protection des droits et libertés des individus, posant ainsi un cadre contraignant aux dirigeants.
Quant à l’État de droit, c’est une expression traduite de l’allemand Rechtstaat, employée pour caractériser un État dont l’ensemble des autorités politiques et administratives, centrales et locales, agit en se conformant effectivement aux règles de droit en vigueur et dans lequel tous les individus bénéficient également de garanties procédurales et de libertés fondamentales[6]. Dans l’État de droit, les gouvernants, comme les gouvernés, sont soumis au respect du droit.
En effet, à l’origine, le concept d’État de droit a pour objet de restreindre l’utilisation arbitraire du pouvoir afin que les États ne puissent pas agir en toute impunité à l’encontre de leurs citoyens et que ces derniers se conforment également aux règles concernant la manière dont ils se traitent mutuellement. Idéalement, dans l’État de droit, les gouvernants et les individus sont liés par des lois transparentes publiées ; tous les citoyens sont égaux devant la loi et accèdent à une justice prévisible et efficace quelles que soient leurs ressources ; les droits des citoyens sont protégés contre tout arbitraire des gouvernants, ces derniers étant soumis à la loi[7].
Les droits de l’Homme, selon la conception libérale, sont des droits inhérents à la nature humaine, donc antérieurs et supérieurs à l’État et que celui-ci doit respecter non seulement dans l’ordre des buts mais aussi dans l’ordre des moyens[8]. Le concept des droits de l’Homme est, par définition, universaliste et égalitaire.
L’extension du concept des droits de l’Homme a conduit à identifier plusieurs « générations » de droits : civils et politiques ; droits économiques, sociaux et culturels ; droits de la troisième génération dits droits de solidarité comme le droit à la paix, le droit au développement, le droit à un environnement sain, etc[9].
Les droits de l’Homme, prérogatives dont sont titulaires les individus, sont généralement reconnus dans les pays démocratiques par la loi, par des normes de valeur constitutionnelle ou par des conventions internationales, afin que leur respect soit assuré par tous, y compris par les pouvoirs publics.
B. Dialectique droits de l’Homme, État de droit et démocratie
Dans un régime démocratique, le droit trouve sa source dans l’affirmation de la souveraineté de l’État, à travers la volonté générale. En cela, la démocratie s’oppose aux droits de l’Homme dans lesquels le droit trouve son essence dans l’individu. Ainsi, il peut arriver que ces deux sources de droit entrent en conflit lorsque la volonté du peuple souverain est contraire aux droits de l’Homme. Un État démocratique peut en effet violer les droits de l’Homme. Par exemple, le principe démocratique de la règle de la majorité peut s’avérer contraire aux principes de l’État de droit que sont l’égalité et les droits civils. En outre, la volonté de la majorité d’un peuple peut être contraire à des règles internationales.
Certains ont pu considérer que « le droit étouffe la démocratie » [10] ou encore que « le développement d’une conception essentiellement individualiste des droits fondamentaux participe au déchirement du tissu social, à l’éclatement de la notion d’intérêt général, à un système de valeurs communautaristes et concurrentielles qui affaiblissent la démocratie »[11]. À ces critiques s’ajoute le fait que la défense des valeurs partagées suppose l’existence d’une société politique fondée sur une « communauté d’aspirations »[12], alors que la démocratie exige une communauté construite autour de valeurs communes qui englobent, sans s’y limiter, la consécration et la protection des droits fondamentaux.
De ce fait, les rapports conflictuels entre démocratie et droits de l’Homme induisent une conciliation nécessaire dévolue à un juge indépendant, pilier essentiel à l’État de droit et le rapprochement paraît même évident.
En réalité, droits de l’Homme, État de droit et démocratie entretiennent des relations étroites. Ils ont des objectifs communs même si ceux-ci sont réalisés par des moyens parfois différents.
En effet, la démocratie et l’État de droit ont en commun d’empêcher toute dérive arbitraire mais de manière différente car pour l’un c’est au moyen de la souveraineté populaire et pour l’autre par la soumission au droit à la fois des gouvernants et des gouvernés. De même, dans l’optique de préserver l’individu contre l’arbitraire des gouvernants, des droits fondamentaux lui sont reconnus. Le droit étant l’expression de la volonté générale, il renferme les droits de l’Homme.
Ainsi, autant la démocratie assure le respect des droits de l’Homme à travers l’État de droit, autant celui-ci est indispensable à l’exercice de la démocratie et de l’État de droit. La démocratie permet d’assurer le respect des droits de l’Homme à travers la doctrine de l’État de droit. Les droits de l’Homme sont garantis par les traités internationaux et les lois nationales dont le respect s’impose, dans le cadre d’un État de droit, aux gouvernants qui exercent le pouvoir en vertu du peuple et pour le peuple. Si le contenu des lois ne se rattache pas nécessairement aux droits de l’Homme, toute mesure destinée à faire respecter l’État de droit doit respecter les droits de l’Homme car l’État de droit ne va pas sans la protection de ceux-ci [13].
Par ailleurs, on peut affirmer que « les droits de l’homme sont le code de la démocratie » et sans eux, il n’y a ni accès ni connexion possibles à la démocratie. En effet, le citoyen se construit et se définit par les droits que la Constitution énonce au profit des êtres physiques concrets et les individus sont reliés entre eux par les droits de l’Homme[14].
Il faut une conciliation entre les exigences collectives et les droits des individus car si les droits de l’Homme s’imposent indépendamment de toute appartenance communautaire, à partir du moment où l’individu est privé d’une inscription collective, nationale, il est privé de droits. Aussi, selon Hannah Arendt le premier des droits de l’Homme est-il d’appartenir à une communauté politique[15]. La démocratie apparaît ainsi comme le cadre d’épanouissement des droits de l’Homme. De ce fait, ces trois notions sont indissociables.
II – Protection des droits de l’Homme à travers la consolidation de la démocratie et de l’État de droit
Au Sénégal, même si la protection des droits de l’Homme n’est pas une compétence explicite du juge constitutionnel, ce dernier y recourt cependant dans le cadre de l’exercice de ses missions, notamment à travers la consolidation de la démocratie et de l’État de droit. Il convient d’aborder les fondements (A) ainsi que l’effectivité de cette protection constitutionnelle (B).
A. Les fondements de la protection
Les concepts de démocratie, d’État de droit et de droits de l’Homme sont bien connus du Constituant sénégalais. Relativement au Sénégal, il est heureux que le Préambule mette l’accent à la fois sur l’enracinement et l’ouverture, tout en se terminant par l’incise de l’affirmation péremptoire de sa valeur constitutionnelle[16]. Par cette assertion, le Constituant sénégalais fait l’économie des vives controverses doctrinales qui avaient achoppé sur la valeur juridique du Préambule[17].
Aussi, le Conseil constitutionnel sénégalais, s’inspirant du Conseil constitutionnel français, fait de la constitutionnalité du Préambule le justificatif de références relatives au droit international en insérant ces dernières dans un esprit spécifique, à savoir la réalisation de l’unité africaine nécessitant de ne ménager aucun effort, y compris par un abandon de souveraineté sous condition « de réciprocité et dans le respect des Droits de l’Homme et des Peuples ainsi que des libertés fondamentales, garantis par les dispositions de valeur constitutionnelle »[18].
Le Préambule [19] énumère, dans un raccourci saisissant, les textes fondateurs de la protection des Droits de l’Homme : Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948, Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979 [20], Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 et sur le plan continental , la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples du 27 juin 1981[21].
En outre, le préambule proclame :
« – L’inaltérabilité de la souveraineté nationale qui s’exprime à travers des procédures et consultations transparentes et démocratiques ;
- La séparation et l’équilibre des pouvoirs conçus et exercés à travers des procédures démocratiques ;
- Le respect des libertés fondamentales et des droits du citoyen comme base de la société sénégalaise ;
- Le respect et la consolidation d’un État de droit dans lequel l’État et les citoyens sont soumis aux mêmes normes juridiques, sous le contrôle d’une justice indépendante et impartiale… ».
Par ailleurs, dans le corpus constitutionnel, il est consacré un titre aux droits et libertés fondamentaux[22], notamment, l’inviolabilité de la personne humaine [23] et du domicile[24], l’égalité devant la loi [25], les libertés d’opinion, d’expression, de réunion, et de manifestation[26], les droits de la défense[27], le droit de propriété[28]. Le Conseil a rappelé dans sa décision n°2/C/21 du 20 juillet 2021 que « la plupart des droits et libertés prévus dans la DDHC ou dans la DUDH sont repris dans le titre II de la Constitution, intitulé « Des droits et libertés fondamentaux et des devoirs des citoyens » ». À ce propos, il est souvent de coutume de rapporter ces propos du Général de Gaulle : « Une Constitution, c’est un esprit, des institutions, une pratique »[29]. La présence des références internationales dans les Constitutions francophones d’Afrique[30] semble a priori dessiner un arc de mimétisme avec la Constitution française de 1958 mais ne conduit nullement à un affadissement des singularités décelées çà et là, relevant à la fois de contextes ambiants de sous-développement mais aussi d’aspects socioculturels particuliers, creuset de réception de l’élan panafricaniste et de l’ancrage universaliste[31].
En veillant au respect de la conformité de la loi à la Constitution dans tous ses domaines de compétence, le Conseil sanctionne toute atteinte aux droits fondamentaux et participe ainsi à la consolidation de l’État de droit et de la démocratie. En effet, protéger les droits de l’Homme, c’est aussi garantir l’État de droit et la démocratie. D’ailleurs, dès sa création, le Conseil a marqué sa détermination pour la « sauvegarde de l’État de droit » et de « l’intérêt commun »[32]. Pour accomplir sa mission, le juge constitutionnel mobilise la Constitution et les instruments internationaux faisant partie du bloc de constitutionnalité.
C’est dans cette optique que la jurisprudence du Conseil s’est bâtie.
B. L’effectivité de la protection
Le Conseil, à travers sa jurisprudence, participe à la consolidation de l’État de droit et de la démocratie en protégeant les droits de l’homme.
Depuis sa création, le Conseil s’est érigé en véritable gardien de la Constitution permettant ainsi l’effectivité de l’État de droit. Il veille à la protection de l’indépendance des juges[33], de la séparation des pouvoirs [34] de la non rétroactivité de la loi [35], de l’autorité de la chose jugée[36], de l’inamovibilité des magistrats[37], de la souveraineté nationale[38]etc.
Par ailleurs, la protection des droits fondamentaux est régulièrement en cause. De façon générale, le Conseil considère qu’en dehors des droits intangibles, valables en tout temps et en toutes circonstances, comme le droit à la vie, l’interdiction de l’esclavage, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et du crime de génocide, l’interdiction de la torture qui sont consacrés par les conventions internationales, les autres droits et libertés peuvent faire l’objet de restrictions par le législateur sous réserve du respect des autres règles de valeur constitutionnel.
Aussi, contrôle-t-il toute atteinte excessive aux droits et libertés consacrés par la Constitution (droit au secret des correspondances, le droit au respect de la vie privée, la liberté de manifestation [39] etc.) et, en invoquant des objectifs de valeur constitutionnelle tels que la préservation de l’ordre public ou la sauvegarde de l’intérêt général, le Conseil admet des restrictions, par le législateur, à l’exercice de ces droits et libertés fondamentales (les droits de la défense ou la présomption d’innocence)[40].
Quelques illustrations permettent de montrer l’orientation jurisprudentielle de cette protection.
D’abord, s’agissant du principe d’égalité, protégé sous toutes ses formes[41] (principe d’égal accès à la justice[42], d’égal accès au pouvoir[43], d’égalité devant la loi[44]), il est circonscrit par le Conseil, selon qui il « ne saurait être réduit à une stricte identité de traitement, ne s’oppose ni à ce que la loi traite de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’elle opère une discrimination entre personnes placées dans la même situation dès lors que la discrimination est fondée sur un motif d’intérêt général »[45].
L’application du principe d’égalité a été l’occasion pour le Conseil d’invalider l’article 33 alinéa 2 de la loi organique n° 92-25 du 30 mai 1992 relative à la Cour de cassation, pour violation du principe d’égalité devant la loi et devant la justice garantis aussi bien par l’article 7 de la Constitution que par la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et la Charte Africaine des droits de l’Homme et des peuples[46].
Ensuite, contrôlant de respect de la liberté syndicale, le Conseil en a précisé les contours, en estimant que « le droit de grève constitue le moyen ultime du travailleur dans l’exercice de ses droits syndicaux (…) que toutefois (…) ni la liberté syndicale, ni le droit de grève ne sont absolus ; qu’en disposant qu’ils s’exercent dans le cadre prévu par la loi, le constituant a entendu affirmer que le droit de grève ainsi que la liberté syndicale ont des limites résultant de la nécessaire conciliation entre la défense des intérêts professionnels dont la grève est un moyen et la préservation de l’intérêt général auquel la grève peut porter atteinte »[47].
De même, dans l’exercice de ses compétences électorales, le Conseil veille à la régularité et à la sincérité des élections législatives et présidentielles qui entrent dans le processus de désignation des représentants du peuple dans la démocratie. Il estime être la seule instance de recours post-électoral habilitée à connaître de toute difficulté susceptible de faire échec au processus établi par le Code électoral pour le recensement des votes et sa saisine est justifiée par la nécessité d’assurer la continuité du fonctionnement des institutions. Ainsi, le Conseil a retenu que « ni le silence de la loi, ni l’insuffisance de ses dispositions, n’autorisent le Conseil compétent en l’espèce, à s’abstenir de régler le différend porté devant lui (…) il doit se prononcer par une décision en recourant, au besoin, aux principes généraux du droit, à la pratique, à l’équité et à toute autre règle compatible avec la sauvegarde de l’État de droit et à l’intérêt commun »[48].
De surcroît, le Conseil a eu à préciser que la qualité de citoyen qui ouvre le droit d’être candidat aux élections politiques sous réserve des incapacités prévues par le code électoral est indivisible et a estimé qu’une loi qui opère une division par catégorie de citoyens éligibles en raison de leur sexe est contraire à la Constitution[49].
En outre, protégeant l’exercice du droit de vote des électeurs, le Conseil a considéré qu’en raison des circonstances exceptionnelles dans lesquelles se déroulait le processus d’organisation des élections législatives prévues le 30 juillet 2017, caractérisé, notamment, par des inscriptions massives ainsi que par des lenteurs et dysfonctionnements dans la distribution des cartes d’électeurs non imputables aux citoyens eux-mêmes, de nombreux sénégalais jouissant de leurs droits civiques et politiques et inscrits sur les listes électorales, risquent d’être privés de l’exercice du droit de vote garanti par la Constitution. Eu égard à ces circonstances, le Conseil a estimé qu’à titre exceptionnel, le détenteur d’un récépissé dont l’inscription effective sur les listes électorales a été vérifiée peut être autorisé à voter, si la carte nationale d’identité numérisée, la carte d’électeur numérisée, le passeport ou le document d’immatriculation présenté permet de l’identifier. Ainsi, le rôle de régulation des pouvoirs publics et de pacification du jeu politique du Conseil a permis la préservation des droits politiques du citoyen. Enfin, les décisions du Conseil ne sont pas susceptibles de recours et s’imposent à tous. Aussi, selon l’article 22 de la loi organique, « si le Conseil estime que la disposition dont il a été saisi n’est pas conforme à la Constitution, il ne peut plus en être fait application ».
Toutefois, en termes de limites, il y a lieu de préciser que la compétence du Conseil demeure restreinte. Aussi, le pouvoir constituant qui est souverain, échappe-t-il à son contrôle. Le Conseil considère, en effet, que « sous réserve des limitations résultant du texte constitutionnel, le pouvoir constituant peut abroger, modifier ou compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu’il estime appropriée »[50].
En définitive, la relation entre les droits de l’Homme, l’État de droit et la démocratie relève d’une telle évidence que la protection de l’ordre juridique dans une société démocratique implique la conjonction et la conjugaison concomitantes de ces concepts par le juge constitutionnel.
-
[1]
Après les épisodes de l’autonomie interne puis de la Fédération du Mali sanctionnées respectivement par les Constitutions du 24 janvier 1959 (loi n° 59-003) et du 17 janvier 1959 (ratifiée par le Sénégal le 23 janvier 1959), suivront les Constitutions du 26 août 1960, du 7 mars 1963 et du 22 janvier 2001 [Retour au contenu] -
[2]
La Cour Suprême du Sénégal (ancienne formule) avait été créée par l’ordonnance n° 60- 17 du 3 septembre 1960 et supprimée à l’occasion de la réforme judiciaire du 30 mai 1992 qui va donner naissance par les lois organiques n° 92-23, 92-24 et 92-25 respectivement au Conseil constitutionnel, au Conseil d’État et à la Cour de Cassation ; voir M. Aurillac, La Cour suprême du Sénégal, EDCE, 1964 ; Camara, « La Cour suprême du Sénégal », in Les Cours suprêmes en Afrique, Tome 1, Economica, Paris, 1988 ; B. S. NGO, L’arbitrage d’une démocratie en Afrique : La Cour suprême du Sénégal, Paris, Présence Africaine, 1989, 190 p. [Retour au contenu] -
[3]
Voir aussi, la loi organique n° 2016-23 du 14 juillet 2016 fixant les règles relatives à l’organisation et au fonctionnement du Conseil constitutionnel, à ses attributions et à la procédure suivie devant le [Retour au contenu] -
[4]
Kante, « Préface », in I. M. Fall (dir.), Les décisions et Avis du Conseil constitutionnel du Sénégal, Dakar, CREDILA, 2008, p. 12. [Retour au contenu] -
[5]
Kleinfeld, D. de Gramont, « Démocratie, bonne gouvernance et état de droit » in Mackey, Vers une culture de l’État de droit. Exploration des réponses efficaces aux défis de Justice et de Sécurité. Guide pratique, United States Institute of Peace, Washington D. C., 2015, p. 33. [Retour au contenu] -
[6]
Lexique des termes juridiques 2012, 19e édition, Dalloz, p. 377. [Retour au contenu] -
[7]
Kleinfeld, D. de Gramont, op.cit., p. 34. [Retour au contenu] -
[8]
Lexique des termes juridiques 2012, 19e édition, cit., p. 342. [Retour au contenu] -
[9]
S. N. Tall, Droit des organisations internationales Africaines : Théorie générale, Droit communautaire comparé, Droits de l’Homme, Paix et Sécurité, Paris, L’Harmattan, 2015, 550 p. [Retour au contenu] -
[10]
Mathieu, Le Droit contre la démocratie ?, Paris, LGDJ, 2017, 304 p. [Retour au contenu] -
[11]
Mathieu, « Une démocratie ne peut être exclusivement fondée sur la promotion des droits individuels », in Les droits de l’homme à la croisée des droits, Mélanges en l’honneur de Frédéric Sudre, Lexis Nexis, 2018, p. 454. [Retour au contenu] -
[12]
Aristote, Politique, La Pléiade, p. 455 et s. [Retour au contenu] -
[13]
Parker, « État de droit et droits de l’homme » in L. Mackey , op.cit., p. 32. [Retour au contenu] -
[14]
Rousseau, « Les droits de l’homme sont-ils antidémocratiques ? », in Les droits de l’homme à la croisée des droits, op.cit., p. 656. [Retour au contenu] -
[15]
Citée par Mathieu, « Une démocratie ne peut être exclusivement fondée sur la promotion des droits individuels », op. cit., p. 454. [Retour au contenu] -
[16]
Le Préambule de la Constitution sénégalaise mentionne, in fine, qu’il fait partie intégrante de la Constitution, emboîtant ainsi le pas à la jurisprudence du Conseil constitutionnel français dans sa décision du 16 juillet 1971, Liberté d’association. [Retour au contenu] -
[17]
Décision n° 2/C/93 du Conseil constitutionnel sénégalais du 23 juin 1993 sur le rabat d’arrêt, dans laquelle le Conseil évoque des principes et règles contenus dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et dans la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples de 1981 (séparation des pouvoirs, garanties judiciaires, autorité de la chose jugée, égalité devant la loi et la justice, etc.), tous textes que reprend le Préambule. [Retour au contenu] -
[18]
Neuvième et dixième considérants de la décision n° 3/C/93 du Conseil constitutionnel sénégalais du 16 décembre 1993 sur la conformité à la Constitution des articles 14 à 16 du Traité OHADA, voir Fall (dir.), Les décisions et avis du Conseil constitutionnel du Sénégal, Dakar, CREDILA, 2008,97-103, observations Alioune Sall. [Retour au contenu] -
[19]
Décision n° 2/C/21 du 20 juillet 2021. [Retour au contenu] -
[20]
Voir Décision n°1/C/2007 du 27 avril 2007 relative à la loi de parité. Le CCS a invalidé la loi n°23/2007 du 27 mars 2007 modifiant l’art. L. 146 du Code électoral qui institue la parité dans la liste des candidats au scrutin de représentation proportionnelle pour les élections législatives au motif de l’indivisibilité de la qualité de citoyen de l’absence d’égalité des candidats devant le suffrage universel, « de la distinction entre candidats en raison de leur sexe ». Le CCS évoque la violation de l’art. 6 de la DUDH… Il s’inspire de la décision du CC français n° 82-146 DC du 18 novembre 1982 et de la décision n° 98-407 du 14 janvier 1999 : consulter, E. H. O. Diop, La justice constitutionnelle au Sénégal, Dakar, CREDILA/ OVIPA, 2013, p. 293. [Retour au contenu] -
[21]
Le CCS a semblé distinguer ces quatre textes inclus dans le bloc de constitutionnalité, des autres traités non énumérés qui sont exclus de ce bloc et qui sont soumis aux dispositions de l’art. 98 de la Constitution ; voir Décision du 12 février 2005. [Retour au contenu] -
[22]
Titre II de la Constitution du 22 janvier 2001 intitulé : « Des droits et libertés fondamentaux et des devoirs des citoyens ». [Retour au contenu] -
[23]
Article 7 de la Constitution du 22 janvier [Retour au contenu] -
[24]
Article 16 de la Constitution du 22 janvier 2001 [Retour au contenu] -
[25]
Article 7 de la Constitution du 22 janvier [Retour au contenu] -
[26]
Article 7 de la Constitution du 22 janvier [Retour au contenu] -
[27]
Article 9 de la Constitution du 22 janvier [Retour au contenu] -
[28]
Article 15 de la Constitution du 22 janvier [Retour au contenu] -
[29]
Cité par R. Duret, L’esprit de la Constitution de la Ve République, voir commentaire de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990 : Esprit, lettre, interprétation et pratique de la Constitution par le Bénin et ses institutions, Cotonou, juillet 2009, Fondation Konrad [Retour au contenu] -
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Cité par R. Duret, L’esprit de la Constitution de la Ve République, voir commentaire de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990 : Esprit, lettre, interprétation et pratique de la Constitution par le Bénin et ses institutions, Cotonou, juillet 2009, Fondation Konrad [Retour au contenu] -
[31]
N. Tall, « La justice constitutionnelle sénégalaise et le Droit International Public », in Narey, La justice constitutionnelle, Paris, L’Harmattan, 2016, pp. 21-40. [Retour au contenu] -
[32]
Décision n° 5/93 du 2 mars 1993. [Retour au contenu] -
[33]
Voir Décision n° 11/C/93 du 23 juin 1993, Décision n° 2/C/1997 du 3 décembre 1997 et Décision n° 2/C/99 du 3 février 1999.. [Retour au contenu] -
[34]
Décision n° 11/C/93 du 23 juin 1993 et Décision n° 1 et 2/C2005 du 12 février [Retour au contenu] -
[35]
Décision n° 11/C/93 du 23 juin 1993, ibid [Retour au contenu] -
[36]
Décision n° 11/C/93 du 23 juin 1993, cit. [Retour au contenu] -
[37]
Décision n° 2/C/2017 du 9 janvier 2017. [Retour au contenu] -
[38]
Décision n° 1/C/2007 du 27 avril 2007. [Retour au contenu] -
[39]
Décision n° 2/C/21 du 20 juillet 2021. [Retour au contenu] -
[40]
Décision n° 3/C/95 du 19 juin 1995, Décision n° 1/C2014 du 3 mars [Retour au contenu] -
[41]
Sy, « La justice constitutionnelle dans les systèmes politiques africains. Une approche par les fonctions », Annales africaines nouvelle série, volume 2, n° 5, décembre 2016, p. 17. [Retour au contenu] -
[42]
Décision n° 2/C/21 du 20 juillet 2021 [Retour au contenu] -
[43]
Décision n° 2/C/21 du 20 juillet 2021 [Retour au contenu] -
[44]
Décision n° 11/C/93 du 23 juin 1993 et Décision n°3/C/94 du 27 juillet 1994. [Retour au contenu] -
[45]
Décision n° 2/C/21 du 20 juillet 2021. [Retour au contenu] -
[46]
Décision n° 11/C/93 du 23 juin 1993. [Retour au contenu] -
[47]
Décision n° 2/C/2013 du 18 juillet 2013. [Retour au contenu] -
[48]
Décision n° 5/93 du 2 mars 1993. [Retour au contenu] -
[49]
Décision n° 1/C/2007 du 27 avril 2007. [Retour au contenu] -
[50]
Décision n° 3/C/2005 du 18 janvier 2006. [Retour au contenu]
L’exemple du Conseil constitutionnel du Cameroun
Joseph Owona – Agrégé de droit public et membre du Conseil constitutionnel du Cameroun
J’entrerai tout de suite dans le concret en présentant le Conseil constitutionnel de la République du Cameroun concernant la protection de la démocratie, des droits de l’homme et de l’État de droit. Comment le Conseil constitutionnel camerounais navigue-t-il dans ce véritable triangle des Bermudes ? Le Conseil constitutionnel camerounais est prévu dans la Constitution. Il est compétent en matière constitutionnelle. Ses attributions sont semblables à celles des autres conseils. Il est intéressant de se demander s’il reconnaît et protège la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit. Il semble tout à fait naturel de répondre oui à cette question lorsqu’on examine simplement ses attributions consultatives. Elles lui permettent d’intervenir en matière de droit des personnes et droit des biens. Comment procède-t-il ?
La première étape est la protection de la démocratie par le Conseil constitutionnel. Au Cameroun, la souveraineté appartient au peuple qui l’exerce par l’intermédiaire du Président de la République et des membres du Parlement, ou bien par référendum. Les autorités chargées de diriger l’État tiennent leur pouvoir du peuple qui leur délègue au moyen des élections. Le Conseil constitutionnel exerce une fonction essentielle : il veille à la régularité des élections présidentielles, des élections parlementaires et des consultations référendaires, il en proclame les résultats. La saisine est totalement ouverte : tout candidat, tout parti politique ayant pris part aux élections et toute personne ayant qualité d’agent du gouvernement peuvent le saisir. Le Conseil constitutionnel peut également être saisi en cas de contestation de la régularité d’une consultation référendaire. En ce cas, seul le Président de la République peut le faire, ainsi que le président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, un tiers des députés ou un tiers des sénateurs.
Le Conseil constitutionnel a ainsi pu développer une jurisprudence en matière d’élections. S’agissant des élections sénatoriales, nous avons connu un volumineux contentieux. Il en fut de même concernant les élections législatives, avec plus de 33 requêtes qui ont fait l’objet d’un contentieux pré-électoral ou post-électoral. S’agissant des élections du Président de la République, nous avons également connu un volumineux contentieux, à la fois sur la période précédant l’élection et sur la proclamation après l’élection présidentielle. Le Conseil constitutionnel assume ainsi son rôle sur ce plan.
J’en viens à la protection de l’État de droit par le Conseil constitutionnel. La protection de l’État de droit découle de l’autorité des choses attachées aux décisions du Conseil, pendant que la protection des droits de l’homme s’attache à l’exercice des attributions. L’autorité de la chose jugée sans appel ni pourvoi, attachée aux décisions du Conseil constitutionnel de la République du Cameroun, participe au triomphe du principe de la primauté du droit et de la primauté de la Constitution. Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours, elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives militaires et juridictionnelles, ainsi qu’à toute personne physique ou morale. Il convient d’imaginer les obstacles si l’on dit à ces autorités que l’on peut annuler une décision du Président de la République, de l’Assemblée nationale ou du Sénat, qu’on peut dire non à l’armée ou à beaucoup de corps constitués. Par ailleurs, une décision déclarée inconstitutionnelle ne peut être ni promulguée ni mise en application. Elle ne peut donc pas être régulièrement introduite dans l’ordre juridique camerounais. Le Conseil constitutionnel joue donc également son rôle dans la protection de l’État de droit.
Enfin, s’agissant de la protection des droits de l’homme, la Constitution camerounaise de 1996 est précédée d’un long préambule qui fait partie intégrante de la Constitution, comme le précise l’article 65. Les droits et libertés que l’État garantit aux citoyens de l’un et l’autre sexes se déclinent en une longue liste classique : « égalité des droits et des devoirs, protection des minorités, des droits et des populations autochtones, droit de se fixer en tout lieu ». On retrouve un catalogue exhaustif. L’État affirme ainsi son attachement à un bloc de constitutionnalité très exhaustif constitué de lois et de traités et des accords internationaux cités précédemment, qui sont devenus classiques. Le Conseil statue également de façon souveraine sur la constitutionnalité des lois, des traités et des accords internationaux.
Dans ces conditions, où se pose le problème ? La saisine est ouverte en matière électorale. La saisine en matière de consultation peut être ouverte.
En revanche, la saisine pour les droits de l’homme n’est pas ouverte directement aux citoyens. Pour cette raison, la Cour constitutionnelle apparaît de plus en plus comme une place forte de l’irrecevabilité. Ainsi perçue, on a vu apparaître un certain nombre de fakirs politiques, c’est-à- dire des personnes qui viennent se contorsionner devant la Cour, sachant que leur demande est irrecevable, mais dans le but de dénoncer la Cour comme un château imprenable qui s’élève aux côtés du Gouvernement. Je crois que l’irrecevabilité est le grand problème que nous devons résoudre.
En ce qui concerne les droits de l’homme et du citoyen, il faudrait probablement élargir la saisine, s’ouvrir aux questions constitutionnelles prioritaires. Il conviendrait également d’espérer que la démocratie elle- même permette le déblocage du tiers bloquant des députés ou du tiers bloquant des sénateurs. Il convient d’imaginer des solutions démocratiques afin que les fakirs, mi-démocrates mi-populistes, ne puissent un jour renverser le Conseil constitutionnel et lui faire une réputation usurpée. L’institution est jeune au Cameroun, elle commence à poindre, mais elle fait son travail en ce qui concerne la défense de la démocratie qui est le gouvernement du peuple par le peuple, en ce qui concerne la défense de la primauté du droit. S’agissant de la défense des droits de l’homme, elle pourrait faire de même si la saisine était un peu plus ouverte.
L’exemple du Conseil constitutionnel de Mauritanie
Mamadou Bathia Diallo – Administrateur civil et président du Conseil constitutionnel de Mauritanie
Je m’associe aux remerciements formulés et souhaite également souligner l’importance du thème abordé ici, à savoir les droits de l’homme, l’État de droit et la démocratie. C’est un enjeu crucial qui s’impose à nous dans nos différents pays. Les cours constitutionnelles sont confrontées à deux défis particulièrement importants : la crise de la démocratie représentative dans nos pays, et la crise des institutions avec ses conséquences. La contestation sous la poussée de la société civile et des droits conduit nos populations à vouloir à tout prix participer à l’élaboration des politiques et donner leur avis sur tout ce qui arrive. Il n’est pas rare qu’elles le manifestent par la violence, que l’on rencontre souvent dans certains pays.
Jusqu’ici, notre démocratie fonctionnait suivant un schéma simple : le peuple élisait des représentants qui agissaient en son nom dans les domaines les plus importants, notamment le domaine législatif. Nous observons de plus en plus souvent que cette démocratie indirecte ne résiste plus à la poussée des droits invoqués par les populations. Par conséquent, les populations exigent de plus en plus de participer elles-mêmes à l’élaboration des politiques et au déroulement des opérations. Nous sommes obligés de faire face à ce défi. Nous ne pouvons continuer à le négliger, car il risque de produire de graves crises dans nos sociétés. Nous sommes contraints de prendre en charge la situation afin de désamorcer la situation et de faire évoluer la démocratie. Nous sommes tous convaincus que la démocratie directe est impossible, sauf peut-être dans certains pays qui ont adopté ce système il y a longtemps. Ce problème explique la plupart des problèmes que nous rencontrons.
Le deuxième défi important est celui des institutions, dont la légitimité est de plus en plus contestée. Naturellement, on conteste la légitimité de leurs actes. Il est donc arrivé que l’on conteste les verdicts rendus par certaines institutions. Dans certains pays, on a même vu émerger une violente contestation de décisions du Conseil constitutionnel lui-même.
Afin de protéger les droits fondamentaux auxquels nous sommes attachés, nos démocraties ont besoin d’un souffle nouveau pour pouvoir évoluer pacifiquement par rapport à cette situation. C’est à ce niveau que je place le rôle des cours et conseils constitutionnels.
Les conseils constitutionnels ont toujours été régulateurs de certaines opérations, en particulier les élections les plus importantes. Les cours interviennent de plus en plus comme un recours afin de corriger ou éventuellement protéger les droits par rapport aux institutions qui menaient cette mission traditionnellement. Cela peut se faire à travers le contrôle des lois et à travers le contrôle de certaines juridictions. Les cours et conseils sont en train, dans de nombreux pays, de devenir un autre degré de juridiction. Cette situation doit être analysée et accompagnée afin de ne pas se transformer en conflit avec les institutions existantes. Les cours doivent pouvoir apporter quelque chose de neuf, notamment en ce qui concerne la protection des droits. Un certain nombre de pays mènent une expérience édifiante à ce niveau. On voit de plus en plus les droits fondamentaux maltraités par certaines institutions et même par le pouvoir exécutif rétablis par les conseils et cours constitutionnels. Il est bon de continuer à mener cette réflexion, car elle peut porter une amélioration de la démocratie.
En ce qui concerne la Mauritanie, nous avons une Constitution très proche de celles de nombreux pays ici, qui s’inspire très largement de la Constitution française. Jusque-là, la protection des droits de l’homme se manifeste principalement par la question préjudicielle de constitutionnalité. Les citoyens ne peuvent pas saisir directement le Conseil, mais tout citoyen, à l’occasion d’un procès, peut invoquer le caractère inconstitutionnel d’une loi. Dans ce cadre, il peut arriver que la Cour restaure certaines libertés. En conséquence, les cours deviennent à la fois des juges a priori et des juges a posteriori. J’attire donc votre attention sur la nécessité de dompter cette évolution-là.
Questions-réponses avec les participants
Joseph Djogbenou, président de la Cour constitutionnelle du Bénin
Je souhaiterais sortir de l’appréciation formelle des termes du débat, car elle nous conduira vers des conclusions identiques. J’entends donc sortir de ce confort et de cette forme de conformisme. Je crois que nous devrions examiner un certain nombre de tabous de façon pragmatique. Je ne les évoquerais pas de façon exhaustive, mais je partirai d’un constat contemporain : la « fondamentalisation » poussée de tous les droits a des effets qui ébranlent la solidité de l’État de droit et bien des fois la posture des cours et des conseils constitutionnels. Cette poussée à la « fondamentalisation » de tous les droits peut être considérée comme un phénomène positif, mais d’une part, elle est dynamique ; d’autre part, elle est imprévisible. Enfin, elle est regardée sous une fenêtre qui n’est pas celle de l’universel. Dès lors que de nouveaux droits fondamentaux sont identifiés, l’insuffisance, le retard ou l’impossibilité pour les États ou les juridictions constitutionnelles de prendre en compte ces droits fondamentaux débouchent dans bien des cas sur une sorte de procès en imperfection de l’État de droit et de la démocratie.
À titre d’illustration, je souhaite aborder la question de l’homosexualité. Je ne me permettrai pas, en l’état de nos discussions, d’émettre mon opinion, mais je soulève la question à titre instrumental. À partir du moment où l’on reconnaît un droit fondamental dans un espace déterminé, l’insuffisante prise en compte de ce droit dans un autre espace pose problème. Et alors que faire ?
Pierre Nihoul, président de la Cour constitutionnelle de Belgique
Je souhaite réagir à l’intervention de notre collègue mauritanien. Il a souligné un phénomène très juste qui traverse aussi les sociétés occidentales, à savoir l’évolution de la démocratie représentative vers la démocratie participative. La démocratie participative change-t-elle quelque chose au contrôle de constitutionnalité ?
Nous connaissons depuis un certain temps des procédures de participation du public à des décisions administratives, en matière d’urbanisme, d’environnement et dans d’autres domaines. Dorénavant, ces procédures de participation se font jour dans le domaine législatif. On examine dans différents pays si l’on ne devrait pas tirer les citoyens au sort pour participer à une assemblée législative, si des propositions de budget ne pourraient être présentées par les citoyens eux-mêmes.
La question que je me pose est de savoir si ces différentes formes de démocratie participative changent quelque chose au contrôle de constitutionnalité. Un élément de l’État de droit est l’organisation d’élections libres et régulières, mais nous sommes là dans un autre registre. Quel est votre sentiment sur ce point ?
Mohamed Emad Elnaggar, vice-président de la Cour constitutionnelle suprême d’Égypte
J’exposerai quelques exemples de jugements émis par la Cour constitutionnelle suprême égyptienne. Je précise que la Cour joue un rôle de contrôle judiciaire après l’application de la loi. La Constitution stipule que le droit de manifester doit faire l’objet d’une déclaration préalable. Cependant, le législateur demande au manifestant d’obtenir une autorisation. C’est pourquoi la Cour a statué que cette disposition était inconstitutionnelle. La Cour a jugé que la disposition permettant à l’officier de police judiciaire de perquisitionner le domicile de l’accusé en cas de crime ou de délit était inconstitutionnelle. La Cour a jugé le crime inconstitutionnel si le législateur suppose qu’un élément du crime est dans le droit de l’accusé. Elle a jugé que toute disposition pénale qui n’obligeait pas le ministère public à prouver tous les éléments du crime était inconstitutionnelle. Par exemple, elle a jugé inconstitutionnel le fait de supposer que le rédacteur en chef d’un journal connaît tout ce qui est publié.
Dans le domaine pénal, la peine unique est inconstitutionnelle, car elle ne permet pas au juge de choisir la peine appropriée pour chaque crime. La Cour a également décidé que le cumul des peines pour un seul acte était inconstitutionnel, dans la mesure où le cumul cause un délit plus grave.
Abdi Ismael Hersi, président du Conseil constitutionnel de Djibouti
Je souhaite tout d’abord féliciter les intervenants pour la qualité de leurs propos dans un domaine important. Néanmoins, dans une certaine mesure, nous restons sur notre faim. Vous conviendrez avec moi que dans la plupart des pays membres de cette association, et tout au moins ceux du continent africain, les conseils constitutionnels et les cours constitutionnelles ont commencé à jouer un rôle dans la mise en œuvre de la démocratie depuis 1992. Cette date est très récente dans l’histoire d’une institution et elle coïncide avec une certaine vision de la démocratie à l’époque. La plupart des pays sortaient alors des partis politiques uniques et tendaient vers le multipartisme intégral. On a élaboré de nouvelles constitutions prévoyant la mise en place et l’organisation de juridictions et d’institutions constitutionnelles, sans vraiment approfondir la réflexion sur la compétence éventuelle de ces organes. Tant au niveau des citoyens que des décideurs, les cours et les conseils constitutionnels devaient avoir une compétence limitée à la validation ou au contrôle des élections.
C’est pourquoi il est important de porter la réflexion au sein de notre association sur le rôle que les cours et les conseils devraient jouer dans d’autres domaines, et en particulier dans la protection et la promotion des droits de l’homme et de la démocratie. Sans ceux-ci, il ne peut y avoir de développement harmonieux dont nous avons tant besoin sur notre continent et dans le monde. Même dans des pays développés, la question des droits de l’homme fait toujours débat. Le pouvoir exécutif joue le rôle essentiel dans nos États, le nerf de la guerre étant le budget. Je souhaiterais, pour ma première participation à ce congrès, que l’on porte la réflexion sur l’indépendance des moyens affectés aux cours et aux institutions constitutionnelles dans nos pays respectifs.
Larba Yarga, membre du Conseil constitutionnel du Burkina Faso et président de séance
Je propose maintenant aux conférenciers de répondre. La parole est à Monsieur Laurent Fabius.
Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel français
Merci beaucoup. Je vais me concentrer sur la question de la démocratie représentative et de la démocratie participative. Certes, il existe des différences entre nos pays, mais l’idée selon laquelle gouverner un pays, c’est être élu une fois et revenir devant le peuple cinq ou sept ans après, et demander entre temps au peuple de se taire, c’est une idée qui a de moins en moins d’avenir, et ce notamment pour des raisons technologiques. Il est difficile de voir le développement des réseaux sociaux et de ne pas concevoir que ceux qui gouvernent doivent tenir compte de l’opinion des citoyens.
Je crois donc que l’idée de démocratie participative, qu’on la juge bonne ou mauvaise, a de l’avenir, alors que nos systèmes sont fondés sur des démocraties représentatives. La question est donc comment concilier les deux et quelles sont les conséquences pour nous, les cours constitutionnelles ? Le problème est qu’un certain nombre de ceux qui veulent développer la démocratie participative refusent eux-mêmes d’être représentés. On l’a vu avec la crise des gilets jaunes en France : de nombreuses personnes protestaient contre le gouvernement, mais elles refusaient d’être représentées par qui que ce soit. Dès qu’un leader apparaissait, il était balayé.
Il existe un cas un peu plus simple et qui se développera de plus en plus. C’est le cas dans lequel le législateur devra consulter avant de prendre une décision. Si la procédure n’est pas respectée, c’est une cause de censure. Dans le domaine de l’environnement et du climat, nous avons de plus en plus dans nos législations l’exigence, avant de prendre telle ou telle décision, d’informer et de consulter le public. Si le législateur ou l’exécutif ne respecte pas cette procédure, c’est une cause d’annulation.
La situation est en revanche beaucoup plus compliquée lorsque les autorités qui interviennent se mélangent. Cela pose le problème de savoir qui fixe la norme. Cette question se retrouve non seulement dans le domaine de l’environnement, mais aussi dans celui de l’urbanisme et dans de nombreux autres domaines. D’une part, on ne sait pas clairement qui fixe la norme : est-ce l’exécutif, le législateur ou les personnes consultées ? D’autre part, on ne connaît pas bien la forme de la norme. C’est une chose de discuter de projets de loi et c’en est une autre que de demander à la population si elle est pour la justice. En tant que cour constitutionnelle, nous avons à travailler sur des normes. Or, il n’est pas si fréquent que la norme sur laquelle on consulte la population soit de même qualité que lorsqu’elle est décidée par le législateur lui- même. L’incertitude des normes pose le problème du contrôle de constitutionnalité et plus largement de l’État de droit, car le principe de l’État de droit est d’abord la hiérarchie des normes. Si les normes ne sont pas claires, le contrôle constitutionnel est très compliqué.
Nous aurons de plus en plus à tenir compte de cette exigence de participation. En tant que juristes, nous devons au moins demander que celui qui prend la décision et la norme qui fait l’objet de la décision soient clairement définis.
Saïdou Nourou Tall, professeur agrégé des universités, vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal
Je souhaiterais réagir à la question des tabous posée par le président de la Cour constitutionnelle du Bénin. Certains insistent sur les tabous du constitutionnalisme, évoquant des questions informulées ou qui n’ont pas encore de solution. De nombreuses questions mériteraient d’être abordées en Afrique, par exemple celle des minorités, dont on ne parle pas beaucoup. Certains parlent aujourd’hui de droit constitutionnel démotique, renvoyant aux minorités et aux ethnies. À mon avis, ces questions sont proches de la réalité ethnoculturelle. Comment les aborder ? Le juge constitutionnel peut-il les anticiper ? La plupart des juges n’ont pas le pouvoir d’autosaisine et doivent attendre d’être saisis. Je crois que tôt ou tard, ces questions seront posées. Je ne crois pas qu’il existe des solutions stéréotypées. Chacun devra se prononcer en fonction du contexte juridique et culturel. Les questions sociales s’inviteront forcément devant les juges tôt ou tard.
Joseph Owona, agrégé de droit public et membre du Conseil constitutionnel du Cameroun
Je trouve la question de la démocratie participative très intéressante, mais je me demande si vous ne vous êtes pas piégés en la posant. Si l’on pousse jusqu’au bout le principe de la démocratie participative, il faudrait reformer les organes de contrôle eux-mêmes pour obtenir une participation. Dans le passé, on est allé très loin sur ce point, on voyait les assemblées interpréter directement la Constitution ou la loi. Je crois qu’il faut choisir une solution pratique tout en tenant compte de l’esprit des démocraties participatives.
Mamadou Bathia Diallo, administrateur civil et président du Conseil constitutionnel de Mauritanie
C’est un problème qui se posera de plus en plus et il faut bien le prendre en compte. Nous ne pouvons pas fermer les yeux et il convient de mettre en place des solutions adaptées, tenant compte de ces exigences démocratiques de plus en plus importantes, tout en conservant l’équilibre général de notre démocratie. La mise en place des solutions entraînera des conséquences sur l’élaboration des normes. Il sera indispensable de savoir qui fait quoi, mais ces perspectives ne sont pas incompatibles avec l’évolution de nos démocraties. Nous pouvons parfaitement intégrer cette exigence dans le cadre de l’élaboration des textes. Elle entraînera forcément une conséquence sur le contrôle de constitutionnalité. Jusqu’ici, seuls les élus, le président de la République ou le président de l’Assemblée pouvaient demander de contrôler la constitutionnalité d’une loi. Nous devrons réfléchir à la façon de satisfaire cette demande si elle émane de la population. La question doit se poser dans la saisine du Conseil constitutionnel, par exemple. Dans certains pays, les citoyens peuvent directement saisir le Conseil. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas fermer les yeux sur la volonté des gens de participer à l’élaboration du politique.
Larba Yarga
Merci pour vos réponses. Des personnes de l’assistance souhaitent-elles prendre la parole ?
François Chaix, juge au Tribunal fédéral suisse
Une question à la base de la crise de la démocratie participative est le mode d’élection. En Suisse, le tribunal fédéral est intervenu au niveau des cantons sur le mode d’élection pour exprimer l’idée que le mode de scrutin majoritaire ne permettait pas d’assurer une complète expression de la volonté populaire. Les représentants des cours constitutionnelles ici présents ont-ils été saisis de cette problématique ? Pourraient-ils être aussi « interventionnistes » à la fois quant au mode d’élection et sur la manière de découper les circonscriptions électorales ?
Jacques Lebama, juge à la Cour constitutionnelle du Gabon
La question de la démocratie participative mérite d’être examinée sur deux plans, et tout d’abord en amont du processus électoral. Quand on parle de démocratie participative, on pourrait penser que tout le peuple est intéressé d’intervenir dans le processus législatif. Or, en l’état actuel des choses, la démocratie est indirecte dans de nombreux pays. Ce sont les populations qui élisent les députés et ceux-ci ont un rôle à jouer. Par ailleurs, en droit gabonais, la saisine des juridictions constitutionnelles est ouverte. Cela signifie que toute personne physique ou morale gabonaise ou non peut saisir la Cour constitutionnelle pour demander le contrôle de constitutionnalité d’un texte. Les exceptions d’inconstitutionnalité peuvent être soulevées devant la juridiction ordinaire. En ce cas, elle transmet le dossier à la juridiction constitutionnelle qui se prononce. En l’état actuel des choses, les représentants du peuple, notamment les députés et les sénateurs, ne jouent-ils pas réellement leur rôle ?
Laurent Fabius
Le Conseil constitutionnel peut-il dire « le scrutin majoritaire c’est bien, le scrutin proportionnel c’est mal », ou l’inverse ? La réponse est non. D’abord, cela ne relève pas de la Constitution, mais de la loi. Ensuite, les chambres peuvent choisir le mode de scrutin, à condition de respecter le droit au suffrage. En d’autres termes, nous reconnaissons comme un principe fondamental le fait qu’il ne doit pas y avoir de disproportion manifeste entre un habitant d’une région et un habitant d’une autre. Cela introduit une limitation. La démocratie est d’abord la liberté et l’égalité du suffrage. Le problème se pose en ce moment à nos amis américains, parce que compte tenu de la jurisprudence de la Cour suprême américaine, les Américains ne sont pas réellement égaux devant le suffrage. Cela pourrait être considéré comme une atteinte fondamentale à la démocratie dans nos pays. Non, nous ne pourrons nous prononcer pour dire qu’un scrutin est acceptable et pas un autre. La contrainte à respecter en tout état de cause est l’égalité devant le suffrage.
Deuxième session – Les méthodes et techniques juridictionnelles de protection des droits de l’homme
Synthèse des réponses au questionnaire
Professeur Babacar Kanté – Doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, Ancien vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal, Expert auprès de l’ACCF
L’idée à la base de ce deuxième sous-thème consiste à évaluer les procédés techniques par lesquels le juge constitutionnel remplit son office en matière de protection des droits de l’homme. Il s’agit, entre autres, d’identifier les normes auxquelles il fait référence, les méthodes qu’il met en œuvre et de déterminer les conséquences qui s’attachent à ses décisions.
Les premières questions relatives à ce sous-thème ont tourné autour des normes de référence du juge, plus précisément, elles ont concerné la place des sources de droit national et de droit international d’une part – le droit international revenant aux questions n° 1 et 12 – et l’éventuelle hiérarchie qui pourrait exister entre ces sources, d’autre part.
Le dépouillement des réponses obtenues sur ces points laisse apparaître les tendances suivantes.
Quelques réponses fournies révèlent que dans certains systèmes, le juge ne se réfère qu’aux normes de droit national. Il convient toutefois d’être prudent dans l’interprétation de cette réponse. Il faudrait sans doute comprendre par là qu’à ce jour, c’est à des normes nationales, plutôt qu’internationales, que le juge s’est référé. En d’autres termes, l’absence ou l’évanescence du droit international dans la jurisprudence des Cours ne s’explique nullement par une quelconque interdiction qui serait faite de s’y référer, ni même par une simple prévention qu’il éprouverait à l’égard de telles règles. Au contraire, dans le cas de la France par exemple, on note même une volonté du juge d’assurer une certaine cohérence de sa jurisprudence par rapport à celle des cours européennes. Les réponses fournies rendraient simplement compte de l’état d’une pratique évolutive. Ainsi, la centralité des normes nationales est affirmée dans le cas du Burkina Faso, du Cambodge, de la Côte d’Ivoire, de la France, du Mali et de la Mauritanie.
D’autres réponses mettent au contraire en exergue l’importance des sources internationales dans la jurisprudence relative aux droits de l’homme. Relèvent de ce groupe l’Albanie, le Cap-Vert, le Congo, la Moldavie et la Roumanie. L’on pourrait assimiler cette tendance à celle qui consiste à intégrer tous les traités relatifs aux droits de l’homme et opposables à l’État dans le « bloc de constitutionnalité ». Quelques cas pertinents à cet égard sont ceux de l’Algérie, de l’Angola, du Congo et de la Serbie (question n° 12).
Enfin, un troisième groupe de juridictions applique à la fois des règles nationales et des règles internationales dans le contentieux de la violation des droits de l’homme. On peut citer à cet égard : l’Algérie, Andorre, l’Angola, la Belgique, le Burundi, le Canada, le Cameroun, le Gabon, Monaco, le Mozambique, le Rwanda, la RDC, le Sénégal et le Togo.
Les instruments juridiques internationaux auxquels se réfèrent les juges constitutionnels n’ont pas tous la même importance. L’on observe, en effet, que certains d’entre eux ont un caractère structurant, bénéficient d’une sorte de prééminence qualitative. Cette prééminence n’est pas, tant s’en faut, fondée sur une supériorité intrinsèque qu’ils auraient par rapport à d’autres sources également internationales, mais sur le rapport particulier que l’État entretient avec cette norme. Autrement dit, leur prévalence n’est pas absolue, mais relative. L’on pense à deux conventions internationales : la Convention européenne des droits de l’homme (évoquée par toutes les juridictions européennes) et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981 (à laquelle se réfèrent le juge de l’Algérie, de l’Angola, de la RCA…). La particularité attachée à ces deux traités internationaux tient essentiellement à deux éléments : d’une part, ils sont volontiers érigés en normes constitutionnelles dans un certain nombre de pays – à travers notamment leur insertion ou leur évocation dans le Préambule –, d’autre part, ils bénéficient de mécanismes de contrôle supranationaux plutôt ambitieux – comme leur garantie juridictionnelle –, si on les compare aux procédés classiques de contrôle des obligations internationales des États en matière de droits de l’homme. Dans une moindre mesure, la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui est une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU, bénéficie également d’un statut particulier dans certains États comme Andorre (où elle « est en vigueur » selon l’article 5 de la Constitution), le Cambodge (article 31), le Cap-Vert (article 17 § 3) et le Congo (Préambule).
L’ouverture aux sources extérieures est encore plus poussée lorsque le juge constitutionnel n’intègre pas seulement des instruments juridiques formels, mais prend aussi en compte la coutume et la jurisprudence internationales. Quelques réponses reçues semblent témoigner d’une telle ouverture : celles du Canada (« règles coutumières » et jurisprudence du TPIY entre autres), de l’Albanie (qui cite, parmi ses sources d’inspiration, les jurisprudences allemande, kosovare, polonaise, moldave), du Cap-Vert (qui évoque la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ainsi que des jurisprudences européennes), ou encore le Maroc (qui pose le « postulat de la convergence » des jurisprudences internationales et constitutionnelles). D’autres juridictions comme celle du Gabon, de la Moldavie et de la Tunisie évoquent la jurisprudence « étrangère » comme « source d’inspiration ». Le dialogue inter- juridictionnel est ainsi assumé, revendiqué.
L’ouverture aux sources extérieures n’induit toutefois aucune hiérarchie de principe entre les normes de référence du juge constitutionnel. Lorsqu’elles évoquent une idée de hiérarchie, les réponses au questionnaire semblent plutôt parler de la hiérarchie des normes en général (articles 116 de la Constitution albanaise, 12 § 4 de la Constitution Cap-verdienne) et non d’une stratification des normes interne au contentieux des droits de l’homme. Les réponses à la question ont donc été presque toutes négatives. Tout au plus a-t-il été admis que le juge pouvait, à l’occasion d’un conflit ponctuel de droits, donner la préférence à l’un plutôt qu’à l’autre (Andorre, Belgique), mais l’on aura compris qu’un tel cas de figure, assez fréquent, n’implique aucune idée de hiérarchie entre les normes de référence.
Il ressort des réponses que les rapports entre le juge constitutionnel et le juge international sont encore à la recherche d’un équilibre, surtout dans les pays de l’espace francophone dits en transition démocratique. On y observe, en effet, un peu plus d’hésitations et de réticence à se référer à la jurisprudence internationale que dans les pays européens qui semblent avoir entamé un « dialogue des juges » globalement positif.
Le recensement et la typologie des droits invoqués devant les juridictions constitutionnelles pourraient être synthétisés autour des points suivants.
Les droits les plus souvent invoqués sont les suivants : I) le droit à l’égalité ; II) le droit au procès équitable (avec les variations terminologiques susceptibles d’être observées à ce sujet) ; III) les droits politiques et électoraux.
Le droit à l’égalité ressort spécifiquement des réponses des juridictions suivantes : algérienne, belge, centrafricaine, française, ivoirienne, moldave, rwandaise, sénégalaise, suisse, togolaise, tunisienne.
Le droit au procès équitable est mis en exergue dans les réponses du juge albanais, andorran, belge, burkinabé, burundais, cap-verdien, gabonais, moldave, mauritanien, rwandais, sénégalais, serbe, suisse.
Les droits politiques et électoraux sont cités dans les réponses du Cambodge, du Cameroun, de la Côte d’Ivoire, du Gabon, de Madagascar, du Mali, du Mozambique, du Sénégal et de la Tunisie. Comme on peut le constater, il s’agit essentiellement de pays qui tentent de faire monter en puissance leur régime démocratique.
La prévalence du droit à l’égalité et du droit à un procès équitable pourrait s’expliquer par des raisons qu’on pourrait qualifier de « techniques ». En effet, ces droits ont la particularité d’avoir une certaine force expansive, c’est- à-dire de générer eux-mêmes d’autres droits, tirés d’eux. En empruntant l’expression au contentieux constitutionnel allemand, on pourrait parler à leur sujet de « principes gigognes ». Leurs cas d’application sont en effet nombreux. Le principe d’égalité connaît plusieurs déclinaisons comme en France par exemple : égalité devant la loi, devant les charges publiques, dans l’accès aux emplois ou charges publics, égalité du suffrage, illégalité des discriminations fondées sur l’origine, le sexe, la situation de famille, l’apparence physique, la vulnérabilité, l’état de santé, le lieu de résidence, la situation de famille etc. Quant au droit à un procès équitable, il suffit de songer aux droits « latéraux » qui ont été déduits de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, et qui vont de l’égalité des armes entre les parties au droit à l’exécution des décisions judiciaires, en passant par le droit à un délai raisonnable dans la conduite des procédures judiciaires. Parce qu’ils sont virtuellement générateurs d’autres prétentions, on peut donc comprendre que les juridictions soient saisies, en majorité, de ces droits-là.
Quant aux droits politiques et électoraux, leur présence dans le contentieux révèle tout simplement la persistance de la forte dimension politique de la justice constitutionnelle dans certains États africains encore jeunes. La compétition électorale y est vive, elle est souvent émaillée de tensions, voire de crises politiques majeures. L’on devine alors que la justice constitutionnelle se retrouve plus que jamais dans « l’œil du cyclone ». Alors que les droits précédemment entrevus doivent leur « succès » à des considérations d’ordre technique, la prévalence du contentieux électoral obéit à des motivations politiques aisément compréhensibles dans des démocraties et des États de droit volontiers fragiles.
Ce contentieux laisse malgré tout place à la revendication de droits « nouveaux », soumis au juge constitutionnel.
Les droits en question sont, le plus souvent, I) des droits dits de la « deuxième génération », II) des droits afférents au développement des technologies et III) le droit à un environnement sain.
Les droits de la « deuxième génération » sont les « droits-créances ». Ils se caractérisent par le fait que leur accomplissement implique, non une abstention de l’État, mais une action de celui-ci ; ce sont les « droits à » : droit à l’éducation, à la santé, au bien-être, au travail, à un niveau de vie suffisant etc. Ces droits sont évoqués dans les réponses reçues de l’Albanie, de l’Algérie, de la Belgique, de la Mauritanie, de la RDC, de la Roumanie et de la Suisse : droit au logement, droit à un niveau de vie suffisant, droit au salaire, à la protection de la santé… À vrai dire, les droits en question ne sont pas tellement « nouveaux », c’est leur invocation devant le juge qui serait une nouveauté dans la mesure où la difficulté à les sanctionner a conduit les titulaires à s’en « détourner » quelque peu. Sur la question du type de droits qui leur sont majoritairement soumis, certaines juridictions ont répondu qu’il s’agissait essentiellement de droits de la « première génération » (droits civils et politiques).
Il en est ainsi parce que la justiciabilité des droits de la « deuxième génération » peut poser problème dans le sens où elle postule une évaluation des capacités de l’État qui est le débiteur de ces droits. Les « droits à », qui ont été précédemment évoqués, souffrent en vérité de deux limites importantes : non seulement leur exécution ne peut être instantanée – elle est au contraire, successive, étalée dans le temps –, mais leur exigibilité même fait question dans la mesure où elle ne peut être la même dans un État riche, doté de moyens importants et dans un État moins riche. Parce que leur effectivité est marquée par ces aléas, leur revendication devant le juge est pour ainsi dire « nouvelle », mais leur consécration textuelle existe depuis longtemps.
La sanction des droits-créances constitue bien entendu un véritable défi pour le juge constitutionnel. Compte tenu de la spécificité de ceux-ci, on le voit mal les consacrer sans nuances ou sans précautions. Selon toute vraisemblance, le juge mettra à la charge des États une simple obligation de moyens, et non une obligation de résultat : il suffira, en d’autres termes, que la puissance publique ait mis en œuvre des moyens raisonnables pour « réaliser » un droit pour que son obligation soit considérée comme satisfaite, et qu’elle échappe à toute incrimination de « violation des droits de l’homme ». Au demeurant, la réponse belge suggère que ce qui est mis à la charge de l’État est simplement une obligation de « standstill », un engagement à ne pas « régresser » dans le traitement des droits en cause. Le niveau d’exigibilité de ceux-ci est donc « abaissé » d’un cran : l’engagement étatique s’en trouve allégé, et la sanction judiciaire du droit subjectif plus incertaine. Cela étant, la revendication judiciaire des droits- créances constitue bien un phénomène plutôt « nouveau » et les réponses au questionnaire ont sans doute eu raison de le relever.
Une autre catégorie de droits est celle qui gravite autour de la préservation de la sécurité juridique, notamment des « données personnelles », en relation avec les progrès de la technologie de la communication et du droit à la vie privée. Nous sommes là en présence de droits réellement « nouveaux ». L’informatique et les réseaux sociaux ont généré des moyens inédits de captage de données personnelles, qui constituent autant de risques d’incursions dans la vie privée, de violations de l’intimité. Il conviendrait au demeurant de relier ces défis inédits à la question des manipulations génétiques, à la bioéthique, au clonage, etc. Une même logique les régit : celle d’une remise en cause de l’autodétermination individuelle sous l’effet d’une déferlante technologique. La protection des données personnelles a été notamment évoquée dans les réponses des juges bulgare et moldave.
Enfin, le droit à un environnement sain tend de plus en plus à être invoqué devant le juge constitutionnel. Ainsi, la préoccupation écologique ne serait pas seulement « planétaire », elle gagne aussi les sociétés nationales et s’impose à l’intérieur des États. Les réponses de l’Algérie, de la Belgique, du Cap-Vert, de la Côte d’Ivoire, du Congo, du Gabon, du Sénégal, de la Suisse et de la Tunisie mettent en évidence cette préoccupation. La liste que voilà subvertit également l’idée, que l’on pourrait avoir, suivant laquelle la prétention à un environnement sain serait une sorte d’apanage des sociétés post-industrielles. Il s’agit aujourd’hui d’un droit revendiqué presque partout sur la planète.
Il faut, pour finir sur les « droits nouveaux » soumis au juge, souligner que les réponses ont également fait état du principe ou du droit à la dignité (réponses de l’Albanie et de la Belgique notamment). Or, ce droit a, en l’occurrence, une vertu attractive remarquable : il englobe, subsume au moins les deux premières catégories relevées, droits-créances et droit à l’intimité des données personnelles. En effet, les droits-créances constituent des prétentions à « vivre dignement », et la préservation de l’intimité, menacée par les nouvelles technologies, se rattache tout autant à la dignité de l’être humain (on se souvient d’ailleurs que c’est sur ce terrain précis que le juge constitutionnel français a promu le principe de dignité en 1994). Le droit à la dignité serait en quelque sorte leur trait d’union.
Sur l’idée d’une éventuelle hiérarchie entre les droits de l’homme, les réponses au questionnaire ont été majoritairement négatives.
Ce qui a été souligné précédemment au sujet des sources (question n° 2 du sous-thème) doit donc être réitéré : il n’y a pas de hiérarchie de principe entre les droits de l’homme, sous de légères réserves touchant la réponse de l’Albanie (« rang primordial » de certains droits). Cela étant, il existe deux hypothèses dans lesquelles certains droits peuvent bénéficier d’une sorte de traitement de faveur.
La première hypothèse, également entrevue plus haut, est celle d’un conflit de droit, appelant un arbitrage du juge. L’interprétation retenue peut alors être pro-victima, – notamment pour les catégories « vulnérables » évoquées par la réponse de la RCA – et faire ainsi pencher la balance en faveur du droit revendiqué par le requérant. C’est l’esprit des réponses d’Andorre, de la Belgique, du Canada, de la Moldavie, du Mozambique et de la RCA. Dans cette perspective, l’importance du droit à la vie par exemple (Albanie, Angola, Côte d’Ivoire) ou du droit à la dignité (Albanie, Suisse) a pu être soulignée. La seconde hypothèse concerne les « droits indérogeables », susceptibles d’être reconnus dans un système donné. Cette « indérogeabilité » peut résulter d’un texte (article 61 de la Constitution de la RDC) ou d’une initiative prétorienne (Sénégal, Suisse) [2]
En tout état de cause, les droits fondamentaux occupent une place importante dans la jurisprudence des cours constitutionnelles interrogées. Cette donnée quantitative est une autre preuve de la pertinence du thème de votre congrès.
Cette importance résulte de données chiffrées ou, de façon plus impressionniste, de tendances jurisprudentielles.
Des juridictions ont livré des statistiques. Le contentieux des droits fondamentaux représente 95,2 % du travail de la Cour pour Andorre, 63 % pour l’Angola, 90 % pour la Belgique. D’autres juridictions soulignent la part « très importante » (Albanie, France, Suisse, Togo) de ce contentieux, alors que d’autres mettent en exergue l’importance des moyens mis à la disposition des justiciables (recours d’amparo notamment, dans les pays où celui-ci existe).
Il est intéressant de s’arrêter ici sur le cas des juridictions constitutionnelles n’ayant à ce jour pratiquement jamais rendu de décision relative aux droits fondamentaux. Sans bien entendu constituer une majorité, ces cas ne sont pas tellement marginaux. Peuvent être à cet égard cités ceux de l’Algérie, du Burundi, des Comores, du Cameroun et de la Tunisie. Ces cas appellent la réflexion dans la mesure où ils sont l’indice d’une forme d’ineffectivité du droit, ou de l’existence d’un stock de droit « mort » ou « en sommeil », ce qui est toujours fâcheux pour un système juridique. Il semble, à la réflexion, que les raisons d’une telle improductivité doivent être recherchées dans deux directions : celle des conditions d’accès au juge (l’exclusion ou la restriction de l’accès du citoyen à la justice constitutionnelle est nécessairement un facteur retardateur de l’éclosion d’une jurisprudence sur les droits fondamentaux), et celle des actes susceptibles d’être contrôlés (le cantonnement du contrôle aux actes juridiques « solennels » et à portée générale au détriment des actes à portée individuelle ne favorise pas non plus l’épanouissement d’une telle jurisprudence).
Les questions relatives au procédé de « génération » et de différenciation des droits n’ont pas eu tellement d’échos dans la pratique et dans la jurisprudence des Cours.
Cette distorsion des points de vue se manifeste sur la question de l’existence d’un « régime particulier » des droits fondamentaux et sur celle d’une différence entre « droits » et « libertés ».
Sur le premier point, les réponses apportées par les juges ont été assez laconiques, signe, sans doute, d’un sentiment dubitatif. Il résulte de toutes ces réponses qu’un tel « régime particulier » n’existe pas. Seules deux réponses se distinguent ici. Celle du Rwanda, d’abord, qui a fait apparaître une spécificité du seul processus délibératif touchant les questions de constitutionnalité, et donc celle des droits fondamentaux : elle consiste à confier l’affaire à un collège de cinq juges, alors que la formation ordinaire est de trois juges seulement. En dehors de cette singularité, qui n’est même pas substantielle, aucune réponse affirmative n’a été enregistrée. Celle de la Suisse, ensuite, qui indique succinctement que la loi sur le Tribunal fédéral prévoit un régime particulier pour les droits fondamentaux.
De même, les juridictions ne semblent pas avoir repris à leur compte la distinction « droits-libertés » au point d’en tirer des conséquences décisives. Si cette bipartition peut avoir un certain sens dans certains États – on songe à la Suisse –, il semble qu’elle soit d’une pertinence très réduite dans d’autres. Dans l’hypothèse où il faudrait la comprendre comme reprenant la distinction entre les « droits-libertés » (qui seraient les « libertés ») et les « droits-créances » (qui seraient les « droits »), sa portée pratique serait tout autant aléatoire car devant aucune juridiction, cette distinction n’emporte de conséquence sur le plan du traitement contentieux (si l’on fait bien entendu abstraction de la différence intrinsèque tenant à leurs justiciabilités respectives, déjà évoquée). Les réponses affirmatives d’une différence (Cambodge, Madagascar, Suisse dans une moindre mesure) demeurent très laconiques.
Dans ces conditions générales, les réponses enregistrées, quant à l’existence de « techniques juridictionnelles originales » de protection des droits de l’homme, ne sont pas parlantes outre mesure.
Sur ce point en effet, l’accent est mis sur l’information du public (Albanie, Rwanda), sur le droit d’accès au juge pour tous les citoyens (Albanie, Andorre, Angola, Madagascar) et sur des techniques de contrôle juridictionnel somme toute « classiques » : proportionnalité ou « balance des intérêts » (Belgique, Bulgarie, Moldavie, Sénégal), réserves d’interprétation et mobilisation de l’« erreur manifeste d’appréciation » (Mauritanie, Sénégal). Plus originales sont deux règles en cours en RCA et en Suisse : la possibilité pour le juge de déclarer une « cause d’ordre public », qui lui permet de soulever d’office et de contrôler un vice d’inconstitutionnalité – qu’il faut rapprocher du cas d’autosaisine du juge burkinabé –, et la consultation préalable obligatoire du juge constitutionnel avant l’adoption de certaines lois. Il est permis de supposer que ces procédures extraordinaires pourront s’appliquer en cas de menace d’atteinte aux droits fondamentaux.
De même, l’existence d’un pouvoir du juge de « constitutionnaliser » des droits semble poser problème.
Certaines juridictions émettent des doutes à cet égard lorsqu’elles rappellent que c’est le texte qui « constitutionnalise », et non le juge (Andorre, Burkina Faso, Burundi, Cambodge, Cameroun, Congo, Niger). D’autres réponses laissent ouverte la possibilité d’une promotion constitutionnelle de droits par la voie jurisprudentielle, soit par l’approfondissement interprétatif d’un texte (Moldavie, RCA), soit par voie purement prétorienne et sur la base de catégories aujourd’hui consacrées, comme les « principes à valeur constitutionnelle », « objectifs de valeur constitutionnelle » (France, Sénégal et, dans une moindre mesure, Angola, Suisse et Tunisie) ou encore « principes généraux du droit » tout simplement (Mauritanie).
Quant à la sanction d’une violation des droits de l’homme, elle dépend du type de contrôle de constitutionnalité qui est mis en œuvre.
Les réponses recueillies s’accordent sur le fait qu’en cas de contrôle par voie d’action – qui est également, souvent, un contrôle a priori – la censure du juge produit un effet « paralysant » de la norme en cause, celle-ci n’accédant pas au monde juridique : cas, entre autres, de l’Albanie, d’Andorre, du Burkina Faso, de l’Angola, du Burundi, de Monaco et du Sénégal.
Dans l’hypothèse d’un contrôle a posteriori et en cas de censure, deux tendances sont observées : soit la norme disparaît de l’ordonnancement juridique selon des modalités variables (France, Algérie, Angola, Côte d’Ivoire, Monaco, Sénégal), soit elle est simplement écartée dans le cas d’espèce (Belgique, Mauritanie, RDC).
Beaucoup de systèmes confient au juge la gestion des effets d’une annulation d’une norme, laquelle consiste presque toujours en un pouvoir de modulation de ces effets : détermination du point de départ des effets de l’annulation (Algérie, Canada, France, Moldavie), des actes ou effets soustraits à l’annulation (Belgique, Congo, RDC), des conditions de substitution de la norme évincée (Belgique) etc. Deux particularités assez remarquables doivent être soulignées à ce stade. Elles s’appliquent à la Belgique et la Suisse et procèdent de logiques opposées : l’une confère au juge un véritable pouvoir législatif, l’autre le confine à une fonction plutôt modeste. Dans le premier cas, qui est celui de la Belgique, il est reconnu à la Cour le pouvoir de rendre ce qu’on pourrait appeler un arrêt d’écriture ou de ré écriture de la loi puisque le juge y indique exactement ce qu’il convient d’ajouter à celle-ci pour la rendre conforme à la Constitution. Dans le second cas, celui de la Suisse, le Tribunal fédéral ne peut au contraire ni « annuler » ni écarter la loi, mais seulement exprimer une « invitation » au législateur afin que celui-ci adopte un texte adéquat.
L’établissement d’un lien avec la dernière question de votre sous-thème s’impose à ce stade (question n°15). Celle-ci porte sur les conséquences d’une sanction de la violation d’un droit de l’homme. En dehors des répercussions purement « légales » ou « normatives » de la sanction judiciaire, que nous venons de voir, il convient d’ajouter que dans certains systèmes, la possibilité d’une réparation d’ordre pécuniaire est énoncée. Le principe même de cette réparation est exprimé dans la Constitution du Cap- Vert (article 16). Il existe aussi en Albanie, au Canada, au Mozambique, à Monaco, en Serbie, alors que dans un État comme le Rwanda, il est juste précisé que les particuliers peuvent « tirer les conséquences » d’une déclaration d’inconstitutionnalité. Les retombées de la déclaration d’inconstitutionnalité peuvent être plus substantielles au sens où elles peuvent induire une remise en cause de verdicts judiciaires et déboucher, subséquemment, sur la réouverture de procès. Cette possibilité existe en Moldavie, mais il est permis de penser qu’une interprétation assez large des « conséquences » d’une inconstitutionnalité peut conduire à une révision de procès.
La portée des décisions rendues par les cours est, presque partout, une conséquence de la suprématie de la norme constitutionnelle. Elle se traduit en effet par le fait que de telles décisions s’imposent aux pouvoirs publics et aux juridictions de l’État. La formule utilisée confine à la clause de style. Presque toutes les Constitutions y sacrifient. Il n’existe pas donc, sur ce sujet précis, de particularismes importants. Tout au plus notera-t-on que dans le cas de la Serbie, il est précisé que les décisions en question produisent des « effets horizontaux », c’est-à-dire des conséquences sur le plan des rapports privés, ceux qui existent entre les personnes. Si cet effet « Drittwirkung » est bien connu dans le domaine des droits de l’homme en général, il est plutôt rare qu’un texte ajoute que les décisions rendues « s’imposent », en plus des pouvoirs publics et des juridictions, aux particuliers dans les rapports qu’ils entretiennent.
L’exécution même des décisions rendues est aménagée de manière différente selon les pays. Trois cas de figure se dessinent.
Les textes peuvent, dans une première hypothèse, être absolument muets sur les conditions de l’exécution. Tel est le cas en Algérie, en Belgique, au Burkina Faso, au Cambodge, aux Comores, au Mali, en Mauritanie, au Togo. Certains États susceptibles d’être rangés dans cette catégorie ont toutefois tenu à préciser qu’en dépit du silence des textes, il ne s’est jamais posé de problème d’exécution des arrêts rendus (Congo, Gabon, Rwanda, Sénégal).
L’exécution des décisions rendues par les juridictions constitutionnelles peut, dans un deuxième cas de figure, être confiée au juge constitutionnel lui-même : c’est le cas en Moldavie (où la Cour se fait communiquer l’état d’exécution des décisions) et en RDC (où c’est le « Parquet général » de la Cour constitutionnelle qui veille à l’exécution).
Enfin, dans une dernière hypothèse, c’est à un autre organe qu’est confiée la surveillance de la mise en œuvre des arrêts : cas de l’Albanie (Conseil des ministres compétent, le refus d’exécuter étant par ailleurs une infraction pénale), d’Andorre (compétence du juge ordinaire), du Cap- Vert (compétence du « Parquet », le refus d’exécuter étant par ailleurs pénalement sanctionné), de la RCA (compétence de la Haute Autorité chargée de la bonne gouvernance) et de la Suisse (possibilité pour un citoyen de faire un recours devant le Conseil fédéral).
La question qui était posée était celle de l’étendue et des limites des pouvoirs du juge en matière d’exécution. L’on peut alors penser qu’un juge qui exerce un contrôle sur l’exécution est mieux armé, a priori, qu’un juge qui n’a aucune compétence pour ce faire, lequel reste encore défavorisé par rapport au juge dont l’exécution des arrêts est tout de même confiée à un tiers. Mais il ne faudrait sans doute pas s’arrêter à ces considérations formelles. La bonne exécution d’une décision de justice dépend en effet de beaucoup d’autres facteurs, que l’on pourrait qualifier de « subjectifs » : la bonne foi des destinataires de la décision, une culture de l’État de droit, une conscience de l’importance des droits des personnes dans une société, bref, l’intériorisation de la contrainte juridique, l’éducation au droit.
Il apparaît que certaines questions n’ont pas trouvé suffisamment de pertinence auprès d’un grand nombre de cours pour faire l’objet de réponses détaillées. Il en est ainsi du régime des droits fondamentaux et de la distinction entre droits et libertés. Une des explications de cet état de fait pourrait se trouver dans le manque de systématisation doctrinale de la jurisprudence de certaines cours, qui entraîne une faible théorisation de leurs décisions.
FIGURE.2
SOUS-THÈME 2 :
Les méthodes et techniques juridictionnelles de protection des droits de l’homme
Tableau récapitulatif de la question 1
Q1 : Quelles sont les références les plus souvent invoquées dans vos décisions en matière de protection des droits de l’homme : références internationales ou nationales ?
-
[1]
Avec la collaboration d’Alioune SALL, professeur à l’Université Cheikh Anta DIOP de DAKAR, membre de la Commission du droit [Retour au contenu] -
[2]
Article 61 de la Constitution de la RDC : « En aucun cas, et même lorsque l’état de siège ou l’état d’urgence aura été proclamé conformément aux articles 85 et 86 de la présente Constitution, il ne peut être dérogé aux droits et principes fondamentaux énumérés ci-après :Le droit à la vie ;
Interdiction de la torture, peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants ;
Interdiction de l’esclavage et de la servitude ;
Principe de légalité des infractions et des peines ;
Droits de la défense et droit de recours ;
Interdiction de l’emprisonnement pour dettes ;
Liberté de pensée, de conscience, de religion ».Pour le Sénégal, voir les décisions du Conseil constitutionnel des 19 juin 1995 et 20 juillet 2021, qui font la distinction entre « les droits dits intangibles » et les « autres droits et libertés qui peuvent faire l’objet de restrictions (…) ».
La réponse suisse met l’accent sur la prééminence du droit à la dignité et sur l’interdiction de la torture, qu’elle rattache au « noyau intangible » des droits. [Retour au contenu]
L’effet res interpretata de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de la République de Moldova
Serghei Ţurcan, Juge à la Cour constitutionnelle de la République de Moldova
Le principe res interpretata, i.e. l’autorité de la chose interprétée, trouve son fondement dans l’obligation des États de respecter de bonne foi les traités internationaux auxquels ils sont parties et prévoit que l’autorité interprétative des arrêts des cours internationales dépasse les parties de l’affaire et impose l’obligation pour tous les États contractants de tenir compte de ces arrêts[1]. Le principe res interpretata offre la possibilité d’assurer une application uniforme et efficace des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, contribue à garantir la conformité de la législation nationale avec les normes du droit international, permet une pénétration plus profonde et plus rapide de la jurisprudence des cours internationales dans les systèmes juridiques nationaux, contribuant ainsi à la prévention d’éventuelles futures violations des droits de l’homme et constitue un instrument important pour la consolidation du principe de subsidiarité, qui se trouve à la base des systèmes internationaux régionaux de protection des droits de l’homme.
La Constitution de la République de Moldova[2] prévoit à l’article 8 paragraphe 1 que l’État s’oblige à respecter la Charte des Nations Unies et les traités auxquels il est partie, à fonder ses relations avec les autres États sur les principes et les normes du droit international unanimement reconnus.
En outre, selon l’article 4 paragraphe 1 de la Constitution, les dispositions constitutionnelles relatives aux droits et aux libertés de l’homme doivent être interprétées et appliquées conformément aux traités internationaux auxquels la République de Moldova est partie.
Dans sa jurisprudence, la Cour constitutionnelle a retenu que les principes et les normes unanimement reconnus du droit international, les traités internationaux ratifiés et ceux auxquels la République de Moldova a adhéré font partie du cadre juridique de la République de Moldova et deviennent des normes de son droit interne[3]. Il résulte des dispositions constitutionnelles de l’article 4 que les conventions internationales sur les droits de l’homme, conclues et ratifiées conformément à la Constitution, priment sur la législation nationale et que les traités sur les droits et les libertés de l’homme ont un statut constitutionnel dans l’ordre juridique interne. Adhérant à une convention internationale régissant les libertés et les droits de l’homme, la République de Moldova appliquera les dispositions de cette convention, même si la législation nationale dans un domaine donné est en contradiction avec ses dispositions[4]. Lorsqu’il existe des contradictions entre les traités internationaux relatifs aux droits fondamentaux de l’homme et les lois internes de la République de Moldova, selon les dispositions de l’article 4 paragraphe 2 de la Constitution, les autorités sont obligées d’appliquer les règlementations internationales[5].
On retient que la République de Moldova, par la Décision du Parlement no 1298 du 24 juillet 1997, a ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950[6], entrée en vigueur pour la République de Moldova le 12 septembre 1997. La République de Moldova a reconnu la juridiction obligatoire de la Cour européenne des droits de l’homme de plein droit et sans une convention spéciale[7].
L’une des fonctions de la Cour européenne des droits de l’homme, interprète authentique de la Convention européenne, consiste à établir un niveau minimum de protection des droits fondamentaux qui doit être garanti dans tous les États membres de la Convention. La Cour européenne a expliqué les conséquences de cette fonction dans l’arrêt Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 87 : « l’objet et le but de la Convention, comme instrument de protection des êtres humains appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives. En outre, toute interprétation des droits et libertés garantis doit être conforme avec „l’esprit général de la Convention, destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique” »[8]. La Cour européenne considère que « ses arrêts servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect, par les États, des engagements qu’ils ont assumés en leur qualité de Parties contractantes » (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], 17 juillet 2014, § 105[9]). Gardant à l’esprit que la Cour européenne offre une interprétation authentique et définitive des droits et libertés énumérés dans la Convention, la Cour doit déterminer si les autorités nationales ont dûment pris en compte les principes découlant des arrêts qu’elle a rendus sur des questions similaires, y compris dans des affaires concernant d’autres États (Opuz c. Turquie, 9 juin 2009, § 16364[10]).
Dans sa jurisprudence, la Cour constitutionnelle a noté que la pratique juridictionnelle internationale était obligatoire pour la République de Moldova, en tant qu’État ayant adhéré à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La jurisprudence de la Cour européenne a la même valeur juridique que les dispositions conventionnelles, celle-ci étant l’interprétation de la Convention[11]. Dans l’esprit de l’article 4 de la Constitution, la Cour constitutionnelle dispose d’instruments nécessaires pour enrichir l’ensemble des garanties et des moyens de protection accordés aux droits et libertés fondamentaux de l’homme par les arrêts rendus et les solutions adoptées. La Cour constitutionnelle a noté que la jurisprudence de la Cour européenne et les dispositions de la Convention européenne sont pertinentes et orientent l’examen du litige constitutionnel. C’est notamment le cas lorsque le litige constitutionnel porte en substance sur la question de la garantie ou du respect d’un droit consacré par la Constitution et la Convention européenne[12]. La Cour constitutionnelle a confirmé le principe de l’applicabilité directe de la Convention européenne et de la jurisprudence de la Cour européenne en matière d’interprétations et solutions constitutionnelles[13] en tenant compte, évidemment, tant des arrêts de la Cour européenne rendus dans les affaires contre la République de Moldova, que des arrêts envers d’autres États parties à la Convention.
La Cour constitutionnelle a souligné qu’elle était obligée, en vertu de l’article 4 de la Constitution, de suivre la jurisprudence de la Cour européenne, celle- ci étant considérée comme faisant partie de la Convention européenne. En outre, la Cour a retenu que la Cour européenne elle-même exige que les autorités nationales veillent à ce que la législation nationale soit conforme à la Convention. Cela impose aux autorités l’obligation d’assurer le plein effet des normes de la Convention, telles qu’interprétées par la Cour européenne. Elles doivent exclure l’application de la loi nationale qui est manifestement contraire aux normes de la Convention, telles qu’interprétées par la Cour européenne (voir Fabris c. France [GC], 7 février 2013, § 75[14]). Ainsi, le principe res interpretata ressort des articles 1 [Obligation de respecter les droits de l’homme], 19 [Institution de la Cour] et 32 [Compétence de la Cour] de la Convention européenne et de la jurisprudence de la Cour européenne.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour constitutionnelle a statué que les raisonnements de la Cour européenne constituent pour la Cour constitutionnelle une autorité de la chose interprétée et sont tout aussi pertinentes et applicables dans toutes les affaires similaires [15]. Selon le principe res interpretata, les considérations de la Cour européenne sont obligatoires pour les États membres dans les affaires similaires, mêmes si elles n’ont pas été rendues envers elles. Les États contractants ont l’obligation légale en vertu du droit international de tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne lorsqu’ils s’acquittent des obligations qui leur incombent en vertu de la Convention européenne, qu’ils aient été ou non parties aux affaires en question. Ainsi, il ressort sans équivoque de la jurisprudence de la Cour européenne que les autorités nationales doivent prendre au sérieux le principe res interpretata, principe qui représente un critère-clé sur la base duquel la performance interne est évaluée[16].
Il convient de noter que dans au moins trois affaires, l’adoption des arrêts par la Cour européenne a servi de base à la révision de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle. Dans une affaire, il s’agissait d’un jugement contre la République de Moldova, et dans deux autres, contre d’autres pays.
Ainsi, par l’Arrêt n° 10 du 16 avril 2010 a été révisé l’Arrêt n° 16 du 28 mai 1998 « sur l’interprétation de l’article 20 de la Constitution de la République de Moldova » dans la rédaction de l’Arrêt n° 39 du 9 juillet 2001. Cet arrêt concerne l’accès à la justice pour le règlement des litiges de travail des fonctionnaires publics (des officiels représentant un intérêt politique ou public particulier) et a été adopté suite à l’Arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne dans l’affaire Vilho Eskelinen et autres c. Finlande du 19 avril 2007[17]. Ainsi, la Cour constitutionnelle a retenu qu’en tenant compte du cursus cohérent, interdépendant et synchronique de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de la République de Moldova face à la jurisprudence de la Cour européenne, il est logique d’adopter cet arrêt, nécessaire pour que la République de Moldova puisse passer „le test Eskelinen”[18].
Aussi, par l’Arrêt n° 31 du 11 décembre 2014 a été révisé l’Arrêt n° 9 du 26 mai 2009. Cet arrêt concerne l’interdiction d’occuper certaines fonctions publiques par les personnes ayant plusieurs citoyennetés et a eu comme base l’Arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne dans l’affaire Tănase c. Moldova du 27 avril 2010[19]. Pour établir la conformité des dispositions légales contestées avec les normes constitutionnelles, la Cour a tenu compte des considérations de l’Arrêt de la Cour européenne dans l’affaire Tănase c. Moldova[20].
Enfin, par l’arrêt n° 7 du 10 mars 2022, les arrêts de la Cour constitutionnelle n° 21 du 20 octobre 2011 sur l’interprétation de l’article 46 paragraphe 3 de la Constitution et n° 6 du 16 avril 2015 sur le contrôle de constitutionnalité de certaines dispositions du Code pénal et du Code de procédure pénale ont été révisés. Cet arrêt concerne la confiscation civile de biens acquis de manière illicite et s’est fondé sur l’arrêt de la Cour européenne dans l’affaire Gogitidze et autres c. Géorgie du 12 mai 2015[21]. La Cour constitutionnelle a estimé qu’il était nécessaire de réviser les arrêts susmentionnés, étant donné que certains de leurs considérants contredisaient les considérations identifiées dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
Dans ce qui suit, nous présenterons un exemple éloquent de l’effet res interpretata de la jurisprudence de la Cour européenne dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de la République de Moldova. Par l’Arrêt n° 27 du 13 novembre 2020, la Cour a statué sur la constitutionnalité de certaines dispositions des articles 55 paragraphe 3, 56 paragraphe 2, 60 paragraphe 4 et 63 paragraphe 4 de la loi n° 200 du 16 juillet 2010 sur le régime des étrangers en République de Moldova[22]. L’objet de la saisine a constitué les garanties offertes à l’étranger par la législation de la République de Moldova en cas d’expulsion.
Ainsi, on peut souligner deux problèmes sur lesquels la Cour constitutionnelle s’est prononcée dans cet Arrêt. En premier lieu, selon les dispositions contestées, lorsque la décision de déclarer l’étranger comme personne indésirable est fondée sur des motifs de sécurité nationale, la décision ne doit pas indiquer les motifs sur lesquels elle se fonde (article 55 paragraphe 3 de la loi n° 200 du 16 juillet 2010). Aussi, de telles données et informations ne peuvent en aucun cas être portées, directement ou indirectement, à la connaissance de l’étranger déclaré personne indésirable, y compris lors de l’examen par le tribunal du recours formé contre la décision déclarant l’étranger personne indésirable (article 56 paragraphe 2 de la loi n° 200 du 16 juillet 2010).
En second lieu, un étranger peut être éloigné ou expulsé de la République de Moldova pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public, même s’il existe des craintes justifiées que la vie de l’étranger soit mise en danger ou qu’il serait soumis à la torture, à des traitements inhumains ou dégradants dans l’État vers lequel il serait renvoyé (lettre e) de l’article 60 paragraphe 4 et point 1) de l’article 63 paragraphe 4 de la loi n° 200 du 16 juillet 2010).
La Cour constitutionnelle, à la différence de la Cour européenne, n’effectue qu’une analyse de la législation pertinente in abstracto, afin de déterminer si elle est conforme aux principes constitutionnels interprétés selon les normes qui peuvent être déduites de la Convention européenne, à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne.
En ce qui concerne les problèmes de droit soulevés dans la saisine, la Cour a constaté l’existence d’arrêts pertinents de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme : Muhammad et Muhammad c. Roumanie, du 15 octobre 2020[23], et F.G. c. Suède, du 23 mars 2016[24]. Les arrêts mentionnés sont revêtus de l’autorité de la chose interprétée pour l’affaire examinée par la Cour. Ils établissent un niveau minimum de protection en termes de garanties procédurales en cas d’expulsion des étrangers, ainsi que de protection du droit à la vie et du droit à ne pas être soumis à de mauvais traitements sous leur volet procédural. La Cour constitutionnelle a statué que ces arrêts sont pertinents et applicables dans toutes les affaires similaires.
La Cour a examiné les dispositions contestées de la loi sur le régime des étrangers à travers le filtre des critères pertinents qui peuvent être extraits de ces deux arrêts susmentionnés de la Cour européenne, en les rapportant aux articles 19 [Statut juridique des citoyens étrangers et des apatrides], 20 [Libre accès à la justice], 24 [Droit à la vie et à l’intégrité physique et psychique] et 26 [Droit à la défense] de la Constitution de la République de Moldova.
En ce qui concerne le premier problème soulevé dans la saisine, la Cour a observé que les articles 55 paragraphe 3 et 56 paragraphe 2 de la loi instituent, dans la partie interdisant à l’étranger de prendre connaissance des motifs qui ont fondé la décision de le déclarer personne indésirable pour des raisons de sécurité nationale, une interdiction absolue et offre un poids abstrait plus grand à l’intérêt légitime de sécurité nationale.
Sous cet aspect, la Cour a observé que ces normes instituent une règle générale, insensible aux particularités de certaines affaires et enfreignent ainsi les droits procéduraux des étrangers, garantis par les articles 19, 20 et 26 de la Constitution.
La Cour a interprété les articles pertinents de la Constitution à travers l’article 1 du Protocole n° 7 à la Convention européenne des droits de l’homme, du point de vue des garanties procédurales des étrangers confrontés à l’expulsion. Dans une affaire récente, Muhammad et Muhammad c. Roumanie, la Grande Chambre de la Cour européenne a énuméré, aux paragraphes 118-157, les garanties exigées par l’article 1 du Protocole n° 7 à la Convention.
Ainsi, l’article 1 § 1 du Protocole n° 7 à la Convention établit, comme première garantie, que la personne concernée ne peut être expulsée qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi. Cela suppose l’existence d’une base légale dans le droit national ainsi que le respect des exigences de qualité de la loi. La loi doit être accessible et prévisible et doit offrir des mesures de protection contre les ingérences arbitraires des autorités publiques. Le caractère arbitraire suppose une négation de la prééminence du droit et ne peut être toléré ni en ce qui concerne les droits procéduraux, ni envers les droits substantiels. Outre la condition générale de légalité, l’article 1 § 1 du Protocole n° 7 prévoit trois garanties procédurales précises : les étrangers doivent pouvoir faire valoir les raisons qui militent contre leur expulsion, pouvoir faire examiner leur cas et pouvoir se faire représenter à ces fins devant l’autorité compétente par une ou plusieurs personnes désignées par cette autorité. L’article mentionné requiert que les étrangers concernés soient informés sur les éléments factuels pertinents qui ont conduit les autorités nationales compétentes à la conclusion qu’ils représentaient un danger pour la sécurité nationale et qu’ils doivent avoir accès au contenu des documents et aux informations du dossier de l’affaire sur lesquels les autorités se sont fondées pour décider de leur expulsion. Dans le contexte de l’article 1 du Protocole n° 7, seules les limitations qui, dans les circonstances de chaque cas, sont adéquatement justifiées et suffisamment contrebalancées seront permises[25].
La Cour constitutionnelle a retenu que toute personne qui fait l’objet d’une mesure basée sur des motifs de sécurité nationale doit bénéficier de garanties contre l’arbitraire. En particulier, la personne doit avoir la possibilité de faire contrôler la mesure litigieuse par un organe indépendant et impartial, habilité à se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes, pour trancher sur la légalité de la mesure et sanctionner un éventuel abus des autorités. Devant cet organe de contrôle, la personne concernée doit bénéficier d’une procédure contradictoire afin de pouvoir présenter son point de vue et réfuter les arguments des autorités (voir ACC n° 5 du 11 février 2014, § 64[26] ; Lupsa c. Roumanie, 8 juin 2006, § 38[27] ; Ljatifi c.„l’ex-République yougoslave de Macédoine”, 17 mai 2018, § 35 [28]; Ozdil et autres c. République de Moldova, 11 juin 2019[29], § 68[30]).
La Cour constitutionnelle a souligné que la nécessité de protéger le secret d’État et l’intérêt légitime de la sécurité nationale ne s’oppose pas au droit de la personne de connaître le résumé des motifs qui ont servi comme raison pour sa déclaration comme personne indésirable, dans la mesure où cela est compatible avec le maintien de la confidentialité des données obtenues.
Dans ce type d’affaires, dans son analyse, la Cour européenne est guidée par deux principes. Le premier : plus l’accès de l’étranger à l’information est bloqué, plus les garanties seront importantes, pour contrebalancer la limitation de ses droits procéduraux. Le deuxième : lorsque les circonstances d’une affaire révèlent des répercussions particulièrement importantes pour la situation de l’étranger, les garanties de contrebalance doivent être dûment renforcées[31].
La Cour constitutionnelle a noté que la loi sur le régime des étrangers remplit un critère important pour contrebalancer la limitation de l’exercice de leurs droits procéduraux. Elle prévoit, à l’article 57 paragraphe 1, que la décision de déclarer l’étranger indésirable peut être contestée par lui devant un tribunal dans un délai de cinq jours ouvrables. En même temps, la Cour a analysé l’étendue de la compétence du tribunal et, notamment, si le tribunal pouvait vérifier le caractère nécessaire du maintien de la confidentialité des informations classifiées pour des raisons de sécurité nationale, ainsi que le caractère nécessaire de la décision de déclaration de l’étranger comme personne indésirable en général.
Sous cet aspect, dans l’arrêt Ozdil et autres c. République de Moldova, § 70, la Cour européenne a établi que les tribunaux nationaux ne pouvaient pas examiner les motifs réels qui ont déterminé l’expulsion, car la législation nationale ne prévoyait pas que la note des services secrets, qui a servi comme base pour l’expulsion des requérants, devait être mise à la disposition des juges.
En ce sens, l’article 225 du Code administratif, à l’égard duquel la Cour a étendu son contrôle, a été pertinent. Le paragraphe 3 de cet article concerne y compris les actes administratifs individuels et normatifs qui concernent la sécurité nationale de la République de Moldova, qui peut également inclure la décision de déclarer l’étranger comme une personne indésirable. La Cour a observé que le paragraphe 3 de l’article 225 du Code administratif limite le contrôle du tribunal en ce qui concerne les actes administratifs individuels et normatifs, dans ses parties pertinentes, (a) à la compétence de l’autorité publique d’émettre l’acte et (b) à l’existence de l’intérêt public qui justifie la délivrance de l’acte administratif. Ce paragraphe ne permet pas au tribunal d’effectuer un contrôle complet de la proportionnalité de la décision contestée. Même si la protection de la sécurité nationale peut exclure, parfois, la divulgation à l’étranger des raisons qui ont fondé la décision de le déclarer personne indésirable, le tribunal doit pouvoir mettre en balance les intérêts de sécurité nationale avec les intérêts de l’étranger, ce que l’article 225 paragraphe 3 du Code administratif ne lui permettait pas.
La Cour a constaté le caractère insuffisant, dans la législation pertinente de la République de Moldova, de certains mécanismes essentiels pour contrebalancer la limitation de l’exercice des droits procéduraux de l’étranger en vertu des articles 19, 20 et 26 de la Constitution. L’étranger ne peut pas contester, d’une manière effective, les motifs de la décision le déclarant comme personne indésirable, selon lesquels il représentait un danger pour la sécurité nationale. Le tribunal n’a pas la compétence d’examiner de manière effective les motifs qui se trouvaient à la base de la décision et les preuves fournies à cet égard, son contrôle étant limité dans la partie qui regarde la proportionnalité de la mesure en question. La Cour a conclu que l’article 225 paragraphe 3 du Code administratif était inconstitutionnel dans la partie qui limite la compétence des tribunaux d’effectuer le contrôle de proportionnalité des actes administratifs individuels et normatifs qui concernent la sécurité nationale, étant contraire à l’article 20 de la Constitution[32].
En ce qui concerne le deuxième problème soulevé dans la saisine, la Cour a observé que, selon les articles 60 paragraphe 4 et 63 paragraphe 4 de la loi sur le régime des étrangers, les étrangers qui présentent un danger pour l’ordre public ou la sécurité nationale peuvent être éloignés/expulsés même s’il existe des craintes justifiées que leur vie soit mise en danger ou qu’ils seraient soumis à la torture, aux traitements inhumains ou dégradants dans l’État dans lequel ils seraient renvoyés.
La Cour constitutionnelle a examiné les dispositions contestées en les rapportant à l’article 24 de la Constitution, interprété à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne. Ainsi, dans l’affaire F.G. c. Suède [GC] du 23 mars 2016, la Cour européenne a analysé la question de l’expulsion d’un étranger vers un État tiers dans lequel il risquait d’être soumis à de mauvais traitements. La Cour européenne a noté, au paragraphe 110 de l’arrêt, que dans le contexte de l’expulsion, lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire qu’un individu, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à la peine capitale, à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, tant l’article 2 que l’article 3 impliquent que l’État contractant ne doit pas expulser la personne en question.
Dans le cas où il existe des craintes fondées que la vie des étrangers soit mise en danger ou qu’ils seraient soumis à la torture, à des traitements inhumains ou dégradants dans l’État de destination, la Constitution de la République de Moldova et la jurisprudence de la Cour européenne interdisent tout éloignement ou expulsion. Sous cet aspect, les droits garantis par l’article 24 de la Constitution et les articles 2 et 3 de la Convention européenne portent un caractère absolu. Partant, le caractère absolu de ces aspects de l’article 24 de la Constitution et des articles 2 et 3 de la Convention européenne a été suffisant pour déclarer l’inconstitutionnalité du texte „et e)” de l’article 60 paragraphe 4 et du texte „(1) et” de l’article 63 paragraphe 4 de la loi sur le régime des étrangers.
On retient également que pour assurer l’efficacité de ses solutions et afin d’éviter un vide législatif, la Cour constitutionnelle, jusqu’à la modification des normes déclarées inconstitutionnelles[33], peut établir, lorsqu’il est impérieusement nécessaire, des solutions provisoires. Dans cette affaire, la Cour a établi que jusqu’à la modification, par le Parlement, des articles 55, paragraphe 3, IIème thèse et 56, paragraphe 2, IIème thèse de la loi sur le régime des étrangers en République de Moldova, la décision sur la déclaration de l’étranger comme personne indésirable pour des raisons de sécurité nationale devra contenir un résumé des motifs, d’une manière compatible avec l’intérêt légitime de la sécurité nationale, étant notifiée à l’étranger sous cette forme.
Partant, on peut conclure que l’effet res interpretata de la jurisprudence de la Cour européenne dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle offre la possibilité d’assurer dans la République de Moldova une protection réelle et effective des droits de l’homme et des libertés, conformément aux normes internationales universelles et européennes.
-
[1]
Voir Arnardóttir Oddný Mjöll. « Res Interpretata, Erga Omnes Effect and the Role of the Margin of Appreciation in Giving Domestic Effect to the Judgments of the European Court of Human Rights », The European Journal of International Law, 2017, 28, n° 3, Oxford University Press, pp. 822, 842-843. [Retour au contenu] -
[2]
La Constitution de la République de Moldova, adoptée le 29 juillet 1994, entrée en vigueur le 27 août
https://www.legis.md/cautare/getResults?doc_id=128016&lang=ro [Retour au contenu] -
[3]
ACC no 55 du 14 octobre 1999 sur l’interprétation de certaines dispositions de l’article 4 de la Constitution de la République de Moldova, point 3 du dispositif : https://constcourt.md/public/ccdoc/hotariri/ro_1999_h_55.pdf [Retour au contenu] -
[4]
ACC n° 38 du 15 décembre 1998 sur le contrôle de constitutionnalité de la loi n° 101- XIV du 22 juillet 1998 « pour la rectification du budget des assurances sociales d’État pour l’année 1998 ». https://constcourt.md/public/ccdoc/hotariri/ro_1998_h_38.pdf [Retour au contenu] -
[5]
ACC n° 55 du 14 octobre 1999, point 4 du dispositif. [Retour au contenu] -
[6]
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950. https://wwechr.coe.int/Documents/Convention_FRA.pdf [Retour au contenu] -
[7]
Article 2 de la Décision du Parlement n° 1298 du 24 juillet 1997 pour la ratification de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que de certains protocoles additionnels à cette convention. https://www.legis.md/cautare/getResults?doc_id=7462&lang=ro. [Retour au contenu] -
[8]
https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-62176 [Retour au contenu] -
[9]
https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-145847 [Retour au contenu] -
[10]
https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-92946 [Retour au contenu] -
[11]
ACC n° 10 du 16 avril 2010 pour la révision de l’Arrêt n° 16 du 28 mai 1998 « sur l’interprétation de l’article 20 de la Constitution de la République de Moldova » dans la rédaction de l’Arrêt n° 39 du 9 juillet 2001, § 2. https://constcourt.md/public/ccdoc/hotariri/ro_2010_h_10.pdf ; ACC n° 31 du 11 décembre 2014 sur la révision de l’Arrêt n° 9 du 26 mai 2009 pour le contrôle de constitutionnalité de certaines dispositions de la loi n° 273-XVI du 7 décembre 2007 « sur la modification de certains actes législatifs » et de la loi n° 76-XVI du 10 avril 2008 « sur la modification du Code électoral n° 1381-XIII du 21 novembre 1997 » (l’interdiction d’occuper certaines fonctions publiques par les personnes ayant plusieurs citoyennetés), § 16, 37. https://constcourt.md/public/ccdoc/hotariri/ro-h3111122014rod0989.pdf. [Retour au contenu] -
[12]
ACC n° 16 du 25 juin 2013 pour le contrôle de constitutionnalité de l’article XI point 16 de la loi n° 29 du 6 mars 2012 pour la modification de certains actes législatifs, § 79-80. https://constcourt.md/public/ccdoc/hotariri/ro-h_16_2013_ro.pdf [Retour au contenu] -
[13]
CC n° 15 du 13 septembre 2011 sur le contrôle de constitutionnalité de l’article 18 paragraphe 3 de la loi n° 152-XVI du 8 juin 2006 sur l’Institut National de Justice, § 26. https://constcourt.md/public/ccdoc/hotariri/ro_2011_h_15.pdf [Retour au contenu] -
[14]
https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-116715 [Retour au contenu] -
[15]
Voir, par exemple, ACCn° 10 du 8 mai 2018 sur l’exception d’inconstitutionnalité de l’article 36 paragraphe 1 de la loi n° 156 du 14 octobre 1998 sur le système public de pensions, 50. https://constcourt.md/public/ccdoc/hotariri/ro-h10201824g2018ro6765d. pdf ; ACC n° 13 du 14 mai 2018 sur l’exception d’inconstitutionnalité de certaines dispositions de l’article 25 paragraphe (1) de la loi n° 947 du 19 juillet 1996 sur le Conseil Supérieur de la Magistrature et de l’article 10 paragraphe 1 b) de la loi sur le contentieux administratif n° 793 du 10 février 2000 (le contrôle judiciaire des décisions émises par le Conseil Supérieur de la Magistrature dans les affaires disciplinaires), § 23. https://constcourt.md/public/ccdoc/hotariri/ro-h132018148g2017rou6d980. pdf ; ACC n° 25 du 11 octobre 2018 sur l’exception d’inconstitutionnalité de l’article 13 paragraphe 1 b) du Code électoral, § 57. https://constcourt.md/public/ccdoc/hotariri/hcc_25_sesizarea_105g_2018.pdf. [Retour au contenu] -
[16]
V. Oddný Mjöll Arnardóttir, précité, pp. 827, 838. [Retour au contenu] -
[17]
https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-80249 [Retour au contenu] -
[18]
ACC n° 10 du 16 avril 2010, § 4 [Retour au contenu] -
[19]
https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-98429 [Retour au contenu] -
[20]
ACC n° 31 du 11 décembre 2014, § [Retour au contenu] -
[21]
https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-154398 [Retour au contenu] -
[22]
ACC n° 27 du 13 novembre 2020 sur le contrôle de constitutionnalité de certaines dispositions des articles 55 paragraphe 3, 56 paragraphe 2, 60 paragraphe 4 et 63 paragraphe 4 de la loi n° 200 du 16 juillet 2010 sur le régime des étrangers en République de Moldova (les garanties de l’étranger en cas d’expulsion), https://constcourt.md/public/ccdoc/hotariri/h_27_2020_54a_2020.rou.pdf [Retour au contenu] -
[23]
https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-205510 [Retour au contenu] -
[24]
https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-161876 [Retour au contenu] -
[25]
ACC n° 27 du 13 novembre 2020, §§ 43-44, 50, 54. [Retour au contenu] -
[26]
ACC n° 5 du 11 février 2014 pour le contrôle de constitutionnalité des dispositions de l’article 4 e) de la loi sur le contentieux administratif no793-XIV du 10 février 2000. https://constcourt.md/public/ccdoc/hotariri/ro-h5_-2014.pdf. [Retour au contenu] -
[27]
https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-75687 [Retour au contenu] -
[28]
https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-182871 [Retour au contenu] -
[29]
En septembre 2018 les autorités de la République de Moldova ont déclaré comme personnes indésirables les citoyens turcs Ozdil, Çelebi, Doğan, Karacaoğlu, Tüfekçi, qui travaillaient comme professeurs dans une institution d’enseignement privée et ont été expulsés de la République de Moldova en Turquie [Retour au contenu] -
[30]
https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-193614 [Retour au contenu] -
[31]
ACC n° 27 du 13 novembre 2020, §§ 63, 84. [Retour au contenu] -
[32]
ACC n° 27 du 13 novembre 2020, §§ 90-94. [Retour au contenu] -
[33]
Selon l’article 281 paragraphe (1) de la loi n° 317 du 13 décembre 2014 sur la Cour constitutionnelle, le Gouvernement, au plus tard 3 mois à compter de la date de publication de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, présente au Parlement le projet de loi portant sur la modification ou l’abrogation de l’acte normatif ou de certaines parties de celui-ci déclarées inconstitutionnelles ; ledit projet de loi sera examiné par le Parlement en priorité. On remarque le fait que malgré ces réglementations, le projet de loi qui met en exécution l’Arrêt de la Cour constitutionnelle n° 27 du 13 novembre 2020 a été présenté par le Gouvernement au Parlement le 23 décembre 2021, étant adopté par la Décision du Gouvernement n° 443 du 22 décembre 2021. Le projet de loi a été adopté par le Parlement en première lecture le 3 février 2022. La loi a été adoptée en lecture finale le 24 mars 2022 et est entrée en vigueur le 15 mai 2022. [Retour au contenu]
Allocution de Joseph Djogbenou
Président de la Cour constitutionnelle du Bénin
Introduction
Le sujet est bien vaste, puisqu’il s’abstrait de toute délimitation, ratione temporis, et surtout ratione iurisdictiones (juridictions relevant de l’autorité ou du pouvoir judiciaire, internes ou internationales) ou encore ratione loci (entendu comme l’ordre juridique de référence).
Une première idée s’impose : il faut le circonscrire. Ratione iurisdictiones, la réflexion ne sera pas étendue aux juridictions relevant du pouvoir judiciaire. Ce n’est point en raison de ce qu’elles ne sont pas compétentes en matière de protection des droits de l’homme. Bien au contraire : ce sont les organes juridictionnels de protection des droits de la personne à titre primaire, c’est- à-dire ceux dont la fonction essentielle est de protéger l’individu dans ses droits et l’être dans son existence. Certes, au cœur de la protection judiciaire, les droits subjectifs et le rapport du sujet avec le pouvoir administratif. Pour autant, c’est dans l’assiette des droits subjectifs que la doctrine jusnaturaliste élève certains à la dignité des droits fondamentaux, telle que la propriété et la liberté. En outre, du fait de la fondamentalisation des droits subjectifs en vue de les soumettre au statut des droits fondamentaux, il est de moins en moins aisé de distinguer ceux-ci de ceux-là, de sorte qu’il est possible d’affirmer que les juridictions relevant de l’autorité ou du pouvoir judiciaire assurent également la protection des droits de l’homme. Toutefois, les juridictions relevant du pouvoir judiciaires sont saisies de la protection des droits de l’homme à titre secondaire voire subsidiaire alors que les juridictions constitutionnelles sont saisies de la protection de ces droits à titre principal.
Une deuxième idée s’attache en effet aux notions de « méthodes » et de « techniques ». Au sens épistémologique, il faut les tenir pour synonymes puisque selon l’une ou l’autre notion, c’est bien de la démarche du raisonnement qu’il s’agit, dont le but et de dévoiler le sens de la règle, au moyen de procédés et d’arguments établis et reconnus, sur fond de rationalisme, souvent hypothético-déductifs, quelques fois empirico-inductifs. Il convient de les définir comme l’ensemble des démarches de l’esprit qui permettent au juge d’identifier, de caractériser et d’appliquer la règle de droit ou la norme juridique indiquée dans une situation juridique.
Enfin, une troisième idée est nécessaire à la définition des termes du débat : les juridictions concernées. On aura observé qu’il ne s’agit pas, pour les raisons évoquées, des juridictions de l’autorité ou du pouvoir judiciaire. La présente étude sera consacrée aux méthodes de protection auxquelles les juridictions en charge de la garantie à titre principal des droits de l’homme recourent. Le modèle reconnu se cristallise dans les juridictions éponymes, à vocation régionale, les Cours des droits de l’homme : la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour interaméricaine des droits de l’homme, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Au plan régional et au plan interne, certaines juridictions communautaires, à vocation économique comme la Cour de justice de la CEDEAO, ou constitutionnelle en charge du contrôle de constitutionnalité comme certaines juridictions constitutionnelles, comme celle du Bénin, ont vu leur compétence primaire s’étendre à la garantie des droits fondamentaux et deviennent, par leur nature et en leur degré, des cours des droits de l’homme. C’est sous cette vue et à l’illustration du modèle qu’impose la Cour constitutionnelle du Bénin que l’analyse sera proposée.
Cela dit, le constituant béninois du 11 décembre 1990 affirme « solennellement notre détermination par la présente Constitution de créer un État de droit et de démocratie pluraliste, dans lequel les droits fondamentaux de l’Homme, les libertés publiques, la dignité de la personne humaine et la justice sont garantis, protégés et promus comme la condition nécessaire au développement véritable et harmonieux de chaque Béninois tant dans sa dimension temporelle, culturelle, que spirituelle ». À ce titre, il réaffirme son « attachement aux principes de la démocratie et des Droits de l’Homme, tels qu’ils ont été définis par la Charte des Nations Unies de 1945 et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, à la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples adoptée en 1981 par l’Organisation de l’Unité Africaine, ratifiée par le Bénin le 20 janvier 1986, et dont les dispositions font partie intégrante de la présente Constitution et du droit béninois et ont une valeur supérieure à la loi interne ». La philosophie qui sous-tend cet attachement du constituant aux droits et libertés fondamentaux, c’est que, conformément à l’article 3 de la Constitution, « La souveraineté nationale appartient au Peuple. (…) [et] s’exerce conformément à la (…) Constitution qui est la Loi Suprême de l’État ». Par suite, « Toute loi, tout texte réglementaire et tout acte administratif contraires à ces dispositions sont nuls et non avenus. En conséquence, tout citoyen a le droit de se pourvoir devant la Cour constitutionnelle contre les lois, textes et actes présumés inconstitutionnels ». Autrement dit, le Bénin a décidé de faire du juge constitutionnel, non seulement la clé de voûte de son architecture institutionnelle, mais aussi l’instrument privilégié de l’édification de l’État de droit.
Au regard des droits protégés, le Bénin n’a rien à envier aux États constitutionnellement émancipés. Il est un véritable État de droit constitutionnel pour au moins trois raisons. D’abord, la Constitution du 11 décembre 1990 consacre un titre entier, le titre II, aux droits et devoirs de la personne humaine. On y recense, après l’affirmation introductive du caractère sacré et inviolable de la personne humaine, une série de droits aussi bien économiques et sociaux, que civils et politiques, voire de solidarité. Il en est ainsi de l’égal accès des citoyens à la santé, à l’éducation, à la culture, à l’information, à la formation professionnelle et à l’emploi. On relève aussi le droit au développement, à la protection de la culture, le droit à la vie, la prohibition de la peine de mort, le droit à la liberté, à la sécurité et à l’intégrité de la personne, la légalité des délits et des peines, la présomption d’innocence, la non rétroactivité de la loi pénale plus sévère, l’interdiction des arrestations arbitraires et abusives ainsi que des traitements cruels, inhumains et dégradants. La protection de la vie privée sous ces différentes formes, la protection de la propriété, des libertés de pensée, de conscience, de religion, de culte, d’opinion et d’expression, la liberté de presse, les libertés d’aller et de venir, de réunion, de manifestation, d’association, de grève y trouvent également place. Le droit à l’égalité, l’égalité de droits entre hommes et femmes, les discriminations positives en faveur des femmes, la protection de la mère et de l’enfant ainsi que des personnes vivant avec handicap reçoivent aussi un traitement de choix. Et que dire, des droits de solidarité (droit à un environnement sain, droit à la paix) et des devoirs ? Ensuite, il est précisé, tant dans le préambule de la Constitution qu’à l’article 7 de celui-ci, que tous les droits prévus dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples font également partie intégrante de la Constitution. Enfin, l’État est partie aux traités les plus importants en matière de droits fondamentaux, notamment à l’ensemble de la Charte universelle des droits de l’homme.
Mais au-delà de la proclamation des droits, c’est leur effectivité qui est essentielle. Et la clé de cette effectivité, c’est le mécanisme de garantie prévu. Il paraît utile de s’intéresser à ce mécanisme pour observer comment la violation des différents droits ainsi consacrés ne reste pas sans sanction, en particulier, devant le juge constitutionnel.
Le constituant béninois de 1990, à l’opposé des autres constituants d’Afrique francophone, a voulu faire du juge constitutionnel, un protecteur spécifique et prioritaire des droits fondamentaux.
Alors que la Constitution sénégalaise de 2001, par exemple, fait de tout le pouvoir judiciaire[1] le « gardien des droits et libertés définis par la Constitution et la loi »[2], que la Constitution tchadienne du 31 mars 1996 dispose en son article 144 que le pouvoir judiciaire qui est exercé par la Cour Suprême, les Cours d’Appel, les tribunaux et les Justices de Paix est le « gardien des libertés et de la propriété individuelle [et] veille au respect des droits fondamentaux », que la Constitution malienne de 1992 en son article 81 fait du pouvoir judiciaire exercé par la Cour Suprême et les autres cours et tribunaux « le gardien des libertés définies par la présente Constitution » dans la mesure où il « veille au respect des droits et libertés définis par la présente Constitution », au Bénin, la Constitution du 11 décembre 1990 en son article 114, fait de la Cour constitutionnelle « la plus haute juridiction de l’État en matière constitutionnelle. Elle est juge de la constitutionnalité de la loi (…). Elle est l’organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l’activité des pouvoirs publics », mais aussi et surtout, « elle garantit les droits fondamentaux de la personne humaine et les libertés publiques ». Il apparaît dès lors que la question des droits fondamentaux occupe une place essentielle et spécifique dans l’office du juge constitutionnel béninois.
La question de la méthode d’examen des espèces dans lesquelles la protection des droits fondamentaux de la personne est invoquée est déterminante. En raison des différences de natures (la subjectivation des rapports juridiques en ce qui concerne le pouvoir judiciaire et l’objectivation de principe des mêmes rapports en ce qui concerne les juridictions constitutionnelles), les méthodes et les techniques sont pour le moins différentes. Par exemple, la méthode syllogistique est privilégiée par les juridictions relevant du pouvoir judiciaire. Aussi bien, faut-il se résoudre à considérer la méthode syllogistique insuffisante à permettre à la juridiction constitutionnelle d’assurer et d’assumer sa mission de garantie des droits de l’homme (I). La garantie des droits de l’homme étant la finalité essentielle, il importe au juge de s’affranchir des procédés formalistes pour assurer l’effectivité de ces droits (II).
I – L’insuffisance de la méthode syllogistique
Dans le modèle syllogistique qui fonde le raisonnement juridique sur un schéma logique, la règle de droit est la majeure, les faits de l’espèce constituent la mineure et le jugement est la chute conclusive du raisonnement logique. Cette méthode formaliste parie sur l’infaillibilité du raisonnement juridique tout en prétendant préserver le principe de la séparation des pouvoirs. À tout le moins, elle confine le juge dans le rôle d’application des règles édictées par le législateur, son office étant de soumettre les faits aux lois. Toutefois, elle est insuffisante, pour une double raison, à permettre à la juridiction saisie à titre principal des droits de l’homme à atteindre les fins de garanties et de protection de ces droits. La première raison réside dans le caractère de la protection et la seconde, dans sa finalité.
A. Une insuffisance à raison du caractère de la protection
La légitimité de la méthode formaliste réside dans le caractère subjectif de la protection assurée par le juge, à l’effet, dans chaque espèce et au gré des intérêts en cause, de dévoiler le contenu de la règle, sa signification, sa valeur et sa portée : par la bouche du juge judiciaire, la règle s’adresse à chacun, impliqué dans une espèce déterminée. Dans la perspective syllogistique, la protection fondée par la règle est assurée, « au cas par cas », à l’égard de chaque individu pris distinctement. Par le juge, la règle descend sur la personne en ce qu’elle est différemment des autres, en ce qu’elle désire dans les limites et la mesure de ses intérêts concrètement considérés.
Or tel ne semble pas être le paradigme de positionnement des juridictions constitutionnelles, surtout lorsque celles-ci ont la charge de la protection des droits de l’homme à titre principal. La garantie visée l’est à l’égard de tous : elle a un caractère universaliste, humaniste et fondamentalement objectif. Ce qui est en cause, c’est moins l’espèce que la garantie à atteindre. La méthode syllogistique, à caractère formel, est alors inapte en raison de ce que, dans chaque espèce, ces juridictions constitutionnelles ont pour mission de dévoiler le contenu de la règle, sa signification, sa valeur et sa portée sans égards aux intérêts subjectifs ou particuliers en cause : par la bouche de la juridiction constitutionnelle, la règle s’adresse à tous, peu importe une implication ou non de l’individu dans l’espèce. Aussi, d’une part, la garantie peut-elle être assurée sans aucune espèce (1), d’autre part, est-elle nécessairement assurée au-delà des espèces (2).
- La garantie assurée sans aucune espèce
La méthode syllogistique n’est pas appropriée lorsque, à travers le contrôle de constitutionnalité, la juridiction constitutionnelle assure la garantie des droits de l’homme. En pareille occurrence, la garantie est abstraite et préventive. Le jugement a surtout lieu a priori, sans aucune espèce.
C’est le cas lorsque la Cour constitutionnelle opère le contrôle de constitutionnalité des textes à caractère législatif. L’article 117 de la Constitution béninoise dispose que la Cour constitutionnelle statue obligatoirement sur « (…) ‒ la constitutionnalité des lois organiques avant leur promulgation ; (…) ». De même, sur la base de l’article 123 de la Constitution, reprise par l’article 21 de la loi organique sur la Cour constitutionnelle : « Les règlements intérieurs et les modifications aux règlements adoptés par l’Assemblée Nationale, la Haute autorité de l’audiovisuel et la communication et par le Conseil Economique et social sont, avant leur mise en application, soumis à la Cour constitutionnelle par le Président de chacun des organes concernés ». On pourrait ajouter que l’article 22 de la loi organique sur la Cour constitutionnelle, détaillant les conditions de mise en œuvre de l’article 117 de la Constitution, dispose : « De même sont transmis à la Cour constitutionnelle soit par le Président de la République, soit par tout citoyen, par toute association ou organisation non gouvernementale de défense des droits de l’homme, les lois et actes réglementaires censés porter atteinte aux droits fondamentaux de la personne humaine et aux libertés publiques… ». Enfin, il ne faut pas oublier que, conformément à l’article 121 alinéa 1 de la Constitution, « La Cour constitutionnelle, à la demande du Président de la République ou de tout membre de l’Assemblée nationale, se prononce sur la constitutionnalité des lois avant leur promulgation ».
Une telle volonté de ne laisser aucun texte sans contrôle ou possibilité de contrôle de sa conformité aux droits fondamentaux constitutionnellement consacrés a permis d’obtenir quelques avancées sur le terrain de la protection des droits fondamentaux, en particulier le principe d’égalité et de non-discrimination.
Ainsi, la Cour constitutionnelle a pu décider, par décision DCC 02 – 144 du 23 décembre 2002, que le fait pour le code des personnes et de la famille voté par l’Assemblée nationale et en instance de promulgation d’avoir prévu la possibilité pour l’homme d’avoir plusieurs épouses alors qu’une telle possibilité n’était pas reconnue à la femme était contraire à l’article 26 de la Constitution consacrant l’égalité de tous devant la loi et en particulier l’égalité en droit de l’homme et de la femme[3]. Plus récemment encore sur le même code des personnes et de la famille, par décision DCC 21-269 du 21 octobre 2021, la Cour a pu constater, entres autres, « qu’en déterminant … les conditions d’attribution de nom à l’enfant dans les différentes hypothèses de la filiation, l’article 6 n’est conforme aux articles 26 alinéas 1 et 2 de la Constitution, 3 et 18 alinéa 1 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples que lorsque les règles qu’il pose sont interprétées comme conférant un égal pouvoir à la femme placée dans les mêmes conditions que l’homme et préservant le droit fondamental de l’enfant à l’égale reconnaissance de la filiation de ses parents ; qu’aucun principe constitutionnel, aucun objectif à valeur constitutionnelle encore moins un impératif constitutionnel ne justifie l’admission d’une rupture de l’égalité dans ces situations ». Pour ces raisons, elle a conclu « qu’il en résulte qu’à la demande de la mère, l’enfant porte également son nom ; qu’il en est de même en cas de reconnaissance simultanée des deux parents ou en cas d’adoption par les deux époux ; que si, dans l’hypothèse de l’alinéa 4 de l’article 6 du code des personnes et de la famille, l’un des parents reconnait l’enfant en dernière position, son nom sera adjoint à celui du parent dont l’enfant porte déjà le nom ».
Mais, au-delà des recours directs réservés aux acteurs politiques a priori et à tous les citoyens a posteriori, ces derniers ont aussi la possibilité de soulever devant des juridictions ordinaires des exceptions d’inconstitutionnalité. L’article 122 de la Constitution dispose en effet que : « Tout citoyen peut saisir la Cour constitutionnelle sur la constitutionnalité des lois, soit directement, soit par la procédure de l’exception d’inconstitutionnalité invoquée dans une affaire qui le concerne devant une juridiction. Celle-ci doit surseoir jusqu’à la décision de la Cour constitutionnelle qui doit intervenir dans un délai de trente jours ».
C’est aussi le cas des textes à caractère administratif. L’article 3, alinéa 3, de la Constitution dispose en effet que « Toute loi, tout texte réglementaire et tout acte administratif contraires [aux dispositions de la Constitution] sont nuls et non avenus. En conséquence, tout citoyen a le droit de se pourvoir devant la Cour constitutionnelle contre les lois, textes et actes présumés inconstitutionnels ».
À titre illustratif sur les actes administratifs et réglementaires, par décision DCC 19-271 du 22 août 2019, la Cour a constaté, s’agissant d’un décret qui interdisait aux femmes de l’armée de se marier ou de se retrouver en état de gestation avant un certain nombre d’années après leur entrée en service, que « les dispositions visées, qui élèvent en cause d’inaptitude l’état de conception ou de gestation, sont contraires à l’article 26 de la Constitution en ce que ces inaptitudes, qui ne sont pas applicables dans les mêmes conditions à l’homme et à la femme, sont stigmatisantes à l’égard de celle-ci et, par suite discriminatoires ; qu’au surplus ces dispositions violent l’alinéa 2 du même article 26 de la Constitution qui prescrit à la charge de l’ État, l’obligation de protéger la famille et particulièrement la mère et l’enfant ; que le fait pour l’article 5 du même décret de sanctionner de la radiation des forces armées la conception et la gestation est constitutif d’un manquement par l’État à l’obligation mise à sa charge par l’article 26 alinéa 2 de la Constitution ; que le décret n° 79-287 du 30 octobre 1979 étant dès lors contraire à la Constitution, la radiation (…) fondée sur cette base, est également contraire à la Constitution ».
C’est enfin le cas lorsqu’il s’agit des décisions de justice. Après avoir longtemps hésité, et sans doute, entretenant encore quelques liens avec la méthode syllogistique[4], la Cour constitutionnelle s’est finalement échappée de cette méthode en s’intéressant également aux décisions de justice, à partir de la décision DCC 03-166 du 11 novembre 2003. Elle affirme que « la Cour a fixé sa jurisprudence en ce qui concerne les décisions de justice. (…) à travers plusieurs décisions, elle a jugé que les décisions de justice n’étaient pas des actes au sens de l’article 3, alinéa 3, de la Constitution, pour autant qu’elle ne viole pas les droits de l’homme ; (…) ». Autrement dit, l’immunité qui couvre les décisions de justice devant le juge constitutionnel saute lorsque les décisions de justice violent les droits de l’homme. Dans ce cas, une décision de justice redevient un « acte » susceptible de recours devant la Cour constitutionnelle, sur le fondement de l’article 3, alinéa 3, de la Constitution. « Pour sortir des impasses de l’indépendance mutuelle des cours suprêmes, découlant des articles 124 alinéa 2 – autorité de chose jugée des décisions de la Cour constitutionnelle – et 131 alinéa 3 – autorité de chose jugée des décisions de la Cour Suprême –, le juge constitutionnel a ainsi convoqué la disposition emblématique du Renouveau démocratique au Bénin qui institue une actio popularis, à l’origine de nombre de ses « grandes » décisions »[5].
Après s’être autoproclamée « la plus suprême des cours suprêmes en matière de droits de l’homme », il ne restait plus à la haute juridiction qu’à mettre en œuvre cette suprématie. Elle en aura l’occasion en 2004. Le 18 mai 2004, par décision DCC 04-051, elle relève que « les investigations ont révélé que malgré la prorogation de tous les délibérés au 08 janvier 1998, le délibéré Lazare KAKPO contre Thomas KOUGBAKIN a été ramené au 11 décembre 1998 à l’insu du requérant, l’empêchant ainsi d’exercer les voies de recours dans les délais ; qu’un tel changement de date sans en aviser les parties constitue une fraude au droit de la défense garanti par la Constitution et la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ; que, dès lors, il échet de dire et juger que la formation de la Cour d’Appel de Cotonou siégeant en matière civile traditionnelle qui a rendu l’arrêt n° 167/98 du 11 décembre 1998 a violé la Constitution ; (…) ». Cette décision qui est un pas dans la nouvelle direction ne suffisait pas néanmoins à afficher nettement la nouvelle position de la haute juridiction constitutionnelle à l’égard des décisions de justice pour la double raison qu’elle ne porte pas sur le fond de l’arrêt rendu par le juge ordinaire (une cour d’appel) et que cette décision ne provient pas de la Cour suprême qui, comme la Cour constitutionnelle, si l’on s’en tient à une interprétation littérale de la Constitution, rend des décisions non susceptibles du moindre recours. Dans la décision DCC 09-087 du 13 août 2009, la Cour constitutionnelle réaffirme donc que « les décisions de justice ne sont pas des actes susceptibles de recours devant la Cour constitutionnelle pour autant qu’elles ne violent pas les droits fondamentaux des citoyens et les libertés publiques ; (…) ». Elle poursuit plus clairement qu’« en matière des droits de l’homme, les décisions de la Cour constitutionnelle priment celles de toutes les autres juridictions ». En l’espèce, elle avait constaté que, contrairement à ce que prétend la Cour suprême dans sa décision, le « moyen soumis à la Chambre Judiciaire [de la Cour suprême] ne tend pas à faire apprécier des faits mais pose un problème de droit s’analysant comme une atteinte à la dignité humaine garantie par la Constitution ». Elle avait alors conclu que, sur cette question de dignité humaine, « l’arrêt n° 13/CJ- CT du 24 novembre 2006 de la Chambre Judiciaire de la Cour Suprême (…) est contraire à la Constitution ».
Une partie de la doctrine a pu ainsi s’écrier : « Désormais, tout béninois en litige devant une juridiction non seulement a la faculté de se plaindre devant la Cour constitutionnelle de tout acte juridictionnel qui méconnaîtrait les droits de l’homme, mais encore peut escompter la sanction par elle de tout abus caractérisé du pouvoir judiciaire. Un progrès de taille ! »[6].
Mais il convient de signaler néanmoins qu’un tel mécanisme de contrôle des décisions de la Cour suprême revêt un caractère exceptionnel en raison des perturbations qu’il peut introduire dans la sécurité juridique[7]. La Cour n’y a recouru qu’une seule fois en trente ans de fonctionnement.
- Une garantie assurée au-delà des espèces
Pour exercer à bon escient sa mission de garantie des droits de l’homme, l’espèce se présente à la juridiction constitutionnelle comme un prétexte, la protection assurée dépassant la portée des rapports interindividuels circonscrits dans un procès subjectif. On le voit, notamment dans les cas de contrôle exercé par les personnes, par voie d’action ou par voie d’exception. Dans une espèce illustrant ce point, les articles 336 à 339 du code pénal béninois relatifs à l’adultère étaient en cause[8].
Le 22 mai 2009, la haute juridiction constitutionnelle béninoise est saisie par jugement avant-dire-droit du 15 mai 2009, de l’exception d’inconstitutionnalité évoquée devant la première chambre correctionnelle du Tribunal de première instance de Cotonou par Madame Nelly HOUSSOU et Monsieur Akambi Kamarou AKALA, assistés de Maître Reine ALAPINI GANSOU substituée par Maître Ibrahim SALAMI et Maître Magloire YANSUNU. Les requérants exposent : « (…) Les articles 336 à 339 du Code pénal en vigueur en République du Bénin relatifs à l’adultère « créent des conditions plus favorables à l’homme qu’à la femme au triple point de vue de la constitution de l’infraction, de la poursuite de l’infraction et de la peine encourue » (…) ». Ils estiment que ces dispositions violent les articles 26 de la Constitution, 2 et 3 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples qui consacrent le principe de l’égalité de l’homme et de la femme en droit. Ils demandent en conséquence à la haute juridiction de déclarer les articles susvisés contraires à la Constitution.
La Cour constitutionnelle, examinant cette requête, constatera, par décision DCC 09- 081 du 30 juillet 2009, que : « Le législateur a instauré une disparité de traitement entre l’homme et la femme en ce qui concerne les éléments constitutifs du délit ; (…) alors que l’adultère du mari ne peut être sanctionné que lorsqu’il est commis au domicile conjugal, celui de la femme est sanctionné quel que soit le lieu de commission de l’acte ». Pour la Cour, « l’incrimination ou la non incrimination de l’adultère ne sont pas contraires à la Constitution, mais (…) toute différence de traitement de l’adultère entre l’homme et la femme est contraire aux articles 26 de la Constitution, 2 et 3 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ». C’est pour cette dernière raison que les articles 336 à 339 du Code Pénal ont été déclarés contraires à la Constitution[9].
Si le caractère objectif de la protection affaiblit la méthode syllogistique, cet affaiblissement a également tout à avoir avec la finalité de la protection assurée par la juridiction constitutionnelle.
B. Une insuffisance à raison de la finalité de la protection
Cette insuffisance pourra être vérifiée à deux niveaux : d’abord par le contenu substantiel de la finalité (1), ensuite dans sa traduction procédurale (2).
- Le contenu substantiel de la finalité de la protection
La protection des droits de l’homme à titre de garantie par la juridiction constitutionnelle a une finalité axiologique en ce que ce qui est recherché, c’est la protection de l’humain dans l’être, dans sa complétude et dans son universalité. Il ne s’agit guère du rapport du droit à un sujet (droit subjectif en lien avec les situations juridiques), ou à un citoyen (droits civiques, de nature politique), mais du rapport du droit à l’être humain (droits civils également de nature politique). Ce rapport irrigue les valeurs que cristallise la vie autour de la dignité humaine, de l’égalité et surtout d’universalité. La Constitution béninoise ne s’est pas trompée sur les références axiologiques : lorsque le droit invoqué est fondamental en ce qu’il s’attache à l’individu pris ut universi, dans le texte de la Constitution comme dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples qui y est intégrée (article 7 de la Constitution), la protection vise la « personne » : « la personne humaine est sacrée et inviolable » (article 8 al. 1), « toute personne a droit à la culture » (article 10 al. 1), « toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente (…) » (article 17 al. 1), « toute personne a droit à la propriété (…) » (article 22), « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience, de culte, d’opinion et d’expression dans le respect de l’ordre public établi par la loi et les règlements (…) » (article 23), « Toute personne a droit à un environnement saint, satisfaisant et durable… » (article 27), « toute personne a droit à la jouissance des droits et libertés reconnus et garantis par la présente Charte (…) » (article 2 CADHP), « 1. Toutes les personnes bénéficient d’une totale égalité devant la loi ; 2. Toutes les personnes ont droit à une égale protection de la loi » (article 3 CADHP), « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) » (article 7 CADHP) », « Tout individu a droit à la vie (…) » (article 15 al. 1 de la Constitution) etc. Cette protection vise également les « individus » :
« Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne (…) » (article 6 CADHP) etc. Le recours au pronom indéfini qualifie l’humain dans sa substantialité : « Nul ne peut être condamné à mort » (article 15 al. 2), « Nul ne peut être arrêté ni inculpé qu’en vertu d’une loi promulguée antérieurement aux faits qui lui sont reprochés » (article 16 al. 1), il est ainsi des droits énoncés à l’article 18 de la Constitution : « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des sévices ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Nul n’a le droit d’empêcher un détenu ou un prévenu de se faire examiner par un médecin de son choix. Nul ne peut être détenu pendant une durée supérieure à quarante-huit heures que par la décision d’un magistrat auquel il doit être présenté (…) », etc. Dans cette perspective de protection de ce qui constitue l’humain en l’être, la Constitution recourt même au groupe nominal « tout être humain », tel qu’il apparaît en son article 9 : « Tout être humain a droit au développement de sa personne dans ses dimensions matérielle, temporelle, intellectuelle et spirituelle, pourvu qu’il ne viole pas les droits d’autrui ni n’enfreigne l’ordre constitutionnel et les bonnes mœurs ».
En chaque espèce, l’humain surgit, de sorte qu’au plan de la technique procédurale, le dépassement subjectif de la méthode syllogistique est essentiel.
- La traduction procédurale de la finalité
La procédure devant la Cour constitutionnelle ne peut être attelée au caractère subjectif nécessaire à la méthode syllogistique.
Le contentieux est en effet marqué par une absence de litige juridique, au sens subjectif, c’est-à-dire de litige portant sur un intérêt juridiquement protégé[10]. L’intérêt à agir n’est pas une condition[11] du déclenchement du procès constitutionnel. De jure et de facto, le procès constitutionnel déroge à l’adage traditionnel du procès civil « pas d’intérêt, pas d’action ». Les requérants ne disposent pas du procès et la saisine n’induit pas tous les effets des formes usuelles d’une action en justice. Il n’existe pas pour les requérants un droit de désistement[12], la possibilité de transactions[13] partisanes, de chose jugée relative ou de péremption d’instance[14]. La caractérisation objective du procès constitutionnel ne manque donc pas de produire des effets sur le statut des protagonistes ainsi que sur le pouvoir du juge dans ce type de procès.
Le statut des personnes à l’initiative du procès constitutionnel tient aux règles de saisine qui modèlent un accès ouvert à la juridiction constitutionnelle au moyen de règles de saisine d’une particulière souplesse. L’article 120 de la Constitution dispose que « La Cour constitutionnelle doit statuer (…) après qu’elle a été saisie (…) d’une plainte en violation des droits de la personne humaine et des libertés publiques ». Quant à l’article 121, alinéa 2 de la Constitution, il précise que « …. [La Cour constitutionnelle] statue plus généralement sur les violations des droits de la personne humaine (…) ». Ces dispositions signifient que la Cour constitutionnelle statue sur des violations de droits fondamentaux, qu’elles proviennent des normes ou des faits et comportements.
La possibilité ainsi donnée aux citoyens de faire juger par la Cour constitutionnelle des faits attentatoires aux droits de l’homme sans avoir besoin de démontrer un intérêt à agir est sans doute l’une des méthodes les plus avancées de protection des droits de l’homme qui soit. C’est ainsi que cette possibilité a permis de nombreuses avancées jurisprudentielles dans tous les domaines des droits de l’homme.
Sur le terrain des droits civils et politiques, la plupart des plaintes en violation des droits fondamentaux destinées à faire sanctionner les faits en cause prennent comme fondement les articles 15 à 19 de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990 qui protègent le droit à la vie, à la liberté, à la sécurité et à l’intégrité de la personne[15], le droit à la sûreté et l’interdiction de l’exil forcé[16], le droit à la présomption d’innocence et la légalité des infractions et des sanctions[17], l’interdiction de la torture et des sévices ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, le droit reconnu à un prévenu ou à détenu d’être examiné par un médecin de son choix, la légalité des détentions, la limitation du délai de garde à vue et la nécessité de son contrôle judiciaire[18], la répression des actes de torture ou de sévices ou traitements cruels, inhumains ou dégradants commis par tout individu ou tout agent de l’État, le droit à la désobéissance reconnu à tout agent de l’État lorsque l’ordre reçu constitue une atteinte grave et manifeste au respect des droits de l’homme et des libertés publiques[19].
Il convient de citer, à titre d’illustration, une espèce en matière de non-respect de délai raisonnable dans l’examen d’un dossier judiciaire. Le requérant expose qu’il a accompli les diligences nécessaires à l’aboutissement de son dossier n° 64/RG- 16 dont la procédure est pendante devant la cour d’Appel de Cotonou, mais son dossier n’a jamais été évoqué malgré ses démarches à l’inspection générale des services judiciaires. Il sollicite l’intervention de la Cour aux fins de faire avancer son dossier. Par décision DCC 22-002 du 13 janvier 2022, la Cour a décidé ceci : « Considérant que l’article 7.1.d) de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples édicte, « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend : …d) le droit d’être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale » ; qu’en l’espèce, la procédure querellée engagée depuis le 15 décembre 2011 n’a pas connu de dénouement jusqu’à ce jour, soit depuis plus de dix (10) ans ; que ce délai est anormalement long au sens de l’article 7.1.d) de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples précité ; que dès lors, les conseillers à la cour d’Appel de Cotonou qui ont connu de ce dossier ont méconnu les dispositions dudit article ».
Sur le terrain des droits économiques et sociaux, leur nature spéciale peut apparaître comme un obstacle à leur protection comme l’illustre le premier cas, mais la deuxième affaire montre bien que la Cour peut également être saisie contre l’État dans ce domaine.
Dans la première espèce, le 15 juillet 2009, la Cour constitutionnelle est saisie par Madame Fidélia A. APOVO qui porte plainte contre le Gouvernement de la République du Bénin pour violation des droits fondamentaux de l’homme en particulier les droits de l’homme à l’alimentation et à l’eau. La requérante développe qu’alors même que le coût des denrées alimentaires ne fait qu’augmenter, la goutte d’eau qui fait déborder le vase est la décision du Gouvernement du lundi 06 juillet 2009 qui porte sur une augmentation des prix de l’eau et de l’électricité. La Cour conclura, par décision DCC 12-124 du 07 juin 2012, que « le droit du citoyen à l’eau potable fait partie de ses droits fondamentaux ;(…) il s’agit d’un droit-créance opposable à l’État ; (…). toutefois l’État ne peut couvrir l’intégralité d’un tel droit que dans la progressivité d’une politique donnée comprenant une contrepartie à supporter par tout bénéficiaire ; qu’il résulte des éléments du dossier que contrairement aux allégations de la requérante, le Gouvernement a engagé des actions pour alimenter progressivement la majorité de la population en eau potable ; que les prix de cession de l’eau potable tels que fixés par le Gouvernement (198 F/m3 pour le branchement individuel et 330 F/m3 pour l’accès collectif) sont en deçà du coût de revient du mètre cube d’eau traitée (473/m3), preuve de la détermination du Gouvernement à permettre à la majorité de la population l’accès à l’eau potable ; que, dès lors, on ne saurait conclure à une violation des droits de l’homme, à l’alimentation et à l’eau ».
Dans la seconde espèce, en 2011, l’État béninois lance un concours de recrutement d’auditeurs de justice en citant les conditions pour y participer. Estimant remplir lesdites conditions, Mlle Géronime TOKPO, aveugle, dépose son dossier le 16 mai 2011 à la Direction départementale du Ministère du Travail et de la Fonction Publique avec toutes les pièces requises en y ajoutant une autorisation à composer en écriture braille. Son dossier est rejeté par la Direction du recrutement des agents de l’État, seulement au regard de la pièce supplémentaire qu’elle a déposée, laquelle est une demande d’autorisation de composer en braille, et au motif que le poste n’est pas ouvert pour les épreuves en braille.
La requérante saisit la Cour constitutionnelle pour discrimination dans l’accès à la Fonction publique car, estime-t-elle, « une personne ne peut être exclue de l’accès à la Fonction Publique et aux charges publiques, seulement en raison d’un handicap visuel, alors même qu’elle jouit des aptitudes physiques et de l’équilibre mental et psychique ».
Par décision DCC 12-106 du 3 mai 2012, la Cour constitutionnelle répondra :
« Si l’État doit tout mettre en œuvre pour éviter toute discrimination, il doit en plus, en ce qui concerne les personnes handicapées, prendre « des mesures spécifiques de protection en rapport avec leurs besoins physiques ou moraux » ; qu’en l’espèce, l’État, en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires pour faire composer la requérante en écriture braille au concours des auditeurs de justice alors même que celle-ci a régulièrement passé tous ses examens grâce à ladite écriture, a méconnu les dispositions sus-citées de la Constitution ; qu’il échet de dire et juger qu’il y a traitement discriminatoire ».
II – La recherche d’une méthode réaliste
Dans sa mission de protection des droits de l’homme à titre principal, soucieuse de la protection des valeurs dont la règle est porteuse, la juridiction constitutionnelle s’affranchit vite de toute méthode formelle qui réduit son mouvement et son espace. À cet égard, juge des valeurs réelles et non des intérêts subjectifs, elle se positionne dans une posture téléologique réaliste dont il faut relever les fondements (A) et les procédés (B).
A. Les fondements de la méthode réaliste
Le premier est la primauté des valeurs protégées sur la règle de protection (1) ; le second est la liberté consécutive du juge à l’égard de la loi (2).
- La primauté des valeurs protégées sur la règle de protection
Dans la protection des droits de la personne éclosent les doctrines du droit naturel sur les valeurs constitutives de l’être humain dont la transmission générationnelle assure la pérennité de la race et du genre. Quoique discutées, voire contestées[20], ces valeurs, consacrées depuis la charte du Manden ainsi que par les révolutions américaine et française, sanctifiées peu après leur création par l’organisation des Nations-Unies, doivent leur positivité par la reconnaissance et la protection qu’en assurent les juridictions dédiées. Ce qui relève de l’essence de l’être humain comme la vie, la liberté, l’égalité et la propriété ainsi que ce qui apparaît comme indispensable à son existence et sans qui l’essence perdrait de sens sont constitutifs de valeurs dont l’affirmation de la juridicité relève, à titre principal, de la juridiction qui en a la charge. À travers la règle, ce sont les valeurs que protège le juge.
Dans la décision Dame Adèle FAVI, c’est la valeur vie et, en particulier, l’intégrité de la personne humaine que la Cour constitutionnelle a entendu protéger dans une décision du 4 juin 2002[21]. La requérante, une vendeuse, fut arrêtée le mercredi 6 février 2002 aux environs de 20 heures, de retour de son lieu de vente habituel, situé non loin de la Présidence de la République, en voulant traverser la route, par des éléments de la Garde présidentielle qui lui ont porté des coups de pieds « sans que l’arrivée du chef de l’État ne soit encore annoncée ». Ayant décidé de prendre la fuite, elle a été poursuivie, rattrapée et rouée de coups. Elle raconte qu’elle a « subi des bastonnades, des coups de pieds de rangers, des chicottes, et traînée par terre jusqu’à une distance de 50 mètres avant d’être laissée inerte sans connaissance ». La plaignante poursuit qu’elle s’est retrouvée à l’hôpital grâce à des bienfaiteurs et que tout ce qu’elle avait sur elle est resté introuvable. Par conséquent, elle « porte plainte contre la garde rapprochée du Chef de l’État pour l’avoir soumise à un traitement inhumain et barbare et demande que justice soit faite ». Saisie le 11 février 2002 par cette plainte, la Cour constitutionnelle, se basant sur le certificat médical produit par la victime, constate que celle-ci souffre de « douleurs exquises à la palpation à la cheville droite, au gros orteil droit, des douleurs à la mobilisation du membre supérieur droit et des douleurs à l’hémiface droite ainsi que des douleurs lombaires, une impotence fonctionnelle majeure à la marche et une plaie superficielle à la malléole externe de la cheville droite », le tout ayant entraîné « une incapacité temporaire de travail de dix- huit jours ». Considérant d’une part que « ces lésions sont consécutives aux sévices et traitements cruels, inhumains et dégradants infligés à dame FAVI », et, d’autre part, que « ni la réglementation en vigueur ni les explications fournies par le cabinet militaire du président de la République ne sauraient justifier de pareils traitements », la Cour constitutionnelle conclut que la garde rapprochée du président de la République a violé l’article 18, alinéa 1, de la Constitution relatif à l’interdiction de la torture et des sévices ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
C’est au profit de la valeur liberté individuelle que le juge constitutionnel a déployé son office dans une affaire emblématique sur les questions d’arrestations arbitraires et de traitements inhumains et dégradants, celle dite du « roi » EGBAKOTAN II[22], non seulement par rapport aux parties en cause, puisqu’il ne s’agit plus de représentants de l’État dans l’exercice – ou non – de leurs fonctions, mais aussi par rapport à la dimension religieuse et traditionnelle de la situation. Les faits sont les suivants : le 8 décembre 1998, Monsieur Boris GBAGUIDI saisit la Cour constitutionnelle pour porter plainte contre le pouvoir royal de Dassa Zoumè pour « sévices corporels et violation de la personne humaine ». Le requérant expose ceci : « Pour un crime ou un délit commis, c’est le « roi » et sa cour qui décident du sort du coupable. En exemple, à Dassa – Zoumè, lorsqu’un citoyen vole quelque chose, le fameux roi, Egbakotan II, donne des instructions à ses associés afin qu’on lui mette la main dessus. Ensuite, il est conduit au Palais royal et là, il subit de véritables et humiliants sévices corporels qui lui sont honteusement administrés, et ce pour la plupart du temps par des bandits, les délinquants, les va-nu-pieds de Dassa – Zoumè ». Le requérant poursuit : « la même situation se produit également lorsqu’un citoyen est coupable de viol, d’inceste ou nie la paternité d’une grossesse qui, apparemment, lui appartient. Pendant ce temps, poursuit encore le requérant, il existe bel et bien une brigade de gendarmerie à Dassa – Zoumè (de même que) le tribunal de première instance d’Abomey. Malgré tout cela, c’est le « Roi qui décide arbitrairement du traitement infamant à infliger aux mis en cause » ». Saisie de cette requête et respectant la règle du contradictoire, la Cour constitutionnelle a diligenté des mesures d’instruction en direction du « Roi des Dassa ». Ce dernier a répondu qu’effectivement, tout individu auteur sur le sol de Dassa-Zoumè de l’un des actes interdits par la tradition et les coutumes Idaasha et « dévoilé ou identifié par tous les moyens appropriés, est conduit au palais royal ». Il est aussitôt attaché par les cordes avant de subir un châtiment corporel consistant à le faire frapper de coups de chicottes car, ajoute le Roi, « la commission demeurée impunie desdits actes entraîne toujours des conséquences malheureuses et regrettables » telles que « maladie incurable, mort, folie, disparition définitive ». Sur cette base, le « roi » conclut que « Evolué fictif, l’auteur du recours. [Monsieur Boris GBAGUIDI] peut être porté à prendre pour violation des droits de l’homme les sévices corporels dont il s’agit » or tous ces agissements se fondent, selon le « roi », sur le pouvoir religieux qu’il tient de la tradition oro chiche. Face à ces faits signalés par le requérant et confirmés par le « roi » de Dassa, la Cour constitutionnelle s’est prononcée. Rappelant le caractère républicain et laïc de l’État béninois[23], insistant sur la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice et le monopole de la justice d’État sur les questions juridictionnelles, en particulier, les questions pénales111[24], la Cour relèvera que le « roi » EGBAKOTAN II et sa cour se prévalent de prérogatives que ne leur donne pas la Constitution pour, prétendument, « rendre la justice ». « De surcroit, ajoute la Cour constitutionnelle, ils infligent des sévices corporels et des traitements inhumains et dégradants aux personnes mises en cause, au mépris de l’article 18, alinéa 1, de la Constitution ». La haute juridiction conclut alors « qu’en agissant comme ils l’ont fait, « même pour prévenir des châtiments divins beaucoup plus cruels », le « roi » EGBAKOTAN II et sa cour violent la Constitution ».
On peut également évoquer la protection de l’innocent telle qu’examinée par la Cour dans la décision DCC 13-091 du 16 août 2013. La Cour y déclare, sur le fondement des articles 17 alinéa 1er de la Constitution[25] et 7.1.b de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples113[26] « qu’un fait infractionnel commis dans une administration, un établissement ou une société peut également comporter un aspect disciplinaire autonome ; qu’aucune sanction disciplinaire n’a été prise à l’encontre de Frédéric TCHEDJI que par ailleurs, Monsieur Frédéric H. TCHEDJI incarcéré en février 2012, a été mis en liberté provisoire le 27 juin 2012 sous caution de la somme de F CFA trois millions (3.000.000) ; que jusqu’à la date du 30 janvier 2013 aucune décision définitive d’une juridiction compétente n’est intervenue ; que la culpabilité de Monsieur Frédéric H. TCHEDJI n’est donc pas légalement établie ; qu’en refusant de lui faire reprendre service entre le 27 juin 2012 et le 30 janvier 2013, date de la saisine de la Cour, Madame le Ministre de la Santé a méconnu le principe de la présomption d’innocence garanti par les dispositions suscitées de la Constitution ».
La valeur peut être même protégée sans la règle : sa seule reconnaissance suffit au juge. Le pouvoir de reconnaissance par la juridiction constitutionnelle de la valeur fondamentale dont le droit est porteur consacre la primauté de celle-ci sur celui-là et fonde également la liberté du juge.
- La liberté de la juridiction constitutionnelle
Dans la protection des droits de l’homme, le juge saisi à titre principal n’est pas la bouche de la règle, il est le serviteur des valeurs que la règle est censée protéger. Ce pouvoir qu’il tient de ces normes de références, notamment de la Constitution, fonde sa liberté à l’égard du législateur. C’est dans cet esprit que la Cour constitutionnelle a pu alors affirmer, dans une décision de principe que « lorsqu’une requête élève à la connaissance de la Cour une situation de violation d’un droit fondamental ou de remise en cause d’un impératif ou d’un principe à valeur constitutionnelle, la Cour peut se prononcer d’office… »[27]. Les droits fondamentaux, les principes à valeur constitutionnelle ou les impératifs constitutionnels constituent ainsi une partie du manche du glaive de la justice constitutionnelle qui échappe à la loi. Sous la même échappée, la Cour définit son rapport à sa propre décision. Puisque son office se définit sous l’onction, non de la « chose jugée » mais de la « norme interprétée », la Cour exclut toute vocation à l’irrévocabilité de son interprétation. Elle a pu en effet considérer dans une autre décision de principe que « (…) l’application des dispositions de l’article 124 al. 2 et 3 de la Constitution ne s’oppose pas à l’examen d’une loi ou de certaines de ses dispositions dont l’application révèle une contrariété à un droit fondamental ou à une liberté publique ; que la Cour constitutionnelle peut revenir sur ses propres décisions en ce qui concerne notamment le contrôle de constitutionnalité des lois si un contrôle antérieur y a laissé subsister une atteinte sérieuse à un droit fondamental garanti par la Constitution ou à une norme de référence du contrôle de constitutionnalité, à condition que le recours soit a posteriori par voie d’action ou d’exception, dans les termes de l’article 122 de la Constitution et que la loi en question ait été préalablement adoptée par l’Assemblée nationale, promulguée et publiée conformément à la Constitution afin que l’application en révèle les contrariétés dénoncées »[28]. Quoiqu’il en soit, la construction méthodique de cette approche réaliste passe par le recours aux procédés adaptés.
B. Les procédés de la méthode réaliste
Sans être nouvelle, la boîte à outil méthodologique n’en est pas moins renouvelée. Aussi, aux procédés classiques (1), la Cour recourt-elle à un procédé nouveau (2).
- Les procédés classiques
L’interprétation de la règle selon la méthode téléologique est essentielle au dévoilement par le juge des valeurs a priori qu’elle renferme. L’interprète qui vise alors la finalité du texte, la trouve de deux façons. Soit il considère que la portée de la règle se détermine au moyen de la formule littérale du texte et le but social poursuivi au moment de son élaboration ; la formule littérale étant l’élément fixe et le but social l’élément mobile qui peut être réalisé suivant des moyens différents. Soit l’interprète recherche plutôt l’objectif qui a présidé à l’élaboration de la règle, notamment dans la politique législative qui permettrait d’en établir le sens.
Mais cette méthode pourrait ne pas suffire alors même que la valeur à protéger paraît réelle au plan des droits de la personne humaine. La liberté dont il peut se pourvoir à l’égard de la règle permet au juge constitutionnel de sortir de son lit naturel pour résoudre cette impasse épistémologique.
Sous cette vue, le parapluie épistémologique des principes et des objectifs à valeur constitutionnelle lui sert de rempart.
À l’origine, le « principe » procèderait de primo et de capere. L’un a le sens de « premier » et l’autre de « prendre ». Le princeps serait alors celui qui « prend la première place ». Le prince est devenu le chef, la tête, le soldat de première ligne. En droit, on peut considérer, à la suite du Doyen CORNU, que c’est la « règle ou norme générale, de caractère non juridique d’où peuvent être déduites des normes juridiques »[29]. Le principe apparaît, dans une approche causale, comme le recours à la légitimation du droit, le fondement à sa justification. On n’est pas loin d’une métaphysique juridique et, particulièrement de la signification ontologique du « principe ». À la recherche de l’essence de toute réalité et de toute connaissance, l’être humain regarde le ciel pour y puiser la cause efficiente. Avec Dieu, il découvre le « principe ». Mais celui- ci est également considéré comme un « secours », au plan de la logique aristotélicienne. Il est alors perçu comme la règle qui éclaire le droit. Sous cette vue, le Doyen CORNU définit le « principe » comme la « règle juridique établie par un texte en termes assez généraux destinée à inspirer diverses applications et s’imposant avec une autorité supérieure »[30]. Il peut alors « régner » sur le droit, selon le mot de BOULANGER, les règles juridiques n’en deviennent que des applications ou des exceptions[31]. Mais le « principe » semble peu enclin à être privé de sa pluralité, de sa variété. Du reste, convient-on, en s’efforçant à la synthèse, à distinguer entre les principes généraux, les principes fondamentaux et les principes directeurs, même si cet effort de classement n’a pas de prétention à l’exhaustivité.
À l’instar des standards[32], les principes généraux, de source constitutionnelle, se présentent comme ces règles « métanormatives » qui ont vocation à la suppléance et à la complétude de l’insuffisance de nature des normes positives à appréhender l’ensemble du phénomène juridique[33]. Ils apparaissent comme des compléments de la norme qu’ils transcendent ou dépassent. Certains ont un caractère fondamental en étant intégré dans la Constitution ou dont la valeur constitutionnelle est affirmée[34]. Ayant pour repère le « genre », certains désignent une catégorie de normes qui régissent un phénomène déterminé[35]. Régnant sur l’ensemble du droit substantiel, les principes généraux énoncent les valeurs les plus élevées qui fournissent à la règle de droit sa légitimation positive. Comme le souligne un auteur, « le principe général tient du principe la vocation naturelle à occuper le premier rang […], la généralité ajoute à l’idée de primauté celle d’extension »[36].
Principes auxquels l’on recourt constamment, qu’il s’agisse du législateur national[37] ou international[38] les principes généraux sont, tantôt normatifs[39], tantôt instrumentaux[40]. Finalement, les principes généraux sont des idées, aussi essentielles que générales, dont la valeur normative, fondamentale ou instrumentale ressortit de l’application qui en est faite. Ils procèdent à la fixation de l’esprit général d’un texte. Ces idées sont fondées sur la morale et le droit naturel dont elles assurent l’incursion en droit positif. Les principes directeurs relèvent d’autres fins bien qu’ils ressortissent de causes identiques. Ils sont, en effet, généraux[41], sans être nécessairement fondamentaux[42].
Le juge constitutionnel béninois a très tôt découvert dans les principes un procédé qualitatif de protection juridictionnelle des droits de la personne. C’est ce procédé qui lui permit d’imposer l’inamovibilité du magistrat comme source de son statut et marqueur de la qualité de la justice dans sa décision DCC 97-033 du 10 juin 1997[43]. Il procédera à l’identique en ce qui concerne le respect des droits de la défense, notamment du préalable du contradictoire dans le cadre d’une sanction administrative[44].
Les objectifs sont les buts prévisibles ou les résultats recherchés par la politique de législation dont la Constitution est la source. Dynamiques, ces objectifs sont découverts par la juridiction constitutionnelle qui lui confère une valeur équivalente à celle de la norme positive de référence.
- Le procédé nouveau
Dans la conquête et l’affirmation de sa liberté, la Cour constitutionnelle a complété sa boîte à outil par l’impératif constitutionnel. L’impératif constitutionnel fut évoqué, pour la première fois, par la décision DCC 18- 141 du 28 juin 2018, dans laquelle la Cour considère que « lorsqu’une requête élève à la connaissance de la Cour une situation de violation d’un droit fondamental ou de remise en cause d’un impératif ou d’un principe à valeur constitutionnelle, la Cour peut se prononcer d’office ; qu’en l’espèce, la requête vise à obtenir le rétablissement et la réalisation de l’impératif constitutionnel que constitue le fonctionnement continu des services stratégiques et essentiels à la vie, à la santé, à la sécurité, à la justice, à la défense et à la mobilisation des ressources publiques indispensables à l’existence de l’État et à la construction de la Nation ». L’impératif constitutionnel apparaît comme l’objectif supérieur et fondamental que vise à atteindre la Constitution dont le défaut mettrait irrémédiablement en cause les droits fondamentaux ou saperait les bases de l’État et de la Nation.
Conclusion
La méthode ou la technique est un outil méthodologique d’identification de la valeur que voile la règle positive ou que celle-ci suggère. Pour le juge constitutionnel confronté à l’exigence de protection des droits de la personne humaine, elle constitue tantôt un recours, qui complète l’œuvre d’identification de la valeur et la renforce, tantôt un secours qui le sauve lorsque s’impose à lui une impasse épistémologique.
À bien des égards, la méthode syllogistique qui, à juste raison, confine le juge en charge de la protection des intérêts subjectifs, réduit le pouvoir du juge constitutionnel dans sa protection des droits de l’homme considérés comme des valeurs essentielles dont l’humanité est tenue d’assurer la préservation pour sa propre pérennité.
Aussi, fallait-il rechercher une méthode qui colle à cette exigence axiologique et qui assure la primauté des valeurs humaines sur la règle posée.
Le juge constitutionnel béninois sollicite ainsi des méthodes et des techniques importantes et variées pour protéger les droits fondamentaux. Mais l’œuvre de protection des droits de l’homme ne peut se résumer à son seul office. La Commission béninoise des droits de l’homme, les organisations de la société civile, les organes d’application des lois tels que l’administration publique, la police et les juridictions ordinaires devront aussi redoubler d’ardeur afin que l’œuvre commune de protection soit et demeure un combat et un succès permanents.
-
[1]
Selon l’article 88 de ladite Constitution, « Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Il est exercé par le Conseil constitutionnel, la Cour suprême, la Cour des Comptes et les Cours et Tribunaux ». [Retour au contenu] -
[2]
Article 91. [Retour au contenu] -
[3]
En dehors de l’article 26 de la Constitution qui a servi de fondement à la décision de la Cour constitutionnelle et qui dispose :
« L’État assure à tous l’égalité devant la loi sans distinction d’origine, de race, de sexe, de religion, d’opinion politique ou position sociale.
L’homme et la femme sont égaux en droit… », on peut signaler aussi l’article 18, alinéa 3, de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, qui dispose : « l’État a le devoir de veiller à l’élimination de toute discrimination contre la femme et d’assurer la protection des droits de la femme et de l’enfant tels que stipulés dans les déclarations et conventions internationales ». [Retour au contenu] -
[4]
Tout commence en 1992. Conformément aux dispositions de l’article 159, alinéa 3, de la Constitution, le Haut Conseil de la République siégeait alors provisoirement en qualité de Cour constitutionnelle en attendant l’installation (en juin 1993) de celle-ci. Cette instance reçoit une requête par laquelle un ancien ministre, jugé et condamné en Cour d’assises, la saisit pour demander l’application de l’article 136 de la Constitution à son égard, autrement dit, pour dénoncer l’incompétence de la Cour d’assises à son égard et la compétence de la Haute Cour de Justice à cet effet. Constatant d’abord, que la Cour d’assises de Cotonou a déjà rendu un arrêt condamnant le requérant à huit années de travaux forcés, ensuite, que cet arrêt est susceptible d’autres voies de recours judiciaires, enfin, que cet arrêt ne constitue pas un acte réglementaire au sens de l’article 117 de la Constitution permettant la saisine au fond de la Cour constitutionnelle, le juge constitutionnel provisoire, par décision N° 13 DC du 28 octobre 1992, se déclare incompétent pour réformer les décisions de justice. Autrement dit, sur la base de cette jurisprudence, toute décision de justice doit être contestée par les voies de recours prévues à cet effet, donc suivre un parcours bien précis dont la dernière étape possible sera la Cour suprême, et non pas la Cour constitutionnelle. Donc, même quand il arrive que les voies de recours soient épuisées, notamment quand la plus haute juridiction judiciaire – ou administrative – à savoir la Cour suprême, rend sa décision, la Cour constitutionnelle maintient son incompétence à l’égard de l’arrêt ainsi rendu par la Cour suprême. Le juge constitutionnel considérait alors que le fondement d’une telle attitude devait être trouvé dans l’article 131, alinéas 3 et 4, de la Constitution aux termes duquel « Les décisions de la Cour Suprême ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent au pouvoir exécutif, au pouvoir législatif, ainsi qu’à toutes les juridictions ». Se considérant, à cette étape de son évolution jurisprudentielle, comme une juridiction parmi les autres, la Cour constitutionnelle a pu ainsi relever, dans sa décision DCC 11-94 du 11 mai 1994, que malgré les dispositions pertinentes « des articles 117, alinéa 4, 120 et 121, alinéa 2, de la Constitution [qui] donnent compétence exclusive à la Cour constitutionnelle pour statuer sur les violations des droits de la personne humaine », elle était incompétente pour statuer sur un arrêt rendu par la Cour suprême malgré le grief de violation des droits de l’homme allégué. Le 6 janvier 1995, dans sa décision DCC 95-001 du 6 janvier 1995, la Cour confirme son incompétence dans les mêmes termes, mais ajoute que, « Considérant cependant que si la Cour constitutionnelle était compétente pour statuer sur la constitutionnalité de l’arrêt N° 93-06/CJ-P du 22 avril 1993, elle aurait jugé que : (…) les droits de la défense ont été violés ». En 1998, alors même qu’était en cause la violation de l’obligation procédurale faite à toutes les juridictions d’avoir à surseoir à statuer et à renvoyer toute question préjudicielle posée devant elle au juge constitutionnel, la haute juridiction constitutionnelle a réaffirmé son incompétence à connaître d’un arrêt rendu par la Cour suprême. Rappelant le contenu de l’article 131 de la Constitution, le juge constitutionnel considère que « ces dispositions constitutionnelles ne prévoient aucune réserve, même en ce qui concerne l’application de l’article 122 de la Constitution ; (…) Il est formellement interdit, non seulement aux parties, mais encore à quiconque, de remettre en question devant quelque juridiction que ce soit, ce qui a été jugé par cette haute juridiction dans son domaine de compétence ; que corrélativement la même interdiction est faite à toute juridiction de connaître desdites décisions ». En mai 2003, la Cour rappelle encore les normes susceptibles de recours individuels devant elle telles qu’elles apparaissent à l’article 3, alinéa 3, de la Constitution, à savoir, « les lois, textes et actes présumés inconstitutionnels ». Pour justifier son incompétence dans l’affaire en cause, elle précise que « les décisions de justice ne figurent pas dans cette énumération ». L’impasse est manifeste. « Commandée par une interprétation littérale de la loi fondamentale, la solution de principe de la Cour constitutionnelle nuisait au justiciable et à l’autorité de la justice constitutionnelle ». Cf. Bolle, « Constitution, dis-moi qui est la plus suprême des cours suprêmes », sur Internet : http://www.la-constitution-en-afrique.org/6-categorie-10195442.html, consulté le 4 novembre 2011. [Retour au contenu] -
[5]
Ibid [Retour au contenu] -
[6]
S. Bolle, « Constitution, dis-moi qui est la plus suprême des cours suprêmes », sur Internet : http://www.la-constitution-en-afrique.org/6-categorie-10195442.html, consulté le 4 novembre 2011. Voir aussi sur cette même question, J. Aïvo, « Les contrariétés de décision entre hautes juridictions », VIJJA, N° 09 et 10, 2012, pp.7 et svtes. [Retour au contenu] -
[7]
J. Djogbenou, « Le contrôle de constitutionnalité des décisions de justice, une fantaisie de plus ? », sur Internet : https://afrilex.u-bordeaux.fr/le-controle-de-constitutionalite-des- decisions-de-justice-une-fantaisie-de-plus/, consulté le 05 février 2022. [Retour au contenu] -
[8]
Article 336 : « L’adultère de la femme ne pourra être dénoncé que par le mari ; cette faculté même cessera s’il est dans le cas prévu par l’article 339 ».
Article 337 : « La femme convaincue d’adultère et, en cas de mariage célébré selon la coutume locale, celle qui, sans motif grave ou hors des cas prévus par ladite coutume, aura abandonné le domicile conjugal, subira la peine de l’emprisonnement pendant trois mois au moins et deux ans au plus.
Le mari restera maître d’arrêter l’effet de cette condamnation en consentant à reprendre sa femme ». Article 338 : « Le complice de la femme adultère sera puni de l’emprisonnement pendant le même espace de temps, et, en outre, d’une amende de 24 000 francs à 480 000 francs.
Les seules preuves qui pourront être admises contre le prévenu de complicité seront, outre le flagrant délit, celles résultant de lettres ou autres pièces écrites par le prévenu ».
Article 339 : « Le mari qui aura entretenu une concubine dans la maison conjugale, et qui aura été convaincu sur la plainte de la femme sera puni d’une amende de 24 000 francs à 480 000 francs. Toutefois, en cas de mariage célébré selon la coutume locale, les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux citoyens ayant conservé leur statut particulier à l’exception de ceux d’entre eux qui auront renoncé à la polygamie coutumière, soit par un acte spécial, soit à l’occasion de leur mariage lorsque celui-ci aura été célébré selon le code civil ». [Retour au contenu] -
[9]
Voir I. Salami, « La question préjudicielle de constitutionnalité sur l’adultère. Les cas du Bénin et du Congo », Droit et Lois, N° 25 et 26, 2010-2011, pp. 18 et svtes.
Article 337 : « La femme convaincue d’adultère et, en cas de mariage célébré selon la coutume locale, celle qui, sans motif grave ou hors des cas prévus par ladite coutume, aura abandonné le domicile conjugal, subira la peine de l’emprisonnement pendant trois mois au moins et deux ans au plus.
Le mari restera maître d’arrêter l’effet de cette condamnation en consentant à reprendre sa femme ». Article 338 : « Le complice de la femme adultère sera puni de l’emprisonnement pendant le même espace de temps, et, en outre, d’une amende de 24 000 francs à 480 000 francs.
Les seules preuves qui pourront être admises contre le prévenu de complicité seront, outre le flagrant délit, celles résultant de lettres ou autres pièces écrites par le prévenu ».
Article 339 : « Le mari qui aura entretenu une concubine dans la maison conjugale, et qui aura été convaincu sur la plainte de la femme sera puni d’une amende de 24 000 francs à 480 000 francs. Toutefois, en cas de mariage célébré selon la coutume locale, les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux citoyens ayant conservé leur statut particulier à l’exception de ceux d’entre eux qui auront renoncé à la polygamie coutumière, soit par un acte spécial, soit à l’occasion de leur mariage lorsque celui-ci aura été célébré selon le code civil ». [Retour au contenu] -
[10]
J. Ziller, « Les instruments juridiques de la protection des intérêts diffus et des biens collectifs : Le rôle des pouvoirs privés et la rentrée des pouvoirs publics », Revue internationale de droit économique, 3/2003 (t. XVII), p. 495-510. [Retour au contenu] -
[11]
A. Benjeloun, « La recevabilité des saisines », in Bulletin de l’ACCPUF, 2000, pp. 609-610. [Retour au contenu] -
[12]
Renonciation du demandeur, soit à l’instance actuelle, soit à l’appel ou à l’opposition, soit à un ou plusieurs actes de procédure, soit encore à la faculté d’agir en S. Guinchard et T. Debard, (Sous Dir.), « Lexique des termes juridiques », Paris, Ed. Dalloz, 21e édition, 2014, p. 322. [Retour au contenu] -
[13]
La transaction intervenue entre deux personnes a la même valeur qu’une décision passée en force de chose jugée, mais cette autorité est subordonnée à l’exécution de la S. Guinchard et T. Debard, (Sous Dir.), « Lexique des termes juridiques », Paris, Ed. Dalloz, 21e édition, 2014, p. 928. [Retour au contenu] -
[14]
Extinction du lien d’instance prononcée à la demande de l’adversaire, quand la partie a laissé un délai de deux ans sans poursuivre la procédure. La péremption n’empêche pas de renouveler la demande, si la prescription n’est pas déjà accomplie. Guinchard et T. Debard, (Sous Dir.), « Lexique des termes juridiques », Paris, Ed. Dalloz, 21e édition, 2014, p. 688. [Retour au contenu] -
[15]
Article 15 : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté, à la sécurité et à l’intégrité de sa personne. ». [Retour au contenu] -
[16]
Article 16 : « Nul ne peut être arrêté ou inculpé qu’en vertu d’une loi promulguée antérieurement aux faits qui lui sont reprochés.
Aucun citoyen ne peut être contraint à l’exil. » [Retour au contenu] -
[17]
Article 17 : « Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public durant lequel toutes les garanties nécessaires à sa libre défense lui auront été assurées.
Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui, au moment où elles ont été commises, ne constituaient pas une infraction d’après le droit national. De même, il ne peut être infligé de peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise. » [Retour au contenu] -
[18]
Article 18 : « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des sévices ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Nul n’a le droit d’empêcher un détenu ou un prévenu de se faire examiner par un médecin de son Nul ne peut être détenu dans un établissement pénitentiaire s’il ne tombe sous le coup d’une loi pénale en vigueur.
Nul ne peut être détenu pendant une durée supérieure à quarante-huit heures que par la décision d’un magistrat auquel il doit être présenté. Ce délai ne peut être prolongé que dans des cas exceptionnellement prévus par la loi, et ne peut excéder une période supérieure à huit jours. ». [Retour au contenu] -
[19]
Article 19 : « Tout individu, tout agent de l’État qui se rendrait coupable d’acte de torture, de sévices ou traitements cruels, inhumains ou dégradants dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions, soit de sa propre initiative, soit sur instruction, sera puni conformément à la loi.
Tout individu, tout agent de l’État est délié du devoir d’obéissance, lorsque l’ordre reçu constitue une atteinte grave et manifeste au respect des droits de l’homme et des libertés publiques ». [Retour au contenu] -
[20]
W. Holmes, Collected legal papers, éd. H. J. Laski, New York, Hartcourt, Brace & Howe, 1920, p. 311-312 : « Les juristes qui croient au droit naturel – affirme Oliver Wendel HOLMES – semblent demeurer dans cet état d’esprit naïf, pensant que ce qui est connu etaccepté d’eux-mêmes et de leurs voisins devrait être accepté partout et par tout le monde ». [Retour au contenu] -
[21]
CC 02- 058 du 4 Juin 2002, voir aussi, Mede, « Note sous Cour constitutionnelle du Bénin, DCC 02-058 du 4 juin 2002 », Revue Afrilex, N° 4, décembre 2004, pp. 353-372, « http://afrilex.u-bordeaux4.fr/sites/afrilex/IMG/pdf/04jur17mede.pdf » [Retour au contenu] -
[22]
DCC 02-014 du 19 février 2002. [Retour au contenu] -
[23]
Article 1, alinéa 1, de la Constitution : « L’État du Bénin est une République indépendante et souveraine ». Article 2 de la Constitution : « La République du Bénin est une et indivisible, laïque et indivisible ». [Retour au contenu] -
[24]
Article 125 de la Constitution : « Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Il est exercé par la Cour suprême, les cours et tribunaux créés conformément à la présente Constitution » [Retour au contenu] -
[25]
« Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumé innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public durant lequel toutes les garanties nécessaires à sa libre défense lui auront été assurées » [Retour au contenu] -
[26]
Je suis une note de pied-de-page [Retour au contenu] -
[27]
Décision DCC 18-141 du 28 juin 2018, in RCC, n° 000, Cotonou, 2019, p. 164. [Retour au contenu] -
[28]
Décision DCC 21-269 du 21 octobre 2021 [Retour au contenu] -
[29]
G. Cornu, Vocabulaire juridique, Association Capitant, PUF, Coll. Quadrige Dico poche, dernière édition mise à jour, Paris, 2013, p. 797. [Retour au contenu] -
[30]
G. Cornu, ibid. [Retour au contenu] -
[31]
J. Boulanger, « Principes généraux de droit et droit positif », in G. Ripert, Etudes, LGDJ, 1950, t.1, pp. 51 et s. [Retour au contenu] -
[32]
Procédé de modulation et de régulation de la règle de droit, le standard permet« d’adapter la règle à la diversité des situations et à l’évolution de la société, en la pérennisant ». G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, dernière éd. mise à jour, Paris, 2013, p. 978. En rupture avec l’autosuffisance de la loi, le standard suggère, depuis GENY, une subjectivation voire une individualisation de son application. Cf. C. Bloud-Rey, « Standard », in D. Alland, S. Rials (Dir.), Dictionnaire de la culture juridique, LAMY PUF, Paris, 2012, 1439-1441. [Retour au contenu] -
[33]
Libchaber, L’ordre juridique et le discours du droit. Essai sur les limites de la connaissance du droit. LGDJ, Lextenso éditions, Paris, 2013, n° 256 et s. [Retour au contenu] -
[34]
R. Libchaber, op. cit., p. 342. [Retour au contenu] -
[35]
Les principes généraux rapprochent de la perspective de droit Synonymes de « principes juridiques », ils sont les fenêtres par lesquelles le droit naturel éclaire le droit positif. Ils assurent du reste l’interprétation des règles posées. L’analyse motulskyenne permet de distinguer, en leur sein, les « principes généraux philosophiques », lesquels traduisent l’origine jusnaturaliste, d’avec les « principes généraux techniques » dont le caractère herméneutique est prégnant. H. Motulsky, Écrits, études et notes de procédure civile, Dalloz, Paris, 2010, p. 62. [Retour au contenu] -
[36]
J.-L. Sourioux, « Le concept de principe général », in Les principes généraux du droit. Droit français, droit des pays arabes, droit musulman. Dénominateurs communs. Cedroma, Établissements Emile Bruylant, 2005, p. 59-63, à retrouver dans Ecrits du Professeur Jean-Louis SOURIOUX.
Par le droit, au-delà du droit, LexisNexis, Paris 2011, pp. 187-188. [Retour au contenu] -
[37]
C’est d’abord la Constitution béninoise du 11 décembre 1990 qui confie, en son article 98 al. 2 à la loi la détermination des « principes fondamentaux ». Mais le procédé se retrouvait déjà dans le Code civil. Il est en silhouette dans l’article 565 qui dispose, en droit béninois que : « Le droit d’accession, quand il a pour objet deux choses mobilières appartenant à deux maîtres différents, est entièrement subordonné au principe de l’équité naturelle ». Très explicitement, l’article 1584 sur les modalités de la vente l’invoque. L’alinéa dernier de ce texte dispose en effet que : « Dans tous ces cas, son effet est réglé par les principes généraux des conventions ». Mieux, à la suite du législateur français de la loi du 15 juin 2000, celui du Bénin a ouvert le Code de procédure pénale par un livre préliminaire consacré aux « principes généraux de la procédure pénale ». [Retour au contenu] -
[38]
Les statuts de la Cour permanente de justice internationale recourent, en leur article 38, § 1, c) aux « principes généraux de droit reconnus par les Nations civilisées ». Pareillement, le protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I) consacre d’abord son article 1er aux « Principes généraux et champ d’application », desquels il ressortit, notamment, que :
« Dans les cas non prévus par le présent protocole ou par d’autres accords internationaux, les personnes civiles et les combattants restent sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis, des principes de l’humanité (…) ». Art. 1er -2. La même disposition, en son point 4 visant par ailleurs les « principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États (…) ». Enfin, selon cet instrument (art. 2-b), les « principes » sont incorporés aux « règles du droit international applicable dans les conflits armés », tels qu’ils sont reconnus et applicables aux conflits armés. On retrouve également les « principes généraux du droit pénal » dans les statuts de Rome sur la Cour pénale internationale (adoptés le 17 juillet 1998 et entrés en vigueur le 1er juillet 2002) où un chapitre entier leur est consacré (chapitre 3). [Retour au contenu] -
[39]
Les principes normatifs assurent une fonction de validité à l’égard d’une norme préexistante dans l’ordre juridique concerné dont l’existence contrarie la fin recherchée par le Ils constituent l’une des fenêtres essentielles du droit naturel dans l’ordre juridique. De caractère extra-textuel ou extra legem, ces principes répudient les normes pathologiques ou corrompues, s’y substituent en les nettoyant : « Le principe s’oppose à des normes dont il stérilise l’impératif juridique. Il s’insurge par essence aux dispositions du droit en vigueur », P. Morvan, op. cit.,1203. Ce faisant, le principe normatif conduit le juge à rendre implicitement un arrêt de règlement à partir d’une espèce. On peut citer, à leur égard, le principe de la responsabilité du fait des choses, la théorie de l’apparence, l’abus du droit, la maxime fraus omnia corrumpit, la règle nemo auditur… Cf. R. Libchaber, op. cit., n° 258 et s. ; F. Carsola, « Les principes directeurs du procès pénal, principes généraux du droit ? Essai de clarification », in J. Pradel (Mél.), Le droit pénal à l’aube du troisième millénaire, CUJAS, Paris, 2006, pp. 53-70. [Retour au contenu] -
[40]
Les principes instrumentaux ont pour vocation d’assurer la migration de solutions d’un ordre juridique où elles sont en suffisance vers un ordre juridique où elles sont en attente. Ils apparaissent alors comme un instrument technique qui assure « le transport des messages qui relient entre eux des systèmes apparemment autonomes », M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Le Seuil, 1994, p. 103. Aussi, G. Scelle, « La notion d’ordre juridique », RD publ., 1944, p. 85 ; Ch. De Visscher, Théorie et réalités en droit international public, Pedone, 4e éd., Paris, 1970, p. 419. Aussi, le droit communautaire ou la lex mercatoria voient-ils migrer vers eux les solutions éprouvées par les ordres juridiques internes. Il s’établit alors une solidarité impulsée par le voisinage systémique dont les principes instrumentaux sont porteurs. [Retour au contenu] -
[41]
Le caractère général de ces principes tient, d’une part, à leur formulation abstraite et, d’autre part, à leur vocation à gouverner tous les procès. En droit français, en dépit de son caractère réglementaire, on a pu considérer que leur « rayonnement particulier » leur confère « la généralité dans l’application » de sorte qu’ils constituent un « motif autonome et suffisant de cassation » G. Cornu, « Les principes directeurs du procès civil par eux-mêmes (fragments d’un état des questions) », in P. Bellet, (Études) p. 85. Or, en droit béninois, les principes sont contenus dans un code institué par la loi dont le caractère général n’est plus discuté. [Retour au contenu] -
[42]
La fondamentalité des « principes généraux » reste discutée. Pour certains, sont fondamentaux les principes dont la serve puise dans la Constitution ou, en amont, dans les instruments internationaux de protection des droits humains. À s’en tenir à cette analyse, tous les principes se fondamentaliseraient, en raison de la constitutionnalisation accentuée du droit et, en particulier, du droit privé. L. Favoreu, « La constitutionnalisation du droit », in R. Drago, L’unité du droit, (Mél.), Economica, Paris, 1996, p. 24 et s. ; K. M. Agbenoto, « La constitutionalisation du droit privé », in P. G. Pougoue, De l’esprit du droit africain, (Mél.), Wolters Kluwer, CREDIJ, Paris, 2014, pp. 57-86. On conviendrait plutôt avec Loïc Cadiet que « cela supposerait d’admettre que la fondamentalité soit un élément de la définition du principe directeur et, pour le dire autrement, que les principes directeurs du procès ne soient rien d’autre que les exigences du procès équitable. Or, il est permis de douter que tel soit bien le cas : toutes exigences du procès équitable ne figurent pas au nombre des principes directeurs du procès et tous les principes directeurs du procès ne relèvent pas des exigences du procès équitable ». L. Cadiet, « Et les principes directeurs des autres procès ? Jalons pour une théorie des principes directeurs du procès », in J. Normand, Justice et droits fondamentaux, (Études), Litec, Paris, 2003, pp. 83-84. En réalité, en dépit de leur « vertu directive », G. Cornu, cit., p. 95 et de leur généralité affirmée, tous les principes directeurs du procès ne sont guère des principes fondamentaux. [Retour au contenu] -
[43]
Annuaire béninois de justice constitutionnelle, I-2013, n° 44, 617-619, obs. J. Djogbenou. [Retour au contenu] -
[44]
Décision DCC 98-005 du 08 janvier 1998, Annuaire béninois de justice constitutionnelle, I-2013, n° 43, pp. 611-615, obs. J. Djogbenou. Aussi, à l’étranger, CE, 26 oct. 1945, Aramu- Lebon, p. 213, D. 1946. 158, note G. Morange, S. 1946.3.1, concl. R. Odent. À l’instar d’autres arrêts qui imposent le respect des droits de la défense, cette décision recourt aux « principes généraux du droit applicables même en l’absence de texte ». Avec l’arrêt Boudier, la Cour de cassation fonda l’enrichissement sans cause sur un « pourvoi (…) tiré de la fausse application des principes de l’action de in rem verso ». Req. 15 juin 1892, DP 1892.596, S. 1893. 1. 281, note Labbe. [Retour au contenu]
Le citoyen et le procès constitutionnel dans quelques États francophones de l’Afrique de l’ouest
Djobo Babakane COULIBALEY, Juge à la Cour constitutionnelle du Togo
Il y a encore quelques années, la juxtaposition des mots « citoyen » et procès constitutionnel n’était guère envisageable sur le mode de l’évidence. Car la doctrine discutait encore du point de savoir si les Conseils et Cours constitutionnels avaient un caractère juridictionnel[1]. Résumant l’état des controverses, un auteur pouvait écrire que « associer les mots procès et constitutionnel est au mieux, vouloir provoquer, au pis, manquer de savoir juridique »[2]. Ces réserves se sont depuis lors estompées à partir du moment où les textes de procédure constitutionnelle ont structuré l’instance en en faisant le théâtre d’un affrontement fondé sur un échange d’arguments juridiques canalisé par la procédure.
Dans un environnement sociopolitique reconfiguré qui est celui des États africains francophones depuis les années 1990, le contentieux constitutionnel se donne à voir comme un soutien logistique de la défense des droits fondamentaux, d’autant plus que le constitutionnalisme[3] qui y a émergé a entendu relever le citoyen de son état de « mineur » ou « d’incapable » constitutionnel pour le faire entrer dans le cercle des acteurs du procès constitutionnel.
Ce constitutionnalisme prudentiel ou de précaution, construit en réaction aux excès d’une verticalisation hégémonique de l’exercice du pouvoir, a non seulement consacré au profit du citoyen un imposant catalogue de droits fondamentaux prolongés par des références aux instruments internationaux des droits de l’homme[4], mais il lui a encore ouvert directement ou indirectement l’accès du prétoire du juge constitutionnel. En effet, dans les États francophones ouest-africains, c’est le modèle de justice constitutionnelle concentré[5] qui a été adopté avec un aménagement de voies d’accès aux particuliers. En ce cas, deux types de recours existent.
L’accès peut être direct ; il s’agit du recours individuel. L’accès peut également être indirect ; il s’agit de la possibilité accordée aux justiciables de provoquer le renvoi des questions préjudicielles au juge constitutionnel par les juridictions ordinaires.
De toute évidence, la finalité du recours direct ou du recours incident est de permettre à tout justiciable de disposer de la plus haute protection subjective qu’un État de droit puisse offrir. Toutefois, avant d’aller plus avant dans le propos, une attention mérite d’être portée à la terminologie retenue pour désigner les plaideurs. Elle est variable. Certaines constitutions, à l’instar de celle du Bénin[6] et du Burkina Faso[7], recourent au terme de « citoyen » alors que celle du Togo préfère le terme « toute personne morale ou physique »[8].
Il ne fait pas de doute que, d’un point de vue juridique, ces différentes notions ne sont pas interchangeables. Le justiciable « désigne le titulaire du droit d’agir devant un juge tandis que le citoyen désigne le titulaire du droit de prendre part directement ou indirectement aux décisions relatives à la communauté politique à laquelle il appartient »140[9]. Dans la mesure où les constitutions nationales garantissent la jouissance du droit de recours aussi bien aux nationaux qu’aux étrangers établis sur le territoire, il en ressort que la qualité de citoyen n’est ni nécessaire ni suffisante pour l’usage des recours aménagés au profit des justiciables. On s’autorisera dès lors, par facilité de langage, un amalgame entre les termes « plaideur », « personne », « justiciable », « particulier » et « citoyen ».
Désormais promu acteur du procès constitutionnel dans le contexte d’un constitutionnalisme antiautoritaire, le justiciable a toutes les raisons de compter sur une justice constitutionnelle dont l’une des missions essentielles demeure la protection des droits fondamentaux. Ceux-ci fondent des droits subjectifs, dont la sanction de leur violation peut être poursuivie devant le juge constitutionnel.
Comme toute demande en justice, l’action susceptible d’être intentée sera clairement destinée à faire valoir un droit, ici un droit de valeur constitutionnelle, un droit fondamental, dans le but d’obtenir un avantage ou de mettre fin à un préjudice. La question qu’il importe dès lors d’éprouver est celle de l’évaluation des conditions dans lesquelles, le justiciable est conduit à débattre de ses droits dans le procès constitutionnel.
L’interrogation ainsi soulevée appelle aussitôt une mise au point. Les propos qui suivent n’ont pas pour objet de revenir sur les remarquables contributions soumises au 6e congrès de notre Association tenu à Marrakech en juillet 2012 et dont le thème général portait justement sur le citoyen et la justice constitutionnelle. Beaucoup plus modestement, il s’agit ici d’explorer quelques pistes de réflexions en vue de nourrir nos échanges.
La perspective choisie sera orientée vers les droits procéduraux du procès constitutionnel. Leur interprétation, selon qu’elle revêt une portée extensive ou restrictive influera nécessairement sur les droits substantiels, soit en vidant ceux-ci de leur substance, soit en en renforçant la jouissance.
Le traitement de la recevabilité des saisines (I) et la garantie des intérêts des saisissants (II) serviront de repères dans l’examen des rapports entre le citoyen et l’office du juge constitutionnel.
I. Le traitement de la recevabilité des saisines
L’optimisme des justiciables croyant pouvoir puiser sans contraintes particulières dans le terreau des droits fondamentaux constitutionnels et des droits fondamentaux conventionnels des prérogatives fondant leurs saisines s’est, dans bien des cas, heurté à une fermeté procédurale du juge constitutionnel. Celui-ci a généralement opté pour un repli sur la lettre du texte constitutionnel (A) qui s’explique en grande partie par la logique du système juridictionnel (B).
A. Un repli sur la lettre du texte constitutionnel
Les saisines émanant des requérants institutionnels ne soulèvent pas de problèmes particuliers. Désignés directement par la Constitution ou la loi, ces derniers bénéficient d’un droit d’agir de par leur fonction qui dispense le juge d’entreprendre d’autre contrôle que celui de la qualité de demandeur. S’agissant en revanche des particuliers, leur accès au prétoire du juge constitutionnel est conditionné par des règles procédurales déterminées sommairement par la Constitution, complétées ensuite par des législations spéciales qui organisent la saisine. Peuvent alors être instituées la saisine par la voie directe et par la voie indirecte sans oublier que, parfois, les deux formes de saisine voisinent comme c’est le cas au Bénin, en Côte d’Ivoire, et au moins formellement au Burkina Faso, le Mali ayant pour sa part choisi d’écarter le recours incident.
On pourrait à ce stade de l’exposé s’interroger sur la marge d’appréciation dont dispose le juge au regard des conditions de recevabilité des recours des particuliers. À l’analyse, le pouvoir d’interprétation du juge s’est exercé dans les strictes limites légales. Les possibilités de réduction des causes d’irrecevabilité qui auraient pu conduire à un accès moins restrictif du prétoire du juge n’ont pas, dans bien des cas, été explorées. On évoquera toutefois la singularité béninoise. À partir des larges compétences explicites dont l’a dotée le constituant, la Cour constitutionnelle de ce pays a développé une politique jurisprudentielle favorable au contrôle des actes non normatifs explicites ou implicites portant atteinte aux droits fondamentaux[10].
La tendance générale incline plutôt vers une application stricte, voire mécanique, des règles de recevabilité des recours comme ont pu l’illustrer certaines décisions des juridictions constitutionnelles de l’espace francophone ouest-africain.
En effet, dans certains cas, les justiciables ont pu croire que la mission assignée au juge constitutionnel de « garantir les droits fondamentaux de la personne humaine et les libertés publiques »[11] suffisait à ouvrir à leur profit une voie de recours directe à son prétoire. Par une jurisprudence constante, il a été indiqué à ces plaideurs que la seule voie d’accès prévue par la Constitution en vue d’assurer la protection de leurs droits fondamentaux était celle de l’exception d’inconstitutionnalité à soulever lors d’un procès[12]. Commentant cette orientation jurisprudentielle, une partie de la doctrine a pu estimer que le juge constitutionnel saisi dans ces circonstances pouvait recourir à une interprétation constructive des règles de recevabilité en compensant le silence du texte constitutionnel sur la saisine directe par les stipulations des instruments juridiques internationaux de protection des droits de l’homme, intégrés dans la Constitution, notamment la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples dont l’article 7 consacre le droit de « toute personne à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend a) le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, les règlements et coutumes en vigueur »[13]. Loin d’être restrictive, c’est parfois une interprétation explicitement neutralisante qui a été retenue alors que le texte constitutionnel fait voisiner le recours individuel direct avec l’exception d’inconstitutionnalité[14].
Ces orientations jurisprudentielles qui pourraient être perçues comme rendant plus difficile l’accès des justiciables au prétoire du juge constitutionnel contrastent avec les remarquables audaces dont ont fait preuve ces mêmes juges dans l’approfondissement et le renforcement des droits substantiels[15]. Le repli du juge sur la lettre des textes et leur interprétation restrictive s’explique en partie par la matière constitutionnelle dans laquelle il intervient. N’étant pas dans la posture du juge administratif qui, à raison des singularités de sa matière, a dû élaborer de façon prétorienne les grands principes du droit administratif, et par suite développer une véritable politique de recevabilité des recours l’amenant à remédier à des irrecevabilités[16], le juge constitutionnel se considère, quant à lui, comme tenu d’appliquer des dispositions dont le rang constitutionnel ou organique l’empêche de développer libéralement une politique de recevabilité.
Il est aussi loisible de penser, hormis la situation béninoise, que l’interprétation stricte des règles de recevabilité est aussi commandée par la logique du système juridictionnel.
B. Une logique du système juridictionnel
L’ouverture très parcimonieuse de son prétoire aux recours émanant des personnes non expressément qualifiées s’explique aussi par la configuration du système juridictionnel dont le constituant a entendu maintenir une certaine cohérence. D’abord, dans l’ordre des principes, le juge constitutionnel a conscience de tenir sa légitimité de sa soumission au pouvoir constituant et qu’il ne pourrait, dès lors, se servir de son pouvoir d’interprétation dans le sens qui le conduirait à bouleverser l’équilibre des pouvoirs.
Ensuite, du strict point de vue de l’organisation juridictionnelle des États francophones de l’Afrique de l’ouest, le système juridictionnel fait intervenir dans ceux de ces États qui n’ont pas institué le recours individuel direct, les juridictions ordinaires dans la protection des droits fondamentaux.
Lorsqu’ils n’ont pas adopté le système de la dualité des ordres de juridictions administrative ou judiciaire comme c’est le cas en France, ces États ont toujours pris soin de confier le contentieux administratif à des chambres ou formations spéciales. Cette structure juridictionnelle entraîne une répartition du contentieux des droits fondamentaux. Dans la mesure où le pouvoir exécutif peut mettre en cause les droits constitutionnellement garantis, les chambres ou formations juridictionnelles administratives se saisiront de ce contentieux constitutionnel des actes administratifs cependant que les juridictions judiciaires, toutes aussi liées par le principe de constitutionnalité, lui feront produire ses conséquences dans les relations horizontales entre les particuliers. Elles peuvent, sur ce fondement, casser des testaments renfermant des discriminations fondées sur la race[17] ou faire descendre un droit fondamental, notamment le droit de grève ou la liberté syndicale, dans les litiges de travail opposant employeurs et employés.
Cette complémentarité des juridictions constitutionnelle et ordinaire dans la protection des droits fondamentaux s’observe également dans le traitement des questions préjudicielles, là où l’accès direct des particuliers au juge constitutionnel n’est pas autorisé. Dès que la question de constitutionnalité est soulevée devant le juge du fond, celui-ci, sans que les textes lui accordent d’autres pouvoirs, sursoit à statuer et saisit directement la juridiction constitutionnelle du dossier renfermant la décision avant-dire droit. Il n’entreprend pas vraiment un vrai filtrage qui l’aurait amené à s’interroger sur la pertinence (applicabilité de la norme) de la question à la solution du litige, démarche qui s’apparenterait nécessairement à un pré- contrôle. La question n’est pas davantage soumise au filtre de la juridiction suprême du juge de renvoi en vue d’un éventuel examen de son caractère sérieux.
Les juridictions ordinaires n’ont ainsi pas, du moins au regard des textes applicables, les moyens de capter une partie du contentieux constitutionnel à travers un nouveau système de filtrage constitutif d’obstacle à la transmission de la question à son juge naturel.
Il reste que les choix procéduraux ne présentent pas que des avantages dans l’absolu. Lorsque la configuration du système juridictionnel fait participer les juridictions constitutionnelle et ordinaire à la protection des droits fondamentaux, l’efficacité du système gagnerait dans l’aménagement des voies procédurales accessoires à l’instar du référé liberté fondamentale en vigueur en France depuis une loi du 30 juin 2000. De ce point de vue, un système qui accorderait le monopole de la protection des droits fondamentaux à la juridiction constitutionnelle à l’exemple du Bénin offre l’avantage d’un traitement centralisé de ce contentieux, mais, en même temps, l’existence des juridictions ordinaires ne manquera pas de soulever des divergences d’interprétation sur ce qui relève à titre exclusif de la compétence de la juridiction constitutionnelle et les matières que les juridictions ordinaires ont vocation à saisir.
Du point de vue des droits procéduraux, la question du traitement des saisines invite à aborder son corollaire, celle de la garantie des intérêts des saisissants.
I. La garantie des intérêts des saisissants
Ce sont les règles du procès équitable et celles du tribunal neutre et impartial qui renseignent sur la qualité du procès lorsqu’elles président à l’élaboration des décisions du juge. Au sein des règles du procès équitable, certains points tels que le principe du contradictoire, considéré comme étant au fondement des autres qualités du procès, et la règle de publicité des débats méritent d’être isolés.
A. Le principe du contradictoire
Le principe de la contradiction, également appelé principe du contradictoire, signifie que les parties au procès doivent être mises en mesure de s’opposer mutuellement et d’opposer au juge les moyens et les preuves dont elles disposent à l’appui de leurs prétentions. Son importance est telle que Motulsky a pu écrire qu’il relevait du droit naturel[18]. La professeure Marie-Anne FRISON-ROCHE voit dans ce principe le « noyau logique du raisonnement judiciaire et du procès, en ce qu’il permet la découverte de la solution juste, et de son préalable, la vérité des faits »[19]. Ainsi entendu, le contradictoire a une double dimension, objective et subjective qui correspondent à la double nature du procès[20].
Le contradictoire sert la dimension objective du procès « dans la mesure où il remplit la fonction d’assurer une meilleure formation de la décision au nom de l’intérêt général à la réalisation de la justice »[21]. Non seulement il vise à contrarier les préjugés du juge, mais encore en permettant au juge de prendre connaissance des informations et des points de vue pertinents, le contradictoire donne au juge la matière dont il a besoin pour résoudre le conflit porté à sa connaissance[22].
Dans sa dimension subjective, le contradictoire est un droit de la défense. C’est le droit de savoir et de discuter, le droit d’être informé et de s’exprimer pour les parties à la procédure. Il est donc inhérent au procès[23].
Principe directeur du procès, fondé sur les canons du procès équitable et les droits de la défense, le principe du contradictoire retrouve une place et des modalités de mise en œuvre variables en fonction de l’objet de la saisine devant les juridictions constitutionnelles francophones ouest-africaines. Il est largement assuré dans le contentieux électoral[24]. Quand il n’est pas formellement écarté dans les autres contentieux[25], sa mise en œuvre ne parait pas avoir atteint un seuil de maturité suffisant. Dans le contentieux a priori, le contradictoire peut se limiter à l’information des autres acteurs institutionnels sans qu’obligation leur soit faite de formuler des observations[26]. Le principe du contradictoire gagne en amplitude lorsque les acteurs institutionnels se voient reconnaître la faculté de se faire représenter à l’audience et de pouvoir se faire assister par des experts et des conseils[27].
Dans ces circonstances, la structure tripartite du débat processuel qui exige en principe un demandeur, un défendeur et un juge, tiers impartial devant trancher le litige, se trouve quelque peu brouillée. L’image d’un défendeur répondant point par point aux arguments de la saisine est difficilement identifiable.
Sans doute, il a pu être soutenu un moment que le principe du contradictoire n’a de sens que lorsque deux ou plusieurs parties font valoir des prétentions opposées devant un juge parce qu’il s’agirait d’un contrôle a priori où il n’y a ni parties, ni droits subjectifs en cause159[28]. Le caractère objectif du contrôle empêcherait toute reconnaissance du statut de partie aux acteurs du procès constitutionnel a priori.
La pratique observée dans certains systèmes constitutionnels dément cette vision idéalisée. Elle montre que la motivation et l’attitude des requérants institutionnels sont similaires à celles des particuliers. Si l’on prend l’exemple des requérants parlementaires, la censure recherchée vise à imposer leur interprétation de la Constitution contre celle de la majorité parlementaire.
Quant au contrôle incident de constitutionnalité devant les juridictions constitutionnelles des États francophones de l’Afrique de l’Ouest, le principe du contradictoire aspire davantage dans sa mise en œuvre, à quelques avancées[29]. Sa reconnaissance formelle par les règles de procédure devant certaines juridictions[30] renferme des virtualités susceptibles d’être étendues et concrétisées par la pratique. Mais de façon générale, que ce soit dans le cadre du contrôle a priori ou dans le contrôle incident a posteriori, ce sont les pouvoirs d’instruction généralement étendus du juge rapporteur qui contribueront à réduire les déséquilibres qui menacent le procès constitutionnel[31]. Si comme le dit le professeur Mathieu Disant, la légitimité du juge constitutionnel procède aujourd’hui prioritairement d’une légitimité procédurale[32], c’est à la condition de nouer son office autour de l’existence d’un débat contradictoire ayant vocation à inscrire solidement le contrôle de constitutionnalité dans une logique contentieuse et processuelle.
Un autre critère structurant du standard du procès équitable s’identifie dans la publicité des débats. Celle-ci participe aussi de la qualité du procès constitutionnel et figure comme telle au nombre des garanties procédurales.
B. Le principe de publicité des débats
La publicité des débats est une exigence amplifiante du principe du contradictoire. Deux composantes structurent le principe de publicité des débats. On distingue la publicité de l’audience et la publicité du prononcé du jugement[33]. La finalité recherchée étant non seulement la protection du justiciable contre une justice secrète échappant au contrôle du public mais encore, plus largement, la garantie du principe d’une bonne justice.
L’audience publique intègre nécessairement au procès une dimension de l’oralité qui se trouve être elle-même une exigence incontournable du contradictoire. Au-delà de l’intérêt qu’il y a à rendre l’audience publique, « l’apport fondamental de l’audience publique est que, non seulement les parties principales, mais aussi les parties intervenantes qui d’une certaine manière représentent aussi le public, ont accès à l’ensemble du dossier, peuvent exposer oralement leurs arguments et répondre aux questions des juges »[34].
L’audience publique ouverte à l’oralité des débats trouve peu de place devant les juridictions constitutionnelles des États francophones de l’Afrique de l’Ouest, à l’exception de la Cour constitutionnelle du Bénin, qui a institué par son règlement intérieur du 11 Juin 2018 des chambres de mise en état, chargées de conduire la procédure à travers des audiences ouvertes aux parties et au public[35]. Devant les autres juridictions, avant l’audience plénière de délibération, s’il arrive qu’une audience soit organisée au cours de la procédure d’instruction, elle reste dans le meilleur des cas limitée aux parties et fermée au public[36].
Certaines particularités du procès constitutionnel peuvent faire douter de l’utilité d’une audience publique. Qu’il s’agisse d’une saisine a priori ou a posteriori, le caractère objectif du contentieux constitutionnel lui imprime in fine une double finalité : il n’est pas seulement destiné à trancher le litige qui oppose les parties. Il vise également à assurer la défense objective de la Constitution[37]. Le caractère inquisitorial de la procédure renforce la position du juge instructeur auquel les textes reconnaissent les plus larges pouvoirs d’investigation. Le procès constitutionnel devient ainsi et avant tout le lieu où s’élabore le contrôle objectif de la constitutionnalité de la loi, c’est-à-dire la mission tutélaire d’une juridiction dont les décisions déploient leurs effets bien au-delà du cercle étroit des plaideurs.
L’intérêt général l’emporte sur l’intérêt individuel des parties, dont la présence et les prétentions ne doivent pas distraire le juge constitutionnel de sa mission première qui est celle de l’apurement de l’ordonnancement constitutionnel[38]. C’est, a-t-on pu souligner, « un contentieux d’ordre public par nature qui redonne au juge toute latitude pour redéfinir l’objet et la cause de la demande, et aussi le pouvoir de ne pas se considérer comme lié par les termes de la requête, qu’elle émane d’un simple particulier, d’un organe institutionnel ou d’un juge de renvoi »[39].
Ces raisons propres à justifier une procédure essentiellement écrite et secrète méritent d’être relativisées dans le contexte actuel où les juridictions constitutionnelles ne sont plus seulement des instances de régulation du fonctionnement des pouvoirs publics mais se sont vu investies de la mission de protection des droits fondamentaux, laquelle paraît davantage les définir[40].
L’ouverture de la saisine aux parlementaires, les saisines individuelles directes ou incidentes offrent l’occasion d’introduire dans le procès constitutionnel une bonne dose de discussion publique. L’ensemble de ce contentieux intègrerait alors toutes les composantes du procès équitable comme le recommandent les instruments internationaux de protection des droits de l’homme intégrés dans les constitutions nationales172[41].
Ainsi, dans la ligne de pensée de Habermas qui voit dans le principe de discussion le fondement de la légitimité des décisions de justice[42], le procès constitutionnel en tant que dialogue organisé dans la forme processuelle deviendrait un véritable lieu de démocratie. Le rôle pédagogique des décisions des cours constitutionnelles gagnerait en relief en ce qu’elles inspireraient non seulement les autres juges mais aussi l’action des pouvoirs publics désormais instruits de la censure publique qui ne manquerait pas d’être exercée sur les écarts qu’ils seraient tentés de prendre au regard de la norme constitutionnelle.
En définitive, le regard porté sur le citoyen et le procès constitutionnel montre que si la fonction contentieuse des juridictions constitutionnelles des États francophones ouest-africains a fait faire de réelles avancées à la concrétisation des droits substantiels, en revanche, au regard des droits procéduraux le procès constitutionnel reste en construction parce que certaines garanties procédurales n’ont pas encore atteint un seuil suffisant de maturité. Sans doute la matière procédurale ne se prête pas aisément à l’invention ou à la créativité du juge. Toutefois, un intérêt porté aux textes d’origine externe intégrés aux normes constitutionnelles aurait ouvert la voie à un mécanisme de « fertilisation croisée », favorable à un jeu de l’interprétation qui renforcerait les garanties procédurales accordées aux saisissants. Le contrôle juridictionnel de constitutionnalité ne se conçoit pas sans le respect des principes propres à la fonction de juger. Les garanties procédurales concourent au perfectionnement du procès constitutionnel, et ont pour fonction d’aménager autant la réflexion des juges que limiter les risques d’arbitraire.
Sera-t-il encore utile de rappeler que le droit procédural conditionne l’exercice des libertés[43]; que Montesquieu faisait le lien entre la procédure et la liberté ; qu’enfin, pour Benjamin Constant, « ce qui préserve de l’arbitraire, c’est l’observation des formes ; elles sont les divinités tutélaires des associations humaines ; elles sont les seules protectrices de l’innocence ; elles sont les seules relations des hommes entre eux »[44].
-
[1]
P. Jan, Le procès constitutionnel, Paris, LGDJ, pp. 13 et ss. [Retour au contenu] -
[2]
D. Rousseau, « Le procès constitutionnel », Pouvoirs, n° 137, 2011, pp. 47 et ss. [Retour au contenu] -
[3]
Nom donné à un courant politique issu de la révolution française de 1789, et qui voit dans la constitution écrite le meilleur garant des libertés individuelles, voir C. Debbasch et alii, Lexique de politique, Paris, Dalloz, 7e éd., 2001, p.109. [Retour au contenu] -
[4]
Toutes les constitutions des États francophones de l’Afrique de l’Ouest consacrent chacune un titre aux droits, libertés et devoirs des citoyens ; voir en guise d’exemples, le Titre II de la Constitution du Sénégal du 22 Janvier 2001, le Titre II de la Constitution togolaise du 14 Octobre 1992, le Titre I de la Constitution du Burkina Faso du 11 Juin 1991, le Titre II de la Constitution du Bénin du 11 Décembre 1990, sans oublier les références aux instruments internationaux de protection des droits de l’homme visés dans les préambules, lesquels sont considérés comme partie intégrante de la Constitution. [Retour au contenu] -
[5]
Dans un système concentré, c’est à un tribunal distinct, généralement placé hors du système judiciaire ordinaire que revient le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des actes normatifs. Le contrôle de constitutionnalité est dans un tel système effectué par une Cour constitutionnelle ou une Cour suprême unique ; voir, L. Favoreu et alii, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 19e éd., 2017, p. 262. [Retour au contenu] -
[6]
Art. 122 de la Constitution du 11 décembre 1990. [Retour au contenu] -
[7]
Art. 157 al. 2 de la Constitution du 11 juin 1991. [Retour au contenu] -
[8]
Art. 104 al. 8 de la Constitution du 14 octobre 1992. [Retour au contenu] -
[9]
A. Gelbat, « La QPC comme question citoyenne », La revue des droits de l’homme, 20, 2021, pp. 1 et ss. [Retour au contenu] -
[10]
Au-delà des normes explicites soumises au contrôle, la Cour constitutionnelle béninoise exerce son contrôle sur des normes non écrites qu’un auteur répartit entre propos normateurs et propos non normateurs. Les propos normateurs sont des manifestations orales de volonté qui produisent des effets de droit (déclarations ou propos affectant l’ordre constitutionnel) et les propos non normateurs qui ne produisent pas forcément des effets de droit, mais sont par leur gravité et l’impression créée dans l’opinion publique, de nature à causer une potentielle atteinte à l’ordre ou aux valeurs constitutionnelles, notamment la paix et la démocratie ; voir E. M. Ngango Youmbi, « Les normes non écrites dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle du Bénin », RDP, 2018, 1705. Adde, T. Holo, « Le citoyen : pierre angulaire de la justice constitutionnelle au Bénin », in Actes du 6e congrès de l’ACCF, Marrakech 2012, pp. 61 et ss. [Retour au contenu] -
[11]
Voir par exemple les articles 85 de la Constitution du Mali du 25 février 1992 ; 99 de la Constitution togolaise du 14 octobre 1992 ; 114 de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990. [Retour au contenu] -
[12]
Dans une série de décisions, la Cour constitutionnelle togolaise a retenu « qu’aucune disposition constitutionnelle ou législative ne reconnait qualité à un citoyen de la saisir directement » ; voir Décision n°C-001/09 du 14 janvier 2009, Observatoire national pour l’Unité (ONUTA) ; Décision n° C-002/16 du 1er juin 2018 ; Décision n° C-007/98 du 15 juillet 1998. [Retour au contenu] -
[13]
Hounake, « Les infortunes du recours individuel devant la Cour constitutionnelle du Togo », in Mélanges en l’honneur du Professeur AHADZI-NONOU Koffi, L’Etat inachevé, Presses universitaires juridiques de Poitiers, 2021, pp. 256 et ss [Retour au contenu] -
[14]
Aux termes de l’article 157 al. 2 de la Constitution du Burkina Faso du 11 juin 1991, « (…) tout citoyen peut saisir le Conseil constitutionnel sur la constitutionnalité des lois, soit directement, soit par la procédure de l’exception d’inconstitutionnalité invoquée dans une affaire qui le concerne devant une juridiction (…) ». On relèvera que cette disposition est l’exacte reproduction de l’article 122 de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990 sur le fondement duquel la Cour constitutionnelle de ce pays accueille généreusement les recours individuels directs. Contrairement à son homologue béninois, le Conseil constitutionnel du Burkina Faso, de jurisprudence constante ferme la voie de l’accès direct à travers une interprétation neutralisante de dispositions pourtant identiques que l’on retrouve dans les constitutions de ces deux pays. Le motif souvent rappelé est ainsi formulé : « Considérant qu’un citoyen, (…) ne peut saisir le Conseil constitutionnel de la constitutionnalité d’une loi déjà promulguée que par la voie de l’exception d’inconstitutionnalité soulevée devant une juridiction dans une affaire le concernant, soit directement par lui-même, soit par les diligences de cette juridiction » ; Voir les décisions, CC Burkina Faso n° 2017-014/CC du 09 juin 2017, Exception d’inconstitutionnalité de la loi organique n° 20/95/ADP ; Décision n° 2019-017/CC du 8 août 2019 sur le recours en inconstitutionnalité de la loi 044-2019/AN ; Décision n° 2020-024/CC du 16 octobre 2020, Dicko Harouna et autres. Toutes ces décisions sont consultables sur le site du Conseil constitutionnel du Burkina Faso. [Retour au contenu] -
[15]
On évoquera le principe de non régression en matière de droits fondamentaux, consacré par la Cour constitutionnelle du Togo dans sa décision n° C-003/09 du 9 juillet 2009, Saisine des députés de l’Union des Forces du Changement (UFC), à celui de représentation proportionnelle majorité/minorité dégagé par la Cour constitutionnelle du Bénin, voir DCC du Bénin 03-168 du 26 novembre 2003, Issa Salifou ; ou encore à celui du consensus national de sa décision DCC 06-074 du 8 Juillet Les juridictions constitutionnelles malienne, nigérienne, burkinabè ont pu, sur le fondement de principes non écrits, rendre des décisions accueillies par la doctrine comme participant à la consolidation de l’État de droit et de la démocratie ; sur ces derniers points, voir, S. Bolle, « La Constitution Glélé en Afrique : modèle ou contre modèle », communication présentée au colloque international de Cotonou sur la Constitution béninoise du 11 décembre 1990, Un modèle pour l’Afrique, 8, 9, 10 août 2012 ; adde, B. D. Coulibaley, « Apologie du contrôle prétorien des lois de révision constitutionnelle en Afrique francophone », in Mélanges en l’honneur du Professeur AHADZI- NONOU Koffi, op. cit., pp. 513 et ss., E. M. Ngango Youmbi, « Les normes non écrites dans la jurisprudence des juridictions constitutionnelles négroafricaines », Revue Africaine et Malgache de recherche scientifique, numéro spécial, avril 2019, pp. 1410 et ss. [Retour au contenu] -
[16]
Comme il l’a fait dans le volet du droit substantiel, le juge administratif (Conseil d’État français) a aussi forgé dans le volet procédural du droit administratif des règles générales de procédure qui lui ont permis de suppléer les lacunes des textes écrits et de soumettre les juridictions administratives à des règles fondamentales pour l’exercice d’une activité juridictionnelle saine. Une véritable politique jurisprudentielle de recevabilité a ainsi été développée au profit des justiciables ; voir Debbasch et alii, Contentieux administratif, Paris, Dalloz, 6e éd., 1994, pp. 19 et ss. ; S’agissant de l’Afrique francophone, voir B. D. Coulibaley, « Le juge administratif, rempart de protection des citoyens contre l’administration en Afrique noire francophone ? », Revue Afrilex, janvier 2013. [Retour au contenu] -
[17]
On se référera au jugement du Tribunal civil de la Seine du 22 janvier 1947 dans lequel le juge judiciaire se fondant directement sur l’alinéa premier du préambule de la Constitution française de 1946, qui prohibe notamment les discriminations en raison de la race, a décidé que « (… ) est nulle comme illicite et doit être réputée non écrite la clause d’un testament portant révocation d’un legs au cas où le légataire épouserait un juif » ; voir, Favoreu et alii, Droit des libertés fondamentales, Paris, Dalloz, 7e éd., 2016, p. 167 [Retour au contenu] -
[18]
T. Le Bars, K. Salhi, J. Heron, Droit judiciaire privé, Paris, LGDJ, 2019, n° 294. [Retour au contenu] -
[19]
M.-A. Frison-Roche, Généralités sur le principe du contradictoire, Etude de droit processuel, coll. Anthologie du Droit, LGDJ-Lextenso éditions, 2014, 221 pages. [Retour au contenu] -
[20]
A. David, L’impartialité du Conseil constitutionnel, Thèse de doctorat, Université de Caen Normandie, 2021, pp.341 et ss. [Retour au contenu] -
[21]
Ibid. [Retour au contenu] -
[22]
Ibid. [Retour au contenu] -
[23]
Ibid. [Retour au contenu] -
[24]
Voir les lois organiques portant composition, organisation, attributions et fonctionnement de ces juridictions (Burkina Faso, Niger, Mali, Bénin, Togo). [Retour au contenu] -
[25]
L’art. 14 de la loi organique n° 2016-23 du 14 juillet 2016 relative au Conseil constitutionnel du Sénégal dispose « La procédure devant le Conseil constitutionnel n’est pas contradictoire ». [Retour au contenu] -
[26]
Voir 25 de la loi organique sur la Cour constitutionnelle du Bénin modifiée par la loi organique du 31 mai 2001. [Retour au contenu] -
[27]
12 de la loi organique n° 2001-303 du 5 juin 2001 déterminant l’organisation et le fonctionnement du Conseil constitutionnel de Côte d’Ivoire. [Retour au contenu] -
[28]
G. Abadie, « Principe du contradictoire et procès constitutionnel », Communication au 2e congrès de l’ACCPUF, Libreville, Gabon, 13-16 septembre 2000. [Retour au contenu] -
[29]
Aux termes de l’art. 14 al. 2 de la loi organique n° 2016-23 du 14 juillet 2016 relative au Conseil constitutionnel du Sénégal « (…) le Conseil constitutionnel en cas d’exception d’inconstitutionnalité transmet pour information les recours au Président de la République, au Premier ministre, au Président de l’Assemblée. Ces derniers peuvent produire, par un mémoire écrit, leurs observations devant le Conseil constitutionnel ». [Retour au contenu] -
[30]
Voir les règles de procédure devant les Cours constitutionnelles béninoise (art. 28 Règlement intérieur du 11 juin 2018) et togolaise (art. 106 Constitution du 14 octobre 1992 et 32 de la loi organique du 26 décembre 2019). Le caractère contradictoire de la procédure est formellement consacré. [Retour au contenu] -
[31]
En France, formalisant empiriquement le principe du contradictoire de façon à aligner le Conseil constitutionnel sur les standards européens du procès équitable, la haute juridiction a accueilli favorablement des observations des parlementaires et auxquels a répondu le gouvernement dans le cadre des saisines obligatoires relatives aux lois organiques. Les déséquilibres ont été progressivement corrigés au point que le professeur Dominique ROUSSEAU peut encore écrire que « la représentation qui s’impose désormais est celle de n’importe quel procès : d’un côté, les requérants qui exposent leurs griefs contre la loi soulèvent les moyens d’inconstitutionnalité et concluent à la censure ; de l’autre, le gouvernement qui répond, point par point, aux arguments de la saisine et demande au Conseil de rejeter le Entre les deux, le Conseil, instance tiers, qui statue au vu de cet échange d’arguments. L’ensemble étant public, chacun peut apprécier le caractère contradictoire de la procédure et commenter la qualité juridique des argumentations et de la décision juridictionnelle », D. Rousseau et alii, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 332. Le nouveau règlement de procédure applicable au contrôle a priori adopté par décision n° 2022-152 ORGA du 11 mars 2022 achève de rapprocher celle-ci des règles de procédure relatives à la QPC ; voir aussi, M. Verpeaux, « Tout arrive … pour qui sait attendre », AJDA 2022, pp. 955 et ss. [Retour au contenu] -
[32]
M. Disant, Synthèse générale des travaux, 8e Conférence des Chefs d’Institution de l’ACCPUF, Bulletin n° 12, ACCPUF, p. 106. [Retour au contenu] -
[33]
Aux termes de l’art. 15 de la loi organique n° 2001-303 du 5 juin 2001 déterminant l’organisation et le fonctionnement du Conseil constitutionnel de Côte d’Ivoire, « Le Conseil constitutionnel siège à huis Seuls les parties, leurs représentants, les experts et conseils participent aux débats. Les décisions du Conseil constitutionnel sont rendues en audience publique ». [Retour au contenu] -
[34]
M. Disant, Synthèse générale des travaux, 8e Conférence des Chefs d’Institution de l’ACCPUF, Bulletin n° 12, ACCPUF, p. 106. [Retour au contenu] -
[35]
Le règlement intérieur du 11 Juin 2018 a créé deux chambres de mise en état. Elles ont pour rôle de convoquer les parties aux audiences de mise en état dont la programmation est affichée et envoyée aux présidents d’institution. Chaque partie aura l’occasion de présenter lors des audiences publiques de l’une ou l’autre des chambres ses prétentions et pourra à son tour discuter celles de la partie adverse. Chacune des parties disposera des pièces, documents et mémoires déposés par l’autre. À l’issue de cette phase, le rapporteur aura tous les éléments nécessaires pour mettre le dossier en état d’être présenté à l’audience plénière de la Cour qui reste secrète selon le principe du secret des délibérations. [Retour au contenu] -
[36]
Voir supra, note 33. [Retour au contenu] -
[37]
Voir Santolini, « Les parties dans le procès constitutionnel en droit comparé », CCC, n° 25, Juillet 2008. [Retour au contenu] -
[38]
Ibid. [Retour au contenu] -
[39]
Ibid. [Retour au contenu] -
[40]
G. Vedel, « Le Conseil constitutionnel gardien du droit positif ou défenseur de la transcendance des droits de l’homme », Pouvoirs, n° 45, pp. 149 et ss. ; D. Rousseau, « De quoi le Conseil constitutionnel est-il le nom », Jus Politicum, n° 7, 2012, pp. 1 et ss. [Retour au contenu] -
[41]
Aux termes des articles 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques « (…) Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial (…) ». [Retour au contenu] -
[42]
J. Habermas, Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1997, p. 251. [Retour au contenu] -
[43]
P. Martens, « Les principes constitutionnels du procès dans la jurisprudence récente des juridictions constitutionnelles européennes », CCC, n° 14, 2003. [Retour au contenu] -
[44]
B. Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la constitution actuelle de la France, Paris, A. Eymery, 1815, p. 292. [Retour au contenu]
L’approche du Conseil constitutionnel du Sénégal
Aminata Ly Ndiaye, Juge au Conseil constitutionnel du Sénégal
Dans le contentieux juridictionnel, les techniques renvoient à l’ensemble des procédés d’investigation, de raisonnement et de présentation par lesquels le juge élabore et exprime ses conclusions sur un problème ou un groupe de problèmes de droit[1]. Elles ont une portée opératoire, finalitaire, instrumentale et pédagogique[2].
Quant à la méthode, elle recouvre la manière d’interpréter un texte et les différentes formes de raisonnement permettant d’en découvrir le sens.
Le vocable « protection » renvoie à l’action de protéger, de défendre quelqu’un ou quelque chose contre un danger, un mal, un risque, alors que les « Droits de l’Homme », selon la conception libérale, sont des droits inhérents à la nature humaine, donc antérieurs et supérieurs à l’État et que celui-ci doit respecter non seulement dans l’ordre des buts, mais aussi dans l’ordre des moyens[3].
L’extension du concept des droits de l’homme a conduit à identifier plusieurs « générations » de droits.
La première génération renvoie aux droits « civils et politiques » (les libertés individuelles et les libertés politiques), la deuxième génération consacre les droits « économiques et sociaux » (éducation, santé…) et, enfin, la troisième génération recouvre les droits environnementaux, les droits sur les ressources naturelles, les droits sur le patrimoine foncier, les droits au développement, les droits des minorités entre autres.
En droit positif sénégalais, les sources des droits de l’Homme dont la protection relève de la compétence du Conseil constitutionnel du Sénégal sont la Constitution[4] et les conventions internationales relatives aux droits de l’Homme intégrées à son préambule. L’article 91 de la Constitution fait du pouvoir judiciaire le gardien des droits et libertés définis par la Constitution et la loi, tandis que suivant les dispositions de l’article 88 de la Constitution, le Conseil constitutionnel est partie intégrante de ce pouvoir judiciaire, à côté des autres juridictions.
Au Sénégal, en dépit de l’intervention du juge ordinaire[5], l’interprète attitré des droits inscrits dans la Constitution est le Conseil constitutionnel. Ce dernier a une compétence d’attribution. En effet, aux termes de l’article 92 de la Constitution, « le Conseil constitutionnel connaît de la constitutionnalité des lois et des engagements internationaux, des conflits de compétence entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, ainsi que des exceptions d’inconstitutionnalité soulevées devant la Cour d’Appel ou la Cour suprême.
Le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de la République pour avis.
Le Conseil constitutionnel est juge de la régularité des élections nationales et des consultations référendaires et en proclame les résultats ».
Dans le cadre de la protection des droits de l’Homme, le juge utilise une méthode pour aboutir à une technique et dans les deux cas, il y a une fonction heuristique, une fonction de guide dans la découverte et la signification de la norme[6].
Étudier la protection des droits de l’Homme revient à s’interroger sur leur invocabilité devant le Conseil constitutionnel (I) puis à examiner la démarche intellectuelle du juge une fois régulièrement saisi à cette fin pour garantir aux titulaires de ces droits leur jouissance (II).
I – L’invocation des droits de l’Homme devant le Conseil constitutionnel
Au Sénégal, la protection des droits de l’Homme par le Conseil constitutionnel s’effectue à l’occasion de l’exercice de ses attributions (B). Mais au préalable, il convient de s’interroger sur les droits invocables devant le Conseil constitutionnel (A).
A. La « constitutionnalisation » des droits de l’Homme
Pour certains auteurs, on entend par « droits de l’Homme », les droits fondamentaux dans le sens large des droits de l’homme ou des droits humains et des libertés fondamentales. Il s’agit des droits fondamentaux inhérents à la personne humaine[7], notamment le droit à la vie, le droit à la liberté et à la sûreté, le droit au mariage, l’égalité, le respect de la vie privée et familiale, le droit à des élections libres, le droit à un procès équitable[8].
Au demeurant, il convient de préciser que le constituant sénégalais atendance à utiliser indifféremment les vocables « droits » et « libertés »[9]. Les sources des droits de l’Homme dont la protection relève de la compétence du Conseil constitutionnel sont la Constitution et les conventions internationales relatives aux droits de l’Homme intégrées à son préambule[10]. En effet, le titre II de la Constitution énumère un certain nombre de droits invocables devant la juridiction constitutionnelle à l’occasion de l’exercice de ses compétences. Dans le corpus de la Constitution, ces droits sont consacrés par les articles 7 à 25-3.
Par ailleurs, le préambule de la Constitution contient un certain nombre de conventions internationales relatives aux droits de l’Homme que les justiciables peuvent invoquer devant le Conseil constitutionnel, à l’occasion de l’exercice de ses attributions[11]. Il s’agit notamment de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, des instruments internationaux adoptés par l’Organisation des Nations Unies et l’Organisation de l’Unité africaine, notamment la Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979, la Convention relative aux Droits de l’Enfant du 20 novembre 1989 et la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples du 27 juin 1981.
L’énumération opérée par le préambule de la Constitution ne semble pas être exhaustive. Il est donc possible que d’autres normes internationales relatives aux Droits de l’Homme puissent être invoquées devant le juge constitutionnel.
Il convient de rappeler à cet effet que le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2/C/1997 du 3 décembre 1997, Modification du statut des magistrats, sans les spécifier, s’est référé aux « normes internationales relatives à la qualification, à la sélection et à la formation des personnes devant remplir les fonctions de magistrat (…) » pour contrôler la constitutionnalité de l’article 43 de la loi organique portant statut des magistrats[12].
L’invocation de ces droits se fait par la mise en œuvre des procédures juridictionnelles prévues à cette fin.
B. Les procédures juridictionnelles de protection des Droits de l’Homme
Le Sénégal, de par son modèle de protection juridictionnelle de l’ordre constitutionnel, adhère au système mixte[13]. Le caractère mixte du modèle provient de la cohabitation de deux procédures : une procédure empruntée au modèle européen de justice constitutionnelle à des nuances près, le contrôle par voie d’action et une procédure originaire du modèle américain de justice constitutionnelle, le contrôle par voie d’exception.
S’agissant du contrôle par voie d’action, il s’exerce au Sénégal sur les lois ordinaires[14] et les lois organiques[15] adoptées par l’Assemblée nationale et les engagements internationaux[16] avant leur entrée en vigueur. La norme juridique dont la constitutionnalité est contestée est directement déférée devant la juridiction constitutionnelle. La saisine du juge constitutionnel par voie d’action est encadrée par le constituant et le législateur organique.
En effet, le président de la République peut saisir le Conseil constitutionnel dans les six jours francs qui suivent la transmission à lui faite de la loi adoptée par l’Assemblée nationale. De même, les députés, s’ils représentent 1/10e des membres de l’Assemblée nationale, disposent d’un délai de six jours francs à partir de l’adoption de la loi par l’Assemblée pour saisir le juge aux fins de contrôle de constitutionnalité[17].
Une fois saisi, le Conseil constitutionnel se prononce dans un délai d’un mois, réduit à huit jours en cas d’urgence déclarée par le Gouvernement[18].
Lorsque le Conseil constate par cette voie de contrôle que la loi soumise à son examen viole un droit consacré par la Constitution, celle-ci ne pourra entrer en vigueur que si la disposition censurée est séparée du reste du texte[19]. La décision du Conseil constitutionnel est opposable erga omnes. Elle s’impose aux pouvoirs publics[20], à toutes les autorités juridictionnelles[21] et à tous les citoyens[22].
S’agissant du contrôle par voie d’exception, il constitue un contrôle incident. Il permet, au cours d’un procès, à une partie qui estime que la norme, (loi ou traité international) qu’on veut lui appliquer est entachée d’inconstitutionnalité parce que violant un droit consacré par le constituant, d’obtenir du juge du fond un sursis à statuer afin de faire trancher par le juge constitutionnel cette question incidente au procès.
Au Sénégal, l’exception d’inconstitutionnalité peut être soulevée devant la Cour d’Appel ou la Cour suprême. Au demeurant, il est d’une jurisprudence constante que le juge de renvoi doit, « après avoir vérifié la régularité du pourvoi »[23], surseoir à statuer et renvoyer la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. En effet, la vérification des conditions de recevabilité du pourvoi en cassation ou de l’appel par la juridiction de fond est une condition substantielle pour la recevabilité de l’exception d’inconstitutionnalité.
Dans l’affaire Karim Meïssa WADE, le Conseil constitutionnel a bien vérifié que cette formalité a été accomplie en ces termes : « Considérant que la Cour suprême doit se prononcer avant toute saisine du Conseil constitutionnel sur sa compétence et sur la recevabilité du recours ou la déchéance ; que ce préalable obligatoire a été formellement observé »[24].
De même, dans l’affaire Moussa OUATTARA[25], le juge administratif a estimé que le décret dont l’annulation est demandée tire son fondement de la loi n° 76-67 du 2 juillet 1976 relative à l’expropriation pour cause d’utilité publique dont l’inconstitutionnalité est ainsi soulevée. Il admet ensuite que la solution du litige est subordonnée à la conformité de la disposition de la loi à la Constitution. Enfin, il constate qu’il y a lieu, en application de l’article 56 de la loi organique sur le Conseil d’État, de surseoir à statuer et de saisir le Conseil constitutionnel compétent pour statuer sur la constitutionnalité.
Le Conseil constitutionnel du Sénégal, dans une décision rendue le 23 juin 1993, en se référant à la garantie des droits, a déclaré non conforme à la Constitution la disposition d’une nouvelle loi organique qui conférait à celle-ci un caractère rétroactif[26].
En effet, le constituant sénégalais avait, lors de la réforme ayant conduit à la suppression de la Cour suprême[27], opté pour la création de trois nouvelles hautes juridictions : le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de Cassation[28].
Cependant, l’une des lois visant à mettre en œuvre la réforme, la loi 92-25 du 30 mai 1992 sur la Cour de Cassation[29] tout comme la loi 92-24 sur le Conseil d’État[30], dans ses dispositions transitoires, avait créé une nouvelle procédure, celle du rabat d’arrêt et prévoyait le caractère rétroactif en son article 33 alinéa 2. Cela donnait ainsi au nouveau texte une portée élastique permettant aux justiciables de remettre en cause les décisions de l’ancienne Cour suprême en application de cette nouvelle procédure[31], alors que « celle-ci, vieille de trente-deux ans au moment de sa suppression, avait un volume considérable d’arrêts qui pouvaient entrer dans le champ d’application de cet article 33 alinéa 2 »207[32].
Un litige avait opposé la Compagnie Air Afrique à cinq de ses agents qui avaient été licenciés. Une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée avait été rendue par la deuxième section de l’ancienne Cour suprême statuant en matière sociale le 11 avril 1990. L’exequatur avait été demandée et obtenue suivant ordonnance du président du Tribunal de Grande Instance de Paris le 13 avril 1992. Entre-temps est intervenue une nouvelle voie de droit dans l’ordonnancement juridique sénégalais : la procédure de rabat d’arrêt qui permettait en application des dispositions sus-indiquées de remettre en cause les décisions de justice rendues en dernier ressort[33]. Une requête en rabat d’arrêt avait été introduite par le Procureur général près la Cour de Cassation sur recours d’ordre du Garde des Sceaux et les conseils de l’une des parties, en l’occurrence la Compagnie Air Afrique contre la décision de l’ancienne Cour suprême rendue en matière sociale.
L’exception d’inconstitutionnalité, « une voie de droit nouvelle »[34] créée aussi par la réforme constitutionnelle de 1992 avait été soulevée contre cette disposition transitoire qui prévoyait le rabat d’arrêt avec un caractère rétroactif, ce qui avait obligé la Cour de Cassation, en application de la législation en vigueur[35], de surseoir à statuer et de saisir le Conseil constitutionnel de l’exception d’inconstitutionnalité ainsi soulevée.
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision précitée, avait commencé par indiquer qu’à la date de l’adoption de la loi de 1992 instituant la procédure du rabat d’arrêt, l’arrêt rendu par la Cour suprême et attaqué au moyen de cette procédure était devenu définitif du fait de l’épuisement des voies de recours et de l’expiration des délais de recours prévus par les textes en vigueur au moment où elle a été rendue, et qu’une telle décision était, dans ces conditions, irrévocable.
Il avait ensuite considéré que la nouvelle loi de 1992, en créant cette nouvelle voie de recours et en la déclarant applicable à une telle décision de justice, remettait en cause les droits reconnus aux justiciables en les privant ainsi de garanties constitutionnelles. Il en concluait que la nouvelle disposition législative permettant d’appliquer cette nouvelle voie de recours à une décision irrévocable[36] devait être déclarée non conforme à la Constitution.
La juridiction constitutionnelle a considéré que la loi nouvelle ne peut saisir le passé et s’appliquer à « des situations légalement acquises »[37] que si la garantie constitutionnelle des droits reconnus aux justiciables dans le cadre des procédures judiciaires ne risque pas d’être remise en cause.
Dans ladite décision, le Conseil constitutionnel a considéré « que les modifications, l’abrogation d’une loi comme la rétroactivité d’une loi nouvelle ne peuvent remettre en cause les situations existantes que dans le respect des droits et libertés de valeur constitutionnelle ; qu’en effet, s’il appartient au législateur, sous réserve de l’application immédiate de la loi pénale plus douce, de déterminer la date d’entrée en vigueur d’une loi, le pouvoir qui lui est ainsi conféré n’est pas sans limites »[38].
La juridiction constitutionnelle ajoutait que la procédure de rabat d’arrêt, prévue par l’article 33 alinéa 2 de la loi organique sur la Cour de Cassation, entraînerait une inégalité non justifiée entre les justiciables en ouvrant la nouvelle voie de recours à certains d’entre eux et pas à d’autres, selon qu’ils cherchaient à remettre en cause une sentence non entièrement exécutée ou une sentence exécutée en violation du principe d’égalité devant la loi et devant la justice, consacré par l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, de l’article 7 de la Déclaration universelle de 1948 et de l’article 7 de la Constitution[39].
La procédure de l’exception d’inconstitutionnalité a été utilisée dans les affaires Demba MBAYE pour protéger le droit de la défense[40], Moussa OUATTARA et autres pour la protection du droit de propriété[41], Karim Meïssa WADE pour protéger le droit de la défense, le principe d’égalité des citoyens devant la justice, la présomption d’innocence[42], Pape Djigdiam DIOP pour protéger la liberté syndicale et le droit de grève[43].
Il faut rappeler que l’alinéa 3 de l’article 22 de la loi organique relative au Conseil constitutionnel dispose que « si le Conseil constitutionnel estime que la disposition dont il a été saisi n’est pas conforme à la Constitution, il ne peut plus en être fait application »[44]. Il en résulte que dans l’hypothèse où la loi ou la norme internationale est neutralisée par le Conseil constitutionnel par la voie de l’exception d’inconstitutionnalité, celle-ci continue de faire partie de l’ordonnancement juridique sénégalais, mais ne pourra plus connaître une application dans le futur.
II – Les procédés de raisonnement du juge
Au Sénégal, la protection desdroits de l’Homme par le Conseil constitutionnel se fait de façon incidente lors du contrôle de constitutionnalité des lois[45]. À cet effet, le Conseil constitutionnel utilise des techniques et méthodes d’interprétation afin de dégager le sens et la portée des droits fondamentaux inscrits dans la Constitution[46]. Dans sa mission de protection des Droits de l’Homme, le juge constitutionnel utilise souvent des procédés classiques (A). Mais de plus en plus, le Conseil constitutionnel fait recours aux procédés nouveaux (B) pour assurer la garantie des droits de l’Homme.
B. Les procédés classiques
Parmi les méthodes et techniques classiques qui permettent au juge constitutionnel de garantir la jouissance des droits de l’Homme, il y a l’interprétation littérale. Grâce à l’interprétation littérale, le juge procède par un raisonnement simple, gage de clarté et d’accessibilité de sa décision en vérifiant la constitutionnalité interne et externe de la norme soumise à son examen.
À titre illustratif, dans la décision n° 3/C/94 du 27 juillet 1994 relative à la loi organique modifiant le statut des magistrats, le juge a sanctionné l’incompétence négative qui entraînait la rupture du principe d’égalité et une atteinte à l’indépendance de la magistrature[47]. De même, dans sa décision n° 2/C/2021 du 20 juillet 2021 relative au Code pénal et au Code de procédure pénale, les requérants invoquaient la violation de la liberté de manifester, du droit à la vie privée et du secret des correspondances. Le juge, par une interprétation littérale, a conclu à l’absence de violation de ces droits sus-évoqués[48].
Le même procédé est utilisé par le juge dans les affaires n° 2/C/2013 du 18 juillet 2013, Djigdiam DIOP c./État du Sénégal (dans laquelle il était question de la protection de la liberté syndicale et du droit de grève) ; n° 1/C/2014 du 3 mars 2014, Karim Meïssa WADE c./ CREI (pour la protection de la présomption d’innocence, du principe d’égalité, du droit de la défense, du droit à un recours) ; n° 11/C/93 du 23 juin 1993, (Rabat d’arrêt pour garantir l’effectivité des droits acquis en vertu d’une décision de justice) ; n° 3/C/95 du 19 juillet 1995, Demba MBAYE (dans laquelle la violation du droit de la défense et de la présomption d’innocence était invoquée) ; n° 1/E/98 et 2/E/98 du 9 avril 1998, acceptation de candidatures de la coalition USD Jeef Jeel URD aux législatives (pour la protection du principe constitutionnel de liberté des candidatures)[49].
Aussi, dans d’autres cas d’espèce, le Conseil constitutionnel utilise-t-il la méthode déductive pour protéger les droits de l’Homme. Par cette méthode, le juge s’appuie sur un texte qui, certes, ne règle pas la question qui lui est soumise, mais lui permet de dégager une règle qu’il va appliquer au litige. Elle permet de déduire du texte lui servant de référence la norme applicable pour des situations non concernées formellement afin de combler un vide juridique[50]. Il en est ainsi dans sa décision n° 2/C/2018 du 02 juillet 2018, à propos du risque d’atteinte à la liberté des candidatures, notamment la constitutionnalité de l’article L 57 du Code électoral qui ajoute une condition (être électeur) non prévue par l’article 28 de la Constitution pour être candidat[51]. Le juge concluait à la constitutionnalité du texte.
La décision n° 3/C/2021 du 22 juillet 2021 s’inscrit dans la même perspective. Dans cette décision, il était question de la protection du droit de vote. En effet, les requérants estimaient que la constitutionnalité de l’alinéa 4 de l’article L 40 du Code électoral était douteuse. Le juge, par la méthode déductive, concluait à la constitutionnalité du texte querellé227[52].
B. Les nouveaux procédés
L’évolution des procédés de contrôle de constitutionnalité amène le juge à développer des outils nouveaux qui se démarquent de plus en plus des méthodes et techniques classiques consistant à déclarer la norme contrôlée conforme ou non conforme à l’ordre constitutionnel[53].
Dans le domaine de la protection des droits de l’Homme, le juge constitutionnel sénégalais utilise de plus en plus ces nouveautés. Il s’agit particulièrement de la technique des réserves d’interprétation et de celle du standard.
La réserve d’interprétation permet au juge de sauver un texte de la censure en la déclarant conforme à la Constitution à condition que l’autorité génératrice de la norme intègre les interprétations qu’il a formulées dans le texte. Le juge tient la plume et devient un acteur de la législation positive.
Ces réserves peuvent être scindées en deux catégories[54] :
- les réserves prescriptives (sous forme d’injonctions et de recommandations) dans lesquelles on retrouve les réserves constructives (le juge impose au législateur les correctifs à apporter à la norme contrôlée pour qu’elle soit conforme à la Constitution) et les réserves directives (le juge oriente l’autorité pour que la norme élaborée soit conforme à la Constitution).
- les réserves restrictives (le juge extirpe de la loi examinée certains mots, des groupes de mots ou des phrases pour la sauver de la censure pour inconstitutionnalité) dans lesquelles on retrouve les réserves emportant annihilation ou « annihilantes » (il y a un retrait de l’inconstitutionnalité de l’acte déféré au juge, la réserve s’adressant à l’auteur de l’acte) et les réserves neutralisantes (le sens et la portée de la disposition contraire à la Constitution sont neutralisés par l’interprétation faite par le juge ; l’entendement de ce dernier sur le sens qu’il faut donner au texte est pris en compte dans son application par les autorités chargées de l’application de la norme).
En matière de protection des droits de l’Homme, les occurrences qui ont permis au Conseil constitutionnel d’assortir sa décision d’une réserve d’interprétation sont rares. Néanmoins, on peut citer les cas suivants :
- La décision n° 2/C/2016 du 11 juillet 2016 relative à la loi organique sur le Conseil constitutionnel. La juridiction constitutionnelle, par une réserve d’interprétation, précise ce qu’il faut entendre par « enseignants affectés au Conseil en qualité d’assistants »[55].
- La décision n°1/C/2017 relative à la loi organique sur l’organisation et le fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature. Pour assurer le respect des garanties dues aux magistrats, le Conseil constitutionnel a assorti ladite décision d’une réserve[56].
Également, le Conseil constitutionnel, dans l’exercice de sa fonction juridictionnelle, utilise la technique du standard. Le standard est une moyenne de conduite sociale correcte pour évaluer la conformité au droit d’une action du législateur dans le domaine des droits de l’Homme[57].
Le standard implique une double obligation : la consécration des droits intimement liés à la personne humaine et un niveau de protection au moins égal à celui reconnu par les conventions internationales. Dans sa décision n° 2/C/2021 du 20 juillet 2021 relative au Code pénal et au Code de Procédure pénale, le Conseil a fait usage de cette technique en distinguant les droits intangibles valables en tout temps et en toutes circonstances, comme l’interdiction de l’esclavage, le droit à la vie, l’interdiction des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et du crime de génocide, l’interdiction de la torture, consacrés par les convention internationales et les autres droits et libertés fondamentaux qui peuvent faire l’objet de restrictions, de dérogations ou de limitations par le législateur pour des raisons d’ordre public, de sécurité et de santé publique lorsqu’il s’agit, sans que cela soit limité à ces exemples, de parer « à un danger collectif ou de protéger des personnes en péril de mort » ou encore pour « protéger la jeunesse en danger », comme le prévoit l’article 16 de la Constitution[58].
Par ailleurs, dans sa décision n° 2/C/2021 du 20 juillet 2021 relative au Code pénal et au Code de procédure pénale, le Conseil constitutionnel a estimé que le principe d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi implique l’adoption de lois suffisamment claires et précises dans leurs conséquences par le législateur, afin que chaque citoyen sache exactement ce qui lui est interdit et ce qu’il encourt comme sanction en cas de violation de l’interdiction[59]
.
Statuant sur une demande d’avis, le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 8/2017 à propos de la protection du droit de vote, a estimé que l’exercice du droit de vote l’emporte sur l’exigence de présentation de la carte d’électeur prévue par l’article L. 78 alinéa 1 du Code, en raison des circonstances liées aux lenteurs et dysfonctionnements administratifs dans la distribution de ces cartes d’électeurs[60]
-
[1]
Voir N. M. Diagne, Les méthodes et techniques du juge administratif en droit administratif sénégalais, Thèse, UCAD, 1995, p.4. [Retour au contenu] -
[2]
B. Kanté, « Les méthodes et techniques d’interprétation de la Constitution : L’exemple des pays d’Afrique occidentale, », Actes de la table ronde de l’Association internationale de Droit constitutionnel, 15 et 16 octobre 2004, Bordeaux, CERCCLE, Dalloz, 2005, p. 158. [Retour au contenu] -
[3]
Lexique des termes juridiques, 2012, 19e édition, Dalloz, p. 342 ; Voir M. Troper « La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 », Colloque du 25 et 26 mai 1989 organisé par le Conseil constitutionnel, La déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen et la jurisprudence, Paris, PUF, Recherches politiques, 1989, pp. 13-15. [Retour au contenu] -
[4]
Voir le titre de la Constitution intitulé « DES DROITS ET LIBERTES FONDAMENTAUX ET DES DEVOIRS DES CITOYENS ». [Retour au contenu] -
[5]
Le juge judiciaire intervient ainsi dans la protection des droits de l’Homme en développant diverses méthodes et techniques d’interprétation (l’interprétation in favorem, l’interprétation stricte, l’interprétation téléologique etc.). À titre illustratif, à travers ces méthodes et techniques de protection des droits de l’homme, le juge ordinaire a imprimé aux droits de la défense un contenu précis. En matière pénale, la Chambre criminelle de la Cour suprême a estimé dans l’affaire Karim Meïssa WADE que « les droits de la défense n’ont pas été violés dès lors que les conseils du requérants, présents à l’audience, ont fait leurs observations sans rien retirer ou ajouter à leurs moyens initiaux ». De même, dans l’affaire dite de la Caisse d’avance de la Maire de Dakar, le juge pénal sénégalais a eu à reconnaître la fondamentalité du droit d’accès à un avocat en matière pénale. Auparavant, une circulaire du ministre de la Justice en date du 11 janvier 2018 avait précisé le sens et les contours ce droit. [Retour au contenu] -
[6]
D. Sy, « Les fonctions de la justice constitutionnelle en Afrique », in Association nigérienne de Droit constitutionnel (ANDC), actes du colloque international, La Justice constitutionnelle, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 52. [Retour au contenu] -
[7]
Selon Jacques Robert, « pour savoir si telle ou telle faculté est fondamentale, il faut à chaque instant rechercher quelles sont celles qui, compte tenu de l’évolution psychologique et sociale, sont considérées comme présentant un caractère fondamental » ; J. Robert, Les droits de l’Homme et les libertés fondamentales, 6e édition, Paris, Montchrestien, 1996, p. 20. [Retour au contenu] -
[8]
S. Thiam, « Les droits de l’Homme en Afrique francophone : entre tradition et modernité », Mélanges en l’honneur du Juge Kéba MBAYE. Administrer la justice, transcender les frontières du droit, dir. M. Badji et E. O. Diop, Toulouse, Presses universitaires de Toulouse 1 Capitole, 2018, pp. 63-64. Sur les problèmes sémantiques et de définitions, voir F. SUDRE, droit européens et droit de l’Homme, Paris, PUF, 10e éd., 2011 ; J.-M. Becet et D. Colliard, Les droits de l’Homme, Paris, Economica, 1982, pp. 6 et s. [Retour au contenu] -
[9]
Cf. Article 14 de la Constitution. En doctrine, on peut consulter l’étude d’Étienne Picard sur ce syntagme formé « des droits et libertés ». É. Picard, « Les droits et libertés : un couple paradoxal », in Mélanges en l’honneur de Frédéric SUDRE, Les droits de l’Homme à la croisée des chemins, Paris, Lexis Nexis, 2018, pp. 548-558. [Retour au contenu] -
[10]
Les conditions d’insertion des conventions internationales dans l’ordre juridique sénégalais sont prévues par le Constituant. En effet, l’article 95 de la Constitution prévoit que « le Président de la République négocie les engagements internationaux. Il les ratifie ou les approuve éventuellement sur autorisation de l’Assemblée nationale ». L’article 96 ajoute : « les traités de paix, les traités de commerce, les accords relatifs à l’organisation internationale, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes, ceux qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire ne peuvent être approuvés qu’en vertu d’une Ils ne prennent effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés » et enfin l’article 98 dispose :
« les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». De cette disposition constitutionnelle, on peut déduire que la problématique de l’incorporation des normes internationales dans l’ordre juridique sénégalais se pose avec moins d’acuité. En effet, le constituant semble opter pour un système moniste. En toute évidence, si les normes internationales sont directement incorporées dans le texte constitutionnel, elles peuvent servir de moyen pour une demande en justice sans l’adoption d’un acte de réception formelle. Sur ces questions, voir Décision N° 1/C/2015 du 2 mars 2015, exception d’inconstitutionnalité d’un accord international conclu entre le Sénégal et l’Union africaine, Recueil des décisions du Conseil constitutionnel janvier 1993-mars 2019, Conseil constitutionnel, 2020, pp. 453-460 ; S. Thiam, « Les droits de l’Homme en Afrique francophone : entre tradition et modernité », op.cit., pp. 93 et s. ; A. Sall, « Réflexion sur deux décisions de justices récentes. L’affaire « Habré » ou le malaise du juge devant le pouvoir politique et l’affaire de « l’effigie » ou le malaise du politique devant le pouvoir judiciaire », in Le Pouvoir judiciaire face aux autres pouvoirs, Dakar, éditions Caford 2000, pp. 169-171. [Retour au contenu] -
[11]
Voir Diaite, « Les Constitutions africaines et le droit international », Annales africaines, 1971-1972, pp. 33-51 ; A. Sall, « Le droit international dans les nouvelles Constitutions africaines », RJPIC, n° 3, septembre-décembre 1997, p. 3. [Retour au contenu] -
[12]
Voir Recueil des décisions du Conseil constitutionnel janvier 1993-mars 2019, op.cit., pp. 117-119. [Retour au contenu] -
[13]
Voir. C. M. Ndiaye, La protection juridictionnelle de l’ordre constitutionnel au Sénégal, Thèse doctorat, UCAD, 2016, pp. 132 et s. [Retour au contenu] -
[14]
Voir décision N° 1/C/2007 du 27 avril 2007, Parité sur les listes des candidats aux législatives, Recueil des décisions du Conseil constitutionnel, précité, p. 372-373. [Retour au contenu] -
[15]
Voir décision N° 3/C/94 du 27 juillet 1994, relative à la constitutionnalité de la loi organique portant statut des magistrats, Recueil des décisions du Conseil constitutionnel, pp. 81-84. [Retour au contenu] -
[16]
Voir Décision N° 12/C/93 du 16 décembre 1993 relative à la conformité du traité de Port-Louis sur l’harmonisation du droit des affaires en Afrique, Recueil des décisions du Conseil constitutionnel, pp. 70-74. [Retour au contenu] -
[17]
Article 74 de Constitution du 22 janvier 2001 modifiée. [Retour au contenu] -
[18]
Article 19 de la loi organique sur le Conseil constitutionnel. [Retour au contenu] -
[19]
Voir décision 1 et 2/C/2005 relative à la loi d’amnistie, Recueil des décisions du Conseil constitutionnel janvier 1993-mars 2019, op.cit., 334-340. [Retour au contenu] -
[20]
Voir l’affaire relative à l’effigie du Président WADE lors des élections législatives de 2001, Recueil des décisions du Conseil constitutionnel janvier 1993-mars 2019, op.cit., p. 294-296. [Retour au contenu] -
[21]
Dans tous les cas où la procédure de l’exception d’inconstitutionnalité a été mise en œuvre, la décision du Conseil constitutionnel a été prise en compte par le juge de renvoi pour motiver la sienne. Voir par exemple l’arrêt de la Cour suprême N° 42 du 26 juillet 2012, Ndiaga SOUMARE c/État du Sénégal. [Retour au contenu] -
[22]
Article 92 al. 2 de la Constitution. [Retour au contenu] -
[23]
I. M. Fall (dir.), Les décisions et avis du Conseil constitutionnel. Rassemblés et commentés, op.cit., p. 125. [Retour au contenu] -
[24]
Cons. const., Séance du 03 mars 2014, Affaire N°1/C/2014 Recueil des décisions du Conseil constitutionnel janvier 1993-mars 2019, op.cit., p. 443-460. [Retour au contenu] -
[25]
CE, 25 janvier 1995, Moussa Ouattara et autres, Bulletin des arrêts du Conseil d’État, n° 39, 85. [Retour au contenu] -
[26]
JCons. const., décision n° 11/C/du 23 juin 1993, Rabat d’arrêt, Recueil des décisions du Conseil constitutionnel janvier 1993-mars 2019, précité, pp. 64-69. [Retour au contenu] -
[27]
Loi 92-22 du 30 mai 1992 portant révision de la Constitution, JORS numéro spécial 5469 du 1er juin 1992, p. 238. [Retour au contenu] -
[28]
Il faut rappeler qu’avec la loi 2008-35 du 08 août 2008, (JORS, spécial du 08 août 2008, p. 755), la Cour suprême est réapparue dans le paysage juridictionnel du Sénégal avec la fusion de la Cour de Cassation et du Conseil d’État. Cette loi a été abrogée par la loi 2017-09 du 17 janvier 2017 (JORS, spécial 6989 du 18 janvier 2017, p. 17), mais la Cour est restée dans l’organisation judiciaire du Sénégal. [Retour au contenu] -
[29]
Article 33 de ladite loi. [Retour au contenu] -
[30]
Article 33 de ladite loi. [Retour au contenu] -
[31]
Voir P. O. Sakho, « La protection des situations légalement acquises : l’apport du Conseil constitutionnel du Sénégal », p. 106. [Retour au contenu] -
[32]
H. Mbodj, « Observations sur la décision du Conseil constitutionnel n°11/C/93 du 23 juin 1993 », EDJA N° 20, 1993, p.101. [Retour au contenu] -
[33]
E. H. Mbodj, « Observations sur la décision du Conseil constitutionnel n°11/C/93 du 23 juin 1993 », précité, p. 98. [Retour au contenu] -
[34]
S. Diop, « Une voie de droit nouvelle au Sénégal : l’exception d’inconstitutionnalité », avril 1994, inédit. [Retour au contenu] -
[35]
Article 92 de la Constitution. [Retour au contenu] -
[36]
Sur la définition de la notion de « décision irrévocable », cf. S. Kane, « Panorama de la jurisprudence de la chambre civile et commerciale », Bulletin d’Information, Cour suprême, Service de Documentation et d’Études, N° 9 et 10, février 2017, p. 68. [Retour au contenu] -
[37]
P. O. Sakho, « La protection des situations légalement acquises : l’apport du Conseil constitutionnel du Sénégal », op.cit., p. 107. [Retour au contenu] -
[38]
Recueil des décisions du Conseil constitutionnel janvier 1993-mars 2019, op.cit., p. 67. [Retour au contenu] -
[39]
Recueil des décisions du Conseil constitutionnel janvier 1993-mars 2019, op.cit., p. 68. [Retour au contenu] -
[40]
Recueil des décisions du Conseil constitutionnel janvier 1993-mars 2019, cit., p. 89-94. [Retour au contenu] -
[41]
Recueil des décisions du Conseil constitutionnel janvier 1993-mars 2019, cit., p. 101-107. [Retour au contenu] -
[42]
Recueil des décisions du Conseil constitutionnel janvier 1993-mars 2019, cit., p. 439-442. [Retour au contenu] -
[43]
Recueil des décisions du Conseil constitutionnel janvier 1993-mars 2019, cit., p. 443-452. [Retour au contenu] -
[44]
JORS 161 Année, N° 6946, (Numéro spécial), Vendredi 15 juillet 20216, p. 930. [Retour au contenu] -
[45]
Parmi les attributions du Conseil, il n’en existe pas une spécifiquement dédiée à la protection des droits de l’Homme. [Retour au contenu] -
[46]
Cette nouvelle appellation résulte de la révision constitutionnelle de 2016 qui a requalifié ainsi les droits et libertés des citoyens et, a consacré en même temps de nouveaux droits (le droit des citoyens en un environnement sain, sur leurs ressources naturelles et leur patrimoine foncier) ; I. M. Fall, « La réforme constitutionnelle de 2016. Un hommage à l’œuvre du Professeur KANTE », in Mélanges en l’honneur de Babacar KANTE, Actualité du droit public et la science politique en Afrique, (dir. A. Sall et I. M. Fall), 2017, p. 160). [Retour au contenu] -
[47]
Cf. Recueil des décisions du Conseil constitutionnel, pp. 81-84. [Retour au contenu] -
[48]
Cons. const., décision N° 2/C/2021 du 20 juillet 2021, inédit. [Retour au contenu] -
[49]
Recueil des décisions du Conseil constitutionnel, 143-145. [Retour au contenu] -
[50]
Voir N. M. Diagne, Les méthodes et techniques du juge administratif en droit administratif sénégalais, Thèse, UCAD, 1995, p. 336. [Retour au contenu] -
[51]
Recueil des décisions du Conseil constitutionnel, pp. 618-627. [Retour au contenu] -
[52]
JCons. const., décision n° 3/C/2021, inédit. [Retour au contenu] -
[53]
A. A D. Kebe, « Les techniques d’interprétation du juge constitutionnel sénégalais », Actes du colloque de Dakar sur le Conseil constitutionnel sénégalais dans un contexte d’intégration régionale : passé, présent, devenir, 07 et 08 décembre 2020, Dakar, L’Harmattan, pp. 133-167. [Retour au contenu] -
[54]
Voir A. A. D. Kebe, « Les réserve d’interprétation dans la jurisprudence constitutionnelle des États francophones », Annales africaines, Nouvelle Série, Vol. 1, avril 2015, pp. 255-294. [Retour au contenu] -
[55]
Recueil des décisions du Conseil constitutionnel, p. 483. [Retour au contenu] -
[56]
Recueil des décisions du Conseil constitutionnel, p. 520. [Retour au contenu] -
[57]
B. Kanté, « Les méthodes et techniques d’interprétation de la Constitution : L’exemple des pays d’Afrique occidentale, », Actes de la table ronde de l’Association international de Droit constitutionnel, 15 et 16 octobre 2004, Bordeaux, CERCCLE, Dalloz, 2005, p. 158. [Retour au contenu] -
[58]
const., décision n° 2/C/2021, inédit. [Retour au contenu] -
[59]
Idem (Considérant 29). [Retour au contenu] -
[60]
Recueil des décisions du Conseil constitutionnel, pp. 590-592. [Retour au contenu]
La Déclaration universelle des droits de l’homme, norme de référence du contrôle de la constitutionnalité au Liban
Mireille Najm-Checrallah, Membre du Conseil constitutionnel du Liban [1]
Lors de la révision constitutionnelle de 1990, il apparaissait naturel au constituant de rappeler, dans le Préambule nouvellement inséré à la Constitution, l’attachement du Liban à la Charte des Nations-Unies, dont il est l’un des membres fondateurs, ainsi qu’à ses conventions. Plus particulièrement, la référence faite à la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) devait rendre hommage de manière tacite à l’un de ses rédacteurs, le Libanais Charles Malek, à laquelle son nom reste définitivement attaché, à côté de ceux d’Eleanor Roosevelt, de René Cassin et des autres membres du Comité rédactionnel.
Par ailleurs, le renvoi de l’alinéa B du Préambule aux textes onusiens coïncidait avec l’instauration d’une justice constitutionnelle au Liban. La référence à la Déclaration universelle de 1948 et la création du Conseil constitutionnel devaient toutes deux inaugurer une ère nouvelle, au lendemain d’une longue guerre fratricide. Ces deux nouveautés, introduites à la Constitution à un moment crucial de l’histoire constitutionnelle du Liban, revêtent ainsi une valeur hautement symbolique. Elles s’inscrivent dans le cadre du projet ambitieux de la reconstruction de l’État de droit, garant des libertés et des droits fondamentaux.
Toutefois, les textes onusiens auraient pu garder une valeur purement déclaratoire et morale, n’eut-ce été l’intervention du Conseil constitutionnel. En effet, c’est au fil des décisions de ce dernier que la valeur normative des divers principes contenus dans la Déclaration universelle se trouve affirmée de manière progressive. Du point de vue du juge constitutionnel, la réforme profonde de l’État ne pouvait être envisagée que dans le respect des droits et des libertés fondamentales, en réaction aux quinze années de conflits qui avaient témoigné de toutes sortes de violations des droits humains. De plus, le Conseil constitutionnel n’a pas hésité à faire une lecture extensive des « pactes » onusiens, auxquels se réfère son Préambule, en élargissant le domaine du bloc de constitutionnalité aux deux pactes internationaux de 1966. Tous ces textes lui servent ainsi de normes de référence pour le contrôle de la constitutionnalité des lois.
Au regard de ce qui précède, l’accent est mis, dans un premier temps, sur l’intégration des principes de la Déclaration universelle parmi les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité des lois, par le biais de leur constitutionnalisation (I). Dans un second temps, nous soulignons le double mouvement évolutif de la jurisprudence constitutionnelle dans l’intégration de ces principes (II).
I – L’intégration des principes de la Déclaration universelle parmi les normes de références constitutionnelles
L’alinéa B du Préambule pose une obligation à la charge de l’État libanais d’incarner en droit interne les principes des textes internationaux auxquels il renvoie (A). Le Conseil constitutionnel, en tant que destinataire de cette obligation, en fera une application directe, en intégrant les textes onusiens parmi ses normes de référence (B).
A. L’obligation posée par l’alinéa B du Préambule d’incarner les principes onusiens en droit interne
L’alinéa B du Préambule ne se contente pas de proclamer l’attachement du Liban aux textes onusiens qu’il énumère. Il pose à la charge de l’État une obligation de concrétiser (toujassed el dawla) les principes qui y sont contenus « dans tous les champs et domaines sans exception ». Cette disposition répond à celle prévue dans le Préambule de la Déclaration universelle, laquelle met à la charge des États membres des Nations-Unies l’obligation d’« assurer, en coopération avec l’Organisation des Nations-Unies, le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».
Tout porte donc à croire que l’alinéa B du Préambule, par la référence explicite faite à la Charte des Nations-Unies et autres conventions onusiennes, ainsi qu’à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, a entendu intégrer les dispositions de ces normes internationales ainsi que les principes que ces textes véhiculent, dans l’ordre interne de l’État. L’obligation d’« incarner ces principes» s’analyse nécessairement en une obligation de leur mise en œuvre qui incombe à l’État. Bien entendu, elle s’adresse en premier lieu au législateur, sans toutefois le concerner exclusivement. La généralité de l’énonciation laisse entendre que tous les pouvoirs publics, y compris le Conseil constitutionnel, sont les destinataires de cette obligation, posée en tant qu’objectif à caractère général.
Le juge constitutionnel, en sa qualité de destinataire de cette obligation, n’hésite donc pas à faire une application directe des dispositions et des principes proclamés dans la Déclaration universelle, en les intégrant parmi ses normes de référence à valeur constitutionnelle.
B. La reconnaissance par le juge constitutionnel de la valeur constitutionnelle de la Déclaration universelle
Le Conseil constitutionnel fait une application directe des dispositions et des principes contenus dans la Déclaration universelle de 1948. Sa démarche est progressive et s’analyse en plusieurs étapes. En premier lieu, et dès ses premières décisions, il reconnaît la valeur constitutionnelle du Préambule et proclame que ce dernier est une partie intégrante de la Constitution. Il pose ainsi les premiers jalons de la constitutionnalisation des principes de source internationale auxquels se réfère l’alinéa B du Préambule, « clause passerelle » entre les deux ordres interne et international.
En second lieu, et dès 1997, le Conseil s’est référé à l’alinéa (b) de l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations- Unies du 16 décembre 1966, ratifié par le Liban en 1972, comme fondement du principe de la périodicité des élections. Toutefois, s’il était clair que ce Pacte servait de norme de référence au Conseil à titre subsidiaire, à l’appui des dispositions de la Constitution, celui-ci ne se prononçait pas pour autant sur sa valeur constitutionnelle. Il faudra attendre la décision no 2/2001[2]pour que le Conseil proclame de manière solennelle que les textes internationaux mentionnés explicitement au Préambule font partie intégrante de la Constitution avec ledit Préambule, et revêtent la même force constitutionnelle que ses dispositions. Il rappellera également la valeur constitutionnelle des pactes onusiens visés par l’alinéa B du Préambule dans certaines décisions ultérieures[3].
Ainsi, et de manière progressive, le bloc de constitutionnalité s’enrichit de principes dégagés des dispositions de la Déclaration universelle ou des deux pactes internationaux qui y sont rattachés. Ce faisant, le juge constitutionnel leur octroie une valeur constitutionnelle équivalente à celles des dispositions de la Constitution. À titre d’exemple, les dispositions des conventions onusiennes servent de fondement à différents principes ou objectifs spécifiques à valeur constitutionnelle, tels que la périodicité des élections, le droit au logement, le droit au travail, le droit de fonder une famille, etc.
Cette intégration de la Déclaration universelle de 1948 parmi les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité des lois, s’accompagne d’une double évolution qui marquera la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
II – La double évolution de la jurisprudence constitutionnelle dans l’intégration des normes onusiennes
Le Conseil constitutionnel reconnaît donc la valeur constitutionnelle de la Déclaration universelle de 1948, et il l’intègre parmi les normes de référence du contrôle de la constitutionnalité des lois. Cette constitutionnalisation s’accompagne d’une double évolution dans la jurisprudence du Conseil : celle de l’affirmation de la complémentarité entre la Déclaration universelle et les deux pactes internationaux de 1966 (A), et celle de la référence aux normes onusiennes de manière supplétive (B).
A. La complémentarité entre la Déclaration universelle de 1948 et les deux Pactes internationaux de 1966
Le caractère général et déclaratoire des dispositions de la Déclaration universelle porte le Conseil constitutionnel à recourir aux deux pactes internationaux de 1966 qui précisent le sens de la Déclaration, en arguant de leur caractère complémentaire. Dans deux décisions rendues en 1997[4], le Conseil se réfère au Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 en tant que fondement du principe de la périodicité des élections, élevé au rang constitutionnel. Quelques années plus tard, dans sa décision no 2/2001 susmentionnée, le Conseil constitutionnel s’appuie dans ses considérants sur les textes onusiens, en sus des dispositions de la Constitution régissant le droit de la propriété et le principe d’égalité. Il se réfère notamment aux dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (articles 17-1 et 29-2) et au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (article 2). C’est dans le cadre de cette dernière décision que le Conseil justifie son recours aux dispositions du second Pacte de 1966, vu son caractère complémentaire avec les dispositions de la Déclaration universelle : « Considérant que le Pacte international susmentionné complète la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et qu’il définit le cadre juridique de l’exercice des droits économiques prévus dans le pacte ainsi que dans la Déclaration, y compris le droit de propriété ».
L’extension de cette Déclaration aux pactes internationaux de 1966, porteurs de droits politiques et civils pour le premier, et économiques, sociaux et culturels pour le second, permet d’enrichir le bloc de constitutionnalité de tout un éventail de principes touchant à des domaines très variés, lesquels ne sont pas nécessairement prévus dans le texte de la Constitution. Il en va ainsi du droit au logement, du droit à fonder une famille et du droit au travail, à titre d’exemples.
Cependant, le recours aux conventions d’origine onusienne ne s’arrête pas aux deux pactes internationaux de 1966 qui complètent la Déclaration, mais il s’étend également à d’autres conventions onusiennes plus spécifiques. Ainsi, dans la même décision de 2001, le Conseil constitutionnel se réfère aux dispositions de la Convention internationale sur l’élimination de la ségrégation raciale sous toutes ses formes, datée du 7 mars 1966. Toutefois, le juge constitutionnel ne se prononce pas de manière explicite sur la valeur constitutionnelle de cette convention, comme il l’avait fait pour les deux Pactes de 1966. Il évoque par ailleurs de manière vague et incidente « les conventions onusiennes relatives aux droits des femmes et des enfants », dans une décision rendue en 2017[5]. Ce faisant, il ouvre la voie, quoique de manière encore aléatoire, vers l’intégration d’autres conventions onusiennes parmi ses normes de référence constitutionnelles.
La ligne évolutive tracée par la jurisprudence du Conseil ne se limite pas au champ des conventions onusiennes qui lui servent de normes de référence. Elle procède également du passage d’une référence subsidiaire, vers un recours à titre principal et supplétif à ces normes, pour pallier les silences de la Constitution.
B. D’un caractère subsidiaire à un caractère supplétif
L’extension du bloc de constitutionnalité aux différentes conventions des Nations-Unies, en raison de leur complémentarité avec les dispositions de la Déclaration universelle, s’accompagne d’une autre ligne d’évolution. Nous remarquons ainsi que, dans un premier temps, la référence à ces textes en tant que normes de référence ne se fait pas à titre principal, mais en guise de renfort à des dispositions constitutionnelles internes. Il se pourrait que le Conseil nouvellement institué, en ayant recours aux dispositions onusiennes à titre subsidiaire, ait voulu ainsi consolider la légitimité de ses décisions. Pourtant, la décision no 6/2014 marque un tournant dans la jurisprudence du Conseil, car celui-ci s’y réfère pour la première fois aux normes onusiennes à titre principal pour le contrôle de la constitutionnalité de la loi contestée[6]. Ainsi, en l’absence d’un texte constitutionnel qui lui servirait de fondement, le Conseil consacre le caractère fondamental du droit au logement sur la base de la Déclaration universelle de 1948. Il lui adjoint un objectif à valeur constitutionnelle que constitue la garantie du logement au citoyen, et qui s’analyse en une obligation à la charge du législateur de mettre en œuvre le droit au logement.
Ainsi, la jurisprudence du Conseil constitutionnel marque une double évolution dans le sens, d’une part, de l’élargissement du champ des principes onusiens qui seront graduellement intégrés dans le bloc de constitutionnalité et, d’autre part, de l’usage à titre principal et supplétif des normes onusiennes dans le silence de la Constitution.
Pour conclure, nous ne pouvons que saluer l’œuvre jurisprudentielle de nos prédécesseurs au Conseil constitutionnel libanais, qui ont, malgré les soubresauts qu’a connus cette institution, donné vie aux principes de la Déclaration universelle de 1948 et à ceux des deux Pactes internationaux de 1966, par le biais de leur intégration aux normes de références constitutionnelles. Toutefois, ainsi que le rappelle Mireille Delmas-Marty, c’est leur mise en œuvre effective qui demeure le véritable défi. Dans un récent rapport sur le Liban[7], le rapporteur spécial des Nations-Unies, M. Olivier de Schutter, relevait qu’ « une feuille de route claire basée sur les droits humains était nécessaire pour permettre la relève du Liban ». Dans ce pays où la Constitution ne représente qu’un « point de vue » pour la plupart des gouvernants, et où les droits des citoyens et la dignité humaine sont quotidiennement bafoués, en présence d’une crise économique et sociale aiguë, il appartient au Conseil constitutionnel de toujours rester vigilant. Il devra continuer de s’ériger en forteresse gardienne des libertés fondamentales et des droits humains afin de résister contre vents et marées à toutes les forces contraires.
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[1]
Communication de l’auteure lors du 9e congrès triennal de l’ACCF, « Le juge constitutionnel et les droits de l’homme », tenu à Dakar, du 30 mai au 2 juin 2022 [Retour au contenu] -
[2]
CCL, déc. no 2/2001 du 10 mai 2001 (Acquisition des non-Libanais de droits immobiliers), Recueil des décisions du Conseil constitutionnel 1994-2016, V. 1, p. 161. [Retour au contenu] -
[3]
Notamment : CCL, déc. no 4/2001 du 29 septembre 2001, Recours visant àl’annulation de la loi no 359 datée du 16 août 2001 (Amendement de certains articles du Code de la procédure pénale), CCL, déc. no 1/2003 du 21/11/2003, Recours visant à l’annulation de l’article 7 de la loi no 549 du 20/10/2003 (Raffineries de Tripoli et Zahrani), où l’on peut lire : « Considérant que les conventions internationales dont il est allégué, bien qu’elles prévoient qu’il est nécessaire de préciser les raisons de l’embauche de chaque individu, que chaque personne a le droit au travail et à la protection contre le chômage, qu’il lui soit donné la chance de gagner son pain à travers un travail convenable, et que le Liban respecte ces conventions conformément à l’alinéa B du Préambule de la Constitution, et que celles-ci acquièrent par conséquent une valeur constitutionnelle, toutefois les textes y relatifs ne donnent pas aux individus une prérogative juridique ou un droit subjectif contraignant susceptible d’être mis en application ou revendiqué en vertu de procédures inexistantes, et que ceux-ci ont pour but et fonction de rappeler l’importance des questions sociales et leurs objectifs à cet égard », et CCL, déc. no 6/2014 du 6/8/2014, Recours visant à l’annulation de la loi publiée à l’Annexe du no 27 du Journal officiel en date du 26/6/2014 (Loi sur les loyers). [Retour au contenu] -
[4]
CCL, Déc. no 1/1997 du 12 sept. 1997 (Prorogation du mandat des conseils municipaux) et Déc. no 2/1997 du 12 sept. 1997 (Prorogation des mandats des Mukhtars et des conseils ikhtiaris), Recueil des décisions du Conseil constitutionnel 1994-2016, V.1, p. 51 et p. 63. [Retour au contenu] -
[5]
CCL, déc. no 3/2017 du 30 mars 2017 (Loi sur les loyers). [Retour au contenu] -
[6]
CCL, déc. no 6/2014 précitée, (Loi sur les loyers). [Retour au contenu] -
[7]
Rapport du rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté pour les Nations-Unies, M. Olivier De Schutter, du 11 mai 2022. [Retour au contenu]
Questions-réponses avec les participants
Larba Yarga, membre du Conseil constitutionnel du Burkina Faso Je remercie les conférenciers pour leurs interventions très intéressantes. Le professeur Coulibaley a présenté les voies de recours, et notamment le recours direct. La restriction del’interprétation par le juge constitutionnel pour ne retenir que l’exception d’inconstitutionnalité ne procède-t-elle pas d’une mauvaise écriture de la Constitution ?
Djobo-Babakane Coulibaley, membre de la Cour constitutionnelle du Togo
Je n’ai effectivement pas voulu citer des pays, mais il s’agit de dispositions que l’on trouve dans la constitution de deux pays de la région ouest africaine et qui sont interprétées différemment. Dans l’un des pays, il existe la saisine individuelle directe et la voie incidente, l’exception d’inconstitutionnalité. La même disposition que l’on retrouve dans un autre pays interprète de manière affirmée la saisine directe. Cela peut se comprendre comme une interprétation neutralisante visant à empêcher la voie directe. Cela pourrait aussi résulter comme vous le dites d’une mauvaise écriture, mais l’on a du mal à comprendre que des dispositions identiques relevant de constitutions de deux pays puissent être interprétées différemment. S’il s’agit d’une erreur d’écriture, il serait souhaitable de s’en saisir pour tenter d’y remédier, car cela pose problème en l’état.
Joseph Djogbenou, président de la Cour constitutionnelle du Bénin Un choix est nécessaire dans la méthode d’interprétation. Le choix audacieux peut toucher la finalité, l’objectif. De ce point de vue, la juridiction constitutionnelle peut être créative et admettre le recours par sa jurisprudence. Si le choix est conservateur, en revanche, on pourrait avoir recours au constituant. Quoi qu’il en soit, on n’a pas besoin que le constituant se retrouve avant de faire avancer la justice constitutionnelle.
Mireille Najm, membre du Conseil constitutionnel du Liban
Le Conseil constitutionnel du Liban a été assez créatif en ce sens. Il a suivi la jurisprudence du Conseil constitutionnel français, par exemple pour les réserves d’interprétation, qui ne sont prévues ni dans la loi organique sur le Conseil constitutionnel ni dans aucun texte. Il a élargi l’interprétation de son rôle de juge constitutionnel en étendant le contrôle à toute la loi, et pas seulement aux points que les requérants ont soulevés. La cour constitutionnelle peut se mettre, dans le silence du texte, d’élargir l’interprétation dans le sens de l’intérêt de la constitution.
Mamadou Bathia Diallo, président du Conseil constitutionnel de Mauritanie
Je pense que la saisine fait partie des techniques permettant de répondre à la demande et d’atténuer les problèmes posés. Dans de nombreux pays, la saisine du conseil est réservée aux élus, au président de la République et au président de l’assemblée. En Mauritanie, même au niveau des députés, seul un tiers d’entre eux peut saisir le Conseil, soit 42 députés. Or, il est très difficile à l’opposition d’obtenir ce nombre, compte tenu de la puissance des partis majoritaires. L’opposition en Mauritanie n’a jamais pu saisir le Conseil, car elle n’a jamais obtenu quarante députés. Dans cette situation, n’est-il pas souhaitable de prévoir que chaque député puisse saisir le Conseil ?
Demba Tall, conseiller à la Cour constitutionnelle du Mali
Le professeur Kanté dans son intervention a parlé de sanctions pécuniaires concernant la violation des droits de l’homme. Par quel mécanisme cette sanction pourrait-elle être appliquée ?
Professeur Babacar Kanté, doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint- Louis, Ancien Vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal, expert auprès de l’ACCF
Afin de comprendre le constitutionnalisme, il faudrait revenir à l’État de droit. Toutes les difficultés rencontrées par le juge constitutionnel pour soumettre l’autorité politique au droit sont les mêmes que celles rencontrées par le juge administratif pour soumettre l’administration au droit. Il en est résulté que le Conseil constitutionnel français s’est beaucoup inspiré du Conseil d’État français dans l’affinement de ses techniques de contrôle. Que se passe-t-il devant le Conseil d’État ? Lorsqu’un acte administratif est considéré comme illégal, il est déclaré nul. Le requérant peut se prévaloir de cette annulation pour engager devant le juge la responsabilité de l’État pour acte administratif illégal. C’est ce que font certains pays avec le contentieux. Lorsque le juge considère qu’une disposition de la loi est contraire à la Constitution, le requérant peut se prévaloir de cette inconstitutionnalité pour demander réparation. Il n’appartient pas toujours au juge constitutionnel de fixer le montant de la réparation ni d’entrer dans ses détails techniques. Il peut en revanche autoriser le requérant à se pourvoir devant un juge pour obtenir réparation.
C’est une voie qu’il faudrait approfondir, car sans cela, le requérant pourrait penser que nous tournons à vide. Il peut disposer d’un acte de justice indiquant que telle disposition de la loi est contraire à la Constitution, mais cela peut rester sans conséquence. En d’autres termes, l’annulation risque d’être symbolique ou théorique. Encore une fois, le Conseil d’État français a décidé qu’on pourrait engager la responsabilité de l’État du fait du recours en inconstitutionnalité. Je crois que nous devons progresser dans cette voie, sans quoi le requérant risque de penser que ce système fonctionne à vide. Certains pays ont initié ce droit à réparation et ont accordé des indemnités à des requérants.
Troisième session- Les droits de l’homme en contexte : droits de l’homme et circonstances exceptionnelles
Synthèse des réponses au questionnaire
Professeur Babacar Kanté [1], Doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques, et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, Ancien Vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal, Expert auprès de l’ACCF
Si les deux premiers sous-thèmes avaient pour objet, respectivement, d’identifier la conception que le juge constitutionnel se fait des droits de l’homme et de déterminer les outils qu’il utilise pour les protéger, ce troisième vise plutôt une mise en perspective des droits de l’homme.
Il s’agit de les replacer dans le contexte actuel caractérisé par une double crise sécuritaire et sanitaire. C’est un défi pour tout juge constitutionnel d’aujourd’hui, de quelque côté qu’il se situe, que de protéger les droits de l’homme à un moment où ils sont particulièrement menacés par la cascade de mesures prises par les États pour faire face aux exigences de la lutte contre ces deux crises.
Cette rubrique est assurément celle dans laquelle les questions adressées aux différentes juridictions s’imbriquent le plus. Les quatre premières questions, ainsi que la sixième, tournent en réalité autour de la même problématique générale, qui est, au fond, celle de l’universalité des droits de l’homme (questions n° 1 à 4 et n° 6 du sous-thème). Il s’agit de savoir si les juges restent rivés à une conception absolument universelle de ces droits – en quoi ils seraient fidèles au jusnaturalisme qui inspire l’idéologie des droits de l’homme – ou s’ils sont, au contraire, réceptifs au particularisme des sociétés, quelle que soit la nature de ce particularisme. Les questions posées constituent autant de variations autour de cette problématique.
Les réponses obtenues laissent paraître que l’affirmation du caractère universel des droits de l’homme est posée par certaines juridictions en termes de postulat, comme une assertion de principe. Les réponses algérienne, burundaise, cap-verdienne, centrafricaine, mozambicaine et nigérienne par exemple relèvent de ce point de vue. Elles ont la particularité de répondre négativement à l’interrogation ainsi formulée : « existe-t-il une conception relative des droits de l’homme selon votre juridiction » ? Il arrive qu’une telle opinion soit adossée, comme on l’a souligné, à l’« inhérence » même des droits de l’homme (Burundi) ou mise en corrélation avec des convergences jurisprudentielles transfrontalières, à une sorte de consensus judiciaire international (Suisse).
D’autres juges ont répondu de façon sinon affirmative, du moins plus nuancée, laissant ainsi paraître qu’ils n’excluent pas une approche relativiste des droits de l’homme. À vrai dire, toutes les réponses rangées sous cette rubrique n’ont pas appréhendé la question posée sous le même angle. Certaines ont compris la relativité ou le relativisme comme la simple possibilité de limiter, de restreindre les droits des personnes, et ont naturellement conclu qu’une telle restriction allait de soi et pouvait même être prévue par les textes. D’autres réponses, sans doute plus proches de l’esprit du débat, ont compris le relativisme comme une sorte d’exception à l’universalité, comme la reconnaissance d’une forme de déclinaison locale des droits de l’homme, déclinaison susceptible de s’écarter du standard universel.
Les réponses belge et française mettent ainsi en exergue la fameuse théorie de l’identité constitutionnelle nationale, qui permettrait à un État de s’excepter de règles générales, conçues, en l’occurrence, dans le cadre de l’intégration européenne. Il convient de rapprocher la notion d’identité constitutionnelle nationale de celle de « marge d’appréciation nationale », soulignée dans la réponse albanaise, puisque toutes deux jouent comme des sortes de tempérament au modèle universaliste. Relève du même esprit l’idée de compatibilité avec les « lois nationales » (Cameroun) ou avec les « valeurs sociétales » (Mali). De même, la réponse gabonaise insiste sur le fait que la Constitution reste le reflet des valeurs d’une société donnée, ainsi que l’histoire de celle-ci. Le Préambule de la Constitution du Sénégal rappelle également l’attachement du peuple à ses valeurs culturelles fondamentales. Ces références particularistes n’ont pas nécessairement inspiré une jurisprudence, mais elles sont considérées comme étant susceptibles de fonder une conception relativiste des droits de l’homme, de justifier une acclimatation nationale de la théorie, substantiellement universaliste, de ces droits.
Au demeurant, lorsque la question est posée en termes moins « alternatifs » ou dualistes – entre universalisme et relativisme –, les juridictions sont plus nombreuses à admettre qu’elles ménagent une place pour les « valeurs sociétales ». Ce que l’on pourrait appeler le « facteur local » peut d’abord être fondé sur le texte constitutionnel lui-même. Tel est le cas lorsque celui-ci assume la diversité culturelle ou ethnique (Albanie, Cambodge, Gabon, Mali). Le « facteur local » peut également avoir été consacré par la jurisprudence des cours constitutionnelles : c’est le cas de l’Algérie (au sujet de la représentation des femmes dans des assemblées élues), de la France au sujet de la Nouvelle Calédonie, de la Roumanie (récusation du mariage entre personnes de même sexe au nom de considérations sociales et culturelles), ou de la Belgique (restrictions de la liberté de culte au nom d’un bien-être animal devenu une exigence sociale, ou prise en compte modulée des effets du mariage polygamique contracté dans un autre pays).
L’opposition apparente entre les deux thèses – celle de l’universalisme et celle du relativisme – est cependant considérablement amoindrie lorsque l’on se penche sur les réponses qui ont été apportées à une autre question qui figure dans ce même sous-thème, et qui est relative aux « facteurs à prendre en compte pour une protection adaptée des droits » (question n°11). Le rapprochement avec cette question n°1 s’impose à l’évidence puisqu’il s’agit de savoir si des « facteurs locaux », particuliers à une société donnée, doivent être pris en compte dans la protection des droits.
Or, quasiment aucune juridiction n’a exclu une telle prise en compte, ce qui tendrait à prouver que l’universalisme affirmé dans certaines réponses ne doit pas être compris comme une indifférence aux contextes nationaux. L’histoire et la culture nationales ont ainsi été évoquées dans les réponses de l’Albanie, du Cameroun, des Comores, du Congo, du Mali, du Niger, de la Roumanie et du Sénégal. Le concept de « facteurs sociétaux » est revenu dans les réponses de la France, de la Moldavie et du Rwanda, alors que d’autres réponses mettent en exergue les « crises » de divers ordres pouvant justifier une application différenciée du droit (RCA, RDC, Togo). Systématisant en quelque sorte tous ces points de vue, les réponses d’Andorre et de la Suisse notent respectivement que le juge doit prendre en compte toute circonstance « personnelle, objective, temporaire, circonstancielle » et que ces facteurs « sont variables en fonction des espèces ». La conclusion qu’il convient d’en tirer est qu’il existe une convergence indéniable sur le fait que les juges considèrent que leur office n’est pas détachable de certains contextes particuliers, et que l’universalisme éventuellement affirmé dans les réponses n’implique nullement une application indiscriminée du droit.
L’incidence de la culture et de la religion sur les décisions des juridictions constitutionnelles a également donné lieu à des réponses riches, des points de vue nuancés dans lesquels les histoires nationales ont certainement leur part.
Culture et religion ont d’abord été perçues, dans les réponses reçues, comme des leviers de droits subjectifs. En d’autres termes, l’accent a été mis sur le droit à la culture et sur la liberté de culte. Le contentieux constitutionnel a pu avoir pour objet ces prétentions-là. Le droit à la culture est affirmé dans l’ordre constitutionnel de l’Angola, de la République centrafricaine, du Mali et de la Serbie. L’on peut d’ailleurs observer, à ce stade, une sorte de dualité du droit à la culture. Il peut en effet être un « droit-liberté » : les Constitutions malienne et serbe mentionnent respectivement la « liberté culturelle » (art. 8) et la « liberté de création artistique » (art. 73), mais il peut également constituer un « droit-créance » – les Constitutions angolaise et centrafricaine évoquent un droit à la culture, en leurs articles 7 et 9. À ce titre, cet État peut se voir assigner des tâches précises : protection des droits culturels des minorités (Albanie), promotion de l’alphabétisation (Algérie), devoir plus général de développer la culture nationale (Cambodge, Mozambique, Serbie, Suisse). Dans un État comme le Maroc, un organe ad hoc a été créé : le Conseil national des langues et de la Culture.
Envisagée non plus à l’échelle individuelle mais au plan social, la culture intéresse doublement le contentieux constitutionnel. D’une part, les textes peuvent instituer une sorte de défense de l’ordre culturel de l’État. Celui-ci, et ses citoyens éventuellement, se voient alors dans l’obligation de préserver le patrimoine culturel national, comme en Albanie, au Cambodge, au Canada, au Cap-Vert. D’autre part, les textes peuvent proclamer un principe de diversité culturelle, qu’il appartient alors au juge de faire respecter. Un État comme la Belgique connaît de façon intrinsèque et substantielle une telle diversité, la juridiction constitutionnelle siégeant en formation bilingue ; la diversité culturelle est également affirmée au Cameroun, au Congo, au Maroc et en Suisse. Au sujet du Congo, la juridiction constitutionnelle a consacré la diversité culturelle dans une décision du 22 juillet 2020 relative au code de la famille.
Il va de soi que potentiellement, l’affirmation de la diversité culturelle peut déboucher sur des tensions, dans des États dont l’unité de principe est par ailleurs affirmée. C’est pourquoi dans certains États, la Constitution ou le juge chargé de son application introduit une sorte de réserve de compatibilité des cultures particulières avec l’unité nationale. Tel est le cas de la Constitution de l’Albanie, de l’Angola, du Gabon. Dans ce dernier cas, c’est la notion de « droit fondamental » qui joue à la manière d’une atténuation de la diversité : dès lors qu’il est question d’un droit fondamental, les diversités doivent s’estomper.
L’incidence du facteur religieux sur la jurisprudence constitutionnelle est tout aussi subtile.
Ici également, la religion est d’abord le support d’un droit subjectif, qui est précisément la liberté de culte. Les Constitutions affirment toutes ce droit, avec quelques légères nuances. Ainsi, cette liberté est présentée comme une variante du principe de non-discrimination et de respect de la vie privée en Albanie et en République centrafricaine. Mais c’est surtout dans les rapports entre l’État et les institutions religieuses, entre le temporel et le spirituel que l’histoire et la sociologie nationales retrouvent leur empire. Il s’avère notamment que le principe de laïcité, affirmé par la plupart des Constitutions, peut conduire à des conséquences assez différentes d’un État à un autre. Il en résulte ce qu’on pouvait bien pressentir : que la conception de la laïcité varie, que ce concept n’est pas susceptible d’un seul contenu, et qu’il convient, sur ce terrain des croyances et des convictions intimes, de ménager les particularismes nationaux.
Certains États affirment laconiquement leur caractère non-religieux, et s’en tiennent à cette déclaration de principe générale. Il est alors logique d’en déduire que le facteur religieux n’entre pas dans le champ du politique, ou vice versa. De telles pétitions de principe résultent des énoncés constitutionnels du Burkina Faso, de la Belgique, du Burundi, du Cameroun, de la France, de la RCA, de Madagascar, ou encore de la RDC ou du Togo, entre autres.
Dans d’autres cas cependant, l’affirmation du caractère laïc de l’État ne fait nullement obstacle à des interventions de celui-ci dans le domaine du spirituel. La Constitution andorrane mentionne, à côté de la liberté de culte, « la situation particulière de l’église catholique ». En Angola, l’affirmation de la liberté de culte n’exclut pas que l’État intervienne dans l’organisation de l’Église, de même qu’au Cambodge, la liberté de culte coexiste avec l’affirmation du bouddhisme comme « religion d’État » (art. 43 de la Constitution). Au Mozambique, l’attachement au christianisme est affirmé, tandis qu’en Tunisie, aux Comores et au Maroc, cette prééminence échoit à la religion musulmane, la Constitution marocaine tenant cependant à proclamer son ouverture au dialogue religieux. La situation particulière de la Suisse doit être soulignée : la liberté de culte est affirmée mais le préambule constitutionnel s’ouvre sur une référence à « Dieu ».
Certaines Constitutions envisagent clairement la possibilité d’une tension entre les exigences cultuelles et celles de la protection des droits de l’homme. La force des secondes est alors mise en exergue. C’est le cas du Canada – à travers la jurisprudence constitutionnelle notamment –, de la Moldavie et de la Tunisie. Si l’on s’en tient aux réponses au questionnaire, ce sont des États comme l’Albanie, la Belgique, le Canada et la Suisse qui ont connu le contentieux le plus important. Dans le cas suisse en particulier, la jurisprudence se caractérise par son abondance et par son caractère subtil et nuancé. Tantôt la liberté de culte a prévalu dans les décisions du Tribunal, tantôt les impératifs d’une protection des droits fondamentaux ont conduit à une restriction de la part du religieux. Ces variations n’ont aucun caractère « anormal », elles reflètent au contraire la complexité inhérente au principe de laïcité, qui épouse les particularismes nationaux.
L’incidence des impératifs de paix et de cohésion sociale dans la jurisprudence n’a jamais été niée dans les réponses livrées. Aucune réponse négative n’a été enregistrée sur ce point. Les différences se manifestent cependant dans le fondement – c’est-à-dire la source – et dans les fonctions de ces impératifs.
Sur le premier point, il apparaît que la nécessité de tenir compte de la paix et la cohésion sociale peut tantôt résulter du texte constitutionnel, tantôt se rattacher à une sorte de logique, d’évidence. Les réponses albanaise, cambodgienne, canadienne, centrafricaine et suisse sont puisées dans la Constitution nationale, laquelle renferme, implicitement ou explicitement, la nécessité de prendre en compte la cohésion et la paix sociales. Dans le cas de la Suisse en particulier, il est précisé que les concepts de « paix » et de « cohésion » figurent respectivement quatre et une fois dans le texte constitutionnel. Dans d’autres cas, la finalité sociale et pacificatrice de l’office du juge est tirée d’une simple évidence logique : cas du Burundi, du Congo (qui évoque des « motifs d’intérêt général »), du Mali, de la France, du Mozambique et de la Serbie (qui estiment que cette prise en compte est tout simplement « logique »).
Les fonctions assignées à la paix et à la cohésion diffèrent également quelque peu. Il résulte des réponses reçues que ces concepts participent tantôt d’une définition même des droits de l’homme, tantôt de leur restriction. Au Maroc et en Mauritanie, le concept de « définition » est littéralement repris, alors qu’au Congo, il est simplement précisé que la paix et la cohésion sociales sont des « motifs d’intérêt général ». Dans d’autres contextes, les nécessités sociales agissent comme une restriction des droits individuels. Les réponses belge et suisse ont explicitement souligné que ces nécessités pouvaient amener le législateur ou le juge à restreindre les droits des personnes.
Une précision, qui tient à l’interprétation qui est ainsi faite des réponses reçues, s’impose à ce stade. La différence qui vient d’être soulignée, entre la définition et la restriction des droits, n’est paradoxale qu’en apparence.
Tout dépend en effet du point de vue dans lequel se situent les juridictions sollicitées. Il est possible de partir du principe que la garantie et la réalisation des droits de l’homme supposent, présupposent même un cadre social donné, une communauté organisée. Ces droits s’insèrent donc dans un certain contexte, et ils n’ont de sens que relativement à celui-ci. L’organisation d’un cadre social devient alors consubstantielle à l’allocation de droits individuels, elle devient une condition de la définition de ceux-ci. C’est bien en ce sens que certaines juridictions ont répondu. Mais il est tout aussi possible de se situer à un autre point de vue : celui de la tension, toujours présente, entre les droits individuels et les impératifs sociaux, entre l’individu et la société. Dans une telle perspective, la paix et la cohésion sociale peuvent constituer des limites aux droits subjectifs, des facteurs de restriction de ceux-ci. C’est le point de vue qui a été développé dans d’autres réponses. On concevra que les deux points de vue se valent, qu’ils rendent tous deux compte de la réalité, et que leur différence n’a dès lors rien de paradoxal.
Le reste des questions du sous-thème III, à l’exception d’une seule, relative aux droits les plus consacrés par le juge, peut être résumé autour de la problématique de l’empirisme de la jurisprudence constitutionnelle. Il s’agit notamment de savoir si les juridictions assument ou revendiquent leur rattachement à un courant doctrinal précis, et si des facteurs « conjoncturels » (comme les crises de diverses natures notamment) influencent leurs décisions.
Sur la question de leur affiliation à un courant de pensée donné, toutes les juridictions ont souligné que l’affiliation à un courant de pensée n’entrait pas vraiment dans les préoccupations des juges. Dans l’opposition entre conceptualisme et empirisme, c’est donc le second qui tendrait à l’emporter dans les prétoires. La réponse d’Andorre souligne à cet égard que la Cour ne fait pas de déclaration « théorique ou doctrinale », comme pour rappeler le réalisme de la fonction juridictionnelle, qui est de trancher des différends et de mettre fin aux litiges. L’évacuation de toute préoccupation de type doctrinal résulte également des réponses qui insistent sur le fait que le droit appliqué par le juge est d’abord un « droit vivant » : c’est la réponse de la Moldavie et de la Roumanie. Il faut comprendre par là que les juridictions sont précisément attachées à la « vie », c’est-à-dire au réel, à la réalité concrète et que cet ancrage réaliste les éloigne nécessairement de préoccupations de type théorique ou spéculatif. La réponse fournie par la Suisse énonce les « quatre sources d’inspiration » du Tribunal (qui sont en réalité des instruments juridiques et des principes non écrits), mais cette clarification ne saurait être comprise comme un quelconque parti pris doctrinal. Il convient donc de retenir qu’au total, les juges constitutionnels ne sont pas vraiment préoccupés de rattacher leur office à des écoles de pensée. Ce travail de décryptage et de classement est sans doute considéré comme relevant de la doctrine, et non des juges eux-mêmes.
Ce sentiment est conforté par le fait que pour l’essentiel, les réponses admettent que la jurisprudence doit tenir compte des circonstances de temps et de lieu. Mais quelques éclaircissements méritent également d’être faits à ce sujet.
Certaines juridictions ont tout de même répondu à la question posée par la négative. Il nous semble cependant qu’une telle réponse ne doit pas être forcément comprise comme un refus de principe de tenir compte du contexte dans lequel le juge exerce son office. Il peut vouloir signifier, d’une part, que la jurisprudence n’a pas encore été confrontée à une nécessité particulière ou pressante de tenir compte d’une conjoncture donnée ; d’autre part, que le juge est d’abord soucieux d’appliquer le droit, et non de prêter une attention excessive aux circonstances de temps et de lieu.
Dans tous les cas, ces réponses éventuelles n’excluent pas de façon absolue une prise en compte du contexte dans lequel le jugement intervient. Au demeurant, il arrive que le droit lui-même intègre la conjoncture dans sa mise en œuvre, on voit alors mal comment le juge pourrait, dans ces conditions, faire abstraction des circonstances de temps et de lieu. La réponse gabonaise souligne même qu’« il ne peut en être autrement », et que « l’état de la société est nécessairement pris en compte ». Cette nécessité peut résulter du texte constitutionnel lui-même, de façon explicite (Cap-Vert) ou implicite (états d’exception, de guerre, de crise, etc. (RDC)) ou, plus encore, de la jurisprudence elle-même et sur la base de considérations purement logiques (Albanie, Andorre, Angola, Canada, Cap-Vert, Comores, Congo, Sénégal, Serbie, Tunisie). La théorie du « droit vivant », décidément utile, a pu, ici également, être invoquée (Belgique et Roumanie). Les réponses de la Moldavie et de la Suisse sont allées jusqu’au bout du réalisme dont elles se réclament, en justifiant, sur cette base, les revirements de jurisprudence.
Il s’agit également d’une question sur laquelle les juridictions interrogées ont le plus illustré leurs réponses par des illustrations jurisprudentielles. Des exemples concrets d’une prise en compte des circonstances de temps et de lieu – qui débouche presque toujours sur une dérogation aux règles de droit – ont été fournis par l’Albanie, la Belgique, le Canada, la France, la Roumanie et le Sénégal.
Avec les questions sur l’incidence des crises politiques, économiques, sociales et sanitaires sur la jurisprudence, nous sommes toujours dans un débat sur l’emprise des circonstances de fait dans l’office du juge. Il n’est donc pas étonnant que les interventions enregistrées aient, dans leur majorité, répondu par l’affirmative. Une observation précédemment faite sur les rares réponses négatives s’impose de nouveau : la question posée a sans doute pu être comprise comme une demande d’illustration de cas dans lesquels des décisions ont été rendues compte tenu d’une situation de crise donnée. Il va de soi que la réponse sera négative si effectivement aucun cas pertinent n’a été enregistré, mais elle ne signifiera nullement que par principe, le juge exclut une telle influence des crises sur son office. Il convient donc, à notre sens, de comprendre les réponses enregistrées dans cette perspective-là.
Le traitement juridictionnel des mesures restrictives liées à la crise sanitaire du nouveau coronavirus révèle du reste des convergences jurisprudentielles. Dans cette conjoncture récente, les juridictions ont clairement tenu compte du contexte épidémiologique pour admettre la restriction des droits des personnes. Ce fut le cas en Albanie, en Angola, en Belgique, en France, au Gabon, en Moldavie, en RDC, en Serbie et en Suisse. D’autres juges n’ont pas été confrontés à un contentieux issu de la crise sanitaire, mais ils admettent que celle-ci peut clairement justifier une limitation des droits : c’est le cas pour l’Algérie, le Cambodge, le Congo et le Mali. La justification des mesures restrictives s’appuie sur leur nécessité et sur leur caractère temporaire (Angola et Moldavie notamment).
Il est également intéressant de relever qu’à l’inverse, et en dépit de ces circonstances sanitaires exceptionnelles, certaines juridictions constitutionnelles ont tenu à affirmer la subsistance de leur contrôle. La crise ne les a ainsi pas dépossédées de leur pouvoir de régulation. La survivance du contrôle juridictionnel est affirmée dans les réponses albanaise, angolaise, belge, française, gabonaise, moldave, congolaise (RDC), serbe et suisse. Dans certains cas (Belgique), la limitation des libertés a été censurée.
La crise sanitaire a également donné lieu à une adaptation des méthodes de travail des cours constitutionnelles, comme on devait s’y attendre. À l’instar des autres acteurs du monde du travail, les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont été mobilisées (visioconférences notamment), et le travail à domicile a été favorisé. La question intéressante est toutefois celle de l’influence de ces méthodes de travail inédites sur la garantie des droits des personnes. Dans certains cas comme celui d’Andorre, du Congo ou du Canada, il a été clairement spécifié que les atteintes générées par ces nouvelles mesures étaient justifiées par le contexte, et ne sauraient donc être sanctionnées par les juges.
En définitive, en tentant de contextualiser les droits de l’homme, il apparaît que l’enjeu porte essentiellement sur la protection des droits culturels, généralement considérés comme les « parents pauvres » des droits de l’homme. Leur reconnaissance n’est pas toujours affirmée de façon à lever toute ambiguïté, ce qui ne rend pas leur interprétation aisée. Dans le même temps, ce sont eux qui sont les plus revendiqués pendant les périodes de crise comme nous en connaissons en ce moment.
Ainsi, pour les apprécier, le juge tient compte, nolens volens, d’un certain nombre de facteurs de temps ou de lieu pour remplir son office. Cependant, les cas jurisprudentiels, dans les pays en transition démocratique ne sont pas encore significatifs, en raison peut-être de la sensibilité de la question. Il en est ainsi notamment de la situation des minorités.
FIGURE.3
SOUS-THÈME 3 : Les droits de l’Homme en contexte : les circonstances exceptionnelles
Tableau récapitulatif des questions 2, 5, 6, 11, 12
Q2 : Quelle est la place des valeurs sociétales dans la protection des droits de l’homme par votre Cour ?
Q5 : La recherche de la paix et de la cohésion sociale est-elle un facteur déterminant dans la définition des droits de l’homme ?
Q6 : Votre jurisprudence est-elle attachée à une conception universelle des droits de l’homme ?
Q11 : Les crises politiques, économiques et sociales ont-elles une influence sur votre interprétation des droits et libertés de citoyens ?
Q12 : Les lois instituant des circonstances exceptionnelles pour la lutte contre la pandémie du nouveau coronavirus, ont-elles eu une influence sur votre perception des droits de l’homme ?
Les droits de l’homme en contexte : droits de l’homme et circonstances exceptionnelles
Pierre Nihoul, Président de la Cour constitutionnelle de Belgique
De manière générale, la Cour a tendance à s’inscrire dans une conception universaliste, et donc non relative, des droits de l’homme. Elle utilise toutes les sources internationales des droits de l’homme ratifiées par la Belgique, qu’elles soient européennes ou mondiales. La juridiction de la Cour constitutionnelle est évidemment limitée à la Belgique et aux situations juridiques qui peuvent y être rattachées. Dans ce champ, la Cour interprète et applique les droits de l’homme de manière uniforme, sans particularisme régional et sans faire de distinction en fonction de la nationalité de la personne en cause.
Les droits et libertés garantis par le Titre II de la Constitution belge datent, pour la plupart, de son origine, donc de 1830. Certains articles ont été ajoutés dans le Titre II par la suite et consacrent donc des droits et libertés reconnus plus récemment et dans une formulation plus contemporaine. Par un travail d’interprétation constant, la Cour constitutionnelle adapte la portée et le contenu des droits et libertés aux évolutions de la société, en s’appuyant également sur les textes internationaux et sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et sur celle de la Cour de justice de l’Union européenne. L’appréciation du respect des droits et libertés par la Cour constitutionnelle tient donc, à l’évidence, compte de la circonstance « temps ». En revanche, l’appréciation du respect des droits et libertés est la même pour toute la Belgique, il n’y a pas de différence selon le lieu.
Dans l’appréciation du respect des droits et libertés, quelle est la place des valeurs sociétales dans la protection des droits de l’homme par la Cour ? Les valeurs sociétales peuvent être appréhendées comme des valeurs à protéger. La protection de ces valeurs peut être considérée comme un objectif à poursuivre par le législateur, cet objectif devenant alors la base de la justification d’une ingérence dans un droit ou dans une liberté. Le raisonnement de la Cour étant centré sur l’objectif poursuivi et la constitutionnalité de la mesure querellée s’analysant à l’aune de cet objectif (pertinence et proportionnalité), les valeurs sociétales occupent, le cas échéant, un rôle central dans le raisonnement de la Cour.
Enfin, qu’en est-il de ce qu’il est convenu d’appeler « l’exception de l’identité nationale » ? La construction de l’Union européenne et l’intégration toujours plus poussée des législations des différents États membres entraîne un phénomène d’universalisation – à l’échelle de l’Union européenne – des standards du contrôle des droits fondamentaux. Face à ce phénomène, plusieurs juridictions constitutionnelles en Europe mobilisent, pour se prémunir contre une atteinte jugée trop importante à la souveraineté nationale et aux valeurs que celle-ci entend protéger, le concept d’ « identité nationale ». La Cour constitutionnelle belge a fait référence à la notion d’identité dans l’arrêt n° 62/2016, en considérant que la disposition constitutionnelle qui autorise le transfert de pouvoirs déterminés à des institutions de droit international public et, notamment, aux institutions de l’Union européenne, « n’autorise en aucun cas qu’il soit porté une atteinte discriminatoire à l’identité nationale inhérente aux structures fondamentales, politiques et constitutionnelles ou aux valeurs fondamentales de la protection que la Constitution confère aux sujets de droit ». Cette incise n’a cependant pas été suivie d’effet concret. On pourrait peut-être y voir un indice de ce que la Cour pourrait, un jour à l’avenir, décider qu’un droit fondamental reconnu par la Constitution belge doit être interprété de manière particulière dans l’ordre constitutionnel belge, ce qui tendrait à rompre le caractère universel du droit en question. Ceci n’est toutefois qu’une supposition et une hypothèse, rien ne permet d’affirmer à l’heure actuelle que la Cour s’engagera dans cette voie.
Le thème de cette table ronde aborde également la question des circonstances exceptionnelles.
Celles-ci peuvent d’abord être liées à des crises politiques, économiques et sociales. À cet égard, la Cour tient compte du contexte d’adoption de la norme incriminée lors de son examen, de la pertinence et de la proportionnalité des ingérences dans les droits et libertés fondamentaux. Parmi d’autres éléments, le contexte de crise économique ou sociale est pris en considération. Ainsi, la Cour tient compte du risque de crise de l’emploi, de la crise de l’euro ou encore d’une crise sanitaire provoquée par la dioxine. Le contexte de crise économique dans lequel certaines mesures sont adoptées peut justifier une différence de traitement entre les habitants ou les acteurs économiques, selon qu’ils sont localisés dans une région plus durement touchée par la crise ou dans une région moins concernée.
La Cour tient compte également du contexte de crise politique, dite « crise communautaire » en Belgique, qui oppose les deux grandes communautés du pays. Certains arrêts de la Cour témoignent du fait que la Cour reconnaît le contexte de crise et adapte son contrôle, en vue de « sauvegarder les équilibres communautaires ».
Qu’en est-il également des conséquences de la crise sanitaire sur les méthodes et techniques de protection des droits et libertés des individus ? Il n’est pas possible de répondre aujourd’hui de manière complète à cette question. Étant donné les procédures et délais applicables à la Cour constitutionnelle, celle-ci n’a pas encore eu l’occasion de se pencher au fond sur les mesures prises au niveau législatif pour lutter contre la propagation de l’épidémie, mesures qui ont en effet occasionné des ingérences dans les droits et libertés fondamentaux.
À ce jour, la Cour a annulé une disposition qui excluait les personnes internées pour cause de maladie mentale du droit d’être entendues en personne par la juridiction compétente, jugeant que cette exclusion allait au-delà de ce qui est strictement nécessaire à la réalisation de l’objectif légitime de lutte contre la propagation de la maladie causée par le coronavirus, d’autres mesures moins radicales apparaissant possibles. Le contrôle mis en œuvre par la Cour dans cet arrêt est tout à fait classique par rapport aux techniques de contrôle qu’elle utilise régulièrement.
Par un autre arrêt, la Cour rejette un recours en annulation dirigé contre une disposition qui autorisait, de manière exceptionnelle, des personnes ne disposant pas d’un diplôme en art infirmier à accomplir certains actes relevant de cet art, en vue de soulager les praticiens et les services épuisés par la lutte contre la pandémie. Dans cet arrêt, la Cour met également en œuvre un contrôle classique sur la base du principe d’égalité et de non- discrimination, ainsi qu’un contrôle classique de standstill.
Enfin, par deux arrêts, la Cour rejette les demandes de suspension des mesures flamandes prises dans le cadre de la lutte contre la pandémie au motif que les requérants ne démontrent pas que l’application de ces mesures, qui limitent certes leur liberté de circuler, leur causent un préjudice grave difficilement réparable. Et par un arrêt du 20 janvier 2022, la Cour rejette pour le même motif les demandes de suspension des actes donnant assentiment à l’accord de coopération du 27 septembre 2021 entre les entités fédérées et l’autorité fédérale concernant le traitement des données liées au certificat COVID numérique de l’UE, le PLF et le traitement des données à caractère personnel des travailleurs salariés et des travailleurs indépendants vivant ou résidant à l’étranger qui effectuent des activités en Belgique.
À cette occasion aussi, la Cour adopte un raisonnement habituel. Je vous remercie pour votre attention.
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[1]
Avec la collaboration d’Alioune SALL, professeur à l’Université Cheikh Anta DIOP de DAKAR, membre de la Commission du droit [Retour au contenu]
Le Sénégal à l’épreuve des circonstances exceptionnelles
Abdoulaye Sylla, Membre du Conseil constitutionnel du Sénégal
Les circonstances sont dites exceptionnelles lorsque, d’une part, surviennent ou risquent réellement de survenir des évènements graves menaçant, notamment, l’intégrité du territoire, le fonctionnement régulier des institutions ou des services publics, la sûreté des personnes et des biens, la santé publique, la sécurité des populations lors de catastrophes naturelles ou technologiques et que, d’autre part, ces situations de crise aigüe obligent les pouvoirs publics à prendre, dans un souci d’efficacité, des décisions qui portent atteinte à la légalité afin de sauvegarder l’intérêt général.
En effet, il est difficile de concilier une gestion efficace des circonstances exceptionnelles avec un strict respect des droits et libertés fondamentaux de la personne humaine.
Toutefois, ces atteintes à la légalité sont faites sous le contrôle du juge qui s’assure du caractère exceptionnel des circonstances, de la poursuite de l’intérêt général, du caractère adapté et proportionné des mesures prises aux nécessités du moment.
Ainsi, la théorie des circonstances exceptionnelles est, d’abord, essentiellement jurisprudentielle. Elle est, ensuite, prise en compte par le législateur qui opère une conciliation entre les nécessités d’une action administrative efficace et la jouissance de droits reconnus par la Constitution, sous la régulation du juge constitutionnel.
Au Sénégal, la puissance publique a géré des circonstances exceptionnelles en s’appuyant sur le droit positif, notamment l’article 69 de la Constitution et la loi n° 69-29 du 29 avril 1969 relative à l’état d’urgence, à l’état de siège et à la gestion des catastrophes naturelles ou sanitaires, modifiée par la loi n° 2021-18 du 19 janvier 2021 (A).
En ce qui le concerne, le Conseil constitutionnel a rarement eu à se prononcer sur les rapports entre les droits de l’Homme et les circonstances exceptionnelles (B).
I. La gestion des circonstances exceptionnelles par la puissance publique et les droits de l’homme
La puissance publique a géré des circonstances exceptionnelles avec, à chaque fois, une déclaration de l’état d’urgence et l’instauration du couvre- feu : en 1968 avec la grève estudiantine, en 1988 avec la contestation des résultats de l’élection présidentielle, en 1989 avec les tensions intercommunautaires de part et d’autre de la frontière avec la Mauritanie et en 2020 avec la propagation de la Covid-19.
Notre propos s’appuie, exclusivement, sur la gestion de la pandémie du fait de son actualité et de son impact économique et social. Des mesures ont été prises pour sauvegarder, notamment, des droits économiques et sociaux (1). Par contrecoup, des libertés fondamentales ont été limitées (2).
A. Des droits sauvegardés :
1. La protection du droit à la santé
La contagiosité de la Covid-19 est peu commune. Avec le virus historique, une personne atteinte par la maladie contamine 3 personnes, avec le variant Delta 6 personnes sont contaminées et avec le variant Omicron 10 personnes sont contaminées.
Considérant que le patient positif est contagieux deux jours avant l’apparition de ses symptômes et que la contagion se fait par contact rapproché avec une personne atteinte, la lutte contre la propagation du virus a nécessité la prise de mesures administratives énergiques visant à éviter tout contact étroit entre les personnes et à circonscrire les déplacements du virus qui est émis par le nez ou par la bouche du malade.
Ainsi, l’état d’urgence est déclaré par le président de la République sur l’étendue du territoire national le 23 mars 2020, assortie d’un couvre-feu de 20h à 6h (décret n° 2020-830 du 23 mars 2020).
Le ministre de l’Intérieur, par arrêté n° 007782 du 13 mars 2020, interdit provisoirement toutes les manifestations et tous les rassemblements de personnes dans les lieux ouverts ou clos.
La circulation interurbaine est également interdite et le port obligatoire du masque est prescrit. La jauge est introduite dans les transports publics. Des arrêtés préfectoraux définissent les jours et heures d’ouverture des magasins.
Les mesures prises prouvent leur efficacité en matière de protection de la santé publique : la propagation du virus est contenue et les résultats de la lutte contre la pandémie sont positivement appréciés par l’Organisation mondiale de la santé.
2. La protection de l’emploi et de l’entreprise
L’ordonnance n° 001-2020 du 8 avril 2020 portant mesures dérogatoires au licenciement et au chômage technique dispose en son article premier que, par dérogation aux dispositions pertinentes du Code du travail, « (…) dans les limites de temps de la loi d’habilitation n° 2020-13 du 2 avril 2020, tout licenciement autre que celui motivé par une faute lourde du travailleur est nul et de nul effet ».
L’ordonnance n° 002-2020 du 23 avril 2020 relative aux mesures fiscales en soutien aux entreprises dans le cadre de la pandémie de la Covid 19 prévoit une subvention directe aux entreprises impactées ainsi que des avantages fiscaux, pour autant que ces entreprises s’engagent, par écrit, à maintenir leurs travailleurs ou de payer plus de 70 % du salaire des employés mis en chômage technique pendant la durée de la pandémie.
B. Des droits éprouvés :
Si les actes posés par le Président de la République, le ministre de l’Intérieur et les autorités administratives déconcentrées ont permis de juguler la propagation du virus, ils ont également lourdement affecté des droits et libertés garantis par la Constitution.
- Des libertés affectées
Il s’agit, surtout, de la liberté d’aller et de venir ainsi que de la liberté de réunion qui sont limitées par le couvre-feu et par les arrêtés des autorités administratives déconcentrées.
Par conséquent, la liberté d’expression collective des opinions (liberté de manifestation) est également atteinte.
- Des droits-garanties limités
Il s’agit, principalement, du droit d’exercer librement son activité économique et du droit à l’éducation.
Dans un pays en développement, où la couverture du réseau Internet n’est pas intégrale et où seule une minorité de familles a un accès au réseau pour l’apprentissage à distance, la fermeture des écoles peut avoir un impact négatif pour les enfants appartenant à des familles modestes du fait du risque de décrochage scolaire.
Relativement aux entreprises, l’aménagement des horaires de travail et les mesures de distanciation sociale ont eu un impact négatif sur leurs activités, notamment en ce qui concerne l’hôtellerie, la restauration et les transports.
II. Le rôle du juge constitutionnel lors des circonstances exceptionnelles
Dans le contexte sénégalais, le rapport droits de l’Homme/circonstances exceptionnelles est rarement évoqué devant le prétoire du juge sauf à retenir une conception extensive de la notion de circonstances exceptionnelles. Dans certaines hypothèses, les droits de l’Homme sont sauvegardés par le juge constitutionnel (1), alors qu’en d’autres circonstances, ils sont plutôt éprouvés (2).
A. Des droits sauvegardés :
Les occasions dans lesquelles le Conseil constitutionnel est saisi de questions relatives aux droits de l’Homme en période de circonstances exceptionnelles sont rares. Néanmoins, répondant à une demande d’avis, le Conseil constitutionnel a eu à assurer l’effectivité du droit de vote dans des circonstances assez particulières. Il est intéressant de revenir sur le rôle du juge dans ce contexte.
Dans la décision n° 8/2017 du 26 juillet 2017, relative à une demande d’avis du Président de la République sur la possibilité pour les citoyens de pouvoir voter sans la carte d’identité biométrique CEDEAO qui sert de carte d’électeur également, le juge constitutionnel interprète le droit de vote qui est consacré par la Constitution en son article 3 alinéa 4 et réglementé par le Code électoral en son article L. 78 alinéa premier.
Le Conseil constitutionnel a considéré que le législateur, en fixant les règles du déroulement du vote, a entendu permettre aux membres du bureau de vote de s’assurer de l’identité de l’électeur et de son inscription sur les listes électorales.
Il a poursuivi sa motivation en considérant qu’au regard des circonstances exceptionnelles dans lesquelles se déroulait le processus électoral, notamment l’inscription massive des citoyens sur les listes électorales, les lenteurs et dysfonctionnements notés dans la distribution des cartes d’électeur ne sont pas imputables aux citoyens eux-mêmes ; que de nombreux citoyens jouissant de leurs droits civils et politiques, inscrits sur les listes électorales, risquaient d’être privés de leur droit de vote garanti par la Constitution.
Le Conseil constitutionnel aainsi considéré, qu’auregardde ces circonstances exceptionnelles, l’électeur détenteur d’un récépissé d’inscription, dont l’inscription effective sur les listes électorales a été vérifiée, peut être autorisé à voter si la carte d’identité nationale numérisée, la carte d’électeur numérisée, le passeport ou le document d’immatriculation permet de s’assurer de son identité.
Par une interprétation téléologique, le Conseil constitutionnel a ainsi assuré l’effectivité du droit de vote constitutionnellement consacré, malgré les obstacles assez dirimants non prévus par la loi électorale qui le règlemente. En l’espèce, il ne s’agissait nullement pour le Conseil constitutionnel de réécrire la loi électorale ou d’y ajouter ; il s’est plutôt agi de donner, opportunément, le sens que doivent recouvrir les dispositions constitutionnelles relatives au droit de vote des citoyens, au regard des circonstances dans lesquelles devait se dérouler le processus électoral.
Il convient de préciser que si l’expression « circonstances exceptionnelles » est usitée par la juridiction constitutionnelle, elle ne procède, ici, que d’une interprétation extensive qui jure de facto avec sa définition stricto sensu.
B. Des droits éprouvés :
Dans certaines circonstances, il est préférable de restreindre la jouissance des droits constitutionnels des citoyens pour préserver l’intérêt général fortement menacé. Cela se traduit par des restrictions admises par le Conseil constitutionnel.
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2/C/2021, a admis qu’en raison des circonstances exceptionnelles, des restrictions aux droits de l’homme pourraient être admises. Dans cette affaire, les requérants faisaient prévaloir que l’article 90-16 de la loi modifiant le Code de procédure pénale violait le droit à la vie privée ainsi que le secret des correspondances et des communications. En effet, ils estimaient qu’en prévoyant une interception de données personnelles dans le cadre d’une procédure de surveillance, ladite disposition portait atteinte au respect de la vie privée prévu par l’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et à l’article 13 de la Constitution relatif à l’inviolabilité du secret des correspondances et des communications.
Le juge constitutionnel, dans sa décision, a considéré qu’en dehors des droits intangibles, valables en tout temps et en toutes circonstances, comme l’interdiction de l’esclavage, le droit à la vie, l’interdiction des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et du crime de génocide, l’interdiction de la torture, qui sont consacrés par les conventions internationales, les autres droits et libertés fondamentaux peuvent faire l’objet de restrictions, de dérogations ou de limitations par le législateur pour des raisons d’ordre public, de sécurité et de santé publique lorsqu’il s’agit, sans que cela soit limité à ces exemples, de parer « à un danger collectif ou de protéger des personnes en péril de mort » ou encore pour « protéger la jeunesse en danger ».
Sans nul doute, les expressions « un danger collectif », « des personnes en péril de mort » ou encore « la jeunesse en danger », peuvent entrer dans le champ des circonstances exceptionnelles. Mais de toute évidence, il appartiendra à la puissance publique d’en décider sous le contrôle du juge, le cas échéant.
Il apparaît ainsi que, usant du droit positif, la puissance publique s’est efforcée, par une approche systémique, de combiner les mesures strictes pour limiter la propagation de la pandémie avec un programme de résilience économique et sociale afin de lutter efficacement contre la Covid-19. Les tensions entre les droits de l’Homme et ces mesures ont, cependant, été très vives. Toutefois, les actes pris n’ont pas engendré une rébellion comme cela a été constaté dans certains pays.
En ce qui concerne le Conseil constitutionnel, les dérogations admises contribuent à l’efficacité de la lutte contre la délinquance et la criminalité organisées.
Au total, malgré les aménagements apportés par la révision constitutionnelle de 2016 (loi n° 2016-10 du 5 avril 2016 portant révision de la Constitution) qui facilite la saisine du Conseil constitutionnel pour une violation alléguée des droits de l’Homme soulevée par une des parties au procès, en dépit des activités de vulgarisation du Conseil constitutionnel relatives à sa saisine par la voie de l’exception d’inconstitutionnalité, le contentieux portant sur la violation des droits et libertés n’est pas suffisamment développé au Sénégal.
Allocution de Larba Yarga
Membre du Conseil constitutionnel du Burkina Faso
Le choix de ce sous-thème répond au souci de voir comment les droits de l’Homme sont mis en œuvre dans le contexte d’insécurité qui caractérise la situation des pays du Sahel, en particulier celle du Burkina Faso.
Introduction
Pour définir la notion d’insécurité, nous avons eu recours au dictionnaire du français « Le Robert & Clé International » ; il ressort que « l’insécurité est la situation dans laquelle on se sent exposé au danger, aux agressions »[1].
Par droits de l’Homme nous entendons tous les droits et libertés fondamentaux qui appartiennent à chaque personne humaine, de la naissance à la mort et qui reposent sur des valeurs communes que sont entre autres la dignité, l’équité, l’égalité, le respect et l’indépendance.
La situation d’insécurité peut résulter d’un conflit armé, d’une menace terroriste, d’une pandémie sanitaire ou de catastrophes naturelles. Qu’elles résultent d’affrontements armés, d’activités criminelles, de troubles sociaux ou du déni des droits économiques et sociaux les plus fondamentaux, les situations d’insécurité sont invariablement caractérisées par des atteintes aux droits de l’homme et des discriminations systématiques au détriment de la personne humaine.
La lutte contre l’insécurité et le respect des droits de l’homme ne font pas toujours bon ménage. Faut-il sacrifier les droits de l’homme pour restaurer la sécurité des personnes et des biens ? La question du respect des droits de l’homme en période d’insécurité est ainsi posée.
Quand on parle d’insécurité, nous avons tendance à ne considérer que l’insécurité qui conduit à porter atteinte à l’intégrité physique des personnes.
Cependant, nous pensons qu’il faut élargir cette façon de voir et considérer que l’insécurité peut être aussi physique, alimentaire, sanitaire, routière… pour ne citer que ces aspects. En effet, avec l’insécurité due au terrorisme, tout comme celle due à la Covid-19, l’impact sur beaucoup de secteurs de la vie courante est réel et les répercussions sur les droits de l’Homme sont significatives.
C’est pourquoi Julie Prudence NIGNAN/SOMDA et Julie OUEDRAOGO/OUEDRAOGO, traitant du contexte sécuritaire au Burkina Faso, ont écrit : « la mise en œuvre des recommandations de l’EPU[2] est aujourd’hui rendue difficile au regard du contexte d’insécurité que connaît le Burkina Faso depuis quelques années. En effet, le secteur sécuritaire devient avec juste raison le secteur prioritaire pour le gouvernement, car dans un environnement d’insécurité marqué par le terrorisme, aucun développement n’est possible. L’insécurité remet en cause certains acquis notamment dans le domaine de la santé, de l’éducation, de l’alimentation, du logement (…) »[3].
Il convient de rappeler que le Burkina Faso est passé trois fois devant le Conseil des Droits de l’Homme (CDH/ONU), à savoir le 9 décembre 2008, le 22 avril 2013 et en novembre 2018. À l’issue du deuxième passage en 2013 devant le CDH/ONU, 165 recommandations ont été faites au Burkina Faso dont 138 acceptées et 27 refusées. Dans les recommandations acceptées et regroupées en 5 thématiques, deux thématiques retiennent l’attention, en l’occurrence l’amélioration des droits à la santé et à l’éducation, d’une part, et l’amélioration du droit à un niveau de vie suffisant, d’autre part247[4].
Il apparaît que l’insécurité du fait du terrorisme[5] impacte négativement l’exercice des droits de l’Homme dans de nombreux secteurs de la vie économique, sociale et politique des États où elle prévaut (I).
De même, la pandémie de Covid-19 a d’importantes répercussions sur la mise en œuvre des droits de l’Homme tant ses impacts socio-économiques sont désastreux (II).
I – L’exercice des droits de l’Homme dans un contexte d’insécurité du fait du terrorisme
Les États du Sahel sont victimes d’attaques terroristes depuis près d’une dizaine d’années pour certains d’entre eux et pour le Burkina Faso depuis janvier 2016. Cette situation a créé une insécurité presque sur toute l’étendue du territoire national, au point d’impacter négativement beaucoup de secteurs d’activités. Au titre des secteurs d’activités, nous citerons entre autres les secteurs socio-économiques, notamment les transports, le tourisme et la culture, l’agriculture et l’élevage, les infrastructures, la santé, l’éducation, etc.
Dans le cadre des consultations électorales, le Burkina Faso a organisé le 22 novembre 2020 des élections couplées présidentielle et législatives ; mais là encore, l’impact de l’insécurité due au terrorisme s’est avéré réel. Nous verrons dans les développements ci-dessous, les droits de l’Homme dans les secteurs socio-économiques et éducatifs dans un contexte d’insécurité (A) ensuite les droits de l’Homme en matière électorale dans un contexte d’insécurité (B).
A. Les droits de l’Homme dans les secteurs socio-économiques et éducatifs dans un contexte d’insécurité
Au plan socio-économique, l’insécurité « plombe » les activités dans les différents secteurs socio-économiques. Ainsi les marchés des villages visités par les terroristes font l’objet de pillages, d’incendie des hangars et boutiques. Les buvettes où sont servies des boissons alcoolisées sont les premières cibles des terroristes.
Lorsque sur les voies de communication des engins explosifs sont enterrés sur les routes, le nombre de victimes enregistrées suscite la méfiance et les populations se retiennent des déplacements entre localités, toute chose qui a un impact négatif sur la circulation des personnes et des biens[6].
Les compagnies de transport subissent des pertes et sont obligées de cesser la desserte de certaines villes urbaines[7].
Au regard des exactions, des incendies de greniers de céréales, des vols de troupeaux et de la cessation des activités des compagnies de transports, beaucoup de libertés, notamment celle du commerce, celle d’aller et venir, la liberté de faire du tourisme, ne peuvent être exercées de manière effective et sûre.
Le droit à l’alimentation devient précaire, sinon inexistant pour les personnes déplacées internes[8] (PDI) qui ont fui leurs villages du fait de l’insécurité.
Le secteur éducatif est très impacté par l’insécurité ambiante que vivent les populations burkinabé[9]. En janvier 2022, 205 établissements scolaires ont été ré-ouverts dans les localités reprises par l’État et ce sont 39 812 élèves et 1099 enseignants qui ont été remis en service. Vingt-cinq établissements ont été délocalisés pour les personnes déplacées internes (DPI) et 15 981 élèves ont pu être réinscrits253[10].
En terme de négation du droit à l’éducation, il y a des promotions entières d’élèves dont les études sont compromises du fait de cette insécurité. Cette situation va se répercuter sur de nombreuses générations d’enfants puisque la reconstruction des infrastructures éducatives ne pourra pas être faite au même moment, et partout, une fois que la situation sera redevenue normale.
Le contexte d’insécurité que vivent les populations de l’espace sahélien est très douloureux. Les terroristes mettent à rude épreuve les droits des citoyens innocents. Le droit à la vie, la liberté de religion, le droit à la sécurité, le droit à l’éducation, le droit de propriété… ne sont plus assurés sur toute l’étendue du territoire dans nos pays.
La Commission Nationale des Droits Humains (CNDH) du Burkina Faso a publié son « Rapport sur la situation des droits humains au Burkina Faso » pour 2019/2020. Il s’agit d’une « synthèse des constatations faites par la Commission » durant cette période. S’agissant de la situation des droits humains dans le contexte sécuritaire, il ressort que la jouissance des droits civils et politiques, des droits économiques, sociaux et culturels ou encore des droits catégoriels a été affectée par la détérioration de la situation sécuritaire. La CNDH a aussi relevé l’impact sur les services publics et sur les activités économiques, en termes de dysfonctionnements des services et de perturbation des activités économiques[11]. La CNDH en a tiré huit recommandations à l’attention des pouvoirs publics, parmi lesquelles :
- Celles relatives à la situation des droits humains dans le contexte sécuritaire ;
- Celles portant sur la situation des personnes déplacées internes (PDI) ;
- Celles relatives à la situation des personnes privées de liberté ;
Celles relatives aux droits catégoriels (droits de la femme, droits de l’enfant, droits des personnes handicapées)…
B. Les droits de l’Homme en matière électorale dans un contexte d’insécurité
L’article 13 de la Constitution du Burkina Faso dispose que « Les partis et formations politiques se créent librement. Ils concourent à l’animation de la vie politique, à l’information et à l’éducation du peuple ainsi qu’à l’expression du suffrage (…) ».
Il ne serait pas exagéré de déduire que les partis et formations politiques sont investis de missions de service public au bénéfice de peuple. De ce fait, ils présentent, périodiquement, des candidats aux différentes consultations électorales, aident à l’information et à la formation des électeurs en vue de leur contribution à l’expression du suffrage.
Les citoyens doivent pouvoir exercer leurs droits électoraux lors des consultations électorales, à commencer par leur enrôlement sur les listes électorales, leur participation aux campagnes électorales et exprimer leur vote le jour du scrutin.
Au titre des opérations préparatoires aux scrutins, l’enrôlement des électeurs et la campagne électorale constituent des étapes importantes. Dans la phase d’enrôlement des électeurs pour le double scrutin présidentiel et législatif du 22 novembre 2020, il est apparu que, du fait de l’insécurité qui prévalait dans certaines localités de plusieurs circonscriptions électorales du Burkina Faso, il a été difficile, voire impossible, d’effectuer l’enrôlement des électeurs ou de l’achever là où l’opération a été entamée. Ainsi, lorsqu’ils ne menaçaient de mort les agents des équipes d’enrôlement, les terroristes (encore appelés porteurs d’armes non étatiques) retirent les kits servant aux enrôlements soit pour les détruire aussitôt soit pour en exploiter le contenu. Dans cette dernière hypothèse, ils s’approprient des données sur les citoyens qui ont pu être enrôlés, ce qui constitue aussi une source d’insécurité. Dans certaines localités, ils ont menacé de couper les doigts des citoyens dont les doigts viendraient à porter des traces d’encre indélébile, preuve qu’ils ont accompli leurs devoirs civiques.
Il s’est aussi avéré que certaines circonscriptions administratives étaient inaccessibles tant pour les enrôlements que pour les campagnes électorales et les votes. En effet, quand les voies d’accès sont minées, en plus des embuscades que tendent les terroristes, il n’est pas indiqué de s’aventurer dans ces localités du pays.
Devant de telles menaces, des conseillers municipaux ont demandé à la Commission électorale Nationale Indépendante (CENI) et à ses démembrements de ne pas tenter d’implanter des bureaux de vote dans leurs villages.
Le Code électoral révisé, en son article 50, dispose que « Les listes électorales sont biométriques et permanentes. Elles font l’objet d’une révision annuelle par la Commission électorale Nationale Indépendante (CENI) (…) ». « Toutefois, en cas de force majeure ou de circonstance exceptionnelle dûment constatée par le Conseil constitutionnel sur saisine du Président du Faso, après rapport circonstancié de la CENI, pour ce qui concerne les élections présidentielle et législatives (…), entrainant l’impossibilité de réaliser ou d’achever les opérations d’enrôlement des électeurs sur une partie du territoire national ou à l’extérieur, l’élection est faite sur la base des personnes déjà enrôlées dans la liste définitive ».
Cette disposition de l’article 50 a été mise en œuvre suite à la saisine du Conseil constitutionnel par lettre n° 2020-381/PF du 19 octobre 2020 du Président du Faso aux fins de « constater l’impossibilité de réaliser ou d’achever les opérations d’enrôlement des électeurs sur une partie du territoire national, en vue des élections couplées du 22 novembre 2020 »[12]. Le Conseil constitutionnel a statué le 24 octobre 2020.
Les citoyens des localités concernées se sont retrouvés dans l’impossibilité d’exercer leur droit de vote.
Au titre des opérations préparatoires au scrutin, il y a la campagne électorale qui met en compétition tous les candidats au scrutin présidentiel comme aux scrutins législatifs. Dans cette phase qui précède le jour du vote, les candidats courent le risque d’être enlevés ou même tués. On se souviendra du scrutin présidentiel organisé en République du Mali en 2018 où le regretté Soumaïla CISSE, candidat au scrutin présidentiel, a été enlevé par des groupes terroristes et détenu jusqu’après la tenue du scrutin.
Les activités que doivent mener les juridictions constitutionnelles peuvent aussi être impactées par l’insécurité. Les exemples du Burkina Faso et de la République centrafricaine illustrent suffisamment cette éventualité. Il s’agit par exemple des activités de contrôle du scrutin à travers le territoire national.
Au Burkina Faso, le Président du Conseil constitutionnel a nommé des coordonnateurs régionaux et des délégués chargés du contrôle des scrutins couplés du 22 novembre 2020. Soucieux de ne pas mettre en danger la vie des membres des équipes dans les localités où le terrorisme sévit, le Président a instruit les coordonnateurs régionaux et leurs délégués de ne pas s’aventurer dans les provinces si celles-ci sont inaccessibles.
La liberté d’aller et venir des équipes de contrôle du Conseil constitutionnel n’étant pas totale, certaines d’elles se sont donc limitées aux chefs-lieux de région pour accomplir leur mission. Dès lors peut-on dire que le Conseil a été en mesure d’apprécier la réalité du terrain le jour des scrutins dans toutes les régions ? Assurément non puisqu’il en a été empêché pour cas de force majeure.
S’agissant de la force majeure, le Code électoral du Burkina Faso, en ses articles 148 alinéa 2, et 155 alinéa 2, contient les dispositions permettant au Conseil constitutionnel de constater la situation qui prévaut pour éviter le blocage des scrutins et des résultats. En application de ces dispositions, le Conseil, saisi le 10 décembre 2020 par le Président du Faso[13], a rendu la décision n° 2020-002/CC/EC du 13 décembre 2020 « aux fins de constater la force majeure entrainant l’impossibilité d’organiser les élections couplées du 22 novembre 2020 sur une partie du territoire national ».
Il ressort de l’examen des résultats du scrutin législatif proclamés le 20 décembre 2020 que dans les zones affectées par le terrorisme, tous les citoyens n’ont pas pu exercer leur droit de vote, c’est-à-dire que le droit d’être électeur et éligible aux scrutins a été sérieusement affecté. En effet, dans l’une des circonscriptions, un député a été élu avec un millier de voix alors qu’ailleurs le quotient électoral se situait aux environs de 40 000 voix.
II – Les droits de l’Homme dans le contexte d’insécurité sanitaire du fait de la pandémie de Covid-19
La pandémie de Covid-19 que vivent les populations du monde en général, particulièrement celles du Sahel, depuis 2019 n’est pas sans conséquence sur l’exercice des droits de l’homme par celles-ci. Il en va ainsi des secteurs de l’éducation, de la santé, des transports, des activités culturelles et touristiques, entre autres. Dans les lignes qui suivront nous traiterons des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, notamment les libertés essentielles (A) et des restrictions apportées à ces droits de l’Homme (B).
A. Les libertés essentielles en période d’insécurité sanitaire
1. Les libertés d’aller et venir et la distanciation des rapports sociaux
L’avènement de la Covid-19 a été l’occasion de nombreuses atteintes aux libertés et droits fondamentaux. À titre illustratif, la presse a relayé les informations relatives au joueur de tennis Novak Djokovic qui devait prendre part à une compétition en janvier 2022 en Australie. Au regard de ses prises de position sur le vaccin contre la pandémie, le gouvernement australien lui a dénié le droit de séjourner en Australie ; par la suite la justice a décidé du retrait de son visa d’entrée en Australie. Ne faut-il pas voir là une atteinte aux libertés et droits fondamentaux, en particulier la liberté d’aller et venir ?
En mi-janvier 2022, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) aurait recommandé que les gouvernements lèvent les restrictions imposées du fait de la Covid-19 pour permettre aux gens de se déplacer.
2. Le transport inter urbain a été lourdement impacté par la pandémie de Covid-19, d’une part du fait de la suspension administrative des déplacements entre localités et, d’autre part, du fait des mesures barrières à respecter et faire respecter dans les gares routières, ferroviaires et dans les aéroports pour les déplacements aériens.
En effet, au plus fort de la pandémie, le transport des personnes a été suspendu avec toutes les conséquences négatives ; des voyageurs surpris en cours de déplacement ont dû attendre des jours durant dans les gares sans avoir atteint leur destination. Les responsables des compagnies de transport ont eu à gérer ces situations imprévues en assurant aux passagers ainsi « piégés » de quoi assurer leur subsistance et en les abritant dans l’enceinte des gares routières.
S’agissant des transports aériens, nous nous souviendrons de l’annulation des vols en direction de certains pays réputés être atteints par la pandémie de Covid-19[14].
En termes de relations humaines, la suspension des visites aux amis ou aux parents a été difficile pour les populations en Afrique ; en Occident, les décisions sur le confinement ont soit isolé des personnes, soit permis à des couples de rester ensemble et parfois avec des désagréments comme des disputes dues à la monotonie. Bref il s’agit là des inconvénients auxquels il fallait s’attendre.
Qu’il s’agisse de transports routiers ou aériens, les conséquences au plan économique ont été désastreuses, aussi bien pour les États que pour les sociétés et les compagnies de transports.
L’impact sur les activités économiques, en Afrique en général et au Burkina Faso en particulier, a été réel puisque les autorités administratives ont adopté des règlementations sur l’accès aux lieux de commerce, avec par endroits la fermeture des marchés et yaars[15]. Face à ces mesures, les commerçants du secteur informel, dont beaucoup vivent au jour le jour, ont fini par protester et même menacé de manifester violemment. Il a donc fallu alléger les mesures administratives pour éviter les dérives qu’entraîneront les manifestations.
B. Les droits de l’Homme dans un contexte d’insécurité sanitaire
La pandémie de Covid-19 a été à l’origine de nombreux problèmes. Elle a permis de mettre au goût du jour la question relative à l’équilibre entre la réponse à un danger et la préservation des droits de l’Homme et des libertés garantis dans le cadre d’un État de droit.
Au Burkina Faso, une « Étude d’impacts socio-économiques de la Covid-19 »[16], réalisée en mars 2021, a permis de faire l’état des lieux de la situation économique et sociale sur la période 2016 à 2019. Elle a fait ressortir entre autres, en sa Section 5, l’impact de la Covid-19 « sur le secteur éducation, formation et recherche ».
Au titre de ce secteur, les effets de la Covid-19 ont été ressentis sur :
-
- l’accès à l’éducation, à la formation professionnelle et à l’enseignement supérieur ; ces effets ont concerné les établissements d’enseignement et centres de formation professionnelle qui ont dû être fermés, entraînant l’interruption des activités pédagogiques[17] sur toute l’étendue du territoire national ; Pour l’année scolaire 2019/2020, ont été concernés 4 706 453 élèves/apprenants du formel, 116 158 apprenants de l’éducation non formelle (ENF), 86 105 enseignants formateurs, 19 785 personnels administratifs, d’encadrement et de Pour les Centres de formation professionnelle, la fermeture a concerné 3 Centres de formation professionnelle spécifique, 13 Centres régionaux de formation professionnelle, 12 Centres provinciaux et des Centres privés de formation (cf. Étude d’impacts, page 81).
- la qualité de l’éducation, de la formation professionnelle et de l’enseignement supérieur ; les mesures de fermeture ci-dessus évoquées ont impacté la qualité de l’éducation avec entre autres, la suspension des voyages d’études à l’extérieur, la difficulté d’obtenir des stages pratiques dans les entreprises et ateliers, la suspension de sorties d’encadrement et de suivi des
- Au niveau de l’enseignement supérieur, il y a eu une perte de temps dans l’enseignement et dans les évaluations avec pour conséquences un accroissement du retard, sinon un décalage de l’année académique.
Les services sociaux fournis aux élèves, apprenants et étudiants ; la crise sanitaire a eu des répercussions négatives sur la disponibilité des services sociaux fournis aux étudiants, leur réduction ou leur suppression pure et simple. C’est le cas des consultations médicales passées de 37 % à 9 %, les plats servis dans les restaurants universitaires prévus à hauteur de 8 881 581 n’ont été servis qu’à 1,26 %. Les confinements dans les cités ont engendré, par moment, des tensions entre étudiants[18].
- la recherche scientifique, l’innovation et la valorisation des résultats : les effets négatifs ont été ressentis sur la programmation des activités de recherche scientifique, d’innovation et de valorisation des résultats mais également sur le financement de ces activités.
Cependant il faut reconnaître qu’en dépit des effets négatifs, comme on dit couramment, à quelque chose malheur est bon. La pandémie a eu des côtés positifs en ce sens qu’elle a permis :
- une plus grande prise de conscience, la reconnaissance, l’affirmation de l’importance et de la visibilité de la recherche scientifique et de l’innovation ;
- une reconsidération et une prise en compte plus accrue de la médecine traditionnelle (encore appelée pharmacopée). Elle a donné l’occasion de générer des technologies, d’inventer des équipements et des innovations afin de contribuer à la lutte contre ce fléau.
Au plan économique, le secteur du coton est l’un des secteurs les plus importants de l’économie du Burkina Faso. En effet, l’industrie cotonnière implique, directement ou indirectement, environ 54 % de la main d’œuvre. Certes la région de l’Ouest où est produit l’essentiel du coton n’a pas été très touchée par la pandémie de la Covid-19 mais la fermeture des frontières du fait de la pandémie a eu un impact négatif sur les revenus d’exportation du coton et, partant, sur l’enrichissement des producteurs de coton.
Toujours au plan économique, près de 80 % de la population burkinabé est employée dans l’économie alimentaire et en touchant ce secteur, la pandémie de la Covid-19 a affecté la sécurité alimentaire. La FAO a estimé que la sécurité alimentaire a pu être affectée de plusieurs manières, à savoir par la réduction de la production agricole, la perturbation des chaînes d’approvisionnement alimentaire, la réduction du pouvoir d’achat des ménages et par conséquent la réduction de leur accès à la nourriture.
La fermeture des marchés a été plus catastrophique pour les denrées périssables que sont les légumes, comparativement aux tubercules et aux céréales (maïs, sorgho, millet, haricot..). Il est donc évident que le droit à l’alimentation n’a pas été épargné par la pandémie de Covid-19.
La décision n° 2020-799/DCC, rendue par le Conseil constitutionnel français le 26 mars 2020, au sujet de la loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, illustre la préoccupation des dirigeants pour la période considérée.
Analysant cette décision, Jean Philippe DEROSIER et Emmanuel CARTIER affirment : « Au regard des droits et libertés, cette décision vient confirmer que cette loi n’a pas d’autre objectif que de permettre une facilité procédurale, sans nullement remettre en cause l’exercice d’un recours QPC ni même la possibilité que des décisions QPC soient rendues au cours de la période considérée (…) »[19].
Selon les auteurs de cette chronique, au plan de la procédure parlementaire, la décision du Conseil constitutionnel français « valide une inconstitutionnalité » au regard « des circonstances particulières de l’espèce » ; en effet, dans le contexte d’urgence, il est fait dérogation au délai de quinze jours consacré par l’article 46, alinéa 2, de la Constitution, entre le dépôt d’une loi et son examen en séance plénière par une chambre parlementaire.
Sur le continent africain, beaucoup de dirigeants ont pris la décision de mettre entre parenthèses – au ralenti – plusieurs secteurs de la vie économique dans le but de pouvoir assurer la protection des citoyens de leurs États. Le Burkina Faso n’a pas échappé à cette façon de faire.
Analysant la situation des droits humains dans le contexte de la Covid-19 au Burkina Faso, la CNDH a fait des recommandations. Elle a préconisé entre autres mesures :
- d’adopter le nouveau Code de santé publique qui prévoit des dispositions à l’état d’urgence sanitaire ;
- de prendre en compte l’administration pénitentiaire et les acteurs des droits humains dans la composition du Comité national de gestion des épidémies ;
- de renforcer les actions d’information, de formation et de sensibilisation des populations sur la prévention de la Covid-19.
Conclusion
Le contexte d’insécurité que vivent les populations de l’espace sahélien est très douloureux. Les terroristes mettent à rude épreuve les droits des citoyens innocents. Le droit à la vie, la liberté de pratiquer sa religion[20], le droit à la sécurité, le droit à l’éducation, le droit de propriété… ne sont plus assurés partout dans nos pays.
Relativement à l’accès des populations aux services publics, l’Association Burkinabè des Administrateurs Civils a organisé une conférence le 14 mai 2022 à Ouagadougou ; il s’est agi pour cette structure de faire le point de la situation en cette période de crise sécuritaire qui dure depuis près de sept ans et de faire des suggestions au Gouvernement.
Il ressort que dans nombre de circonscriptions territoriales, beaucoup de services publics ne sont plus fonctionnels du fait de l’insécurité. Dès lors l’accès des populations aux services publics n’est plus possible. À titre d’illustration, dans la commune de Bilanga (province de la Gnagna, Région de l’Est), les locaux de la gendarmerie nationale, de la police nationale et la mairie ont été attaqués et incendiés le 24 mars 2022 par des terroristes lourdement armés. Par la suite, ils sont revenus le 14 avril 2022 et se sont attaqués aux locaux de la préfecture.
Certes les services de santé sont épargnés mais les agents qui y servent, traumatisés et n’ayant aucune garantie pour leur sécurité, ont dû déserter la commune de Bilanga. Après ces passages il va sans dire qu’aucune administration n’est fonctionnelle et les droits auxquels pouvaient prétendre les populations sont totalement inexistants.
Il est plus compréhensible que la restriction des droits de l’homme procède du cadre légal au lieu d’être le fait de groupes armés non étatiques. Dans un cadre légal, toute personne poursuivie en justice conserve au moins certains droits qui doivent être respectés jusqu’à sa condamnation. C’est le droit à un procès équitable, le droit à la défense, le droit à la présomption d’innocence….
Les restrictions judiciaires aux droits de l’homme ne concernent que les personnes fautives et ne sont jamais générales. Elles sont spéciales. Ces restrictions sont motivées par le désir de restaurer l’ordre, la sécurité des citoyens et même la bonne jouissance des droits de l’homme par tous de manière équitable. S’agissant des personnes condamnées en justice, elles ont des droits qui sont restreints mais elles ne sont pas privées de tous leurs droits.
Dans le contexte d’insécurité, beaucoup de victimes n’ont pas eu droit à un procès ; elles ont fait l’objet d’exécutions sommaires de la part des membres des groupes armés non étatiques.
Dans la lutte contre l’insécurité menée par les forces de défense et de sécurité, le respect des droits de l’homme s’accommode mal avec le souhait d’être efficace tout en préservant les droits de l’homme. C’est pourquoi il est parfois déploré des dégâts collatéraux dont les mouvements de défense des droits de l’homme rendent souvent compte.
Bibliographie sommaire
- Julie Prudence NIGNAN/SOMDA et Julie Rose OUEDRAOGO/ OUEDRAOGO : Le contrôle international des droits humains, l’expérience du Burkina Faso, Téminiyis Editions, Ouagadougou 2021, 150 pages ;
- Commission Nationale des Droits Humains (CNDH) : Rapport sur la situation des droits humains au Burkina Faso 2019 – 2020 ;
- Loi n° 012- 2014/AN portant loi d’orientation relative à la prévention et à la gestion des risques, des crises humanitaires et des catastrophes au Burkina Faso ;
- Ministère de l’Économie, des Finances et du Développement : Étude d’impacts socio-économiques de la Covid-19 au Burkina Faso (avec l’appui technique et financier du Système des Nations Unies), Ouagadougou, mars 2021 ;
- Recueil des décisions du Conseil constitutionnel du Burkina Faso (élections couplées présidentielle et législatives du 29 novembre 2015 et du 22 novembre 2020) ;
- Rapport général des élections couplées présidentielle/législatives du 29 novembre 2015 au Burkina Faso ;
- Rapport général des élections couplées présidentielle et législatives du 22 novembre 2020 au Burina Faso ;
- Décisions des Juridictions constitutionnelles de France, du Niger et de Madagascar ;
- Articles de doctrine.
-
[1]
Rey-Debove (dir.), Le Robert & Clé International, dictionnaire du français, édition Novembre 2004, p. 537 [Retour au contenu] -
[2]
En matière de droits de l’Homme, les États doivent passer périodiquement devant le Conseil des Droits de l’Homme pour l’Examen Périodique Universel (EPU) et devant les Organes des Traités (OT).) [Retour au contenu] -
[3]
J. P. Nignan/Somda et J. R. Ouedraogo/Ouedraogo, Le contrôle international des droits humains : l’expérience du Burkina Faso, Téminiyis Editions, Ouagadougou 2021, p. 109. [Retour au contenu] -
[4]
J. P. Nignan/Somda et J. R. Ouedraogo/Ouedraogo, Le contrôle international des droits humains, op. cit., p. 82 et 83. [Retour au contenu] -
[5]
« L’insécurité au Burkina Faso, comment conduire des réponses humanitaires adéquates aux populations touchées ? », Conférence publique prononcée le samedi 21 Mai 2022 à Ouagadougou par le Colonel Auguste Denise Selon le conférencier, jusque-là il n’y a pas de consensus sur la définition du mot « terrorisme », seul « l’acte terroriste » est défini. [Retour au contenu] -
[6]
La Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) s’est donné comme objectif, entre autres, de faciliter la circulation des biens et des personnes. Malheureusement la mise en œuvre des textes en la matière connaît des insuffisances. Si à cela s’ajoute l’insécurité dans certains États membres de cette Organisation sous-régionale, il n’est pas besoin de dire que les acquis en matière de développement seront anéantis. [Retour au contenu] -
[7]
C’est cas dans les provinces du Soum et de la Tapoa (situées respectivement au Nord et à l’est du Burkina Faso), où des compagnies de transport, qui subissaient des contrôles intempestifs de leurs passagers, ont dû cesser toute activité. Au Chef lieu de la Tapoa, l’Office national de l’eau et de l’assainissement (ONEA) et la Société nationale burkinabé d’électricité (SONABEL) ont dû fermer leurs guichets suite à la fermeture des agences locales de Banques (UBA, SGBF, ECOBANK) et de la Caisse populaire d’épargne. [Retour au contenu] -
[8]
CÀ la notion de « Réfugié » (employée en droit humanitaire) s’ajoute désormais celle de « Personne Déplacée Interne » (PDI). [Retour au contenu] -
[9]
Selon le Conseil des Ministres du 5 janvier 2022, au total 3 280 écoles ont été fermées du fait de l’insécurité soit 13,09 % de l’ensemble des structures éducatives ; il en résulte que 511 221 élèves ont été affectés et 14 901 enseignants [Retour au contenu] -
[10]
Cf. l’Express du Faso numéro 5658 du Jeudi 6 janvier 2022, p. 3. [Retour au contenu] -
[11]
Cf. pages 41, 53 et suivantes. [Retour au contenu] -
[12]
Décision n° 2020-001/CC/EC du 24 novembre 2020 rendue sur requête du Président du Faso aux fins de constater l’impossibilité de réaliser ou d’achever les opérations d’enrôlement des électeurs sur une partie du territoire national, en vue des élections couplées du 22 novembre 2020. [Retour au contenu] -
[13]
CF. lettre n° 2020-408/PF du Président du Faso en date du 10 décembre 2020, reçue et enregistrée au greffe du Conseil constitutionnel, à la même date, sous le numéro 002. Dans le dispositif de la décision n° 2020-002/CC/EC du 13 décembre 2020, le Conseil a constaté « l’existence de cas de force majeure dans la partie du territoire national où les élections n’ont pu se tenir » (article 1) ; il a ensuite décidé que « les élections couplées présidentielle et législatives du 22 novembre 2020 sont validées sur la base des résultats issus des votes dans la partie du territoire national non affectée par la force majeure » (article 2). [Retour au contenu] -
[14]
Entre autres pays, l’Afrique du Sud a été victime de ces mesures lorsqu’il a été question de variant du Covid-19. [Retour au contenu] -
[15]
Le terme « Yaar » en langue mooré désigne des marchés informels non reconnus où des activités économiques sont exercées périodiquement et de manière tournante en différents quartiers d’une ville [Retour au contenu] -
[16]
Ministère de l’Économie, des Finances et du Développement : Étude d’impacts socio-économiques de la Covid-19 au Burkina Faso (avec l’appui technique et financier du Système des Nations Unies), Ouagadougou, Mars 2021. [Retour au contenu] -
[17]
Pour l’année scolaire 2019/2020, ont été concernés 4 706 453 élèves/apprenants du formel, 116 158 apprenants de l’éducation non formelle (ENF), 86 105 enseignants formateurs, 19 785 personnels administratifs, d’encadrement et de soutien. Pour les Centres de formation professionnelle, la fermeture a concerné 3 Centres de formation professionnelle spécifique, 13 Centres régionaux de formation professionnelle, 12 Centres provinciaux et des Centres privés de formation (cf. Étude d’impacts, page 81).
S’agissant des Établissements d’enseignement supérieur et des Universités, leur fermeture sur toute l’étendue du territoire a limité la réalisation de nombreuses activités pédagogiques pour 151 305 étudiants aussi bien du public que du privé (cf. Étude d’impacts, page 82). [Retour au contenu] -
[18]
Cf. Étude d’impacts socio-économiques, op. cit., page 83. [Retour au contenu] -
[19]
CF. J.-Ph. Derosier et E. Cartier, Chronique de droits fondamentaux et libertés publiques (janvier 2020 à juin 2020), in Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 5, Octobre 2020 [Retour au contenu] -
[20]
Des lieux de prières (églises comme mosquées) ont été investis et des fidèles venus prier ont été assassinés ou, au mieux, enlevés pour des destinations inconnues. [Retour au contenu]
Questions-réponses avec les participants
Yves Donzallaz, vice-président du Tribunal fédéral suisse
Merci à notre cher collègue Larba Yarga, qui nous a emmenés dans l’œil du cyclone. Ces réalités sont heureusement étrangères à un grand nombre des participants de ce congrès. Elles permettent aussi de réaliser un certain nombre de problèmes auxquels nous pouvons nous heurter dans le cadre de nos propres États et de l’exercice de nos fonctions au sein des Cours constitutionnelles.
Nous reprenons nos travaux par une phase de questions et réponses. Afin de faciliter les débats, je vous demanderai de bien vouloir mentionner la Cour constitutionnelle que vous représentez au début de vos interventions.
Nous disposons d’une trentaine de minutes pour recueillir les questions et remarques de la salle.
Joseph Djogbenou, président de la Cour constitutionnelle du Bénin
Je souhaiterais revenir sur les interventions de Adboulaye Sylla, du Sénégal, et de Larba Yarga, du Burkina Faso. Ces dernières ont porté sur la gestion des circonstances exceptionnelles, ainsi que sur la protection dans un contexte d’insécurité. Ces sujets occupent le monde depuis les attentats du 11 septembre 2001. Ils font écho à une question d’actualité. En présence du terrorisme, il convient de s’interroger sur les lois que nos différents États adoptent et leur rapport avec la constitutionnalité.
En Europe continentale et aux États-Unis, les lois posent la question de la sécurité intérieure. Les terroristes sont traités comme des criminels. En Afrique, les armées défendent nos différents territoires. Une nouvelle conception du droit se développe, avec le droit pénal de l’ennemi. Cette conception a pour conséquence de traiter le terroriste non pas comme un criminel, en faisant appel aux autorités judiciaires, mais comme un ennemi, en appliquant le droit de la guerre.
Ce phénomène a une incidence sur le travail du juge constitutionnel et la manière dont il contrôle la constitutionnalité. Il peut éventuellement considérer, au moyen des critères de proportionnalité et de nécessité, que les lois relevant du droit pénal de l’ennemi sont conformes à la constitution, dans le contexte africain. Autrement, il peut les déclarer contraires, d’autant que tous les États africains sont signataires de conventions internationales, comme celle relative à la répression du crime de terrorisme.
Quel est le rapport que la juridiction constitutionnelle doit avoir avec les nouvelles législations sur le terrorisme, qui vise la défense du territoire et non la sécurité intérieure ?
Je vous remercie.
Abdoulaye Sylla, membre du Conseil constitutionnel du Sénégal
Aujourd’hui, au Sénégal, nous n’avons pas ce problème. La lutte contre le terrorisme est une lutte pour préserver l’intégrité du territoire. Dans ce contexte, le Code pénal a pris en charge la criminalité et la délinquance organisées.
Comme je l’ai dit, au Sénégal, le juge constitutionnel a admis la possibilité de limiter les Droits de l’Homme et certaines libertés, dans un souci d’efficacité.
Larba Yarga, membre du Conseil constitutionnel du Burkina Faso
La question est délicate. Au niveau du Burkina Faso, le Tribunal de grande instance est chargé de traiter les questions ayant trait au terrorisme.
Lorsque des personnes accusées de terrorisme sont appréhendées, elles sont jugées par le pôle judiciaire chargé du terrorisme, au sein du TGI. Le Conseil constitutionnel n’a jamais été saisi de ces questions.
Yves Donzallaz
Nous remarquons que la question est délicate. Elle échappe partiellement à la censure du juge constitutionnel. Nous nous trouvons vraisemblablement dans des situations où le droit de la guerre, qui répond à ses propres normes et limites, s’applique.
Même les États qui se veulent très développés n’ont pas nécessairement géré ces sujets de manière tout à fait optimale. Nous pouvons notamment penser aux États-Unis, avec Guantanamo qui soulève un certain nombre de problématiques à l’égard des Droits de l’Homme.
De mon point de vue, la réponse face à ce genre de violation n’a pas encore été trouvée.
Pierre Nihoul, président de la Cour constitutionnelle de Belgique
La Belgique considère les terroristes comme des criminels. Le grand procès des attentats de Paris commencera d’ailleurs au mois de septembre, pour la partie belge. Le droit pénal s’applique dans ce cadre.
Au niveau de la Cour constitutionnelle, nous avons eu à traiter quelques questions relatives au droit des victimes (délai pour la demande du droit de réparation) et à la surveillance de masse (respect de la vie privée).
Sur le droit pénal même, la Cour a toujours une justice assez retenue. Elle estime qu’il appartient au pouvoir législatif d’arrêter l’échelle des peines et de définir les actes qui relèvent, ou non, d’infractions.
Notre contexte est toutefois parfaitement différent.
Professeur Babacar Kanté, doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint- Louis (Sénégal), Ancien Vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal, expert auprès de l’ACCF
Je voudrais vous entendre débattre de cette notion d’identité constitutionnelle. Vous ne semblez pas en avoir la même perception dans vos pays respectifs.
Yves Donzallaz
Nous pourrons revenir sur ces sujets une fois que nous aurons recueilli toutes les questions de la salle.
Didier Linotte, président du Tribunal suprême de Monaco
Je dois me faire pardonner, car je prends la parole pour faire une observation plutôt que pour soulever une question. Elle aurait été le prélude d’une question que j’aurais posée si elle avait été pertinente cet après-midi.
Comme l’a indiqué notre président Richard Wagner à l’ouverture de la session, et comme l’ont rappelé les intervenants de ce jour, il est évident que l’État de droit peut être modifié en raison de circonstances exceptionnelles. Ceci, parce que les circonstances exceptionnelles appellent des changements qui ne sont pas nécessairement conciliables avec l’État de droit ordinaire. Pour autant, nous sommes tous d’accord sur le fait qu’il s’agit d’une adaptation de l’État de droit, et non d’une disparition de ce dernier.
La mission du juge constitutionnel est de vérifier que les modifications de l’État de droit sont bien en rapport avec le but qu’exigent de poursuivre les circonstances exceptionnelles, et que l’atteinte est proportionnée pour atteindre les résultats exigés.
Romieu l’avait indiqué dans ses conclusions célèbres devant le Tribunal des conflits français, dès 1902 dans le cadre de l’arrêt Société Immobilière Saint-Just : quand la maison brûle, nous ne demandons pas l’autorisation au juge d’y envoyer les pompiers.
Heureusement, je n’ai pas eu à vous poser la question que j’ai déjà eu l’occasion de soulever dans d’autres instances de Cours constitutionnelles.
Les réflexions de ce jour étaient principalement en lien avec la crise sanitaire. Toutefois, d’autres crises – notamment guerrières et militaires – affectent aujourd’hui l’Europe et le monde par leurs conséquences. Dans d’autres instances, des sanctions ont été prises contre quelques membres. Je suis tout à fait favorable à ces dernières. Néanmoins, j’ai été frappé par le fait que, au sein même de nos enceintes, certains ont poussé la théorie des circonstances exceptionnelles si loin que nous ne nous sommes même pas posé la question d’un processus minimal de contradictoire ou des droits de la défense. Nous n’avons pas mis à l’écart l’État de droit dont nous sommes les gardiens, mais, pire : nous n’y avons même pas pensé. Cela a été fondamentalement oublié.
Je voulais effectuer cette remarque. Si la question ne se pose pas dans notre enceinte, il me semblait utile d’évoquer ce point de manière sereine, d’autant qu’il fait directement écho au sujet du jour.
Je vous remercie.
Yves Donzallaz
Nous vous remercions pour vos réflexions d’actualité. Ces dernières sont évidemment très intéressantes et pertinentes.
Rakotoarisoa Florent, président de la Haute Cour constitutionnelle de Madagascar
Je souhaiterais également effectuer quelques constats et observations. Tout d’abord, je tiens à remercier tous les conférenciers, modérateurs et présidents de séance qui s’impliquent fortement depuis hier.
Les membres de la Haute Cour constitutionnelle de Madagascar sont certainement ceux qui ont fait le plus long trajet pour participer à ce congrès. Nous avons fait près de 19 heures de vol pour vous rejoindre.
Nous ne regrettons cependant pas notre présence. Comme l’écrivait Montaigne : « il faut limer sa cervelle contre celle d’autrui ».
Ce congrès est tout à fait bénéfique pour Madagascar. Bien que notre île soit lointaine, nous faisons partie de l’Afrique.
Hier, l’exposé du professeur Kanté nous a vivement intéressés. Je pense notamment à son partage d’expérience concernant la recevabilité des candidatures présidentielles au Sénégal. Le professeur semblait déconseiller le rigorisme absolu sur certains sujets formels.
À Madagascar, la loi relative aux conditions de recevabilité est extrêmement rigide. Lors des élections présidentielles, des députés et sénateurs, ce sujet suscite du mécontentement parmi les candidats, ainsi que pour les requérants d’annulation des résultats pour suspicion de fraude. Beaucoup de requêtes, bien que fondées, sont rejetées parce qu’elles ne respectent pas les conditions de forme.
Nous tiendrons compte de l’expérience du Professeur Kanté. Il s’agit d’un véritable sujet de réflexion pour nous.
Concernant la thématique de la table ronde de ce jour, lorsqu’il est question des Droits de l’Homme et de leur limitation ou des restrictions, il me semble en premier lieu nécessaire de définir la notion de « Droits de l’Homme ». Cette dernière peut sembler floue à certains égards, car son sens peut légèrement différer selon les pays. Bien sûr, nous avons la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, commune à tous les pays qui adhèrent à la convention internationale. Néanmoins, certaines limitations et restrictions de droits peuvent être actées en raison de circonstances exceptionnelles, ou bien d’un contexte traditionnel ou religieux. À Madagascar, par exemple, l’égalité hommes-femmes est consacrée par les droits positifs, mais nous pouvons constater que l’égalité femmes-hommes est bafouée dans certains domaines et régions (notamment dans le Sud). Dans certains pays d’Afrique, il existe des écarts de perception concernant les notions de « coups et blessures volontaires » ou de « protection de l’intégrité physique ». L’ablation de certains organes sexuels de la femme, par exemple, peut être autorisée.
Si nous avons une vision commune, avec l’adhésion à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, il peut exister des différences de perception ou bien des limitations de droits au sein des différents États.
Arriverons-nous, un jour, à dresser une liste exhaustive des Droits de l’Homme ?
Merci, Monsieur le Président.
Yves Donzallaz
Votre question est éminemment intéressante. À mon sens, il n’est pas possible de dresser une telle liste. Comme cela a déjà été évoqué dans le cadre de ce congrès, nous sommes face à une approche évolutive des Droits de l’Homme.
Vers 1920, en Suisse, une femme s’était plainte du fait que son canton lui avait refusé l’accès à la profession d’avocate au seul motif qu’elle était une femme. À l’heure actuelle, ce genre de problématique ne se présente pas. Nous avons d’ailleurs une Présidente à la tête du Tribunal fédéral. Tout comme la société, le droit évolue. Il se nourrit de la vie sociale.
À mon sens, dresser une liste exhaustive et fermée, interprétée de manière stricte, serait extrêmement réducteur et contre-productif pour la défense des Droits de l’Homme. Il me semble qu’un tel choix signerait la mort du droit constitutionnel. Par définition, les Droits de l’Homme sont vivants. Nous ne pouvons que relever l’importance du soft law (droit « mou ») dans l’interprétation du droit constitutionnel. Toutes les conventions internationales ne présentent pas nécessairement un caractère impératif, elles ne sont pas toujours conclues au plus haut niveau de l’État, mais elles permettent de donner une substance matérielle à des concepts extrêmement abstraits. Les juges, et plus particulièrement les juges constitutionnels, se nourrissent des différentes perceptions et interprétations.
Professeur Kanté, je pense que vous êtes la meilleure personne pour apporter un complément sur cette question.
Professeur Babacar Kanté
Je me demande s’il ne s’agit pas là d’un moyen d’éviter de répondre à la question que je vous ai posée tout à l’heure.
Pour répondre à la question soulevée par Madagascar, je vous invite à tous garder à l’esprit le fait que deux menaces pèsent sur les élections en Afrique : le manque de confiance entre les acteurs politiques et la rumeur.
Au Ghana, il est arrivé une fois que les résultats des élections soient contestés. La police avait mené une enquête dans le cadre du dysfonctionnement d’un bureau de vote. Il apparaît qu’une femme avait giflé un homme, qui s’était trop approché de cette dernière. Elle avait considéré qu’il s’agissait d’un acte de harcèlement sexuel. L’homme avait réagi et un attroupement s’était créé. Tous les participants avaient ensuite été emmenés au Commissariat. Les personnes qui faisaient la queue auprès d’un autre bureau du centre électoral s’étaient rendues sur le lieu de l’attroupement, en criant à la fraude. Ce n’était cependant pas le cas.
À mon sens, ce type de rumeur représente une menace réelle pour les élections. Nous devons tous y prêter une attention particulière.
Sur le plan technique, comme je l’ai déjà indiqué hier, il faudrait que nous apprenions à nous inspirer du juge administratif qui avait rencontré d’importantes difficultés pour soumettre l’Administration à son autorité. Le juge constitutionnel connaît exactement les mêmes problématiques, lorsqu’il s’attache à soumettre l’autorité politique au droit constitutionnel. Il faudrait donc s’inspirer des méthodes employées. Je pense par exemple à la différence entre les formalités substantielles et les formalités non substantielles. Lorsque la formalité n’est pas substantielle, le juge peut faire preuve d’autorité et décider de ne pas en tenir compte.
Sur les listes des Droits de l’Homme, je rejoins les propos d’Yves Donzallaz. À mon sens, il est impossible d’effectuer un tel recensement pour deux raisons. Tout d’abord, les Droits de l’Homme sont contingents, relatifs. En 1980, l’Organisation mondiale de la Santé considérait que l’homosexualité était une maladie. Aujourd’hui, qui oserait seulement le prétendre ? Ce simple fait démontre que la société évolue et qu’il serait impossible d’arrêter une liste de droits.
Je voudrais cependant que nous nous entendions sur un certain nombre de valeurs non négociables : l’égalité entre les êtres humains, la liberté, la justice, et la dignité.
Tous les êtres humains sont sensibles à la justice. Si vous disputez un enfant de manière injuste, ses pleurs ne résonneront pas de la même manière que lorsqu’il fait un caprice.
À partir des valeurs transversales et universelles, il faudrait mettre en place des institutions, chargées de définir des droits objectifs et subjectifs en fonction des spécificités de chaque société.
J’insiste sur l’impossibilité de négocier les valeurs citées à l’instant, sous peine de prendre le risque de tomber dans l’erreur. L’Humain est un et indivisible.
À présent, je réitère ma demande concernant votre définition de l’identité constitutionnelle. J’ai le sentiment que vous tentez de l’éviter, et je la porterai sur le devant de la scène aussi longtemps que nécessaire.
Pierre Nihoul
Je crois comprendre que votre question ne porte pas tant sur le fond, le contenu de l’identité constitutionnelle ou nationale, que sur la problématique du fondement.
En Suisse, cette notion est utilisée en qualité de contrepoids à la Convention européenne des Droits de l’Homme, en se basant essentiellement sur la marge d’appréciation des États (principe de subsidiarité). En Belgique, sur la base de l’arrêt 62-2016, nous utilisons ce concept en reprenant les termes de l’article 4 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne de manière littérale. L’idée sous-jacente est de jouer un rôle de contrepoids, de frein, aux décisions que la Cour de justice de l’Union européenne est susceptible de prendre en mobilisant la Charte des droits fondamentaux.
J’ajouterai que, en reprenant littéralement les termes de l’article 4 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, en réalité, nous ouvrons un dialogue avec la Cour de justice. Si la Cour de justice prend une décision susceptible de heurter l’identité nationale belge, nous serons saisis de la question. Un dialogue s’ouvrirait alors dans le cadre du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Yves Donzallaz
Je dois dire que la notion d’identité constitutionnelle n’est pas véritablement un concept que nous utilisons.
En Suisse, nous avons une Constitution fédérale ainsi que 26 constitutions cantonales, chaque canton étant un État. Bien évidemment, nous sommes signataires des grandes conventions internationales. Le Tribunal fédéral doit composer avec ces différents textes. Il recherche des solutions harmonisantes et reconnaît à certains cantons la possibilité de bénéficier d’une certaine indépendance dans le cadre de leur constitution. La liberté de religion, par exemple, est garantie dans la Constitution fédérale, mais certains cantons ont mis en place le principe de la laïcité. Il s’agit notamment du cas de Genève, tandis que d’autres cantons sont très catholiques ou protestants. Cette marge de manœuvre leur est laissée.
Maintenant, la question se pose concernant les textes que je qualifierais de « supérieurs ». Les liens entre le droit interne et le droit international, entre la Constitution et la Convention européenne des Droits de l’Homme, sont par exemple d’importants sujets de débat au sein de notre pays. La Constitution fédérale prévoit que le Tribunal fédéral a l’obligation d’appliquer les lois fédérales contraires à la Constitution. Nous avons le droit de constater les écarts, mais sommes dans l’obligation d’appliquer la loi fédérale. Nous espérons que le législateur, saisi de notre constat objectif et incontournable, modifiera la loi. Cependant, nous pouvons constater que ce n’est pas toujours le cas.
Au fil du temps, le Tribunal fédéral a pris des libertés qui ont pu être contestées par certains et saluées par d’autres. Ces dernières nous permettent d’analyser la conventionnalité des lois fédérales. Dans ce cadre, le Tribunal fédéral a décidé que les traités essentiels étaient la Convention européenne des Droits de l’Homme et les Accords de libre circulation avec l’Europe. Le droit interne, lorsqu’il est contraire à ces textes, n’est pas appliqué par le Tribunal fédéral.
Ce point donne lieu à de grands débats politiques. Une votation fédérale a même eu lieu sur la primauté du droit interne sur le droit international. Le peuple s’y est opposé. Nous ne savons cependant pas exactement quelles sont les conséquences de cette décision. En cas de conflit, le droit international primera-t-il toujours ? Le Tribunal fédéral ne s’est pas prononcé sur le sujet. Cela dépendra sans doute du traité concerné. Des solutions raisonnables seront recherchées.
Professeur Babacar Kanté
Les pays africains ont toujours l’impression d’être spécifiques. Néanmoins, il me semblerait très intéressant qu’ils s’inspirent du cas de la Belgique, qui a rencontré d’importants problèmes communautaires. La situation de la Suisse attire également mon attention en raison de sa complexité (introduction de langues supplémentaires dans la Constitution, gestion du fédéralisme). L’ACCF pourrait s’en inspirer.
Pierre Nihoul
Si je peux me permettre, je vous déconseille de vous inspirer de la complexité du modèle belge.
Yves Donzallaz
Chers collègues, je donne à présent la parole au Professeur Kanté, afin qu’il effectue un rapport sur l’ensemble des discussions de ce jour. Je le remercie par avance.
Synthèse générale des travaux
Professeur Babacar Kanté [1], Doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, Ancien Vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal, Expert auprès de l’ACCF
Introduction
Le thème du 9e congrès de l’Association des Cours constitutionnelles francophones (ACCF), dont les travaux se sont déroulés du 30 mai au 2 juin 2022 à Dakar, portait sur : « Le juge constitutionnel et les droits de l’homme ». Ce thème a été divisé en trois sous-thèmes. Le premier était relatif à : « Droits de l’homme, État de droit et démocratie » ; le deuxième était intitulé : « Les méthodes juridictionnelles de protection des droits de l’homme » ; alors que le troisième avait pour titre : « Les droits de l’homme en contexte : les circonstances exceptionnelles ».
Conformément au format des congrès de l’ACCF, ces différents sous-thèmes ont fait l’objet, les 31 mai et 1er juin, de trois tables rondes à l’occasion desquelles douze communications ont été présentées par les membres des différentes Cours qui composent l’Association. Ces communications, suivies de riches débats, étaient précédées de propos introductifs faisant la synthèse des réponses apportées par les Cours au questionnaire qui leur avait été soumis.
La méthodologie suivie pour l’organisation de la partie scientifique des travaux du congrès a en effet consisté à proposer un questionnaire aux Cours membres de l’ACCF. Ce dernier comporte une douzaine de questions sous chaque sous- thème. La première série de questions visait à mettre le juge en face de lui-même et à l’inviter à une introspection, par une attitude réflexive, afin de percevoir sa conception des droits de l’homme. La deuxième consistait à identifier les outils que le juge met en œuvre pour remplir son office de protecteur des droits de l’homme. La troisième, enfin, tendait à mettre les droits de l’homme en perspective en les replaçant dans le contexte actuel, caractérisé par des crises multiformes de nature à menacer l’État de droit et la démocratie.
Sur les cinquante Cours membres de l’Association, trente-quatre ont réagi au questionnaire. Il s’agit d’un nombre légèrement en hausse par rapport à celui du précédent congrès, qui avait enregistré vingt-huit réponses. La répartition géographique de ces réponses révèle qu’elles proviennent de quatre continents : dix du continent européen (Albanie, Andorre, Belgique, Bulgarie, France, Moldavie, Monaco, Roumanie, Serbie et Suisse) ; vingt-deux de l’Afrique (Algérie, Angola, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, Cap-Vert, Comores, Congo, Côte d’Ivoire, Gabon, Madagascar, Mali, Maroc, Mauritanie, Mozambique, Niger, République centrafricaine, République démocratique du Congo, Rwanda, Sénégal, Togo, Tunisie) ; une de l’Asie (Cambodge) ; une de l’Amérique (Canada). Au terme du décompte, il apparaît que la majorité provient de Cours africaines.
Le questionnaire, envoyé par le Secrétariat de l’Association, a été exploité par les Cours, chacune en fonction de son expérience tirée de sa jurisprudence et du contexte dans lequel elle évolue. L’analyse de ces réponses a d’abord été faite par sous-thème, avant de donner lieu à une synthèse présentée en introduction aux travaux de chaque table ronde.
Le présent rapport général a pour objet de rendre compte globalement non seulement des réponses au questionnaire, mais aussi des communications et des débats qui ont eu lieu pendant les deux jours de travaux.
Il s’agit d’un exercice nécessaire. Malgré leur appartenance commune à l’espace francophone, ainsi que le révèle leur répartition géographique, les Cours membres de l’ACCF présentent une très grande diversité du point de vue du niveau de développement tant économique que politique de leurs pays respectifs. Certaines appartiennent à des États qui ont déjà une longue tradition de démocratie libérale, alors que d’autres évoluent dans des pays dits en transition démocratique ou en sortie de crise. Il est dès lors important de tenter une synthèse afin de dégager au moins des points de convergence et de divergence entre les différents modèles d’organisation de la justice constitutionnelle dans la perspective de la protection des droits de l’homme. Même si les juridictions constitutionnelles sont maîtresses de leur jurisprudence, il n’est pas impossible d’envisager que, d’une tentative de recoupement, puisse découler un rapprochement, à défaut d’une harmonisation, de leurs décisions en matière de protection des droits de l’homme. Il n’est en effet pas exclu que, malgré les différences inévitables sur certains sujets, qui n’altèrent cependant pas une conception universaliste partagée des droits de l’homme, une ressemblance puisse se manifester notamment autour de certains outils conceptuels et méthodologiques des juges constitutionnels.
L’exercice est cependant périlleux. Est-il possible de parler aujourd’hui dans une optique transversale de droits de l’homme, une notion polysémique et en mutation, sans préjugé ou parti pris au moins intellectuel ? Quand on met le juge constitutionnel face à ces droits, la réponse à cette question devient encore plus aléatoire. C’est un truisme que de rappeler que les différentes branches du droit, qu’il s’agisse du droit international ou du droit interne, se sont enrichies dans une période récente sous l’influence de la promotion dont bénéficient actuellement les droits de l’homme. De ce fait, ils se sont complexifiés et leur traitement adéquat, à la mesure de l’attente des citoyens, constitue, par suite, un véritable défi pour la justice constitutionnelle. Comment, dès lors que les droits de l’homme revêtent ce caractère multiforme notamment politique, sociologique, philosophique, culturel, voire idéologique, appréhender leur conception et leur approche par les juges constitutionnels ?
On pourrait partir d’une hypothèse tirée de la convergence des modèles constitutionnels[2]. Mais est-il possible d’en inférer que toutes les Cours francophones tendent vers le même résultat ? Le mimétisme constitutionnel, qui serait la marque de certains pays africains qui se sont étroitement inspirés du modèle français, ne serait-il pas un biais dans cette analyse[3] ? Il est évident que derrière la diffusion et le partage du modèle institutionnel français par certains pays, le contexte reste déterminant pour orienter et comprendre l’évolution jurisprudentielle de certaines Cours. Mais même pour les Cours appartenant à un espace géographique comme l’Europe, l’histoire et la trajectoire des pays font que, malgré la communauté de valeurs, certaines de ces juridictions dégagent des principes et des méthodes de protection des droits de l’homme qui, sans être opposés, sont tout de même différents[4].
Au total, l’exploitation des réponses apportées par les Cours confirme finalement, comme il fallait s’y attendre, des différences d’ordre quantitatif et qualitatif. Quantitativement, certaines Cours, n’ayant pas eu à traiter de contentieux relatifs à quelques aspects spécifiques des droits de l’homme, n’ont pas été en mesure de donner des réponses à un certain nombre de questions. Qualitativement, des Cours plus habituées que d’autres à connaître de certaines affaires, ont eu le temps, progressivement, de bâtir une politique jurisprudentielle dont elles ont pu rendre compte avec, à l’appui, des références jurisprudentielles et doctrinales.
Plus concrètement, on constate que les Cours relevant de pays de vieille tradition démocratique ont plus tendance à répondre en détails sur des droits relatifs à la liberté, à l’égalité, à la dignité humaine ou à la sécurité juridique. À titre d’exemple, on pourrait citer le cas de la France où, à la fin du mois de décembre 2021, douze textes concernant un large spectre des droits des citoyens avaient été adoptés dans le cadre de la stratégie de lutte contre le nouveau coronavirus, même s’ils n’ont pas tous été déférés au Conseil constitutionnel. En revanche, les Cours des pays qui tentent de faire monter en puissance leur régime politique sont plutôt confrontées à la mise en œuvre effective de certains droits dits civils et politiques comme le droit de vote. Dans ces pays, majoritairement situés sur le continent africain, le contentieux le plus volumineux porte sur les élections nationales.
Les risques d’une synthèse sont donc réels, mais n’ont cependant pas un caractère rédhibitoire. Ils ne devraient pas décourager toute tentative d’analyse comparative des réponses fournies par les Cours. L’enjeu est, modestement, un repérage des points de convergence et de divergence entre Cours constitutionnelles sur une question où les valeurs ont une importance capitale. De ce point de vue, il est apparu que les Cours, peut-être en raison de la communauté de langue qui les unit et les conséquences qui s’y attachent, partagent globalement une même approche des droits de l’homme. Cependant, si leurs approches se recouvrent, elles ne se recoupent pas.
I – Une volonté affirmée de protéger les droits de l’homme
La première conclusion forte qui se dégage d’une lecture transversale des réponses apportées aux questions des trois sous-thèmes est une volonté nettement affirmée de toutes les Cours constitutionnelles de se reconnaître, ou de se voir reconnaître, un statut de protecteur des droits de l’homme. De l’admission de leur compétence jusqu’au contrôle de constitutionnalité des lois d’exception ou portant sur des questions sensibles comme les droits culturels, les Cours manifestent une détermination qui ressemblerait à une revendication à être les garants de l’État de droit et de la démocratie.
Cette reconnaissance fait l’objet d’un consensus si fort qu’elle prend les allures d’une entente entre les Cours constitutionnelles. Elle varie cependant selon la clarté des textes organiques relatifs aux compétences des Cours constitutionnelles ou l’interprétation qui en est faite ainsi que la conception que ces Cours se font de leur rôle. On constate alors que cette détermination à se reconnaître comme un protecteur des droits de l’homme est commune à toutes les Cours, mais qu’elle est simplement d’intensité variable.
A. La protection des droits de l’homme conçue comme une mission
Certaines Cours semblent hésiter entre plusieurs fondements pour expliquer et justifier leur compétence. Cette attitude est d’autant plus étrange que la compétence étant d’ordre public, ne se présume pas : on est compétent ou on ne l’est pas.
Mais on constate que c’est l’interprétation que les Cours font des textes qui fixent leur compétence qui détermine, en définitive, l’étendue et les limites de leurs attributions. Certaines ont, en effet, une conception que l’on pourrait qualifier d’étroite de leur compétence. Il s’agit de cas où ces textes attribuent cette compétence en matière de protection des droits de l’homme de façon expresse.
Ces Cours affirment nettement tenir leur compétence explicitement et directement de la Constitution ou de la loi organique les créant et les organisant. Il s’agit du Burundi, du Mali et des Comores. Les pays où l’Amparo existe comme Andorre et le Cap Vert pourraient, dans une certaine mesure, être inclus dans ce lot.
Dans de tels cas, cette compétence est comprise comme étant une mission confiée à la Cour. Ces Cours considèrent en effet cette compétence comme étant d’attribution et qu’il faut, par conséquent, l’exercer de façon stricte, jamais au-delà des textes.
Des expressions employées par le Conseil constitutionnel français, reprises parfois par d’autres cours de l’espace francophone, en témoignent. Le Conseil considère en effet de façon constante, depuis sa décision du 14 septembre 1961, que : « La Constitution a strictement délimité la compétence du Conseil constitutionnel ; que celui-ci ne saurait être appelé à émettre des avis que dans les cas et suivant les modalités qu’elle a fixées »[5]. Il a confirmé cette jurisprudence sous une autre forme en affirmant, dans sa décision du 27 juillet 2000, que : « Le Conseil n’a pas un pouvoir d’appréciation et de décision de même nature que celui du parlement »[6].
Certaines juridictions, notamment africaines, se sont inspirées, peut-être abusivement, de cette jurisprudence d’auto restriction en oubliant que ce même Conseil, à travers son évolution, est devenu, à l’image des Cours suprêmes des pays de Common Law, un protecteur des droits fondamentaux des citoyens, par un affinement de ses méthodes et techniques de contrôle de constitutionnalité des lois.
Aussi, dans le cas de ces Cours interprétant restrictivement leurs titres de compétence, le contrôle de constitutionnalité portant sur des lois censées porter atteinte aux droits de l’homme est-il généralement de faible intensité. On peut le constater dans les pays du Sud, qui sont en transition démocratique. Certaines Cours appartenant à ces pays (Algérie, Burundi, Comores, Cameroun et Tunisie) admettent d’ailleurs qu’elles n’ont jamais été saisies de recours portant sur les droits fondamentaux.
Une telle conception pourrait, à terme, être grosse de conséquences fâcheuses dans un contexte où la tendance est au déclin de la démocratie, qui apparaît d’ailleurs non plus comme spécifique aux pays africains, mais comme un phénomène mondial[7].
Comme pour confirmer cette conclusion, on pourrait noter que ces Cours font, curieusement, moins référence aux conventions internationales sur les droits de l’homme. Leur rapport avec l’ordre juridique international reste d’ailleurs ambigu.
B. La protection des droits de l’homme perçue comme une vocation
D’autres Cours considèrent qu’elles ont une compétence implicite, du fait qu’elle résulterait de l’habilitation qui leur est reconnue à connaître des droits de l’homme par voie indirecte, à travers l’exception d’inconstitutionnalité ou la question prioritaire de constitutionnalité. Ces Cours constituent la majorité. On pourrait citer, entre autres, la Côte d’Ivoire, le Cambodge, la République démocratique du Congo, le Sénégal, l’Algérie, le Gabon, la France, le Maroc et la Moldavie.
Dans ces cas, les textes relatifs à la compétence des Cours constitutionnelles en matière de protection des droits de l’homme sont relativement évasifs. L’attribution de compétence se fait soit par un renvoi, généralement à des conventions internationales, soit par déduction et par application de « la théorie des pouvoirs implicites ». Selon cette approche, la Cour constitutionnelle, chargée de garantir le respect de la Constitution qui consacre les droits de l’homme a, nécessairement et par voie de conséquence, compétence pour connaître de ces droits.
Ces Cours acquièrent leur compétence parfois par une forme d’interprétation « conquérante ». C’est le cas de la France, d’Andorre, de la Belgique et de la République démocratique du Congo. Dans ces cas, le juge interprétant dans un sens large sa compétence, étend ses pouvoirs au-delà de ce qui est expressément prévu par les textes, pour se reconnaître une vocation de promoteur de l’État de droit et de la démocratie.
Contrairement aux Cours ayant une conception restrictive de leur compétence, on se trouve ici devant une conception extensive. Même si elles sont plus nombreuses, on se rend compte, qu’en réalité, la frontière n’est pas toujours très étanche entre les différents groupes que constituent les Cours.
Ces Cours exercent un contrôle de plus haute intensité sur les lois à l’occasion du contrôle de leur constitutionnalité. La richesse, tant quantitative que qualitative, de leur jurisprudence en atteste. Dans ces cas, les méthodes et techniques sont effectivement plus sophistiquées. Il est vrai que ces juridictions sont aidées par le nombre plus important de recours et par la qualité des commentaires doctrinaux qui les accompagnent.
Si ces juridictions vont un peu plus loin dans le contrôle des droits de l’homme, c’est qu’elles sont porteuses d’un certain nombre de valeurs qu’elles partagent certainement avec les autres Cours, mais qu’elles assument plus franchement sans l’avouer[8].
Certaines fois, ces juridictions affirment sans ambages le caractère politique de leur office (les Comores, le Mali, le Sénégal). On peut d’ailleurs se demander si ce rôle politique est entendu dans le même sens par toutes les Cours. Certaines affirment en effet ne pas jouer un rôle politique (une dizaine), alors que d’autres, majoritaires, donnent une réponse en demi-teinte (une quinzaine). Curieusement, même des Cours qui sont pourtant aujourd’hui à l’avant-garde de la protection des droits de l’homme, comme le Conseil constitutionnel français, hésitent à affirmer nettement leur rôle politique, entendu au sens d’arbitre des débats de société, ou leur fonction sociale[9]. L’impression qui se dégage est que ce sont des Cours qui, volontairement, adoptent un profil bas peut-être pour ne pas s’attirer la critique de vouloir créer à terme « un gouvernement des juges ».
C. La protection des droits de l’homme au-delà des apparences
La réserve des Cours francophones à assumer leur rôle politique ou social est encore plus frappante quand on la compare à l’affirmation et à la revendication idéologique des juridictions anglophones[10]. Le pouvoir normatif du juge, manifestation d’un tel pouvoir politique, reste effectivement plus limité dans l’espace francophone que dans les pays anglophones. Le juge francophone semble moins prendre en considération les facteurs extérieurs au droit. Le raisonnement conséquentialiste est donc, théoriquement, moins utilisé au sein de ces Cours[11]. De ce fait, dans les pays africains notamment, certains droits politiques mais aussi, et surtout, sociaux et économiques sont généralement moins bien protégés que dans les pays européens où la communication et les échanges entre juridictions nationales et étrangères sont plus fluides. L’influence des unes sur les autres est plus réelle sur ce continent[12].
La prudence des Cours francophones est encore plus étonnante qu’elle se produit dans un environnement caractérisé par des menaces sur les droits de l’homme. La résurgence des coups d’État en Afrique de l’Ouest, avec son lot de mesures transitoires ou exceptionnelles, de même que les actes pris par les pouvoirs publics à travers le monde dans le cadre de la lutte contre la pandémie de coronavirus créent ainsi, aussi bien au Sud qu’au Nord, un contexte malheureusement favorable à la violation des droits des citoyens.
À un moment où l’on parle de plus en plus d’internationalisation du droit constitutionnel, de droit constitutionnel global ou de convergence des modèles constitutionnels, on ne peut analyser cette approche du juge constitutionnel francophone sans une attitude comparative[13].
Une des explications de ce décalage constaté entre une forte demande citoyenne et le profil bas du juge constitutionnel se trouverait, peut-être, non seulement dans la différence dans l’organisation de la justice constitutionnelle entre les systèmes de Civil Law et de Common Law, mais aussi dans l’approche de sa fonction par le juge dans les deux modèles[14].
On peut cependant se réjouir du fait que la réalité est heureusement différente des apparences qui se dégagent des réponses. Dans le fond, les juges constitutionnels confrontés à ces défis que constituent les menaces sur l’État de droit et la démocratie font face. Ainsi, des juridictions comme le Conseil constitutionnel français ont imaginé des outils conceptuels et des techniques de contrôle de nature à lui permettre de suivre l’évolution de l’accroissement des pouvoirs de l’autorité politique. C’est ainsi qu’il a progressivement créé notamment les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, les principes fondamentaux particulièrement nécessaires à notre temps, les objectifs de valeur constitutionnelle, etc. D’autres juridictions n’utilisent pas nécessairement les mêmes notions, mais n’en recourent pas moins à des techniques interprétatives leur permettant d’étendre le champ de leurs normes de référence.
Dans l’ensemble, on ne peut pas douter de la constance de la détermination des Cours constitutionnelles à défendre l’État de droit et la démocratie à travers une protection des droits garantis par les textes constitutionnels dont ils sont les gardiens. Cette convergence devrait cependant être nuancée : un certain nombre de variables interviennent en effet comme lignes de partage entre les Cours des pays de démocratie avancée et celles des pays en transition démocratique. On pourrait en retenir notamment trois : le nombre de recours reçus par les unes et les autres ; la nature des recours introduits auprès des différentes juridictions et les techniques et méthodes de protection des droits des citoyens utilisés ici et ailleurs.
On le constate tous les jours : les exigences démocratiques des citoyens sont devenues partout de plus en plus fortes aujourd’hui. La volonté affirmée des Cours constitutionnelles de protéger les droits de l’homme suffit-elle à répondre à cette demande politique ? On ne peut pas éviter la question de savoir si les Cours constitutionnelles francophones proposent une offre suffisante et si elles sont à leur place dans ce nouveau contexte où nos sociétés sont en mutation.
II. Des difficultés à protéger efficacement les droits de l’homme
Aussi bien pour les pays ayant une longue tradition libérale que ceux qui tentent une expérience démocratique, l’enjeu pour les Cours constitutionnelles reste presque le même : pour les premiers, une consolidation de la démocratie et, pour les seconds, assurer un ancrage dans celle-ci.
Les Cours constitutionnelles rencontrent en effet des contraintes dans leur office. Les enjeux, comme cela a déjà été indiqué, en dépit de leur formulation simple, sont en réalité nombreux et importants. Est-ce pour cette raison que certaines ont d’ailleurs du mal à assumer un rôle politique ou social ?
En tentant une classification des difficultés rencontrées par les Cours dans la voie de la protection des droits de l’homme, on se rend compte qu’elles pourraient obéir, schématiquement et de façon forcément caricaturale, à une distinction bipartite. Certaines apparaissent en effet comme propres aux Cours constitutionnelles, tandis que d’autres leur sont extérieures. Les contraintes propres sont généralement relatives aux modalités d’organisation et de fonctionnement des Cours, qui peuvent consister en des limites à leurs pouvoirs. Elles résultent des textes et sont, de ce fait, objectives. Quant aux contraintes extérieures, elles sont plutôt d’ordre subjectif et concernent surtout la manière dont les Cours perçoivent le contexte dans lequel elles évoluent.
A. Des contraintes liées aux textes
Il s’agit de limites que les textes organisant le fonctionnement des Cours semblent imposer à certaines Cours. Les difficultés pour une protection effective de l’État de droit et une promotion de la démocratie à travers la protection des droits de l’homme peuvent résulter de plusieurs facteurs comme l’organisation de la procédure, l’aménagement des pouvoirs du juge ou des suites réservées à ses décisions.
Un des premiers obstacles à une protection efficace des droits de l’homme par le juge constitutionnel réside sans doute dans la rigueur des conditions prévues pour sa saisine[15]. Dans un certain nombre de pays, l’accès direct ducitoyen au juge est en effet généralement limité à des autorités politiques dont la liste est limitativement énumérée. La question que pose ce recours médiatisé est de savoir si les mandataires du peuple souverain exercent le mandat qui leur est confié dans le sens de la défense des intérêts des citoyens. L’analyse du profil des recours adressés au juge constitutionnel révèle d’ailleurs que, dans les pays africains par exemple, la majorité des requêtes porte sur des questions électorales. Bien qu’important, le contentieux électoral est loin de refléter l’état des droits des citoyens. À titre de comparaison, on peut noter que parmi les questions soulevées devant le juge constitutionnel dans les pays de forte tradition libérale, les droits proprement subjectifs en général et le droit à l’égalité en particulier, viennent largement en tête. Ce dernier connaît au moins une dizaine de déclinaisons dans le contentieux constitutionnel[16].
Cette « étroitesse de l’accès au juge constitutionnel » induit une faiblesse de la protection des droits des citoyens sur la base de leurs propres recours[17]. Seuls de rares pays de l’espace francophone ont ouvert l’accès direct au juge par le citoyen. Ils sont environ une dizaine, dont : la Belgique, le Burundi, le Burkina Faso, le Congo, la République centrafricaine, la République démocratique du Congo, le Rwanda et la Suisse. Ce recours des particuliers devant le juge constitutionnel n’est peut-être pas une garantie de l’effectivité d’une bonne protection des droits des citoyens, mais il en est, sans aucun doute possible, un indicateur important[18].
Un autre obstacle à une protection efficace des droits de l’homme par les juridictions constitutionnelles de l’espace francophone, du moins tel qu’il apparaît à travers l’analyse des réponses, se trouve dans le caractère objectif du contentieux. Dans la voie d’action directe du contrôle de constitutionnalité, il s’agit, faut-il le rappeler, de vérifier la conformité de l’acte contesté à la Constitution, ceci avant même que l’acte en cause ne produise ses effets. Une des conséquences de ce trait de caractère est que le contentieux devant le juge constitutionnel est généralement marqué par l’absence d’une application effective des principes généraux de la procédure contentieuse, notamment du principe du contradictoire. Ce n’est pas un hasard si, dans un pays comme la France, dont le modèle a pu être attractif, ces principes généraux n’ont été appliqués que depuis peu de temps, notamment avec l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité[19].
Un dernier obstacle d’ordre textuel réside dans le pouvoir discrétionnaire laissé au juge constitutionnel dans la conduite de l’instance, dans le silence de la loi. On le sait, les lois portant création, organisation et fonctionnement des Cours constitutionnelles s’en tiennent généralement à des principes généraux et vont rarement dans les détails de la réglementation de la procédure prévue devant elles.
C’est, parfois, fort de ce pouvoir discrétionnaire, et en l’absence de toute obligation de mettre en œuvre des méthodes ou techniques inquisitoriales, que le juge constitutionnel se cantonne à un contrôle minimal, de basse intensité, sur les lois pourtant censées porter atteinte aux droits de l’homme. Au motif de vouloir éviter de créer un « gouvernement des juges » ou de substituer sa propre volonté à celle du législateur, il se livre alors à un strict contrôle de constitutionnalité de la loi sans prendre le risque de vérifier si l’acte en cause est compatible avec les valeurs démocratiques[20].
Le Conseil constitutionnel français a la chance de bénéficier de l’antériorité du Conseil d’État dont il s’inspire de la jurisprudence ; ce qui n’est pas le cas des juridictions des pays plus jeunes qui font l’expérience de la démocratie.
Cette hypothèse se vérifie généralement chez les Cours appartenant à la catégorie des pays où le juge se considère comme un simple garant de l’État de droit et non comme un véritable promoteur de la démocratie. Heureusement que parmi les Cours entendant dans un sens large leurs compétences et attributions, les juges se reconnaissent des prérogatives pour assumer leur vocation.
Il importe de rappeler, à cet égard, la différence quantitative existant entre les Cours du Sud et du Nord : chez les premières, le volume de contentieux le plus important concerne les questions électorales, alors que chez les secondes, les questions relatives aux droits fondamentaux peuvent couvrir 80 % des affaires comme en Belgique, et même jusqu’à 95% notamment en Andorre.
Fait notable, les Cours n’ayant jamais connu, selon les réponses reçues, de contentieux relatif à cette matière appartiennent presque toutes à des pays qui se situent sur le continent africain. Il s’agit de l’Algérie, du Burundi, des Comores, du Cameroun, de la Tunisie. Il est intéressant de faire remarquer que ce sont les pays où les références au droit international des droits de l’homme sont plus rares.
B. Des contraintes liées au contexte
Toutes les Cours, sans exception, affirment leur attachement à une conception universaliste des droits de l’homme. Cette adhésion est d’ailleurs tellement forte que certaines Cours ont du mal à accepter l’idée que certains droits puissent avoir un caractère relatif, au sens où une telle relativité serait une sorte d’exception ou de restriction à l’universalité.
Pourtant, c’est un sentiment d’incertitude qui domine quand on tente une systématisation doctrinale de la politique jurisprudentielle des Cours francophones en matière de contentieux des droits de l’homme.
On note, en effet, des hésitations ou une certaine flexibilité à plusieurs égards. Il est vrai que les enjeux historiques, politiques, sociaux, économiques et culturels qui s’attachent aux droits de l’homme rendent leur traitement contentieux pour le moins aléatoire. Le choix d’une politique jurisprudentielle par le juge constitutionnel va être marqué, de ce fait, par plusieurs « variations sur un thème ». On ne s’étonnera donc pas de voir cette jurisprudence évoluer d’un pays à l’autre et, dans le même pays, d’une époque à l’autre.
S’agissant, par exemple, des normes de référence du juge constitutionnel en la matière, elles semblent fluctuer au gré des pays, même dans le cas de pays appartenant à la même région et partageant le même système juridique. En tentant de regrouper les Cours par région, on se rend ainsi compte qu’elles échappent à toute taxinomie.
Une nuance cependant : toutes les juridictions européennes semblent accorder une prévalence à la Convention européenne des droits de l’homme. Cependant, concernant l’Afrique, seules quelques Cours admettent accorder la primauté à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples pourtant régulièrement invoquée par les requérants. Il s’agit de l’Algérie, de l’Angola et de la République centrafricaine. S’agissant d’instruments juridiques universels et non plus régionaux, on notera que seuls Andorre, le Cambodge et le Cap- Vert reconnaissent se référer, par exemple, à la Déclaration universelle de droits de l’homme, qui est pourtant intégrée dans le corpus législatif de tous les pays dont les Cours sont membres de l’Association.
À côté de ces options relativement claires, il existe une douzaine de Cours, appartenant majoritairement au continent africain, avouant recourir alternativement au droit national et au droit international, sans pour autant accorder une prévalence à l’un ou à l’autre.
On peut se demander si cette référence erratique au droit international ne serait pas révélatrice de difficultés à opérer un choix parmi des normes de référence incertaines.
Mais, dans le même temps, ces Cours admettent la possibilité de prendre en considération un certain nombre de facteurs d’ordre sociologique ou sociétal pour apprécier les droits de l’homme. Dans cette optique, les enjeux peuvent parfois être contradictoires selon le pays et la période.
Tout comme pour le rôle et la place des Cours constitutionnelles, les réponses relatives aux références et aux techniques de contrôle des lois donnent à penser que ces juridictions, dans leur grande majorité, observent, ici aussi, une forme de réserve quant à l’utilisation d’un certain nombre d’outils.
Il est en effet curieux de constater que même dans le cas des Cours qui ont procédé à une interprétation dynamique de leurs attributions et ont ainsi fait faire des progrès importants à la protection des droits de l’homme en créant notamment la catégorie des droits fondamentaux, elles observent une attitude très réservée concernant leur capacité à innover et à consacrer des droits nouveaux.
On peut s’en étonner. Faut-il rappeler que les décisions de principe, qui ont révolutionné le contentieux des droits de l’homme, ont été le résultat d’une certaine audace des Cours constitutionnelles ? Qu’il s’agisse des Cours des pays de Common Law ou de Civil Law, c’est au prix d’une extension de ses attributions, fondée sur sa vocation de promoteur de la démocratie, que le juge constitutionnel a consacré de nouveaux droits au profit des citoyens[21]. Il en a été ainsi aux États-Unis d’Amérique et en Afrique du Sud, deux pays au passé lourd en matière de violation des droits de l’homme[22]. Les Cours constitutionnelles francophones sont-elles disposées à suivre cette dynamique ?
Cette question est d’autant plus cruciale que le juge constitutionnel francophone se trouve limité dans ce qu’on pourrait appeler le suivi de sa décision. Les effets indirects et lointains du principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires, hérité notamment du droit français, font en effet obstacle à tout pouvoir du juge de veiller et d’assurer l’exécution de ses décisions.
Ainsi, appliqué au contentieux constitutionnel, le principe que voilà veut que les modalités de l’exécution de la décision du juge ne soient pas définies. C’est le cas pour l’Algérie, la Belgique, le Burkina Faso, le Cambodge, les Comores, le Mali, la Mauritanie et le Togo. Dans tous ces pays, l’exécution de la décision est laissée à la discrétion de l’auteur de l’acte contesté et censuré, en définitive l’autorité politique. Dans de rares cas, comme en Moldavie et en République démocratique du Congo, cette exécution est contrôlée par le juge constitutionnel lui-même. Dans d’autres cas, enfin, cette exécution est garantie par un autre organe comme en Albanie, en Andorre, au Cap-Vert, en République centrafricaine et en Suisse.
En raison de l’importance qui s’attache à l’effectivité des sanctions prononcées par le juge, cette marge de liberté laissée à l’autorité politique pourrait rendre aléatoire la protection des droits des citoyens[23]. On constate d’ailleurs que, dans certains pays, l’autorité en charge d’exécuter la décision du juge tend parfois à manquer de diligence pour ce faire. La pratique du contournement du pouvoir législatif par l’autorité politique pose indirectement, il faut le rappeler, le problème fondamental de la légitimité du juge constitutionnel et de la valeur qui s’attache à ses décisions.
Ce problème renvoie à autre question, presque taboue dans l’espace francophone, celle des pouvoirs du juge constitutionnel sur l’autorité politique. Garant de la protection des droits des citoyens, le juge constitutionnel ne devrait- il pas avoir le dernier mot ? Sans des pouvoirs accrus du juge constitutionnel, l’État de droit peut-il être efficacement garanti dans les conditions actuelles du fonctionnement de la justice ? Des débuts de solutions existent.
III. Des opportunités pour renforcer la protection des droits de l’homme
Si un certain nombre d’aléas caractérisent encore le traitement contentieux des droits de l’homme par le juge constitutionnel francophone, des espaces s’offrent heureusement à lui pour acquérir plus d’efficience et d’efficacité.
La pression qui s’exerce sur lui du fait de la quête constante des citoyens pour plus de démocratie l’oblige, sauf à commettre un déni de justice, à réduire les angles morts du contrôle sur les droits de l’homme en affûtant les techniques dont il dispose. C’est le défi pour tout juge constitutionnel, et particulièrement francophone.
L’explication des limites du contrôle par les dispositions textuelles ne peut être que partielle. L’évolution de nos sociétés contemporaines et l’actualité sont aussi des facteurs déterminants plus ou moins pris en compte par les juges, selon les réponses.
Dans certains pays, la confiance inspirée par les juridictions constitutionnelles, qui se manifeste par une saisine de plus en plus importante, devrait pousser celles-ci à dépasser les contraintes qui pèsent sur elles et à répondre à ces exigences en trouvant des adjuvants.
C’est un lieu commun que de rappeler que le contexte mondial actuel est essentiellement caractérisé par une double crise politique et sanitaire un peu partout à travers le monde, même si son impact varie selon les pays. Mais, au lieu d’être perçue comme dirimante par les Cours constitutionnelles, elle devrait pouvoir être considérée, au contraire, comme une occasion non seulement de combler les lacunes des textes mais, mieux encore, d’innover en levant les tabous[24] et en brisant les mythes[25].
A. Briser les mythes
Aucune constitution, si détaillée soit-elle, ne peut envisager toutes les hypothèses qui pourraient se présenter devant le juge constitutionnel. Les règles d’organisation et de fonctionnement des juridictions constitutionnelles francophones n’échappent pas à cette règle. Le caractère parfois laconique des dispositions régissant la procédure devant les juridictions constitutionnelles ouvre la voie, dans certaines situations, à des divergences de jurisprudence entre juridictions appartenant à la même région ou au même pays.
De ce point de vue, on constate que les Cours constitutionnelles ont une marge de manœuvre en raison de l’indétermination de la règlementation. Il en est ainsi en matière de définition des rapports entre le droit national et le droit international. Mais en tirent-elles profit ?
L’impression qui se dégage des réponses des Cours est qu’en fonction des problèmes qui lui sont posés, le juge constitutionnel décide au cas par cas de se référer au droit international des droits de l’homme ou de se contenter du droit national, en l’occurrence, le droit constitutionnel.
Il est vrai que les juridictions européennes ont une approche un peu plus nette sur la question. Ainsi, presque toutes les Cours constitutionnelles de ce continent admettent l’autorité de la Convention européenne des droits de l’homme et, par suite, l’autorité des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme[26].
En revanche, les Cours africaines semblent plus hésitantes sur ce point. Alors même que les préambules de leurs constitutions sont aujourd’hui intégrés à la Constitution et ont acquis de ce fait une valeur constitutionnelle, les juridictions constitutionnelles de ces pays, malgré leur attachement proclamé aux déclarations des droits de l’homme, semblent réticentes à reconnaître la supériorité du droit international des droits de l’homme. La majorité d’entre elles tente de rechercher un équilibre, pas toujours facile à trouver, entre le droit national et le droit international. C’est le cas de l’Algérie, de l’Angola, du Burundi, du Cameroun, du Gabon, du Mozambique, du Rwanda, de la République démocratique du Congo, du Sénégal et du Togo.
Le moment n’est-il pas venu, à la faveur des recours de plus en plus nombreux des citoyens devant les juridictions constitutionnelles, mais aussi, et surtout, de l’ouverture de plus en plus large du prétoire du juge international, d’harmoniser les jurisprudences constitutionnelles entre elles et avec la jurisprudence internationale sur ce point ? Pour éviter une divergence de jurisprudences, qui conduirait fatalement à ce qui sera perçu comme un désaveu de l’une des deux juridictions et à un affaiblissement de l’État de droit, il conviendrait de s’attaquer à ce mythe de « la séparation » afin d’évoluer vers « une coordination » ou une « appropriation mutuelle ». Il s’agit, à cet effet, d’approfondir le dialogue entre juges au double plan horizontal, entre juridictions constitutionnelles, et vertical entre juridictions constitutionnelles et juridictions internationales en vue d’une harmonisation de leurs jurisprudences[27].
Par défiance, peut-être, à l’égard des juridictions nationales surtout dites « ordinaires », les requérants tendent, en effet, de plus en plus, à saisir les juridictions internationales régionales contre les décisions des premières, pour faire valoir leurs droits. Il arrive alors souvent que ces requêtes donnent lieu à des décisions contraires à celles des juridictions nationales[28].
Le dialogue préconisé présente le double intérêt d’éviter, d’une part, de la part des citoyens, une forme de défiance à l’égard des juridictions constitutionnelles et, d’autre part, du côté des États, la tentation d’un refus d’exécuter les décisions des juridictions internationales. Il s’agit de deux risques sérieux. On constate ces dernières années, aussi bien sur le continent européen qu’africain, et même américain, un mouvement de désengagement du processus d’intégration et de réticence, voire de franche hostilité des États à l’égard des juridictions internationales de protection des droits de l’homme[29].
Il n’est pas interdit d’espérer qu’une convergence des jurisprudences, comme celle qui est en cours en Europe, se produise dans d’autres parties de l’espace francophone, dans l’intérêt exclusif de la promotion des droits de l’homme.
Les juridictions situées dans l’espace européen ont en effet engagé un dialogue des juges depuis plusieurs années, qui a progressivement apaisé les rapports entre juridictions nationales et juridictions internationales[30]. Ailleurs, et sur le continent africain en particulier, ces rapports semblent malheureusement révéler des comportements moins enclins à la collaboration, alors qu’il est parfaitement envisageable de les adoucir et de les harmoniser afin de mettre en cohérence le régime juridique des droits de l’homme dans le même espace. Il y va de la stabilité des ordres juridiques et de la sécurité juridique des citoyens[31].
Sur un autre point, certaines notions au cœur des droits de l’homme ne sont pas toujours conceptualisées. Il en est ainsi de la dignité, de la liberté et de l’égalité. La tendance qui se dégage de l’analyse comparée de la jurisprudence des pays du Nord et de celle des pays du Sud donne à penser qu’en Europe, la tendance du juge à fournir un contenu à ces notions à l’occasion des différents recours dont il est saisi est plus nette.
Ce contenu, bien évidemment, peut évoluer et devenir de ce fait difficile à systématiser. Il en est ainsi de la dignité dont le sens s’est progressivement enrichi en Europe, notamment depuis ces dernières années avec les potentialités de la bioéthique et des manipulations génétiques. Cet enrichissement a pourtant été rendu possible grâce à l’audace du juge constitutionnel, tempéré par son réalisme juridique. Il a su en effet, tenir compte du caractère universel des droits de l’homme, combiné aux circonstances de chaque affaire.
Dans les pays en sortie de crise, on note curieusement que c’est d’« une main tremblante » que le juge manipule ces notions. Il est vrai qu’à sa décharge, il faut reconnaître qu’il a moins souvent l’occasion que son homologue des pays développés de se prononcer sur des questions de société mettant en jeu des droits civils comme le statut personnel ou des rapports horizontaux entre citoyens.
Cet empirisme que l’on constate du juge constitutionnel du Sud, si l’on n’y prend garde, pourrait hypothéquer l’épanouissement des droits de l’homme. Ne faudrait-il pas, par exemple, rompre avec ce mythe du caractère sibyllin et ésotérique que devrait revêtir la motivation du juge et s’orienter vers une rédaction plus pédagogique des décisions, surtout lorsqu’elles sont relatives aux droits fondamentaux des citoyens ?
La politique de communication mise en place par certaines cours est certainement un début de réponse à cette préoccupation. Elle devrait être encouragée.
B. Lever les tabous
On ne le répétera jamais assez : les exigences des citoyens en matière d’État de droit et de démocratie sont de plus en plus fortes et rien ne permet de penser qu’elles le seront de moins en moins dans les années à venir. À preuve, les recours de plus en plus nombreux et de plus en plus sophistiqués qui sont adressés au juge constitutionnel.
Dans ces conditions, pour tenir son rang, ce juge n’a apparemment pas le choix. Il ne peut que monter en puissance en se dotant de pouvoirs encore plus importants, à la manière du juge administratif dans son contrôle de l’administration, pour se hisser à la hauteur du législateur et débusquer les vices d’inconstitutionnalité où qu’ils se trouvent. Son leitmotiv devrait être : oser, pour innover afin d’améliorer le traitement contentieux des droits de l’homme en vue de promouvoir la démocratie.
L’analyse des pouvoirs des juridictions constitutionnelles de Common Law, et même parfois de certaines Cours de Civil Law, laisse croire que le juge s’y est reconnu des prérogatives non prévues par les textes pour, non seulement donner un contenu orienté à ses décisions, mais aussi se donner les moyens d’assurer leur exécution.
Concrètement, la recherche d’améliorations de l’existant pourrait porter aussi bien sur les techniques de contrôle de constitutionnalité que sur les effets des décisions du juge.
Certaines juridictions constitutionnelles, malgré le caractère objectif du contrôle de constitutionnalité, ont pris sur elles d’engager la responsabilité de l’État et de le condamner à verser des dommages et intérêts à des requérants pour réparer les conséquences dommageables d’un acte inconstitutionnel. Ce qui était inconcevable dans le schéma prévu au départ par l’organisation de la justice constitutionnelle bâti sur le modèle centralisé, est ainsi devenu une réalité du droit positif. Il s’agit d’un rapprochement entre le contentieux objectif de l’annulation et celui de pleine juridiction. C’est un mouvement déjà en cours en droit administratif dans certains systèmes juridiques comme en Allemagne. On peut se demander, dès lors, si, pour rendre l’État de droit plus effectif, le contrôle de constitutionnalité ne devrait pas faire tomber ce tabou et évoluer dans ce sens. Après tout, ce ne serait qu’une reprise de la deuxième modalité de sanction des actes illégaux, la responsabilité de leur auteur, à côté de leur annulation.
Cette possibilité existe d’ailleurs déjà devant certaines juridictions constitutionnelles membres de l’ACCF. C’est le cas au Cap-Vert, en Albanie, au Canada, au Mozambique, à Monaco et en Serbie. Il serait peut-être souhaitable que cette tendance se généralise dans l’espace francophone, malgré les résistances qu’elle pourrait susciter.
Toujours dans la perspective d’un ancrage de l’État de droit et de la démocratie ou de leur consolidation, selon le contexte, l’exécution des décisions rendues par les Cours constitutionnelles mériterait une réflexion plus approfondie.
Il s’agit aussi d’un sujet presque tabou[32]. Le principe veut en effet que le juge finisse de remplir son office dès qu’il prononce sa décision. Il n’a aucun pouvoir pour s’assurer de sa bonne exécution, même lorsqu’elle crée des droits au profit du citoyen. L’inexécution de cette décision, bien que son exécution soit obligatoire, risque d’altérer le principe même de la soumission du pouvoir politique au droit et de compromettre la démocratie. En n’y remédiant pas, on renonce à un pan du constitutionnalisme. Sur ce point, l’inspiration pourrait venir de la jurisprudence internationale. On songe à celle de la Cour européenne des droits de l’homme, mais aussi d’autres juridictions, dans l’approfondissement interprétatif du droit au procès équitable, qui inclut désormais un droit à l’exécution des décisions de justice.
Un certain nombre de juridictions, y compris de l’espace francophone, ont ainsi mis en œuvre, de leur propre initiative, des pouvoirs d’injonction contre l’État afin de l’amener à exécuter la décision qui annule son acte ou qui le condamne. Cette injonction peut se manifester sous plusieurs formes. Ainsi, en France, en matière de question prioritaire de constitutionnalité, le juge peut fixer au pouvoir législatif les modalités d’exécution de sa décision dans le temps. Mais, mieux encore, une tendance semble se dessiner chez les juridictions constitutionnelles africaines qui adressent, plus que des injonctions, de véritables feuilles de route aux autorités politiques, lorsqu’il s’agit de prendre des mesures de sortie de crise. C’est le cas de la Haute Cour constitutionnelle de Madagascar[33] et des Cours constitutionnelles de la République centrafricaine[34] et du Gabon298[35].
Cette pratique, pourtant non prévue par les textes, semble s’imposer petit à petit en raison des circonstances exceptionnelles, causes ou conséquences des crises politiques que connaissent certains pays. Le juge constitutionnel, plus qu’un simple régulateur du fonctionnement des institutions, devient dans de tels cas le seul arbitre du jeu politique à la place du président de la République, et le dernier rempart contre l’arbitraire. Sans aller jusqu’à banaliser cette pratique exceptionnelle, on pourrait envisager son application au cas par cas.
Si cette solution ne suffisait pas pour donner plus de substance à l’État de droit et à la démocratie, ne pourrait-on pas alors envisager un pouvoir d’auto saisine ou de substitution au juge constitutionnel en cas de refus d’exécuter sa décision ? Des exemples montrent que laisser l’exécution de la décision à la libre appréciation du pouvoir politique comporte assurément des risques.
Certains pays comme la Moldavie et la République démocratique du Congo ont mis en place un système dans lequel le juge constitutionnel assure l’exécution de ses propres décisions. Dans d’autres pays, c’est un autre organe qui veille à cette exécution. C’est le cas de l’Albanie, d’Andorre, du Cap-Vert, de la République centrafricaine et de la Suisse. On peut cependant douter de l’efficacité d’une telle décision, même s’il s’agit d’un progrès par rapport à celle, classique, qui lie les mains du juge.
Les propos conclusifs de ce rapport sont, peut-être, de ceux par lesquels il aurait pu commencer. Ils tournent en effet autour de trois mots : remerciements, félicitations et vœux qui sont convenus au début d’une prise de parole. Mais je voulais réserver le meilleur pour la fin. Je tiens en effet, au moment où la partie scientifique de votre congrès s’achève, à remercier l’ACCF de m’avoir invité à vous accompagner pour rendre compte de vos travaux. Mais c’est aussi l’occasion de féliciter votre association d’avoir eu l’audace de choisir un sujet apparemment éculé, sur lequel il est a priori difficile d’innover. La qualité des communications et des débats a cependant montré que le choix était pertinent. Il ne me reste donc plus qu’à souhaiter, non pas seulement un bel avenir à votre association, mais surtout un devenir qui serait le résultat de votre force transformatrice vers une phase qualitativement supérieure de son évolution.
-
[1]
Avec la collaboration d’Alioune SALL, professeur à l’Université Cheikh Anta DIOP de DAKAR, membre de la Commission du droit [Retour au contenu] -
[2]
Baldé, La convergence des modèles constitutionnels. Étude des cas en Afrique subsaharienne, Editions Publibook, 2011, 536 p. ; B. Ba, « La convergence des offices juridictionnels en matière constitutionnelle : regards croisés entre l’Afrique et l’Amérique latine », Revue électronique Afrilex. [Retour au contenu] -
[3]
J. du Bois de Gaudusson, « Le mimétisme post-colonial, et après ? » Pouvoirs, 2009/2, n° 129, mise en ligne par Cairn.info le 23/03/2009. [Retour au contenu] -
[4]
M. Fromont, Justice constitutionnelle comparée, Paris, 2013, voir pp. 13 et s. sur l’historique. [Retour au contenu] -
[5]
Cons. const., déc. n° 61-1 AUTR du 14 septembre 1961, Demande d’avis présentée par le Président de l’Assemblée nationale. [Retour au contenu] -
[6]
Cons. const., déc. n° 2000-433 DC du 27 juillet 2000. [Retour au contenu] -
[7]
La démocratie en recul, Rapport biannuel de l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale (IDEA) sur la situation politique dans le monde, publié le 22 novembre 2O21 ; Applebaum, Démocraties en déclin. Réflexions sur la tentation autoritaire, Paris, Grasset, 2021, 129 p. [Retour au contenu] -
[8]
A. Sachs, L’étrange alchimie de la vie et de la loi, Pretoria, Pretoria University Law Press, 2021, 190 p. ; F. Hourquebie, « Libres propos sur le juge constitutionnel et les valeurs », les Cahiers de la justice 2022/1, n° 1, pp. 7-14. [Retour au contenu] -
[9]
S. Breyer, La Cour suprême, l’Amérique et son histoire, Paris, Odile Jacob, 2011, 365 p., surtout la préface de Robert Badinter. [Retour au contenu] -
[10]
S. Salles, Le conséquentialisme dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, LGDJ, 2016, 779 p. [Retour au contenu] -
[11]
Ibid. [Retour au contenu] -
[12]
N. Belloubet, « Repenser le rôle du juge constitutionnel, Les rapports entre le Conseil constitutionnel français et les ordres juridiques européens », in Bonnet (dir.), Traité des rapports entre ordres juridiques, Paris, LGDJ, 2016, p 695. [Retour au contenu] -
[13]
Constitutionnalisme global, Jus politicum, Revue de droit politique n° 19, janvier 2018 ; Böckenförde, B. Kanté, Y. Ngenge, H. K. Prempeh, Les juridictions constitutionnelles en Afrique de l’Ouest, IDEA International/Fondation Hanns Seidel, 2016, 192 p. [Retour au contenu] -
[14]
Ibidem. [Retour au contenu] -
[15]
« L’accès au juge constitutionnel : modalités et procédures », 2e congrès de l’Association des Cours constitutionnelles ayant en Partage l’Usage du Français, Libreville – Septembre 2000, 823 p. ; F. Delpérée (dir.), Le recours des particuliers devant le juge constitutionnel, Paris, Bruylant/ Economica, 1991, voir la deuxième partie, pp. 77 et s. [Retour au contenu] -
[16]
« Le principe d’égalité », 1er congrès de l’Association des Cours constitutionnelles ayant en Partage l’Usage du Français, Paris, Avril 1997, 614 p. ; F. Mélin-Soucramanien, Le principe d’égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, Economica, 1997, 397 p. [Retour au contenu] -
[17]
Surtout que, selon la formule plusieurs fois répétée par le juge constitutionnel sénégalais,reprenant en cela son homologue français : « (…) la compétence du Conseil constitutionnel est strictement délimitée par la Constitution et la loi organique sur le Conseil constitutionnel (…) ; qu’il ressort de ces textes que le Conseil constitutionnel ne saurait être appelé à statuer ou à émettre un avis que dans les cas et suivant les modalités qu’ils ont fixés ». [Retour au contenu] -
[18]
F. Delpérée (dir.), op.cit. [Retour au contenu] -
[19]
L. Favoreu, « Le principe du contradictoire dans le contentieux constitutionnel », in La Constitution et son juge, Paris, Economica, 2014, p. 179 ; J. Djogbenou, « Les parties dans le procès constitutionnel », in Mélanges en l’honneur du professeur Ndiaw DIOUF, Justice et intégration, tome I, Justice, Éditions du CREDIJ et les Éditions de l’ERSUMA, 2020, p. 185. [Retour au contenu] -
[20]
F. Hourquebie, op. cit. [Retour au contenu] -
[21]
S. Breyer, op.cit. [Retour au contenu] -
[22]
A. Sachs, op. cit. [Retour au contenu] -
[23]
G. Drago, L’exécution des décisions du Conseil constitutionnel. L’effectivité du contrôle de constitutionnalité des lois, Paris, Economica- Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1991, 403 p ; Du même auteur, « Vers une procédure d’exécution forcée des décisions du Conseil constitutionnel ? », La Semaine juridique Édition générale, n° 15, 12 avril 2021, doctr. 417. [Retour au contenu] -
[24]
« Les tabous du constitutionnalisme en Afrique « francophone » », Afrique contemporaine, 2012/2, n° 242, 156 [Retour au contenu] -
[25]
M. Touzeil-Divina, Dix mythes du droit public, Paris, LGDJ, 2019, 413 p. [Retour au contenu] -
[26]
F. Chaltiel-Terral, « Droit constitutionnel et droit européen : de la confrontation à l’appropriation mutuelle », in Traité des rapports entre ordres juridiques, op. cit., p. 1171 ; G. Canivet, « La protection des droits fondamentaux en Europe. L’incontournable question de l’application du droit européen par le juge constitutionnel français. De l’impraticable séparation à l’inévitable coordination », in Traité des rapports entre ordres juridiques, op. cit., p. 1157. [Retour au contenu] -
[27]
A. Sall, Le contentieux des droits de l’homme devant la Cour de justice de la CEDEAO, Dakar, l’Harmattan-Sénégal, 2019, 270 p. [Retour au contenu] -
[28]
L. Burgorgue-Larsen, G.-F. Ntwari, « Chronique de jurisprudence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (2020) », Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 128, pp. 991-1046 ; M. Disant, « (Re)penser les rapports entre le Conseil constitutionnel et le juge ordinaire. Voies et capacité de régulation interne au prisme des rapports entre ordres juridiques », in Traité des rapports entre ordres juridiques, op. cit., p. 725. [Retour au contenu] -
[29]
Ibidem [Retour au contenu] -
[30]
G. Canivet, La protection des droits fondamentaux en Europe, op. cit. [Retour au contenu] -
[31]
Actes du 8e congrès triennal de l’ACCF, Montréal, 1er et 2 mai 2019 sur « La sécurité juridique ». [Retour au contenu] -
[32]
« Les tabous du constitutionnalisme en Afrique « francophone » », Afrique contemporaine, 2012/2, n° 242, 156 [Retour au contenu] -
[33]
Haute Cour constitutionnelle de Madagascar, Décision n° 18-HCC/D13 du 25 mai 2018 relative à une requête en déchéance du Président de la République Hery RAJAONARIMAMPIANINA. [Retour au contenu] -
[34]
Avis n° 015/CC/20 du 05 juin 2020 relatif à la révision de certaines dispositions de la Constitution du 30 mars 2016 [Retour au contenu] -
[35]
Décision n° 022/CC du 30 avril 2018 relative à la requête présentée par le Premier ministre aux fins d’interprétation des art. 4, 28, 28 a, 31, 34, 35 et 36 de la Constitution [Retour au contenu]
Réponses au questionnaire
Questionnaire
1. DROITS DE L’HOMME, ÉTAT DE DROIT ET DÉMOCRATIE
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- La protection des droits de l’homme fait-elle partie des compétences de votre juridiction ?
- Cette compétence est-elle explicite ou implicite ?
- Existe-t-il un rapport entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie ?
- Comment établissez-vous un lien entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie ?
- Existe-t-il une différence entre l’État de droit et la démocratie selon l’approche de votre juridiction ?
- Votre jurisprudence a-t-elle contribué à consolider l’État de droit et la démocratie : si oui comment, si non pourquoi ?
- La garantie de l’État de droit et de la démocratie est-elle une finalité de la jurisprudence de votre Cour ?
- Jugez-vous la qualité de vos décisions en fonction de leur contribution à l’ancrage de la démocratie ?
- En quoi et dans quels domaines votre jurisprudence a-t-elle contribué à renforcer l’État de droit et la démocratie ?
- Le bilan de votre contribution à la promotion de l’État de droit et de la démocratie est-il positif, si non pourquoi ?
- Le juge constitutionnel joue-t-il un rôle politique ?
- Les conditions d’accès à votre juridiction favorisent-elles une promotion de l’État de droit et de la démocratie ?
2. LES MÉTHODES ET TECHNIQUES JURIDICTIONNELLES DE PROTECTION DES DROITS DE L’HOMME
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- Quelles sont les références les plus souvent invoquées dans vos décisions en matière de protection des droits de l’homme : références internationales ou nationales ?
- Votre juridiction établit-elle une hiérarchie entre les sources des droits de l’homme ?
- Quels types de droits et libertés sont le plus souvent évoqués devant votre juridiction ?
- Existe-t-il des droits d’un type nouveau invocables devant votre juridiction ?
- Établissez-vous une hiérarchie entre les droits de l’homme ; si oui, pourquoi et comment ?
- Quelle est la place des droits fondamentaux dans votre jurisprudence ?
- Par quels procédés donnez-vous un régime particulier aux droits fondamentaux ?
- Établissez-vous une différence entre la protection des droits et celle des libertés ?
- Quelles sont les techniques originales mises en œuvre pour protéger les droits et libertés des citoyens ?
- De quels pouvoirs dispose votre Cour en matière de contrôle de constitutionnalité des lois censées violer les droits de l’homme ?
- Par quels moyens votre Cour constitutionnalise-t-elle certains droits et libertés ?
- Quelle est la place des normes du droit international (traités et jurisprudence internationale) dans la protection des droits de l’homme ?
- Quelle est la portée des décisions rendues en matière de droits et libertés sur la jurisprudence des autres juridictions ?
- Quelles sont l’étendue et les limites des pouvoirs de votre Cour en matière d’exécution de vos décisions pour une protection effective des droits et libertés des citoyens ?
- Quelles sont les conséquences qui s’attachent à une sanction, par votre juridiction, d’une violation des droits de l’homme ?
3. LES DROITS DE L’HOMME EN CONTEXTE
- Existe-t-il, selon votre juridiction, une conception relative des droits de l’homme ?
- Quelle est la place des valeurs sociétales dans la protection des droits de l’homme par votre Cour ?
- Quelle est la place de la culture dans la définition des droits de l’homme ?
- Quelle est la place de la religion dans la définition des droits de l’homme ?
- La recherche de la paix et de la cohésion sociale est-elle un facteur déterminant dans la définition des droits de l’homme ?
- Votre jurisprudence est-elle attachée à une conception universelle des droits de l’homme ?
- Votre Cour a-t-elle eu l’occasion d’affirmer son appartenance à un courant de pensée des droits de l’homme ?
- Quels sont les droits et libertés les plus consacrés par votre jurisprudence ?
- L’appréciation du respect des droits et libertés doit-elle tenir compte des circonstances de temps et de lieu ?
- Quels sont les facteurs à prendre en considération pour une protection adaptée des droits des personnes ?
- Les crises politiques, économiques et sociales ont-elles une influence sur votre interprétation des droits et libertés de citoyens ?
- Les lois instituant des circonstances exceptionnelles pour la lutte contre la pandémie du nouveau coronavirus, ont-elles eu une influence sur votre perception des droits de l’homme ?
- La crise sanitaire a-t-elle eu des conséquences sur vos méthodes et techniques de protection des droits et libertés des individus ?
Cour constitutionnelle d’Albanie
1. DROITS DE L’HOMME, ÉTAT DE DROIT ET DÉMOCRATIE
1. La protection des droits de l’homme fait-elle partie des compétences de votre juridiction ?
La juridiction de la Cour constitutionnelle d’Albanie est principalement axée sur l’expression de la volonté de la puissance publique à travers l’émission de normes juridiques et comprend des aspects importants liés notamment au domaine de la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
La protection des droits constitutionnels de l’individu constitue l’un des aspects essentiels de la légitimité d’un procès constitutionnel. Le pouvoir d’examiner les recours individuels contre les actions des autorités publiques portant atteinte aux droits que la Constitution garantit représente un outil important pour la Cour constitutionnelle. Les dimensions actuelles des droits et libertés offrent aux individus un espace de défense devant la Cour constitutionnelle, tout en faisant de l’examen des recours individuels une fonction clé de la Cour constitutionnelle. La Cour constitutionnelle est compétente pour examiner les requêtes alléguant la violation des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
2. Cette compétence est-elle explicite ou implicite ?
La protection des droits et libertés est une fonction importante de la Cour constitutionnelle. Sa compétence pour protéger les droits et les libertés est explicitement exprimée tant dans la Constitution que dans la loi n° 8577/2000 sur l’organisation et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle, telle que modifiée (loi n° 8577/2000).
Conformément aux articles 131, point 1, lettre « f », et 134, point 1, lettre « i » et point 2 de la Constitution, la Cour constitutionnelle statue sur le jugement définitif des recours individuels contre tout acte des pouvoirs publics ou toute décision judiciaire qui porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, après épuisement de toutes les voies de recours effectif pour la protection de ces droits, sauf disposition contraire de la Constitution. Les individus ne peuvent saisir la Cour constitutionnelle que pour des questions liées à leurs intérêts. De même, l’article 71 de la loi n° 8577 du 10 février 2000 sur l’organisation et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle de la République d’Albanie, telle que modifiée, dispose que toute personne, physique ou morale, sujet de droit public ou privé, lorsqu’elle est partie à une procédure judiciaire ou lorsqu’elle est titulaire des droits et libertés consacrés par la Constitution, a le droit de contester devant la Cour constitutionnelle tout acte qui porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, conformément aux critères prévus à l’article 71 a) de cette loi.
En référence aux dispositions de la loi organique de la Cour constitutionnelle avant les modifications de 2016, la Cour n’était compétente pour contrôler les requêtes individuelles que dans le cadre d’un procès équitable. Avec les modifications apportées à la loi n° 8577/2000 en octobre 2016, la Cour constitutionnelle est désormais compétente pour examiner les recours individuels pour tout droit constitutionnel, à condition que l’individu ait épuisé toutes les voies de recours disponibles prévues par la législation nationale avant de saisir la Cour.
3. Existe-t-il un rapport entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie ?
Les droits de l’homme sont étroitement liés à l’État de droit et à la démocratie.
L’État de droit est lié au fait d’avoir un modèle supérieur de l’État qui se définit par sa conformité avec le droit, l’existence d’une hiérarchie des normes et la soumission de l’État à des normes juridiques qui respectent les droits de l’homme et les libertés fondamentales. L’État de droit exige que les individus comprennent la loi et y obéissent. De l’autre côté, la loi doit être cohérente pour que les individus puissent en être sûrs et s’y fier. Dans la réalité contemporaine, l’État de droit ou la prééminence du droit s’avère être le résultat/le produit non seulement de la Constitution écrite, mais aussi du contrôle judiciaire de la constitutionnalité.
La Cour constitutionnelle, dans sa jurisprudence, a soutenu que le principe de l’État de droit exige le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales par toutes les institutions de puissance publique, qui doivent remplir leurs fonctions, agissant sur la base et en application de la loi ainsi que conformément aux principes constitutionnels. De ce point de vue, l’État de droit s’oppose à tout arbitraire pouvant être exercé par les organes du pouvoir de l’État, impliquant à la fois l’existence d’un pouvoir limité, mais aussi contrôlé, par lequel est garantie l’inviolabilité des libertés fondamentales et des droits des citoyens.
Le principe de l’État de droit, sur lequel est fondé un État démocratique, signifie dans l’évaluation de la Cour constitutionnelle « la prééminence du droit et la prévention de l’arbitraire, afin d’assurer le respect et la garantie de la dignité humaine, de la justice et de la sécurité juridique » (décision n° 9 du 26 février 2007). La disposition constitutionnelle reconnaissant le droit de toute personne, contre laquelle des accusations sont portées, à jouir du droit à un procès équitable et public par un tribunal indépendant et impartial (paragraphe 1 de l’article 42 de la Constitution), ainsi que les règles selon lesquelles le pouvoir judiciaire dans la République d’Albanie n’est exercé que par les tribunaux (paragraphe 1 de l’article 135 de la Constitution), lorsqu’elles sont interprétées dans le contexte de l’État de droit, conduisent à la conclusion que le procès contre la personne en question doit nécessairement être achevé dans un délai raisonnable.
4. Comment établissez-vous un lien entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie ?
L’État de droit est un État qui, dans les limites des normes constitutionnelles, respectant ces normes, assure, par son activité législative, la garantie des droits de l’homme sous le contrôle d’un organe spécifique chargé de vérifier la compatibilité entre ces lois et les droits de l’homme.
Le deuxième alinéa de l’article 4 de la Constitution prévoit la supériorité de la Constitution en la plaçant au sommet de la pyramide des normes juridiques, ce qui est un aspect essentiel du principe de l’État de droit. Ce principe oblige tous les organes du pouvoir public à n’exercer leurs compétences que dans le cadre et conformément aux normes constitutionnelles. Les actes juridiques émis par ces organes doivent être conformes aux actes juridiques supérieurs, tant au sens formel que matériel (décision n° 9 du 23 mars 2010 de la Cour constitutionnelle). En outre, un élément important de l’État de droit et de la démocratie est la protection des droits de l’homme (décision n° 5 du 26 janvier 2007 de la Cour constitutionnelle). Le respect des principes fondamentaux du droit est une condition nécessaire à la protection des droits de l’homme, de l’État de droit et de la démocratie, cependant, les droits et libertés fondamentaux de l’homme ne sont pas absolus. L’article 17 de la Constitution de la République d’Albanie dispose que des restrictions aux droits et libertés prévus par la Constitution ne peuvent être imposées par la loi que dans l’intérêt public ou pour la protection des droits d’autrui, et que ces restrictions doivent être proportionnées à l’état qui les a dictées. Ces restrictions ne peuvent porter atteinte à l’essence des droits et des libertés et en aucun cas elles ne peuvent dépasser les restrictions prévues par la Convention européenne des droits de l’homme.
Selon la Cour constitutionnelle, dans certains cas, les modifications juridiques, bien qu’elles puissent porter atteinte à un droit antérieur, ne constituent pas nécessairement une atteinte aux principes, aux droits acquis et à la confiance des citoyens dans le système juridique pour bénéficier d’une protection constitutionnelle. La Constitution n’interdit pas chaque modification d’une situation juridique favorable. À cet égard, il faut voir dans chaque cas dans quelle mesure et jusqu’où la confiance que le citoyen a dans la situation juridique favorable est importante pour être protégée par des normes et principes constitutionnels, ainsi que les raisons qui justifient une telle protection (décision n° 41 du 16 novembre 2007 de la Cour constitutionnelle).
Dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle d’Albanie, il y a eu des cas où elle a constaté des violations des droits et des libertés de l’individu, en raison de restrictions imposées par le législatif ou l’exécutif. Ainsi, la Cour a constaté une violation du principe de la proportionnalité à cause des restrictions imposées aux droits et libertés de l’individu par des mesures anti-Covid (décision n° 11 du 9 mars 2021 de la Cour constitutionnelle). Cependant, il y a eu également des cas où la Cour a constaté que les actions du législateur ou du gouvernement n’ont pas violé les droits de l’individu et ont été proportionnées au regard de l’objectif poursuivi (décisions n° 14 du 21 mars 2014 ; n° 17 du 27 mars 2012 ; n° 28 du 27 mai 2010 de la Cour constitutionnelle, relatives à la liberté économique).
5. Existe-t-il une différence entre l’État de droit et la démocratie selon l’approche de votre juridiction ?
La démocratie ne peut exister sans le respect de l’État de droit et celui-ci ne peut être pensé sans la démocratie. L’État de droit est l’un des trois éléments fonctionnellement liés les uns aux autres : l’État de droit, la démocratie et les droits de l’homme, qui sont les trois valeurs qui forment un tout. L’État de droit est orienté par des valeurs, ce qui signifie que les droits fondamentaux et la démocratie en tant que droit de l’individu à l’autodétermination, en sont les éléments constitutifs. L’État de droit repose principalement sur le respect de la Constitution.
Le texte de la Constitution commençant par le Préambule et se poursuivant par le libellé des dispositions spéciales fournit une base suffisante pour sanctionner le principe de l’État de droit. Le concept d’État de droit a pris une place très importante, devenant l’orientation principale de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle. Ce principe est largement traité dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle comme un principe universel et fondamental pour l’ensemble du système juridique albanais. Ce principe, qui est consacré par l’article 4 de la Constitution, a été interprété en lien étroit avec le Préambule de la Constitution, dans lequel est inscrite la détermination du peuple albanais « […] à construire un État de droit, démocratique et social », dans le raisonnement de nombreuses décisions de la Cour constitutionnelle (décision n° 26 du 2 novembre 2005).
En soulignant l’importance de la prééminence du droit pour un État démocratique, dans sa décision n° 9 du 26 février 2007, la Cour constitutionnelle a conclu que ce principe « constitue une norme constitutionnelle indépendante » dont la violation est « en soi une base suffisante pour déclarer une loi comme inconstitutionnelle ».
La Cour constitutionnelle a soutenu que le principe de l’État de droit est l’un des éléments fondamentaux de la démocratie en tant que forme de gouvernement. La garantie par des normes constitutionnelles et d’autres actes juridiques ainsi que la mise en œuvre de ce principe dans la vie quotidienne, sont des conditions nécessaires pour le fonctionnement et le développement d’une société libre, pour la paix et la sécurité sociale, le bien-être de toutes les couches sociales, et pour un meilleur respect des droits et libertés de l’individu Les éléments du principe de l’État de droit, que l’on retrouve dans de nombreuses dispositions de la Constitution, se présentent sous la forme de concepts constitutionnels tels que l’exercice de la souveraineté du peuple « par l’intermédiaire de ses représentants ou directement » (article 2) ; la gouvernance fondée sur un système d’élections libres, égales, générales et périodiques (article 1 point 3) ; la dignité humaine et les droits et libertés de l’homme (article 3) ; les droits et libertés de l’homme comme « indissociables, inaliénables et inviolables » qui sont « à la base de tout l’ordre juridique » (article 15) ; l’égalité des citoyens devant la loi (article 18). Cependant, le principe de l’État de droit ne peut être interprété séparément des autres normes. Dans la doctrine et la jurisprudence de la Cour constitutionnelle d’Albanie, le principe de l’État de droit est considéré comme étant lié à la fois au principe de démocratie, au principe de la suprématie de la Constitution et au principe de son intégrité.
Dans la jurisprudence constitutionnelle, le principe de la démocratie est considéré comme lié au principe de l’État de droit. Le principe de la démocratie réside dans le respect des garanties prévues par la Constitution de la République d’Albanie en matière de gouvernance de l’État fondée sur un système d’élections libres, égales, générales et périodiques (article 1, point 3, de la Constitution), le respect du droit de chacun d’élire et d’être élu (article 45, point 1), la garantie de l’intégrité des personnes élues, nommées ou exerçant une fonction publique (article 6, point 1), la séparation et l’équilibre des pouvoirs (article 7), la libre création des partis politiques et leur organisation conformément aux principes démocratiques (article 9, point 1), etc. Parallèlement, l’État de droit vise à garantir que l’activité des organes de l’État s’exerce conformément aux actes normatifs en vigueur (article 4, point 1, et article 116 de la Constitution), à travers un processus visant à protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales. Ainsi, la démocratie vise un environnement favorable et stimulant à l’État de droit, tandis que l’État de droit soutient la démocratie.
La Cour constitutionnelle a traité le principe de l’État de droit et de la démocratie dans l’esprit de la Constitution, qui permet le respect des droits et libertés, prenant en considération que dans la démocratie en tant que forme de gouvernement et dans l’État de droit, le but, les tâches et les objectifs de tous les mécanismes étatiques sont et devraient être communs. Ils constituent l’interprétation et la mise en œuvre les plus rigoureuses de la Constitution et des autres actes normatifs, garantissant ainsi à la fois l’organisation et le fonctionnement de l’État, le respect des principes de la démocratie et de l’État de droit, ainsi que la protection la plus efficace des droits et libertés de l’individu. La suprématie de l’État de droit est l’une des principales préoccupations, car son respect est la garantie fondamentale de la protection de la démocratie.
6. Votre jurisprudence a-t-elle contribué à consolider l’État de droit et la démocratie : si oui comment, si non pourquoi ?
L’État de droit, qui a commencé à être mentionné au début des années 90, était un nouveau concept pour la doctrine constitutionnelle albanaise. Le Préambule de la Constitution vise à clarifier le sens de ce principe ; le Préambule stipule que l’une des aspirations du peuple de l’Albanie est de « construire un État de droit, démocratique et social garantissant les droits et libertés fondamentaux ».
La Cour constitutionnelle, par sa jurisprudence, a apporté une contribution précieuse au respect et à la mise en œuvre, de façon la plus pleine et la plus exacte possible, des principes qui sous-tendent l’État de droit, ce qui a eu un impact positif sur son renforcement en Albanie, en tant que condition de base pour la construction d’une démocratie libérale, pour le fonctionnement des institutions, et pour le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
La Cour constitutionnelle dispose déjà d’une jurisprudence abondante de presque 30 ans en examinant différentes questions en termes d’interprétation de la Constitution, de séparation et d’équilibre des pouvoirs, de conflit de compétences, d’indépendance (fonctionnelle, administrative et budgétaire) et d’impartialité du pouvoir judiciaire, de constitutionnalité de l’activité et l’exercice des fonctions constitutionnelles, de l’intégrité des hauts fonctionnaires de l’administration de l’État et des élus, de la prévention du népotisme dans l’administration publique, du référendum, de l’État de droit et de la démocratie, de la garantie des droits et libertés fondamentaux de l’homme, ainsi qu’une jurisprudence relativement large en matière de garantie des droits de propriété, de sécurité juridique, etc. sans négliger la garantie des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans le cadre d’un procès équitable. Les décisions de la Cour constitutionnelle ont été mises en œuvre à la fois par les organes de l’État et les tribunaux et, en général, les mêmes violations ne se sont plus répétées. Cependant, le chemin vers la consolidation de l’État de droit et de la démocratie est encore long. La future jurisprudence de cette Cour aura, sans aucun doute, un rôle important dans l’avenir de l’Albanie.
7. La garantie de l’État de droit et de la démocratie est-elle une finalité de la jurisprudence de votre Cour ?
Selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, garantir l’État de droit et la démocratie sont des objectifs en soi, ils ne constituent pas un objectif final, mais sont étroitement liés à la promotion de la coopération entre les pouvoirs, ainsi qu’entre les organes constitutionnels et juridiques, afin de garantir les droits de l’homme et les libertés fondamentales.
8. Jugez-vous la qualité de vos décisions en fonction de leur contribution à l’ancrage de la démocratie ?
Depuis le début de son activité en 1992, le rôle de la Cour constitutionnelle dans la consolidation de la démocratie du pays est incontestable. Ainsi, en 1999, dans le cadre des obligations imposées à l’État albanais pour son admission au sein du Conseil de l’Europe, la Cour constitutionnelle a aboli la peine de mort, soulignant l’importance des dispositions constitutionnelles protégeant la vie humaine en tant que valeur incontestable, et les obligations de l’État albanais découlant de l’article 1 du Protocole n° 6 à la Convention européenne des droits de l’homme.
Étant donné que les cas où la Cour constitutionnelle a constaté des violations des dispositions de la Constitution par divers organes et pouvoirs ont été nombreux, il convient de noter quelques-uns des cas les plus typiques dans lesquels la Cour, par son activité décisionnelle, a influencé la consolidation de la démocratie. Ainsi, la Cour constitutionnelle a souligné à plusieurs reprises la nécessité de la coopération, de la compréhension et de la loyauté constitutionnelle entre les institutions constitutionnelles Président – Parlement – Gouvernement (décisions n° 15 du 15 avril 2020 ; n° 26 du 25 mai 2021 de la Cour constitutionnelle). Elle a également influencé la détermination des relations entre les organes du gouvernement central et local dans de nombreux cas (décisions n° 3 du 2 février 2009 ; n° 29 du 21 décembre 2006; n° 4 du 2 février 2015 de la Cour constitutionnelle), l’appréciation de la constitutionnalité de la révocation par l’exécutif des représentants des organes du gouvernement local (décisions n° 15 du 8 juin 2009; n° 25 du 10 mai 2021 de la Cour constitutionnelle), les limites dans l’exercice de l’activité d’organes judiciaires et constitutionnels (décisions n° 25 du 28 avril 2014 ; n° 9 du 1er mars 2021 de la Cour constitutionnelle), etc.
Dans le cadre de la consolidation de la démocratie, la Cour constitutionnelle a joué un rôle incontestable dans la protection et la garantie des droits de l’homme. Dans les cas où elle a constaté des violations de ces droits soit en raison de l’inconstitutionnalité d’actes normatifs en vigueur, soit en raison des arrêts rendus par des juridictions inférieures, son processus décisionnel s’est toujours accompagné de modifications législatives ou de nouvelles décisions de juridictions inférieures, dans lesquelles sont prises en compte les conclusions de la Cour constitutionnelle. De l’analyse de la jurisprudence constitutionnelle albanaise, il ressort que son approche de ce principe va dans le même sens que celui de la jurisprudence européenne.
9. En quoi et dans quels domaines votre jurisprudence a-t-elle contribué à renforcer l’État de droit et la démocratie ?
Chaque norme de la Constitution peut et doit être vue à travers le principe de l’État de droit. C’est seulement cela qui pourrait assurer un équilibre entre les différentes normes et principes constitutionnels, ainsi que leur cohérence.
La jurisprudence de la Cour constitutionnelle a analysé un nombre de principes constitutionnels en fonction du principe universel de l’État de droit. Les positions de la Cour constitutionnelle se basent particulièrement sur le principe de l’État de droit, en identifiant à la fois certains de ses principaux éléments tels que « le principe de séparation des pouvoirs, l’adoption des lois conformément à la Constitution, le soutien des organes de l’exécutif par la loi, la garantie des droits et des libertés fondamentales et le principe de sécurité juridique ».
Le rôle de la Cour constitutionnelle dans le renforcement de l’État et de la démocratie en Albanie consiste en divers aspects tels que la garantie du principe de souveraineté, de séparation et d’équilibre des pouvoirs, le principe de pluralisme, la résolution des conflits de compétences, l’autonomie locale, l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire, l’autonomie institutionnelle et l’autonomie universitaire, le principe de l’État social, le droit au référendum, la garantie du droit à la vie, à la sécurité juridique et aux droits acquis, la liberté d’activité économique, l’égalité devant la loi et la non-discrimination, la justice effective, etc. ainsi que toutes les garanties contenues dans le principe du procès équitable.
10. Le bilan de votre contribution à la promotion de l’État de droit et de la démocratie est-il positif, si non pourquoi ?
La jurisprudence constitutionnelle a défini l’État de droit comme l’un des principes fondamentaux d’un État et d’une société démocratique. En tant que tel, il constitue une norme constitutionnelle indépendante, donc « sa violation constitue en soi une base suffisante pour déclarer une loi inconstitutionnelle » (décisions n° 34/2005, n° 20/2006, 20/2009 et 7/2010 de la Cour constitutionnelle).
Ce principe a été analysé par la jurisprudence constitutionnelle conformément aux principes constitutionnels de base tels que la constitutionnalité, le pluralisme, la souveraineté de l’État, conformément aux principes des droits de l’homme et libertés fondamentales, mais surtout au principe de séparation des pouvoirs. À travers sa jurisprudence, la Cour constitutionnelle a apporté une contribution précieuse au respect et à la mise en œuvre des principes qui sous-tendent l’État de droit, ce qui a eu un impact positif sur son renforcement en Albanie, en tant que condition de base pour la construction d’une démocratie libérale, le fonctionnement des institutions, le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Le placement de la Cour constitutionnelle au rang de la plus haute autorité, dont la mission principale est de garantir le respect de la Constitution et d’en assurer l’interprétation définitive, semble avoir placé cette instance au-dessus de ces trois pouvoirs. Cependant, la Cour entretient une relation de réciprocité avec les trois pouvoirs, fondée sur le fait que le mode d’élection, de révocation ou de procès pénal des juges constitutionnels dans la Constitution est mis en balance avec la compétence d’exercer son contrôle sur la constitutionnalité des normes juridiques que les pouvoirs édictent, ainsi que la résolution du conflit de compétences entre eux. La séparation et l’équilibre entre les pouvoirs ont conduit à leur placement dans une relation de contrôle et d’interdépendance, et en ce sens, si assurer et garantir les équilibres de l’ordre constitutionnel constituent la première prémisse de l’État de droit, la loyauté constitutionnelle reste le seul moyen d’en faire une réalité et de renforcer cet idéal institutionnel.
La contribution de la Cour constitutionnelle à la promotion de l’État de droit et de la démocratie est incontestablement positive. L’activité de la Cour a été évaluée dans les rapports annuels de la Commission européenne sur les progrès de l’État albanais vers l’intégration à l’UE. La contribution de la Cour constitutionnelle a consisté dans sa détermination de construire un État de droit, démocratique et social, pour garantir les droits de l’homme et les libertés fondamentales, dans un esprit de tolérance et de coexistence religieuses, avec l’engagement de protéger la dignité et la personnalité humaines, la prospérité de toute la nation, la paix, le bien-être, la culture et la solidarité sociale, avec l’aspiration séculaire du peuple albanais à l’identité et à l’unité nationale, avec la profonde conviction que la justice, la paix, l’harmonie et la coopération entre les nations sont parmi les valeurs les plus élevées de l’humanité.
11. Le juge constitutionnel joue-t-il un rôle politique ?
Le rôle du juge constitutionnel est d’administrer (rendre) la justice constitutionnelle. Certes, les juges constitutionnels, par leur prise de décision, influencent la politique à travers le contrôle qu’ils exercent sur les actes du législatif ou de l’exécutif. À cet égard, il convient de noter qu’avant les amendements constitutionnels de 2016, les juges constitutionnels étaient nommés par le président de la République avec l’approbation de l’Assemblée. Étant donné que, selon les institutions internationales (y compris la Commission européenne), une telle sélection était considérée comme affectant l’indépendance de la Cour, les amendements constitutionnels de 2016 ont également modifié la sélection des juges constitutionnels. Déjà, l’article 125 de la Constitution et les articles 7 et 7/a-7/c de la loi n° 8577/2000 prévoient les procédures d’élection et de nomination des juges constitutionnels par les trois pouvoirs. En conséquence, afin de garantir leur indépendance, 3 juges constitutionnels sont nommés par le président de la République, 3 par l’Assemblée et 3 par la Cour suprême. L’évaluation du respect par les candidats au poste de juge constitutionnel des critères exigés (intégrité morale, justification de l’origine des biens (ressources) et compétences professionnelles requises) se fait à travers un processus conduit par un organe spécial, celui du Conseil des Nominations à la Justice, qui au terme de l’évaluation des critères de nomination pour chaque candidat, transmet les listes de candidats qualifiés aux institutions respectives pour la sélection de la candidature au poste de juge à la Cour constitutionnelle, ce qui évite le choix politique des juges constitutionnels.
12. Les conditions d’accès à votre juridiction favorisent-elles une promotion de l’État de droit et de la démocratie ?
Dans sa prise de décision, la Cour constitutionnelle a souligné à plusieurs reprises l’importance de l’accès des individus pour garantir l’État de droit. Le droit d’accès à la justice est traité non seulement sous l’aspect formel, mais aussi sous l’aspect substantiel, comme un droit lié à la fondation et non comme un droit purement formel (décisions n° 38 du 30 juin 2014 ; n° 2 du 29 janvier 2016 ; n° 88 du 26 décembre 2017 de la Cour constitutionnelle). Ce droit garantit à l’individu non seulement le droit d’avoir accès à un tribunal, mais aussi le droit d’en recevoir une réponse définitive, motivée, pour les allégations soulevées (décision n° 23 du 20 avril 2016 de la Cour constitutionnelle). Le droit d’accès à la justice a été traité par la Cour constitutionnelle non seulement comme un élément du procès équitable, mais aussi dans le contexte de la légitimation des entités qui s’adressent à cette Cour, telles que les organisations à but non lucratif ou les associations, l’Avocat du Peuple, etc.
De même, depuis le début de son activité, la Cour constitutionnelle a pris des mesures pour accroître l’accès des individus non simplement pour s’adresser à la Cour, mais aussi pour être informés de ses prises de décision. La Cour continue d’améliorer son site officiel www.gjk.gov.al afin de renseigner les individus sur la manière dont ils peuvent s’adresser à cette Cour par le biais du formulaire modèle d’une requête ; elle a indexé son activité décisionnelle selon les principes invoqués par la Cour ; elle a augmenté sa transparence vis-à-vis du public, etc. La Cour constitutionnelle informe également le public étranger sur son organisation et son fonctionnement, ainsi que sur son activité décisionnelle. Garantir l’accès à la Cour favorise le rôle actif des citoyens recherchant de la justice, et cela affecte directement l’activité de la Cour constitutionnelle en termes de garantie de l’État de droit et de la démocratie.
2. LES MÉTHODES ET TECHNIQUES JURIDICTIONNELLES DE PROTECTION DES DROITS DE L’HOMME
1. Quelles sont les références les plus souvent invoquées dans vos décisions en matière de protection des droits de l’homme : références internationales ou nationales ?
Dans sa jurisprudence, la Cour constitutionnelle d’Albanie se réfère principalement à ses décisions prises au fil des ans. Cependant, une place importante dans sa jurisprudence est occupée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi que la jurisprudence des juridictions homologues telles que celles d’Allemagne, d’Italie, de France, du Kosovo, de Pologne, de Moldavie, des États-Unis, etc.
2. Votre juridiction établit-elle une hiérarchie entre les sources des droits de l’homme ?
La jurisprudence constitutionnelle reconnaît la hiérarchie des sources du droit, conformément à l’article 116 de la Constitution de la République d’Albanie, qui prévoit la hiérarchie des actes normatifs qui servent de source aux droits de l’homme en Albanie. Ainsi, selon la Constitution, les actes normatifs qui ont force de loi sur l’ensemble du territoire de la République d’Albanie sont : a) la Constitution ; b) les accords internationaux ratifiés ; c) les lois ; ç) les actes normatifs du Conseil des ministres. Les actes émis par les organes du pouvoir local n’ont de force que dans le cadre de la juridiction territoriale de ces organes. Les actes normatifs des ministres et ceux des organes d’autres institutions centrales ont force sur tout le territoire de la République d’Albanie dans le cadre de leur compétence juridictionnelle. Il convient également de noter que les décisions de la Cour constitutionnelle, en tant que sources de droit, jouent aussi un rôle important. Elles visent à réglementer divers aspects des droits et libertés des individus.
3. Quels types de droits et libertés sont le plus souvent évoqués devant votre juridiction ?
La place principale dans les affaires soumises au contrôle de la Cour constitutionnelle est occupée par le droit à un procès équitable, sous tous ses aspects tels que : l’accès, le droit de recours, le tribunal établi par la loi, l’indépendance et l’impartialité du tribunal, le procès dans un délai raisonnable, l’égalité des armes, le principe du contradictoire, le principe du nullum crimen, nulla poena sine lege (pas d’infraction ni de sanction sans loi), la présomption d’innocence, ne bis in idem, le droit de la défense, etc. Cependant, une place considérable est également occupée par des affaires liées à d’autres droits et libertés tels que le droit de propriété, la liberté d’activité économique, la non- discrimination, l’égalité devant la loi, le droit du travail, le droit à la retraite, les droits électoraux, etc.
4. Existe-t-il des droits d’un type nouveau invocables devant votre juridiction ?
Même si les droits de l’homme sont largement abordés dans la jurisprudence la Cour constitutionnelle, c’est dans sa décision n° 20 du 20 avril 2021 que la Cour a traité pour la première fois, de manière étendue, dans une affaire concrète soumise à son examen, de la dignité de la personne. Dans sa jurisprudence antérieure, la Cour constitutionnelle avait souligné en principe l’importance de protéger la dignité humaine, tandis que dans la présente affaire, la Cour a examiné si les modalités spécifiques prévues par la loi pour effectuer un test polygraphique par les employés du Bureau national d’Investigation et ceux de la Police portaient atteinte à la dignité humaine. La Cour constitutionnelle a considéré que ces épreuves imposaient aux candidats à ces postes une restriction au droit à la vie privée, ce qui portait inévitablement atteinte à leur dignité (décision n° 20 du 20 avril 2021 de la Cour constitutionnelle).
5. Établissez-vous une hiérarchie entre les droits de l’homme ; si oui pourquoi et comment ?
Les droits fondamentaux sont consacrés dans la Constitution de la République d’Albanie dans sa deuxième partie. Cette section est divisée en cinq chapitres respectivement : le premier chapitre est consacré aux « Principes généraux des droits fondamentaux », le deuxième chapitre est intitulé « Les libertés et droits personnels », le troisième chapitre « Les libertés et droits politiques », le quatrième chapitre « Les libertés et droits économiques, sociaux et culturels » et le cinquième chapitre « Les objectifs sociaux ».
Certains droits constituant la base de l’existence des autres (droits), doivent avoir un caractère primordial. Par exemple, le droit à la vie, la dignité humaine, l’égalité, le droit d’expression et d’activité politique, constituent une condition pour l’existence des autres droits. La liberté d’activité économique sera considérée comme moins importante que celle de l’activité politique. Cependant, bien que la restriction des droits puisse conférer une sorte d’avantage entre certains droits en fonction de la situation concrète, la comparaison entre les deux droits et intérêts ne doit pas reposer sur un raisonnement utilitariste.
Compte tenu de la nature des droits, il est nécessaire que la relation entre eux soit déterminée par des instruments d’équilibrage qui permettent à cette relation d’être réalisée à travers une structure logique d’argumentation, quelle que soit la différence entre ces droits et intérêts. Le principe de proportionnalité sert également cet objectif. L’article 17 de la Constitution prévoit l’obligation que les restrictions des droits et libertés fondamentales soient conformes à la situation qui a dicté les restrictions. Le rapport proportionnel doit prouver dans quelle mesure cette confrontation entre les droits permet un juste équilibre entre le droit limité (le moyen) et la protection d’un intérêt public ou du droit d’autrui (la fin).
Bien que dans sa jurisprudence, la Cour constitutionnelle souligne l’importance de tous les droits et libertés de l’homme, pour certains droits spéciaux, tels que le droit à la vie et la dignité humaine, la Cour a accentué qu’ils se situent au-dessus des autres droits. Selon la Cour, la vie et la dignité humaines sont présentées dans les dispositions de la Constitution comme des valeurs très importantes, qui sont considérées comme la source dont dérivent tous les autres droits. L’essence des dispositions constitutionnelles est de mettre en évidence autant que possible les orientations fondamentales parmi lesquelles la principale est celle du respect de la valeur de la vie et de la dignité humaines.
En 1999, la Cour constitutionnelle a aboli la peine de mort, avec la motivation que la valeur la plus élevée pour l’État est l’homme et sa vie. Ce droit est la base de tous les droits et sa négation conduit à l’élimination des autres droits humains. La vie humaine étant considérée comme telle dès son origine devient une valeur au- dessus de toutes les autres valeurs protégées par la Constitution. C’est l’objet de notre Constitution, qui figure dans son Préambule, ainsi que dans de nombreuses dispositions (décision n° 65 du 10 décembre 1999 de la Cour constitutionnelle). Selon la Cour constitutionnelle, la dignité humaine est la valeur fondamentale dont découlent tous les droits et libertés de l’homme. En ce sens, la dignité est une valeur unique, la base du catalogue des droits humains. La dignité a la priorité absolue et sous-tend l’ensemble des valeurs exprimées par la Constitution. Elle représente une valeur constitutionnelle particulière qui a la supériorité sur les autres, car elle transcende en elle-même les droits de l’homme et joue un rôle crucial dans l’interprétation de tous les principes du système juridique et de l’ordre constitutionnel (décision n° 20 du 20 avril 2021 de la Cour constitutionnelle).
La Cour constitutionnelle a reconnu une sorte de hiérarchie entre le droit au logement en tant que droit social « conditionné » ou « limité » qui relève en fait de la catégorie des objectifs sociaux, et le droit de propriété en tant que droit constitutionnel fondamental qui appartient à catégorie des droits civiques par excellence. Dans ce contexte, la Cour reconnaît la prévalence du droit de propriété sur le droit au logement. En ce sens, la Cour considère que « le contexte dans lequel avait été traité le droit au logement des locataires, résidents des appartements anciennement possédés des expropriés, est différent du contexte de l’affaire sous examen, où le droit au logement se heurte au droit légitime des propriétaires de jouir sereinement et sans restriction de leur propriété ».
6. Quelle est la place des droits fondamentaux dans votre jurisprudence ?
Les droits de l’homme et les libertés fondamentales, selon l’article 15 de la Constitution, sont indivisibles, inaliénables et inviolables et sont au cœur de l’ensemble de l’ordre juridique, d’où l’obligation primordiale et constitutionnelle de l’État de les respecter et de les protéger à travers ses organes. Dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle d’Albanie, les droits de l’homme et les libertés fondamentales occupent une place très importante. La Cour en a largement traité divers aspects.
7. Par quels procédés donnez-vous un régime particulier aux droits fondamentaux ?
Conformément à l’article 131, point 1, lettre « f » de la Constitution, la Cour constitutionnelle statue sur le jugement définitif des recours individuels contre tout acte de puissance publique ou une décision judiciaire qui porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, après avoir épuisé toutes les voies de recours effectifs pour la protection de ces droits, sauf disposition contraire de la Constitution.
L’ingérence dans les droits fondamentaux peut faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité dans les cas où l’atteinte au droit résulte d’un acte normatif (loi, décision du Conseil des ministres, ordonnance, etc.) ou d’une décision de justice. Les entités qui peuvent initier le contrôle de constitutionnalité sont expressément prévues à l’article 134 de la Constitution. Selon cet article, elles sont divisées en entités conditionnées et inconditionnées. Les entités inconditionnées, prévues par les lettres « a » – « ç » de l’article 134, point, 1, peuvent saisir la Cour constitutionnelle sans avoir à justifier de leur intérêt à agir dans l’affaire, tandis que les entités conditionnées telles que les individus, les organisations, les partis politiques, les organes des communautés religieuses, les organes des autorités locales, le Haut Conseil Judiciaire et le Haut Conseil des Procureurs, les commissaires institués par la loi pour protéger les droits et libertés fondamentaux garantis par la Constitution, ainsi que les juges ordinaires, disposent d’une légitimité conditionnée pour saisir la Cour constitutionnelle. Elles ne peuvent s’adresser à cette Cour que pour les questions relatives à leurs intérêts.
8. Établissez-vous une différence entre la protection des droits et celle des libertés ?
La Constitution de la République d’Albanie garantit les droits de l’homme et les libertés fondamentales. L’article 15 de la Constitution dispose que les droits de l’homme et les libertés fondamentales sont indivisibles, inaliénables et inviolables et sont au cœur de tout l’ordre juridique. Les organes du pouvoir public, dans l’accomplissement de leurs devoirs, doivent respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales et contribuer à leur réalisation.
9. Quelles sont les techniques originales mises en œuvre pour protéger les droits et libertés des citoyens ?
L’information du public et des médias est l’une des techniques principales et importantes pour protéger et garantir les droits et libertés des citoyens. Sur son site Web http ://www.gjk.gov.al, la Cour constitutionnelle fournit des informations concernant l’activité de la Cour, sa prise de décision, l’accès des individus à la Cour et les droits qu’elle protège, la façon dont les individus peuvent s’adresser à cette Cour et comment consulter sa jurisprudence.
La Constitution reconnaît également le droit des juges ordinaires de saisir la Cour constitutionnelle pour contrôler la constitutionnalité d’un acte, lorsqu’ils estiment que cet acte porte atteinte aux droits et libertés. Cette technique est largement utilisée par les juges ordinaires et occupe une place importante dans la prise de décision de la Cour constitutionnelle.
Comme indiqué ci-dessus, les articles 131, point 1, lettre « f » de la Constitution et 134, point 1, lettre « i » de la Constitution reconnaissent le droit de tout individu de saisir la Cour constitutionnelle contre tout acte de l’autorité publique ou contre une décision judiciaire dont il estime qu’il porte atteinte à ses droits et libertés garantis par la Constitution. De même, l’article 134, point 1, lettres « a » – « ç » reconnaît le droit du président de la République, du Premier ministre, d’au moins 1/5e des députés et de l’Avocat du Peuple, de demander le contrôle abstrait d’un acte normatif dont ils prétendent qu’il porte atteinte aux droits et libertés fondamentaux. Les sujets prévus à l’article 134, point 1, lettres « d » – « dh », tels que le président du Contrôle suprême de l’État, les juges ordinaires, les commissaires créés par la loi pour la protection des droits et libertés fondamentaux, le Haut Conseil Judiciaire et le Haut Conseil des Procureurs, les organes du pouvoir local, les organes des communautés religieuses, les partis politiques, les organisations et les individus ne peuvent exiger que le contrôle in concreto des actes normatifs. Donc, ces sujets ne peuvent demander un contrôle de constitutionnalité des actes que pour des affaires liées à leurs intérêts.
10. De quels pouvoirs dispose votre Cour en matière de contrôle de constitutionnalité des lois censées violer les droits de l’homme ?
La Cour constitutionnelle a le droit, mais en même temps le devoir, à travers la garantie de la Constitution et de son interprétation finale, de supprimer du système juridique tous les actes juridiques qui sont contraires à celle-ci. La proclamation d’une norme juridique contraire aux principes constitutionnels sans citer directement la disposition spécifique est du pouvoir de la Cour constitutionnelle.
L’article 131, point 1, lettre « a » de la Constitution prévoit que la Cour constitutionnelle statue sur la conformité de la loi avec la Constitution et les accords internationaux. À cet égard, la Cour a le droit d’abroger les lois ou leurs dispositions, ainsi que tout autre acte portant atteinte aux droits de l’homme. Selon l’article 71/b de la loi n° 8577/2000, la Cour constitutionnelle examine si l’acte est, en partie ou en sa totalité, conforme à la Constitution et aux accords internationaux ratifiés. La Cour constitutionnelle peut également statuer sur d’autres dispositions qui ne font pas l’objet de la requête, si elle estime qu’elles sont liées à l’affaire en jugement. Lorsque la Cour examine la constitutionnalité d’un acte et conclut qu’il est fondé sur une loi ou un acte normatif inconstitutionnels, elle décide également l’abrogation de la loi ou de l’acte normatif.
11. Par quels moyens votre Cour constitutionnalise-t-elle certains droits et libertés ?
Les décisions rendues par la Cour constitutionnelle ont influencé la constitutionnalisation des droits et libertés, leur donnant ainsi tout le sens que le constituant avait eu comme objectif lors de la rédaction de la Constitution. Selon la jurisprudence de la Cour, sur la base des pouvoirs conférés par l’article 124 de la Constitution, le rôle et la fonction de la Cour constitutionnelle sont de transformer, à travers ses décisions, les dispositions constitutionnelles, d’abstraites-métaphysiques à substantielles et concrètes, en garantissant une protection constitutionnelle aux situations juridiques dans lesquelles se trouvent les individus. En raison de la forme extrêmement concise des dispositions constitutionnelles, à travers les décisions, c’est-à- dire l’interprétation faite par la Cour, il devient possible que la Constitution soit « vivante », ce qui signifie que la Cour s’adapte à l’évolution des valeurs dans notre pays, garantissant que les nouvelles valeurs, qui n’étaient probablement pas à l’attention des constituants, recevraient dignité, reconnaissance et, surtout, protection constitutionnelle. Le fait même que la norme constitutionnelle devienne une réalité lors de l’interprétation, c’est-à-dire lors du processus décisionnel de la Cour, fait de cette dernière indiscutablement une source de droit, elle en fait d’ailleurs une source première, étant donné que l’article 4 de la Constitution dispose que la Constitution est la loi suprême de la République d’Albanie (décision n° 20 du 1er juin 2011 de la Cour constitutionnelle).
12. Quelle est la place des normes du droit international (traités et jurisprudence internationale) dans la protection des droits de l’homme ?
Les dispositions de la Constitution albanaise placent les accords internationaux après la Constitution et les considèrent comme faisant partie du système juridique interne ; ces dispositions prévoient une mise en œuvre directe des accords internationaux et en outre avec une sorte de préséance sur la législation nationale lorsqu’ils ne sont pas compatibles.
D’un point de vue formel, la Convention européenne des droits de l’homme a un statut supra-légal et infra-constitutionnel, car selon l’article 116 de la Constitution, elle est placée au-dessus des lois, mais après la Constitution. Cependant, de la formulation de l’article 17, point 2 de la Constitution, selon lequel les restrictions aux droits de l’individu « […] ne peuvent en aucun cas excéder les restrictions prévues par la Convention européenne des droits de l’homme », il résulte que la Convention a un statut très particulier dans le système normatif albanais, une position quasi constitutionnelle. En raison de ce statut que la Convention a reçu dans l’ordre juridique interne, toute personne peut s’adresser à la Cour constitutionnelle pour la protection des droits individuels en se référant directement à ces dispositions.
Concernant le traitement des droits fondamentaux, la Cour constitutionnelle déclare que la Cour européenne des droits de l’homme a une compétence exclusive dans notre système juridique (décision 20 du 1er juin 2011). Cette compétence est admise par notre ordre juridique interne pour la mise en œuvre des articles 122 et 17 (point 2) de la Constitution, lesquels déterminent l’obligation de l’exécution directe des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. C’est pourquoi la Cour constitutionnelle se réfère systématiquement dans sa jurisprudence aux décisions de la Cour européenne des droits de l’homme reconnaissant leur effet direct dans l’interprétation des normes constitutionnelles des droits de l’homme, notamment en termes de procès équitable.
En raison de la place des accords internationaux dans la pyramide des actes normatifs, en raison de la place particulière réservée par l’article 17 de la Constitution albanaise à la Convention européenne des droits de l’homme, et aussi en raison de l’approche de la jurisprudence constitutionnelle à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour constitutionnelle albanaise a accepté l’autorité obligatoire des décisions interprétatives de cette Cour, quel que soit l’État au sujet duquel la décision a été rendue.
13. Quelle est la portée des décisions rendues en matière de droits et libertés sur la jurisprudence des autres juridictions ?
La Cour constitutionnelle de la République du Kosovo s’est référée dans certains cas aux décisions rendues par la Cour constitutionnelle d’Albanie (décisions n° KO171/18 de 2018 et KO142/16 de 2017 de la Cour constitutionnelle de la République du Kosovo).
14. Quelles sont l’étendue et les limites des pouvoirs de votre Cour en matière d’exécution de vos décisions pour une protection effective des droits et libertés des citoyens ?
L’article 81 de la loi n° 8577/2000 prévoit que les décisions de la Cour constitutionnelle sont obligatoires et exécutoires pour tous les organes des autorités publiques, y compris les tribunaux. L’exécution des décisions de la Cour constitutionnelle est assurée par le Conseil des ministres à travers les organes compétents de l’administration de l’État. En fonction du type de décision et si cela s’avère nécessaire, la Cour constitutionnelle peut désigner l’organe chargé de la mise en œuvre de la décision, ainsi que les modalités d’exécution, fixant des délais concrets, les modalités et les procédures d’exécution pertinentes. En vertu de cet article, le non-respect ou l’obstruction à l’exécution de la décision de la Cour constitutionnelle est puni conformément aux dispositions pertinentes du Code pénal.
15. Quelles sont les conséquences qui s’attachent à une sanction, par votre juridiction, d’une violation des droits de l’homme ?
Dans le cas où la Cour constitutionnelle constate des violations des droits de l’homme, elle décide d’abroger l’acte du pouvoir public ou la décision judiciaire qui a violé ces droits. Dans les cas où l’acte abrogé est une décision des juridictions inférieures, la Cour constitutionnelle renvoie l’affaire pour réexamen à la juridiction qui a commis la violation ou à la juridiction qui aurait dû constater la violation commise par la juridiction inférieure. La Cour constitutionnelle peut également décider d’abroger ses propres décisions antérieures, dans les cas où un tribunal international a constaté qu’il y a eu violation des droits de l’homme par la Cour constitutionnelle elle-même (article 71/c de la loi n° 8577/2000).
L’article 71/ç de la loi n° 8577/2000 reconnaît à la Cour constitutionnelle le droit d’accorder au requérant une satisfaction équitable, une indemnité pécuniaire, pour violation du droit à des procédures judiciaires dans un délai raisonnable par la Cour constitutionnelle elle-même. Lorsque la Cour conclut que le procès devant elle a été prolongé au-delà du délai imparti, sans motif raisonnable, elle indemnise le requérant à hauteur de 100 000 ALL pour chaque année de retard.
3. LES DROITS DE L’HOMME EN CONTEXTE
1. Existe-t-il, selon votre juridiction, une conception relative des droits de l’homme ?
L’affirmation du principe selon lequel les droits et libertés fondamentaux n’ont pas un caractère absolu implique qu’ils peuvent faire l’objet de restrictions. Ces dernières sont à évaluer par des structures décisionnelles. L’article 17 de la Constitution consacre le standard constitutionnel de restriction des droits et libertés fondamentaux, lequel fixe une série de critères cumulatifs sous forme de garanties constitutionnelles pour la restriction des droits fondamentaux. L’article 17 stipule, inter alia, que la restriction des droits fondamentaux doit être faite pour
l’intérêt public ou pour la protection des droits d’autrui. Donc, leur restriction également devrait être traitée conformément aux prévisions de la Constitution par rapport à ces droits et libertés fondamentaux. L’article 17 de la Constitution énonce le critère/ test qui doit être respecté pour que de telles restrictions soient constitutionnelles. Selon cet article, des restrictions peuvent être apportées : uniquement par la loi ; pour un intérêt public ou pour la protection des droits d’autrui ; en proportion avec la condition qui l’a dictée ; sans compromettre l’essence des libertés et des droits ; et sans dépasser les limitations prévues par la Convention européenne des droits de l’homme.
Réfléchissant à ces exigences constitutionnelles, la Cour constitutionnelle a estimé que la violation des droits et libertés ne peut pas être commise par des actes tels que les décisions du Conseil des ministres. Plus précisément, dans la décision n° 20 du 11 juillet 2006, la Cour constitutionnelle a déclaré que : « […] Se référant au contenu de l’article 17 de la Constitution, la Cour constitutionnelle estime que cette disposition, telle qu’elle est formulée, n’a pas laissé la possibilité de déléguer à un organe autre que l’Assemblée en tant qu’organe représentatif. Le but de cet article est qu’en cas de restrictions, non seulement les autres critères qui y sont énoncés doivent être respectés, mais pour que les garanties soient aussi complètes que possible, un seul organe doit être compétent, et notamment l’organe suprême législatif. L’expression « uniquement par la loi » signifie que s’il est nécessaire de limiter un droit prévu par la Constitution, cette appréciation est alors à la discrétion du législateur et non d’autres organes, y compris le Conseil des ministres. […] ». À la suite de cette décision, la Cour constitutionnelle a estimé que la réglementation prévue à l’article 17 pour la restriction des droits et libertés uniquement par la loi est également liée avec la détermination de la compétence d’un organe spécifique qui, dans ce cas, n’est que l’Assemblée. Une telle expression fait référence à la compétence de l’organe législatif et la promulgation d’autres actes pour réglementer ces relations, viole les compétences de cet organe.
2. Quelle est la place des valeurs sociétales dans la protection des droits de l’homme par votre Cour ?
Dans sa jurisprudence, la Cour a affirmé que la vie humaine, étant considérée comme telle dès le début, devient une valeur au-dessus de toutes les autres valeurs protégées par la Constitution (décision n° 65 du 10 décembre 1999 de la Cour constitutionnelle). La Cour a également jugé que la dignité humaine est la valeur fondamentale dont découlent tous les droits et libertés de l’homme. En ce sens, la dignité constitue une valeur unique, la base du catalogue des droits humains. La dignité a la priorité absolue et sous-tend l’ensemble des valeurs exprimées par la Constitution. Elle représente une valeur constitutionnelle particulière qui prime sur les autres, car elle transcende en elle-même les droits de l’homme et joue un rôle crucial dans l’interprétation de tous les principes de l’ordre juridique et constitutionnel (décision n° 20 du 20 avril 2021 de la Cour constitutionnelle). L’objectif du constituant a été que dans la société albanaise, tout le monde cohabite en harmonie, reconnaissant les valeurs dans les différences culturelles qui caractérisent aussi les minorités nationales (décision n° 52 du 1er décembre 2011 de la Cour constitutionnelle). Selon la Cour constitutionnelle, les droits sociaux diffèrent des objectifs sociaux, prévus à l’article 59 de la Constitution, car ces derniers sont l’expression des objectifs de l’État et des principes des politiques qu’il conçoit pour orienter l’activité en général et en particulier, les politiques sociales. Les objectifs sociaux sont une expression de l’action positive de l’État et, par conséquent, leur réalisation est étroitement liée aux conditions, aux moyens et aux possibilités budgétaires disponibles de l’État. La Cour constitutionnelle a également estimé que la réalisation d’objectifs sociaux n’est pas incluse dans le champ des affaires qui relèvent de la juridiction constitutionnelle (décision n° 36 du 21 avril 2017 de la Cour constitutionnelle). Cependant, selon la Cour, les efforts du législateur pour construire un État social doivent respecter les principes, valeurs et normes constitutionnels tels que l’égalité, la justice sociale, le respect des droits de l’homme et l’interdiction de la discrimination (décision n° 34 du 28 mai 2012 de la Cour constitutionnelle).
3. Quelle est la place de la culture dans la définition des droits de l’homme ?
La préservation des valeurs culturelles est prévue dans le Préambule de la Constitution de la République d’Albanie. L’article 59 de la Constitution prévoit la protection du patrimoine culturel comme l’un des objectifs sociaux de l’État. La Constitution garantit également la fourniture d’une assistance aux citoyens albanais vivant et travaillant à l’étranger pour préserver et développer leurs liens avec le patrimoine culturel national, ainsi que la pleine égalité des minorités nationales pour exercer en pleine égalité devant la loi leurs droits et libertés, y compris leurs droits culturels.
En ce qui concerne le patrimoine culturel albanais, il convient de mentionner en particulier la décision rendue par la Cour constitutionnelle sur la question du Théâtre national de la République d’Albanie. Dans cette affaire, la Cour constitutionnelle a été saisie pour se prononcer sur les actions de l’exécutif albanais qui avaient conduit à la démolition de l’ancien bâtiment du Théâtre National afin d’en construire un nouveau. Dans sa décision sur l’affaire, la Cour a déclaré que les actions entreprises par l’exécutif avaient violé, entre autres, l’État de droit consacré par l’article 4 de la Constitution en relation avec l’article 3 de celle-ci, en termes de processus d’évaluation de l’identité et de patrimoine national par les institutions compétentes (décision n° 29 du 2 juillet 2021 de la Cour constitutionnelle).
4. Quelle est la place de la religion dans la définition des droits de l’homme ?
L’article 24 de la Constitution garantit la liberté de conscience et de religion. Bien que la liberté de religion n’ait pas été abordée de manière substantielle par la Cour constitutionnelle, elle a été mentionnée dans le cadre du principe de non-discrimination pour des motifs tels que le sexe, la race, la religion, l’origine ethnique, la langue, les convictions politiques, religieuses ou philosophiques, le statut économique, l’éducation, la filiation sociale ou parentale, prévue par l’article 18 de la Constitution. Selon la jurisprudence de la Cour, l’identité ethnique de l’individu, ainsi que son nom, son sexe, sa religion et son orientation sexuelle, constituent un aspect essentiel de sa vie privée et de son identité (décision n° 52 du 1er décembre 2011 de la Cour constitutionnelle). L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme interdit expressément aux États membres de soumettre les droits et libertés garantis par cette Convention à des critères tels que le sexe, la race, la couleur de peau, la langue, la religion ou la conviction politique, ainsi que l’origine sociale et nationale (décision n° 78 du 22 décembre 2015 de la Cour constitutionnelle).
5. La recherche de la paix et de la cohésion sociale est-elle un facteur déterminant dans la définition des droits de l’homme ?
Le concept de la paix est explicitement souligné dans le Préambule de la Constitution de la République d’Albanie, tandis que dans ses autres dispositions, le concept de paix est abordé indirectement par le biais d’autres principes constitutionnels. Le Préambule de la Constitution de la République d’Albanie prévoit : « Nous, peuple d’Albanie, fiers et conscients de notre histoire, responsables de l’avenir, ayant foi en Dieu et/ou en d’autres valeurs universelles avec la détermination de construire un État de droit, démocratique et social, pour garantir les droits et libertés fondamentaux de l’homme, dans un esprit de tolérance et de coexistence religieuse, avec un engagement pour la protection de la dignité humaine et de la personnalité, et pour la prospérité de toute la nation, pour la paix, le bien- être, la culture et la solidarité sociale, avec l’aspiration séculaire du peuple albanais à l’identité et à l’unité nationales, avec la profonde conviction que la justice, la paix, l’harmonie et la coopération entre les nations sont parmi les valeurs les plus élevées de l’humanité ». Selon l’article 3 de la Constitution, « L’indépendance de l’État (…), la dignité humaine, les droits et libertés de l’homme, la justice sociale, l’ordre constitutionnel (…) sont à la base de cet État, qui a le devoir de les respecter et de les protéger ». Sur la base de la jurisprudence à ce jour, la Cour n’a pas été tenue de se prononcer sur ou d’interpréter les dispositions constitutionnelles relatives à la paix.
6. Votre jurisprudence est-elle attachée à une conception universelle des droits de l’homme ?
Pour définir la notion de droits de l’homme, la Cour constitutionnelle s’appuie sur la Constitution de la République d’Albanie, les accords internationaux ratifiés par l’État albanais, ainsi que sur la législation en vigueur. La notion de droits de l’homme selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle correspond principalement à la notion de ces droits prévue par la Convention européenne des droits de l’homme. Cependant, la Cour prend également en compte la notion de droits prévue dans d’autres accords internationaux ratifiés par l’État albanais. Indépendamment de cela, dans des cas particuliers, leur traitement par la Cour constitutionnelle se fait en tenant compte non seulement des dispositions du droit international applicables par celle-ci, mais aussi de la marge d’appréciation dont l’État albanais lui-même dispose.
7. Votre Cour a-t-elle eu l’occasion d’affirmer son appartenance à un courant de pensée des droits de l’homme ?
Dans sa jurisprudence, la Cour constitutionnelle a systématiquement affirmé sa position dans des décisions portant sur les droits de l’homme ; cependant il y a eu des cas où, sur certaines questions, elle a changé sa position (décisions n° 20 du 1er juin 2011; n° 28 du 23 juin 2011 de la Cour constitutionnelle).
La Cour constitutionnelle d’Albanie dispose déjà d’une jurisprudence abondante à travers laquelle elle a affirmé sa position dans le cadre des droits de l’homme liés au procès équitable tels que le droit d’accès (au sens formel et substantiel), le droit de recours, le droit de défense, l’égalité des armes et le principe du contradictoire, la sanction sans loi, l’effet rétroactif d’une loi pénale favorable, ne bis in idem, le tribunal établi par la loi, l’indépendance et l’impartialité du tribunal, le procès dans un délai raisonnable, et bien d’autres. De même, la Cour constitutionnelle dispose d’une jurisprudence abondante en matière de droits de propriété, de sécurité juridique, de droits acquis, de liberté d’exercer une activité économique, etc.
8. Quels sont les droits et libertés les plus consacrés par votre jurisprudence ?
Parmi les droits et libertés les plus traités dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle figure le droit à un procès équitable, sous tous ses aspects.
9. L’appréciation du respect des droits et libertés doit-elle tenir compte des circonstances de temps et de lieu ?
La Cour a souligné qu’il est important pour tout État de droit appliquant les règles d’une société démocratique de disposer d’un espace considérable pour établir des règles et des critères équitables au sein de son ordre constitutionnel, conformément aux conditions concrètes et aux divers facteurs politiques, historiques, sociaux, culturels, traditionnels, qui sont déterminants (décision n° 28 du 9 mai 2012 de la Cour constitutionnelle).
Comme indiqué ci-dessus, dans une société en évolution rapide, les droits et libertés fondamentaux sont traités en fonction de cette évolution.
En garantissant les droits de l’homme, la Cour constitutionnelle a reconnu la notion du droit « vivant ». Bien entendu, les circonstances du moment et du lieu jouent un rôle dans la garantie des droits et des libertés ainsi que dans leur restriction. Telle était la situation lors de la pandémie mondiale causée par la Covid-19, qui a imposé la restriction de certains des droits fondamentaux des individus. À cet égard, la Cour constitutionnelle a reconnu que la situation créée en Albanie en raison de la Covid-19 nécessitait la prise de mesures pour restreindre les droits existants. Cependant, elle a également souligné l’importance de la proportionnalité de l’ingérence dans les droits de l’individu (décision n° 11 du 9 mars 2021 de la Cour constitutionnelle).
10. Quels sont les facteurs à prendre en considération pour une protection adaptée des droits des personnes ?
En se référant à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, les facteurs qui doivent être pris en compte pour réaliser la bonne protection des droits des individus sont des plus variés, tels que les facteurs politiques, historiques, sociaux, culturels, traditionnels, etc.
11. Les crises politiques, économiques et sociales ont-elles une influence sur votre interprétation des droits et libertés de citoyens ?
Les crises politiques, économiques et sociales se reflètent également dans la prise de décision de la Cour constitutionnelle. Dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, il y a eu des cas où elle a dû résoudre des situations de tension afin de protéger les droits et libertés des citoyens albanais.
La jurisprudence constitutionnelle a pu résoudre la crise politique entre le Président et le Parlement. À cet égard, le traitement par la jurisprudence constitutionnelle des relations établies entre le président de la République et les trois pouvoirs, sur la base du principe de loyauté constitutionnelle, qui a pour exigence primordiale l’établissement d’une relation de coopération entre eux, reste une contribution précieuse à l’instauration d’un ordre constitutionnel stable. Cet objectif de la jurisprudence constitutionnelle constitue un effort continu et l’un des plus grands défis de l’engagement de la Cour constitutionnelle à renforcer l’État de droit, qui exige en même temps des efforts globaux pour assurer la prudence et la maturité institutionnelle.
La loi interdisant aux personnes reconnues coupables d’infractions pénales par une décision de justice définitive de se présenter aux élections législatives a été considérée comme politique et inefficace pour décriminaliser la scène politique en Albanie. Dans sa décision, la Cour a déclaré que l’objectif de l’adoption de la loi n° 138/2015 est de garantir l’intégrité des personnes élues, nommées ou exerçant des fonctions publiques à travers la décriminalisation des organes élus, des institutions indépendantes et de l’administration publique, ainsi que de protéger le fonctionnement démocratique et juridique de ces organes et du système démocratique en général conformément aux standards internationaux ou aux pratiques établies par le Conseil de l’Europe. Cet objectif sera atteint en empêchant l’élection ou la nomination dans les conditions d’existence objective de causes affectant l’image du fonctionnaire ou la confiance du public dans le fonctionnement de l’organe où le fonctionnaire est élu/nommé. L’élection et la nomination à une haute fonction publique, outre les cas où elle constitue un droit fondamental, constituent en même temps un intérêt public élevé pour le fonctionnement d’une société démocratique et la préservation de l’intégrité et de la transparence des hautes instances de prise de décision. La restriction par la loi du droit d’élire, pour un motif légitime et proportionné à l’objet de la loi, est acceptable dans une société démocratique. Une telle restriction est conforme à la Constitution, à la Convention européenne des droits de l’homme, à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
La situation des locataires d’anciens appartements privés appartenant à l’État a été une autre situation où la Cour constitutionnelle a résolu le conflit et évité les tensions entre ces deux catégories. Le législateur, par le biais de la loi, avait visé à harmoniser les intérêts de ces deux catégories afin de restituer le bien à son origine, tandis que les acheteurs devenus propriétaires par l’État de la période communiste en Albanie recevraient une compensation pour ces bâtiments. Cette solution a été imposée par la tendance même de la législation de la période postérieure à l’instauration du pluralisme en Albanie, qui était orientée vers la protection des intérêts des anciens propriétaires, afin de minimiser les injustices que l’État totalitaire leur avait fait subir. Ce faisant, l’État entendait ne pas ignorer les droits légitimes des tiers. Pour la Cour constitutionnelle, c’est exactement la rémunération des tiers qui constitue une solution inconstitutionnelle, car elle place cette catégorie de tiers dans des positions d’inégalité et de discrimination, ce qui entraîne son impossibilité d’entrer dans la circulation civile pour s’assurer un autre logement (décision n° 26 du 2 novembre 2005).
Une situation socio-économique particulière, que la Cour constitutionnelle a traitée dans le cas de la légalisation des constructions informelles réalisées en Albanie après les années 90, a justifié la restriction du droit de propriété. Selon la Cour, puisque la loi de 2006 relative aux légalisations avait pour objet la légalisation des constructions illégalement construites et surtout l’urbanisation des quartiers, des îlots informels et des constructions informelles ainsi que leur intégration dans le développement des infrastructures territoriales du pays menant à l’amélioration des conditions et de la qualité de vie, il y avait un tel « intérêt public » qui justifiait l’expropriation des propriétaires légitimes et le transfert de leurs propriétés aux constructeurs illégaux. La Cour constitutionnelle a estimé que la détermination faite par la loi sur les légalisations, selon laquelle la propriété du terrain exproprié n’appartenait pas à l’État, mais était transférée au propriétaire de l’immeuble à légaliser, ne constituait pas en soi un obstacle pour que cette détermination soit considérée comme nécessaire pour « intérêt public » (décision n° 35 du 10 janvier 2007 de la Cour constitutionnelle).
12. Les lois instituant des circonstances exceptionnelles pour la lutte contre la pandémie du nouveau coronavirus, ont-elles eu une influence sur votre perception des droits de l’homme ?
Les restrictions aux droits de l’homme imposées par l’État albanais dans le contexte de la pandémie causée par la Covid-19 ont été examinées par la Cour constitutionnelle en 2021. La Cour a maintenu sa position selon laquelle, en vertu de l’article 17 de la Constitution, les droits et libertés fondamentaux de l’individu peuvent être restreints, si les critères constitutionnels de leur restriction (restriction faite uniquement par la loi, pour un intérêt public ou pour la protection des droits d’autrui, et proportionnée à la situation qui l’a dictée) sont respectés. Selon la Cour, lorsque des situations spéciales telles que la pandémie de Covid-19 rendent nécessaire l’ingérence dans les droits, les restrictions doivent toujours être proportionnées à la situation qui a créé la nécessité de cette ingérence.
13. La crise sanitaire a-t-elle eu des conséquences sur vos méthodes et techniques de protection des droits et libertés des individus ?
La pandémie causée par la Covid-19 a également eu un impact sur les méthodes, les techniques utilisées et l’approche de la Cour envers les parties, le public et les médias. De mars à avril 2020, toutes les institutions de l’État ont été fermées dans tout le pays, y compris la Cour constitutionnelle. Toute information de la Cour a été transmise au public via son site Web officiel www.gjk.gov.al. Pendant cette période, la transmission des informations internes, rapports, projets de décisions, recherches scientifiques, etc. a été réalisée grâce à l’utilisation des technologies de l’information. Aussi, la situation pandémique a affecté le développement des sessions plénières par la Cour constitutionnelle. Jusqu’à récemment, le nombre maximum autorisé de personnes pouvant assister à l’instruction de l’affaire en séance plénière était de 10, dont 7 étaient les juges de la Cour constitutionnelle. Malgré cela, la crise sanitaire n’a pas eu d’impact majeur sur l’activité de la Cour.
14. Avez-vous des observations particulières ou des points spécifiques que cous souhaiteriez évoquer ?
Non.
Conseil constitutionnel d’Algérie
1. DROITS DE L’HOMME, ÉTAT DE DROIT ET DÉMOCRATIE
1. La protection des droits de l’homme fait-elle partie des compétences de votre juridiction ?
La protection des droits de l’homme fait partie des compétences de la Cour constitutionnelle, et ce, notamment dans le cadre de l’exception d’inconstitutionnalité prévue par la Constitution en son article 195 (alinéa 1er).
2. Cette compétence est-elle explicite ou implicite ?
La compétence de la Cour constitutionnelle en matière de protection des droits de l’homme est prévue explicitement dans le cadre de l’exception d’inconstitutionnalité. L’article 195 (alinéa 1er) de la Constitution dispose que : « La Cour constitutionnelle peut être saisie d’une exception d’inconstitutionnalité sur renvoi de la Cour suprême ou du Conseil d’État, lorsque l’une des parties au procès soutient devant une juridiction que la disposition législative ou réglementaire dont dépend l’issue du litige porte atteinte à ses droits et libertés tels que garantis par la Constitution ».
3. Existe-t-il un rapport entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie ?
Oui. Il existe un rapport entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie.
4. Comment établissez-vous un lien entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie ?
À travers ses diverses prérogatives, la Cour constitutionnelle assure le respect de la Constitution et sa suprématie. Le contrôle de constitutionnalité des lois, l’interprétation de la Constitution, l’examen des recours en matière électorale sont des prérogatives en vertu desquelles la Cour constitutionnelle veille à la protection des droits de l’homme en vue de garantir l’État de droit et la démocratie. De plus, l’accès de l’individu à la Cour constitutionnelle en vertu du mécanisme de l’exception d’inconstitutionnalité constitue un gage supplémentaire pour l’édification d’un État de droit.
5. Existe-il une différence entre l’État de droit et la démocratie selon l’approche de votre juridiction ?
Selon l’approche de notre juridiction, la démocratie est une condition sine qua non pour l’édification de l’État de droit. Ainsi, la Cour constitutionnelle veille au respect des règles de transparence, d’impartialité et de liberté des différentes opérations électorales, inhérentes à la pratique démocratique et qui constituent de surcroit des conditions essentielles pour l’édification d’institutions solides dans un État de droit. En vertu de l’article 191 de la Constitution : « La Cour constitutionnelle examine les recours relatifs aux résultats provisoires des élections présidentielles, des élections législatives et du référendum et proclame les résultats définitifs de toutes ces opérations ».
6. Votre jurisprudence a-t-elle contribué à consolider l’État de droit et la démocratie : si oui comment, si non pourquoi ?
Pendant plus de trois décennies de son existence, le Conseil constitutionnel (la Cour constitutionnelle après la révision constitutionnelle du 1er novembre 2020) a contribué d’une manière très significative à la consolidation de l’État de droit et la démocratie. Ceci à travers sa jurisprudence en matière de contrôle de constitutionnalité des lois et le contrôle de conformité à la Constitution des lois organiques et règlements intérieurs des deux chambres du Parlement qui a mis en avant les principes du respect de la répartition constitutionnelle des compétences, la séparation des pouvoirs et la suprématie de la Constitution, mais aussi à travers sa jurisprudence en matière électorale qui a permis la cristallisation des principes d’élections libres, transparentes et régulières. Ainsi, en vertu de sa Décision n° 2 D-L-CC-89 du 30 août 1989 relative au statut de député, le Conseil constitutionnel a tenu à mettre en avant le principe fondamental de séparation des pouvoirs, nécessaire en vue de garantir l’équilibre institutionnel dans un État de droit : « chaque pouvoir doit demeurer dans les limites de ses attributions pour garantir l’équilibre institutionnel mis en place ».
7. La garantie de l’État de droit et de la démocratie est-elle une finalité de la jurisprudence de votre Cour ?
Conformément à l’article 185 (alinéa 1er) : « La Cour constitutionnelle est une institution indépendante chargée d’assurer le respect de la Constitution ». En ce sens, la garantie de l’État de droit et de la démocratie constitue une finalité de la jurisprudence de notre institution, car, norme fondamentale de référence, la Constitution protège les droits et libertés et consacre l’alternance démocratique par la voie d’élections libres, régulières et périodiques dans le cadre d’un État de droit.
8. Jugez-vous la qualité de vos décisions en fonction de leur contribution à l’ancrage de la démocratie ?
Les décisions de notre juridiction ont fortement contribué à la consolidation de la démocratie et de l’État de droit.
9. En quoi et dans quels domaines votre jurisprudence a-t-elle contribué à renforcer l’État de droit et la démocratie ?
La jurisprudence de notre Cour a contribué à renforcer l’État de droit et la démocratie dans les domaines suivants :
-
- Le contrôle de constitutionnalité et de conformité à la Constitution des lois organiques, des lois et des règlements intérieurs des chambres du Parlement : Ceci en consacrant notamment les principes du respect de la répartition constitutionnelle des attributions normatives et la séparation des
- L’examen des recours relatifs aux opérations électorales et la proclamation des résultats définitifs de ces opérations : Cecia permis à notre institution de protéger le principe du libre choix du peuple et la légitimité de l’exercice des pouvoirs constitutionnels, nécessaires dans un État de droit.
- L’interprétation de la Constitution : En vertu de sa décision du 1er juin 2019, le Conseil constitutionnel a fourni une interprétation audacieuse de l’esprit de la Constitution qui a permis la sauvegarde des institutions et surtout un retour au processus démocratique par la voie de l’élection du président de la République.
10. Le bilan de votre contribution à la promotion de l’État de droit et de la démocratie est-il positif, si non pourquoi ?
Le bilan de la contribution de notre institution à la promotion de l’État de droit et de la démocratie est positif.
11. Le juge constitutionnel joue-t-il un rôle politique ?
Conformément à l’article 185 (alinéa 1er), « La Cour constitutionnelle est une institution indépendante chargée d’assurer le respect de la Constitution ». En ce sens, le juge constitutionnel n’interfère pas dans le champ politique. Toutefois, les nouvelles prérogatives conférées à la Cour constitutionnelle en vertu de la révision constitutionnelle adoptée par le référendum populaire du 1er novembre 2020 consacrent le rôle du juge constitutionnel dans la régulation du fonctionnement des institutions et de l’activité des pouvoirs publics et son rôle dans le règlement des différends qui peuvent surgir entre les pouvoirs constitutionnels. Ceci dit, la Cour constitutionnelle est appelée non pas à jouer un rôle politique, mais à jouer un rôle d’arbitre et de régulateur entre les différents pouvoirs au sein de l’État.
12. Les conditions d’accès à votre juridiction favorisent-elles une promotion de l’État de droit et de la démocratie ?
Oui. Les conditions d’accès à notre juridiction favorisent la promotion de l’État de droit et de la démocratie. Ainsi, selon l’article 193 (alinéa 1er) de la Constitution : « La Cour constitutionnelle est saisie par le président de la République, le président du Conseil de la Nation, le président de l’Assemblée populaire nationale ou par le Premier ministre ou le chef du Gouvernement, selon le cas ». L’élargissement des situations d’accès des individusà la Cour constitutionnelle est encore plus visible. En effet, le citoyen a un accès indirect à la Cour constitutionnelle à travers ses représentants élus au Parlement, car suivant l’article 193 (alinéa 2) de la Constitution, la Cour constitutionnelle peut être saisie par quarante députés ou vingt-cinq membres du Conseil de la Nation. Aussi conformément à l’article 195 (alinéa 1er) de la Constitution, tout individu peut, à l’occasion d’un procès, soulever l’exception selon laquelle la disposition législative ou réglementaire dont dépend l’issue du litige porte atteinte à ses droits et libertés tels que garantis par la Constitution.
2. LES MÉTHODES ET TECHNIQUES JURIDICTIONNELLES DE PROTECTION DES DROITS DE L’HOMME
1. Quelles sont les références les plus souvent invoquées dans vos décisions en matière de protection des droits de l’homme : références internationales ou nationales ?
Le plus souvent, sinon dans la quasi-totalité des décisions en matière de protection des droits de l’homme, notre juridiction invoque des références nationales. Cependant, il est arrivé au Conseil constitutionnel de faire référence aux normes internationales, et ce, en vertu de sa décision n° 1 du 20 août 1989 relative au code électoral. Le Conseil constitutionnel a ainsi déclaré que : « Considérant qu’après sa ratification et dès sa publication, toute convention s’intègre dans le droit national et en application de l’article 123 de la Constitution, acquiert une autorité supérieure à celle des lois, autorisant tout citoyen algérien de s’en prévaloir devant les juridictions, que tel est le cas notamment des pactes des Nations Unies de 1966 approuvés par la loi 89-08 du 25 avril 1989 et auxquels l’Algérie a adhéré par décret présidentiel n° 89-67 du 16 mai 1989, ainsi que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ratifiée par décret n° 87-37 du 3 février 1987, ces instruments juridiques interdisant solennellement les discriminations de tous ordres ».
2. Votre juridiction établit-elle une hiérarchie entre les sources des droits de l’homme ?
Notre juridiction n’a pas eu jusque-là l’occasion de se prononcer sur une quelconque hiérarchie entre les sources des droits de l’homme.
3. Quels types de droits et liberté sont le plus souvent évoqués devant votre juridiction ?
En matière de contrôle de constitutionnalité des lois, l’égalité entre citoyens est le droit le plus souvent évoqué devant notre juridiction. Depuis la mise en place du mécanisme de l’exception d’inconstitutionnalité en mars 2019, les justiciables évoquent de plus en plus des droits de types procéduraux tels que le droit au double degré de juridiction.
4. Existe-t-il des droits de type nouveau invocables devant votre juridiction ?
Il existe plusieurs droits de type nouveau invocables devant notre juridiction. Ceci parce que notre Constitution a connu des évolutions considérables en fonction de l’évolution de la protection internationale des droits de l’homme. Il en est ainsi de l’accès à l’eau, l’accès au logement, le droit à un environnement sain…etc.
5. Établissez-vous une hiérarchie entre les droits de l’homme ; si oui pourquoi et comment ?
Notre juridiction n’a pas eu jusque-là l’occasion d’établir une hiérarchie entre les droits de l’homme.
6. Quelle est la place des droits fondamentaux dans votre jurisprudence ?
Bien que la Constitution fasse référence à la notion de droits fondamentaux et des libertés fondamentales (articles 9, 34 et 35…), notre juridiction n’a pas eu l’occasion de fournir une jurisprudence quant à la notion des droits fondamentaux.
7. Par quels procédés donnez-vous un régime particulier aux droits fondamentaux ?
Notre juridiction n’a pas eu l’occasion de fournir une jurisprudence en matière de régime particulier des droits fondamentaux.
8. Établissez-vous une différence entre la protection des droits et celle des libertés ?
Il n’apparaît pas de l’analyse de la jurisprudence de notre juridiction qu’une distinction soit établie entre la protection des droits et celle des libertés.
9. Quelles sont les techniques originales mises en œuvre pour protéger les droits et libertés des citoyens ?
Le plus souvent, notre juridiction recourt à la technique de confrontation normative entre les dispositions légales objets de contrôle et les dispositions constitutionnelles, principales normes de référence.
10. quels pouvoirs dispose votre Cour en matière de contrôle de constitutionnalité des lois censées violer les droits de l’homme ?
— En matière de contrôle de constitutionnalité des lois censées violer les droits de l’homme, la Cour constitutionnelle dispose de pouvoirs qui varient selon le type de contrôle exercé. Selon l’article 198 de la Constitution :
Lorsque la Cour constitutionnelle juge qu’un traité, accord ou convention est inconstitutionnel, sa ratification ne peut avoir lieu. Lorsque la Cour constitutionnelle juge qu’une loi est inconstitutionnelle, celle-ci ne peut être promulguée.
Lorsqu’une disposition d’une ordonnance ou d’un règlement est jugée inconstitutionnelle, celle-ci perd tout effet, à compter du jour de la décision de la Cour.
— Dans le cadre de l’exception d’inconstitutionnalité : Lorsque la Cour constitutionnelle juge qu’une disposition législative ou réglementaire est inconstitutionnelle, celle-ci perd tout effet, à compter du jour fixé par la décision de la Cour.
11. Par quels moyens votre Cour constitutionnalise-t-elle certains droits et libertés ?
Les moyens dont dispose notre juridiction en vue de constitutionnaliser des droits et des libertés sont l’interprétation de la Constitution et la technique des réserves d’interprétation.
12. Quelle est la place des normes de droit international (traités et jurisprudence internationale) dans la protection des droits de l’homme ?
En vertu de la révision constitutionnelle du 1er novembre 2020, les normes de droit international relatives aux droits de l’homme ont été érigées au rang de normes constitutionnelles de référence. Ainsi, le paragraphe 16 du Préambule de la Constitution dispose que « Le peuple algérien exprime son attachement aux droits de l’homme tels qu’ils sont définis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et les traités internationaux ratifiés par l’Algérie ».
13. Quelle est la portée des décisions rendues en matière de droits et libertés sur la jurisprudence des autres juridictions ?
Depuis l’adoption du mécanisme de l’exception d’inconstitutionnalité, le dialogue entre le juge constitutionnel et les autres juridictions prend une forme de plus en plus remarquable. Les décisions rendues par notre juridiction dans le cadre de l’exception d’inconstitutionnalité ont une portée de plus en plus visible dans la jurisprudence des tribunaux.
14. Quelles sont l’étendue et les limites des pouvoirs de votre Cour en matière d’exécution de vos décisions pour une protection effective des droits et libertés des citoyens ?
Afin de garantir une protection effective des droits et libertés des citoyens par le juge constitutionnel, la Constitution confère aux décisions de la Cour constitutionnelle la force de la chose jugée envers les pouvoirs publics et les autorités administratives et juridictionnelles. Ainsi, conformément à l’article 198 in fine de la Constitution : « Les décisions de la Cour constitutionnelle sont définitives. Elles s’imposent à l’ensemble des pouvoirs publics et aux autorités administratives et juridictionnelles ». En vertu de sa Décision n° 01-D.O – CC – 95 du 6 août 1995 relative à la constitutionnalité du point 6 de l’article 108 de la loi électorale, le Conseil constitutionnel a tenu à souligner que « Les décisions du Conseil Constitutionnel produisent continuellement leurs effets aussi longtemps que la Constitution n’aura pas été révisée et encore aussi durablement que les motifs qui fondent leur dispositif n’auront pas disparu ».
15. Quelles sont les conséquences qui s’attachent à une sanction, par votre juridiction, d’une violation des droits de l’homme ?
Les conséquences qui s’attachent à une sanction d’une violation des droits de l’homme sont soit i) la non-admission de la disposition sanctionnée dans l’ordonnancement juridique national ou ii) la disposition sanctionnée perd tout effet à compter du jour de la décision de la Cour constitutionnelle ou du jour fixé par celle-ci.
3. LES DROITS DE L’HOMME EN CONTEXTE
1. Existe-t-il, selon votre juridiction, une conception relative des droits de l’homme ?
La Constitution admet des restrictions aux droits de l’homme pour des motifs liés au maintien de l’ordre public, la sécurité, la protection des constantes nationales, la sauvegarde d’autres droits et libertés protégés par la Constitution, ainsi que le respect du droit à l’honneur, à l’intimité, à la protection de la famille et à celle de l’enfance et de la jeunesse. Dans ce sens, notre juridiction a eu quelques occasions pour se prononcer sur la conception relative des droits de l’homme. Ainsi, dans sa Décision n°1-D- L-CC 89 du 20 août 1989 relative au code électoral, le Conseil constitutionnel a déclaré que « l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions nécessaires, dans une société démocratique, pour protéger les libertés et les droits énoncés dans la Constitution et en garantir le plein effet ».
2. Quelle est la place des valeurs sociétales dans la protection des droits de l’homme par votre Cour ?
La place des valeurs sociétales dans la protection des droits de l’homme n’a pas fait l’objet d’une jurisprudence abondante de la part de notre juridiction. Notons toutefois que dans son Avis n° 05 du 22 décembre 2011 relatif au contrôle de la conformité de la loi organique fixant les modalités d’élargissement de la représentation des femmes dans les assemblées élues, à la Constitution, le Conseil constitutionnel a pris en considération dans son appréciation les « contraintes socio-culturelles ».
3. Quelle est la place de la culture dans la définition des droits de l’homme ?
Notre juridiction n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur la place de la culture dans la définition des droits de l’homme.
4. Quelle est la place de la religion dans la définition des droits de l’homme ?
Notre juridiction n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur la place de la religion dans la définition des droits de l’homme.
5. La recherche de la paix et de la cohésion sociale est-elle un facteur déterminant dans la définition des droits de l’homme ?
La Cour constitutionnelle est une institution indépendante chargée d’assurer le respect de la Constitution. La recherche de la paix et de la cohésion sociale est la finalité de toute institution, mais ne constitue pas un critère déterminant dans la jurisprudence de notre juridiction relative à la définition des droits de l’homme.
6. Votre jurisprudence est-elle attachée à une conception universelle des droits de l’homme ?
La jurisprudence de notre juridiction est attachée à une conception universelle des droits de l’homme, conception à laquelle est attachée la Constitution à travers le paragraphe 16 de son Préambule : « Le peuple algérien exprime son attachement aux droits de l’homme tels qu’ils sont définis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et les traités internationaux ratifiés par l’Algérie ».
7. Votre Cour a-t-elle eu l’occasion d’affirmer son appartenance à un courant de pensée des droits de l’homme ?
Notre Cour n’a pas eu l’occasion d’affirmer son appartenance à un quelconque courant de pensée des droits de l’homme.
8. Quels sont les droits et libertés les plus consacrés par votre jurisprudence ?
Notre jurisprudence a consacré par plusieurs occasions le droit à l’égalité devant la loi. Par exemple dans son Avis n° 04 / A.L / CC / 98 du 13 juin 1998 relatif à la constitutionnalité des articles 4 à 7, 11, 12, 14, 15 et 23 de la loi portant régime des indemnités et de retraite du membre du Parlement, le Conseil constitutionnel déclare que : « – considérant que le principe d’égalité des citoyens devant la loi tel que prévu à l’article 29 de la Constitution oblige le législateur à soumettre les citoyens se trouvant dans des situations semblables à des règles semblables et ceux se trouvant dans des situations différentes à des règles différentes ;
– Considérant que ces principes commandent que le législateur fonde son appréciation dans l’exercice de ses compétences, sur des critères objectifs et rationnels ».
9. L’appréciation du respect des droits et libertés doit-elle tenir compte des circonstances de temps et de lieu ?
Les circonstances de temps et de lieu ne constituent pas des critères déterminants dans la jurisprudence de notre juridiction relative à l’appréciation du respect des droits et libertés.
10. Quels sont les facteurs à prendre en considération pour une protection adaptée des droits des personnes ?
Dans notre conception de la protection des droits de l’homme, les facteurs déterminants sont la Constitution et l’esprit de la Constitution.
11. Les crises politiques, économiques et sociales ont-elles une influence sur votre interprétation des droits et libertés des citoyens ?
D’après une analyse approfondie de la jurisprudence de notre juridiction, il n’apparait pas que les crises politiques, économiques et sociales ont une influence directe sur l’interprétation des droits et libertés des citoyens.
12. Les lois instituant des circonstances exceptionnelles pour la lutte contre la pandémie du nouveau coronavirus, ont-elles eu une influence sur votre perception des droits de l’homme ?
Notre juridiction n’a pas eu à ce jour à se prononcer sur les lois et règlements adoptés en vue de lutter contre la pandémie du nouveau coronavirus. Bien qu’elles comptent certaines restrictions aux droits et libertés, les mesures prises dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus visent à protéger un droit humain fondamental ; le droit à la vie.
13. La crise sanitaire a-t-elle eu des conséquences sur vos méthodes et techniques de protection des droits et libertés des individus ?
À ce jour, la crise sanitaire n’a pas eu des conséquences sur les méthodes et techniques de protection des droits et libertés des individus de la part de notre juridiction.
Tribunal constitutionnel d’Andorre
1. DROITS DE L’HOMME, ÉTAT DE DROIT ET DÉMOCRATIE
1. La protection des droits de l’homme fait-elle partie des compétences de votre juridiction ?
Oui, il s’agit d’une partie importante des compétences du Tribunal constitutionnel d’Andorre.
La protection des droits de l’homme est développée dans plusieurs lois constitutionnelles et ordinaires.
Dans le Préambule de la Constitution du 28 avril 1993 (CA), il est dit : « […] des mécanismes susceptibles de garantir la sécurité juridique dans l’exercice des droits fondamentaux de la personne, lesquels, s’ils ont toujours été présents dans la société andorrane et respectés par celle-ci, ne faisaient pas l’objet d’une véritable réglementation ».
L’article 1.2 de la CA lui-même prévoit également : « La Constitution proclame que l’État andorran respecte et promeut, dans son action, les principes […] de défense des droits de l’homme, ainsi que la dignité de la personne ».
L’article 4 dispose ce qui suit : « La Constitution reconnaît que la dignité humaine est intangible et, par conséquent, garantit les droits inviolables et imprescriptibles de la personne, qui constituent le fondement de l’ordre politique, de la paix sociale et de la justice ».
L’article 5 dispose : « La Déclaration universelle des droits de l’homme est en vigueur en Andorre ».
En conséquence, l’ensemble du titre II « Des droits et libertés » s’occupe des :
— droits fondamentaux de la personne et des libertés publiques
– chapitre III, articles 8 à 23 (droit à la vie, à l’intégrité physique et morale, interdiction de la torture, des peines et des traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la peine de mort, droits à la liberté et à la sécurité, habeas corpus, au recours devant une juridiction, à obtenir de celle-ci une décision fondée en droit, ainsi qu’à un procès équitable, devant un tribunal impartial créé préalablement par la loi, à la défense et à l’assistance d’un avocat, le droit à un procès d’une durée raisonnable, à la présomption d’innocence, à être informé de l’accusation, à ne pas être contraint de se déclarer coupable, à ne pas faire de déclaration contre soi-même et, en cas de procès pénal, à l’exercice d’un recours, le principe d’égalité, la justice gratuite, la liberté de pensée, de religion et de culte, et le droit de toute personne de ne pas déclarer ou manifester sa pensée, sa religion ou ses croyances, la liberté de manifester sa propre religion ou ses croyances est soumise aux seules limites établies par la loi et nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre, de la santé et de la morale publiques ou des droits et des libertés fondamentales d’autrui, les libertés d’expression, de communication et d’information, de réponse et de rectification, et la protection du secret professionnel. Interdiction de censurer préalablement ou de tout autre moyen de contrôle idéologique de la part des pouvoirs publics, obligation des pouvoirs publics de promouvoir une politique de protection de la famille, égalité dans les droits et dans les obligations des époux, égalité des enfants devant la loi, indépendamment de leur filiation, le respect de l’intimité, de l’honneur et de l’image, la protection contre les intrusions illégales dans sa vie privée et familiale, l’inviolabilité du domicile, le secret des communications, les droits de réunion et de manifestation pacifiques à des fins licites, le droit d’association dans des buts licites, le droit à la création et au fonctionnement d’organisations professionnelles, patronales et syndicales, les travailleurs et les chefs d’entreprises ont le droit de défendre leurs intérêts économiques et sociaux, le droit à l’éducation, la liberté d’enseignement et celle de créer des centres d’enseignement, la liberté de circuler librement sur le territoire national).
– droits politiques des Andorrans – chapitre IV, articles 24 à 26 (droit de vote, droit à un égal accès aux fonctions et aux charges publiques, droit de créer librement des partis politiques).
– droits et principes économiques, sociaux et culturels – chapitre V, articles 27 à 36 (droit à la propriété privée et à l’héritage, liberté d’entreprise, droit au travail, à la promotion sociale par le travail, à une rémunération suffisante pour assurer au travailleur et à sa famille une existence conforme à la dignité humaine, droit à la protection de la santé, droit à jouir d’un logement digne, l’État veille à l’utilisation rationnelle du sol et de toutes les ressources naturelles afin de garantir à chacun une qualité de vie digne, ainsi que de rétablir et de préserver pour les générations futures un équilibre écologique rationnel de l’atmosphère, de l’eau et de la terre, et de protéger la flore et la faune locale, droits des consommateurs et des usagers garantis par la loi).
2. Cette compétence est-elle explicite ou implicite ?
Elle est explicite.
Dans la Constitution et au titre II, le chapitre VII consacre les articles 39 à 42- « Les garanties des droits et des libertés. »
L’article 39.1 dispose : « 1. Les droits et les libertés reconnus aux Chapitres III et IV du présent Titre sont directement applicables et s’imposent immédiatement aux pouvoirs publics. Leur portée ne peut être limitée par la loi et les Tribunaux en assurent la protection. »
Et l’article 41 prévoit : « 1. La loi organise la protection des droits et des libertés reconnus aux Chapitres III et IV devant les tribunaux ordinaires, selon une procédure d’urgence qui, dans tous les cas, prévoit deux instances. 2. La loi établit une procédure exceptionnelle de recours devant le Tribunal constitutionnel contre les actes des pouvoirs publics qui portent atteinte aux droits mentionnés dans le paragraphe précédent. »
Enfin, le titre VIII de la Constitution réglemente le Tribunal constitutionnel et parmi ses règles souligne :
« 1. Le Tribunal constitutionnel est l’interprète suprême de la Constitution ; il siège en tant qu’organe juridictionnel et ses décisions s’imposent aux pouvoirs publics et aux personnes privées. » (Article 95.1).
« Le Tribunal constitutionnel connaît (…) c) Des recours d’empara constitutionnels » (article 98).
Contre les actes des pouvoirs publics qui lèsent des droits fondamentaux : Sont fondés à demander la protection au Tribunal constitutionnel :
a) les personnes qui ont été partie, directement ou en tant que tiers intervenants, dans la procédure judiciaire préalable mentionnée à l’article 41 alinéa 2 de la Constitution.
b) les personnes qui ont un intérêt légitime mis en cause par des dispositions ou des actes du Conseil Général n’ayant pas force de loi.
c) le ministère public en cas de violation du droit fondamental à la juridiction (article 102).
La loi qualifiée fixe le statut juridique des membres du Tribunal constitutionnel, les procédures et le fonctionnement de cette institution (article 104).
Cette « Loi qualifiée du Tribunal constitutionnel » a été adoptée le 3 septembre de 1993 et a été modifiée à plusieurs reprises.
3. Existe-t-il un rapport entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie ?
En effet, il existe un lien étroit entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie. La Constitution de la Principauté d’Andorre prévoit clairement que « l’Andorre est un État indépendant, de droit, démocratique et social » (article 1.1). Et cette déclaration implique : « La Constitution proclame comme principes inspirants de l’action de l’État andorran le respect et la promotion de la liberté, de l’égalité, de la justice, de la défense des droits de l’homme et de la dignité de la personne ».
4. Comment établissez-vous un lien entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie ?
Sans protection des droits de l’homme, on ne peut pas parler de l’État de droit (même s’il existe une autorité de droit et que tous les pouvoirs publics y sont soumis) ou de démocratie (même s’il y a plusieurs manifestations d’expression de la volonté populaire).
5. Existe-t-il une différence entre l’État de droit et la démocratie selon l’approche de votre juridiction ?
Bien que les concepts d’État de droit et de démocratie soient généralement intimement liés, ils peuvent parfois avancer sur des chemins opposés. Cela peut se produire lorsque l’État, bien que de droit, s’oppose à plusieurs reprises aux expressions démocratiques et lorsque les expressions démocratiques attaquent les fondements de l’État de droit. La solution à ce conflit doit se faire précisément sur la base de la plus grande reconnaissance et de la meilleure protection des droits de l’homme et des libertés publiques.
6. Votre jurisprudence a-t-elle contribué à consolider l’État de droit et la démocratie : si oui comment, si non pourquoi ?
Ce n’était pas nécessaire. L’État de droit et la démocratie, bien que toujours imparfaits, sont bien installés dans la Principauté d’Andorre et sa consolidation n’a pas été nécessaire.
Toutefois, la jurisprudence du Tribunal constitutionnel a pu corriger des cas spécifiques de violation ou d’ignorance des droits fondamentaux et, à cet égard, a contribué à consolider l’État de droit et la démocratie.
7. La garantie de l’État de droit et de la démocratie est-elle une finalité de la jurisprudence de votre Cour ?
Oui. La jurisprudence du Tribunal constitutionnel, puisqu’il est l’interprète suprême de la Constitution (article 95 CA), vise à garantir l’État de droit et la démocratie.
8. Jugez-vous la qualité de vos décisions en fonction de leur contribution à l’ancrage de la démocratie ?
Comme nous l’avons dit, il n’a pas été nécessaire de contribuer à l’enracinement de la démocratie historiquement installée en Andorre et consacrée par la Constitution.
9. En quoi et dans quels domaines votre jurisprudence a-t-elle contribué à renforcer l’État de droit et la démocratie ?
Peut-être, en raison du nombre d’affaires examinées par le Tribunal constitutionnel, le droit à la juridiction et à la tutelle judiciaire effective a-t-il été l’un des domaines dans lesquels la jurisprudence du Tribunal constitutionnel a le plus contribué au renforcement de l’État de droit et de la démocratie.
10. Le bilan de votre contribution à la promotion de l’État de droit et de la démocratie est-il positif, si non pourquoi ?
Nous pensons sincèrement que le bilan est positif.
11. Le juge constitutionnel joue-t-il un rôle politique ?
Formellement, il ne joue pas ou ne peut pas jouer un rôle politique. En réalité, cependant, bien que ses actions soient strictement motivées par des critères juridiques et non politiques, le contact avec des questions spécifiques de nature politique signifie que nécessairement, de l’extérieur et en raison de la question objective sur laquelle il opère, on lui attribue un rôle politique ou parapolitique.
Il convient également de garder à l’esprit que la grande majorité des membres du Tribunal constitutionnel de la Principauté d’Andorre, bien qu’ils aient la nationalité andorrane pro tempore pendant leur mandat, ont la nationalité espagnole ou française. Ce fait contribue de manière décisive au fait qu’ils ne jouent pas un rôle politique.
12. Les conditions d’accès à votre juridiction favorisent-elles une promotion de l’État de droit et de la démocratie ?
Oui. Les citoyens andorrans sont conscients du fait que l’existence d’un Tribunal constitutionnel favorise la promotion de l’État de droit et de la démocratie.
2. LES MÉTHODES ET TECHNIQUES JURIDICTIONNELLES DE PROTECTION DES DROITS DE L’HOMME
1. Quelles sont les références les plus souvent invoquées dans vos décisions en matière de protection des droits de l’homme : références internationales ou nationales ?
La référence la plus courante et la plus obligatoire dans les décisions du Tribunal constitutionnel est le texte de la Constitution andorrane elle-même.
La Convention de Rome pour la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 est également une référence importante, de même que ses protocoles additionnels.
De même, les décisions du Tribunal constitutionnel d’Andorre suivent et intègrent la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. La formation particulière des magistrats membres du Tribunal est en fin de compte un élément très digne d’être pris en compte.
2. Votre jurisprudence établit-elle une hiérarchie entre les sources des droits de l’homme ?
En principe, la jurisprudence du Tribunal constitutionnel n’établit pas, de manière générale et abstraite, de hiérarchie entre les différents droits fondamentaux de la personne. Toutefois, dans des cas spécifiques de conflit – par exemple entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la vie privée – une primauté est établie, dans le cas spécifique, de l’un sur l’autre selon les lignes que suivent la plupart des différentes jurisprudences dans le domaine des droits de l’homme.
3. Quels types de droits et libertés sont le plus souvent évoqués devant votre juridiction ?
Le droit le plus souvent invoqué par les requérants est le droit à la juridiction, soit exclusivement, soit de manière simultanée avec certains des autres droits mentionnés dans le même article, qu’ils soient considérés comme des droits autonomes, des manifestations ou des aspects du droit à la juridiction. Il en est ainsi avec le droit d’obtenir une décision fondée en droit, le droit à un procès équitable auprès d’un tribunal impartial prédéterminé par la loi, le droit à la défense et l’assistance technique d’un avocat, le droit à un procès d’une durée raisonnable, la présomption d’innocence, le droit à être informé de ce dont on l’accuse, de ne pas s’avouer coupable, de ne pas témoigner contre soi-même et, dans les procédures pénales, du recours. Il convient cependant de noter que le droit à la liberté, à la vie privée, à l’honneur et à l’image, à être protégé par des lois contre toute ingérence illégitime dans la vie privée et familiale et l’inviolabilité du domicile et le secret des communications sont de plus en plus allégués.
4. Existe-t-il des droits d’un type nouveau invocables devant votre juridiction ?
Jusqu’à présent, n’ont pas été invoqués devant le Tribunal constitutionnel les droits fondamentaux qui ne sont pas recueillis directement ou indirectement dans la Constitution andorrane.
5. Établissez-vous une hiérarchie entre les droits de l’homme ; si oui pourquoi et comment ?
Comme nous l’avons dit dans la réponse précédente 2, le Tribunal constitutionnel n’établit aucune hiérarchie entre les différents droits de l’homme. Ce n’est qu’en cas de conflit de droits possible que l’on donne la prépondérance à un droit par rapport à un autre.
6. Quelle est la place des droits fondamentaux dans votre jurisprudence ?
La plus importante. De toutes les saisines de ce Tribunal, 95,22 % sont des recours en protection constitutionnelle portant sur la prétendue violation d’un droit fondamental.
7. Par quels procédés donnez-vous un régime particulier aux droits fondamentaux ?
Nous n’accordons pas de régime particulier aux droits fondamentaux.
8. Établissez-vous une différence entre la protection des droits et celle des libertés ?
Pas en principe, mais cela dépend de chaque cas spécifique.
9. Quelles sont les techniques originales mises en œuvre pour protéger les droits et libertés des citoyens ?
Le recours d’empara constitue un document technique, non original, mais très adapté à la protection des droits fondamentaux.
10. De quels pouvoirs dispose votre Cour en matière de contrôle de constitutionnalité des lois censées violer les droits de l’homme ?
Le Tribunal a les mêmes pouvoirs que dans tous les éventuels cas d’inconstitutionnalité d’une loi. La loi contestée ou les articles spécifiques qui sont déclarés inconstitutionnels, sont annulés et cessent absolument de faire partie du système juridique. Le Tribunal constitutionnel, pour utiliser une formule qui a déjà été entendue, agit pleinement comme un « législateur négatif ».
11. Par quels moyens votre Cour constitutionnalise-t-elle certains droits et libertés ?
Jusqu’à présent, il n’a pas été nécessaire de « constitutionnaliser un droit ou une liberté fondamentale qui ne sont pas proclamés dans la Constitution ».
12. Quelle est la place des normes du droit international (traités et jurisprudence internationale) dans la protection des droits de l’homme ?
Les normes internationales relatives aux droits fondamentaux jouent un rôle fondamental en Andorre. L’article 5 de la Constitution proclame textuellement « la Déclaration universelle des droits de l’homme est en vigueur en Andorre ». Les autres traités internationaux en Andorre ont une valeur de droit formel. Ils doivent respecter la Constitution et à cette fin l’article 101 dispose que le Tribunal constitutionnel, à la demande des personnes autorisées, rend un avis préalable d’inconstitutionnalité, préférentiellement, sur les traités internationaux avant leur ratification.
13. Quelle est la portée des décisions rendues en matière de droits et libertés sur la jurisprudence des autres juridictions ?
L’article 2 de la loi qualifiée sur le Tribunal constitutionnel dispose que sa compétence est supérieure, dans son ordre et dans l’exercice de ses pouvoirs, à celle des autres juridictions. Ses décisions s’imposent aux pouvoirs publics et aux individus et leurs décisions ont une valeur de chose jugée. La doctrine du Tribunal constitutionnel, lorsqu’il interprète la Constitution, s’impose également aux différents organes de juridiction ordinaire.
14. Quelles sont l’étendue et les limites des pouvoirs de votre Cour en matière d’exécution de vos décisions pour une protection effective des droits et libertés des citoyens ?
Le Tribunal constitutionnel n’exécute pas ses décisions lui-même. Toutes les mesures d’exécution sont prononcées par les organes de juridiction ordinaire dans le cadre de leurs compétences respectives.
15. Quelles sont les conséquences qui s’attachent à une sanction, par votre juridiction, d’une violation des droits de l’homme ?
Cela dépend de chaque cas spécifique. La sanction peut être de faire, de ne pas faire, de cesser une action, de donner quelque chose ou de dédommager.
2. LES DROITS DE L’HOMME EN CONTEXTE
1. Existe-t-il, selon votre jurisprudence, une conception relative des droits de l’homme ?
Nous n’avons pas eu l’occasion de nous pencher sur cette question. Tel qu’il en découle de l’opinion la plus répandue, « conception relative » s’oppose à « conception absolue », le Tribunal constitutionnel d’Andorre maintient le caractère absolu et universel des droits de l’homme, sans préjudice du fait que, lorsque les droits de l’homme de nature différente entrent en conflit, des priorités sont appliquées entre eux.
2. Quelle est la place des valeurs sociétales dans la protection des droits de l’homme par votre Cour ?
Les valeurs sociales sont prises en compte lorsqu’il s’agit de protéger les droits de l’homme. L’article 1.2 de la Constitution dispose : « La Constitution proclame que l’État andorran respecte et promeut, dans son action, les principes de liberté, d’égalité, de justice, de tolérance, de défense des droits de l’homme, ainsi que la dignité de la personne ».
3. Quelle est la place de la culture dans la définition des droits de l’homme ?
La culture et les valeurs qu’elle implique occupent une place de choix dans la définition des droits de l’homme, dans le respect de l’idée de multiculturalisme.
4. Quelle est la place de la religion dans la définition des droits de l’homme ?
La Constitution andorrane prévoit dans son article 11.1 : « La Constitution garantit la liberté de pensée, de religion et de culte, et nul ne peut être contraint de déclarer ou de manifester sur son idéologie, sa religion ou ses convictions ». L’alinéa 3 reconnaît la situation particulière de l’Église catholique.
5. La recherche de la paix et de la cohésion sociale est-elle un facteur déterminant dans la définition des droits de l’homme ?
Oui, la recherche de la paix et de la cohésion sociale constitue un des facteurs déterminants dans la définition des droits de l’homme par ce Tribunal constitutionnel.
6. Votre jurisprudence est-elle attachée à une conception universelle des droits de l’homme ?
En effet, notre jurisprudence accepte la conception universelle des droits de l’homme.
7. Votre Cour a-t-elle eu l’occasion d’affirmer son appartenance à un courant de pensée des droits de l’homme ?
Non. Le Tribunal n’a pas eu l’occasion d’affirmer cette appartenance à la conception universelle des droits de l’homme et ne l’aurait probablement pas fait non plus parce qu’il essaie toujours de résoudre les controverses qui lui sont soumises, sans faire de déclarations de nature théorique ou doctrinale.
8. Quels sont les droits et libertés les plus consacrés par votre jurisprudence ?
En raison du caractère particulier de la procédure de recours d’empara, par laquelle les questions relatives aux droits de l’homme parviennent au Tribunal, le droit le plus souvent consacré par notre jurisprudence est le droit à la juridiction, c’est-à-dire le droit à une protection juridictionnelle effective, à un procès équitable étayé par un tribunal impartial prédéterminé par la loi et dans une durée raisonnable. Toujours dans ce même domaine procédural, le droit à la défense, à la présomption d’innocence, à être informé de l’accusation, de ne pas se déclarer coupable, de ne pas témoigner contre soi-même et le droit de faire appel. Le Tribunal constitutionnel est également saisi avec une relative assiduité de questions liées au droit à la liberté et à la sécurité et aux droits à la vie privée et à l’honneur.
9. L’appréciation du respect des droits et libertés doit-elle tenir compte des circonstances de temps et de lieu ?
Toute norme juridique doit être interprétée, appréciée et valorisée, en tenant compte de la réalité sociale – temps et lieu – à laquelle elle doit s’appliquer, sans relativiser son contenu. Au contraire, en tenant compte de son esprit et de son objectif. C’est ainsi que le Tribunal constitutionnel d’Andorre tente de faire.
10. Quels sont les facteurs à prendre en considération pour une protection adaptée des droits des personnes ?
Toute circonstance personnelle, objective, temporaire ou circonstancielle pouvant être présente dans le cas qui est soumis à notre jugement.
11. Les crises politiques, économiques et sociales ont-elles une influence sur votre interprétation des droits et libertés de citoyens ?
Elles n’ont pas d’influence décisive, mais elles font partie de cette « réalité sociale » dont le Tribunal tient compte.
12. Les lois instituant des circonstances exceptionnelles pour la lutte contre la pandémie du nouveau coronavirus, ont-elles eu une influence sur votre perception des droits de l’homme ?
Si elles ont été considérées conformes à la Constitution, elles ont été appliquées, également en matière de droits de l’homme, en respectant leur essence. Parfois, elles ont servi à établir une limitation objective ou temporaire. De nombreux droits de l’homme ont, dans leur contenu, une « configuration » légale, à laquelle nous nous tenons, tant qu’elle est constitutionnelle.
13. La crise sanitaire a-t-elle eu des conséquences sur vos méthodes et techniques de protection des droits et libertés des individus ?
Elle n’a pas eu de conséquences directes, mais la crise sanitaire a en effet nuancé le contenu et la temporalité de certains droits de l’homme et des libertés fondamentales tels que la liberté de circulation, la liberté de réunion et de manifestation, la liberté d’entreprise, etc.
14. Avez-vous des observations particulières ou des points spécifiques que vous souhaiteriez évoquer ?
Non.
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En vertu de la révision constitutionnelle adoptée par référendum populaire du 1er novembre 2020, il est prévu qu’une Cour constitutionnelle prendra la place de l’actuel Conseil constitutionnel. Toutefois, en attendant l’installation de la Cour constitutionnelle dans un délai d’une année à compter de la date de promulgation de la révision constitutionnelle, le Conseil constitutionnel continue à exercer ses missions conformément à l’article 224 de la Constitution. C’est pourquoi, les réponses données dans le cadre du présent questionnaire s’appuient sur la pratique du Conseil constitutionnel. [Retour au contenu]
Tribunal constitutionnel d’Angola
1. DROITS DE L’HOMME, ÉTAT DE DROIT ET DÉMOCRATIE
1. La protection des droits de l’homme fait-elle partie des compétences de votre juridiction ?
Oui. En admettant que, dans l’usage courant, l’expression droits de l’homme, droits inviolables, droits fondamentaux et droits constitutionnels sont des terminologies utilisées de manière indistincte mais équivalente et indiquent les droits qui devraient être reconnus à tout individu en tant que personne. C’est l’un des principaux objectifs de l’État, la promotion et la défense des droits et libertés fondamentaux de l’homme, autant qu’un individu qu’en tant que membre de groupes sociaux organisés, et de veiller à ce que la garantie de son efficacité soit respectée par les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, organes et institutions, ainsi que par toutes les personnes physiques et morales, comme prévue à l’article 2 de la Constitution de la République d’Angola (CRA).
Cet aspect est renforcé par le contenu de l’article 28 de la CRA, qui consacre la force juridique des dispositions constitutionnelles relatives aux droits, libertés et garanties fondamentaux comme étant directement applicables et liant toutes les entités publiques et privées.
2. Cette compétence est-elle explicite ou implicite ?
La protection des droits de l’homme dans la juridiction angolaise est clairement explicite, car, à plusieurs reprises, la CRA pose le principe de la dignité humaine et du respect des droits de l’homme, des libertés et des garanties fondamentales, comme valeurs élémentaires de l’ordre juridique (articles 1, 2, 12, 13 et 21 de la CRA).
La garantie de ces droits est matérialisée par les organes de l’État, plus précisément par le pouvoir judiciaire, qui garantit et assure le respect de la Constitution, des lois, traités et autres dispositions normatives en vigueur, la protection des droits et intérêts légitimes des citoyens et des institutions et statue sur la légalité des actes administratifs (articles 175, 176 et 177 de la CRA) ; par le pouvoir exécutif, à travers la mise en œuvre de politiques publiques qui facilitent la réalisation des droits de l’homme (article 21 de la CRA) et, également, par le pouvoir législatif, à travers la création de diplômes juridiques qui mettent l’accent sur le respect de la dignité de la personne humaine (articles 161 à 165 de la CRA). Cette mission est étendue à d’autres organes de l’État tels que l’Ombudsman et d’autres institutions qui composent la société civile.
3. Existe-t-il un rapport entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie ?
Oui. Cette relation peut être observée dans le fait que la CRA reconnait les droits et libertés fondamentaux. La Constitution illustre de manière exemplaire l’existence significative de la rhétorique des droits. Ce n’est pas un hasard si la CRA est citée par de nombreux experts comme l’une des Constitutions les plus complètes en matière de droits, libertés et garanties fondamentaux. Clairement, les articles 1 et 2 de la CRA démontrent la perspective du législateur constituant, selon laquelle la garantie de l’État de droit et de la démocratie dépend avant tout du respect des droits inhérents à la personne (dignité de la personne humaine).
La reconnaissance de ces droits fondamentaux dans la Constitution est donc l’un des éléments caractéristiques de l’État de droit. Ce fait est garanti dans la rigidité de la Constitution (articles 233 à 237 de la CRA) et dans le contrôle de constitutionnalité des lois et actes normatifs attribué à la Cour constitutionnelle (n° 2, article 181 de la CRA). D’autre part, les droits fondamentaux non seulement constituent les principes suprêmes de l’ordre constitutionnel, mais qualifient également la même structure démocratique de l’État, qui serait subvertie chaque fois qu’ils seraient ignorés ou violés.
4. Comment établissez-vous un lien entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie ?
La protection des droits de l’homme avec la garantie de l’État de droit et de la démocratie est établie à travers une protection juridictionnelle effective. Il existe un organe suprême qui supervise et protège les droits, garanties et libertés fondamentaux, à savoir la Cour constitutionnelle (article 181 de la CRA). Cette fonction est étendue à d’autres juridictions de droit commun qui apprécient la constitutionnalité des règles à titre incident.
5. Existe-t-il une différence entre l’État de droit et la démocratie selon l’approche de votre juridiction ?
Partant de l’origine étymologique des expressions “État de droit” et “État démocratique”, ils sont compris comme un État régi par des normes juridiques (État de droit) et dirigé par des citoyens élus au suffrage universel (État démocratique). Le système juridique reconnaît l’expression « État de droit démocratique », comme une réalité intégrée et idéale à atteindre par la consécration de la souveraineté populaire, la primauté de la Constitution et de la loi, la séparation des pouvoirs et l’interdépendance des fonctions, l’unité nationale, le pluralisme des expressions et de l’organisation politique et la démocratie représentative et participative.
6. Votre jurisprudence a-t-elle contribué à consolider l’État de droit et la démocratie : si oui comment, si non pourquoi ?
La jurisprudence de la Cour constitutionnelle à travers ses décisions et ses effets (question principale res judicata, réforme de la décision en appel et réforme procédurale) a largement contribué à la consolidation de l’État de droit démocratique. Notamment, la Cour constitutionnelle a statué sur diverses questions de droit constitutionnel, telles que le droit à la propriété, le droit au logement, le droit de recours, le droit à la liberté, le droit à la liberté de circulation, la liberté d’expression et le droit à un jugement juste et équitable, annulant les décisions contestées fondées sur la violation des droits fondamentaux.
7. La garantie de l’État de droit et de la démocratie est-elle une finalité de la jurisprudence de votre Cour ?
Les décisions de la Cour constitutionnelle angolaise visent à garantir l’État de droit et la démocratie, ce qu’implique avant tout le respect des normes constitutionnelles (principe de la suprématie de la Constitution) et la garantie des droits, libertés et garanties fondamentaux.
De ces décisions, on peut noter la soumission claire inconditionnelle à la Constitution à la loi et aux valeurs des normes constitutionnelles, qui constituent l’apanage de l’État de droit et de la démocratie.
8. Jugez-vous la qualité de vos décisions en fonction de leur contribution à l’ancrage de la démocratie ?
La réalisation de la paix, la stabilité de la vie politique, ainsi que la normalité constitutionnelle, ont créé les conditions nécessaires à l’institution de la Cour constitutionnelle en Angola – dont les fonctions étaient auparavant exercées par la Cour Suprême. C’était en 2008 que la Cour constitutionnelle a été effectivement consacrée. Depuis lors, la pratique de la justice est devenue l’apanage de cette prestigieuse institution. Parfois, lors de l’annulation des décisions d’autres juridictions, elle était la cible de critiques, de malentendus, en raison de la nouveauté de son caractère décisionnel et du fait qu’elle était plus qu’un Juge des lois et de la pondération axiologique et téléologique et moins légaliste.
Les décisions de la Cour constitutionnelle ont joué un rôle important dans la construction et la consolidation de l’État démocratique et de droit, dans la défense du droit constitutionnel et dans la préservation de l’intégrité de l’ordre juridique.
9. En quoi et dans quels domaines votre jurisprudence a-t-elle contribué à renforcer l’État de droit et la démocratie ?
Les décisions des tribunaux étant impératives et obligatoires pour tous, les décisions de la Cour constitutionnelle ont servi de fondement à la fonction sociale exercée par cet organe. Les décisions sur le recours extraordinaire d’inconstitutionnalité (modèle espagnol de recours de protection) et le recours ordinaire prévu par la législation ordinaire (Loi n° 2/08 – Loi organique de la Cour constitutionnelle et Loi n° 3/ 08 – Loi de Procédure constitutionnelle, toutes deux du 17 juin) ont contribué à la mise en œuvre du principe de primauté de la Constitution et à la défense des droits et intérêts légitimes de la population. La Cour constitutionnelle, avec sa jurisprudence, a défini des positions évolutives de l’État de droit démocratique.
Dans le cadre du contrôle concret, la Cour constitutionnelle s’est distinguée en affirmant l’importance du principe du contradictoire (voir l’ARRÊT de la Cour constitutionnelle n° 490/2018), l’interdiction de la reformatio in pejus, l’habeas corpus (voir l’ARRÊT n° 582/2019), l’absence de contestation et le droit à un procès équitable (voir l’ARRÊT n° 482/2018).
En termes de contrôle abstrait, l’ARRÊT n° 467/2017 a déclaré l’inconstitutionnalité de plusieurs articles contenus dans la loi, pourtant abrogée, n° 25/2015 du 18 septembre, Loi de la mesure de Précaution en matière de procédure pénale, qui attribue la compétence au magistrat du parquet pour ordonner la détention préventive. La Cour a toutefois décidé de retarder les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité jusqu’au moment de mise en œuvre par le juge des garanties.
10. Le bilan de votre contribution à la promotion de l’État de droit et de la démocratie est-il positif, si non pourquoi ?
11. Le juge constitutionnel joue-t-il un rôle politique ?
La Cour constitutionnelle angolaise, en plus de sa fonction de contrôle et de défense des droits de l’homme, exerce sa compétence sur les questions d’ordre juridique des partis et en matière électorale (article 181 de la CRA). Dans le processus électoral, la Cour constitutionnelle est appelée à jouer un rôle prépondérant dans l’accréditation des listes de partis et dans la validation des élections elles-mêmes en cas de contestation.
La Cour constitutionnelle s’est consolidée avec la compétence électorale exercée en 2008, 2012 et 2017 et son appel fréquent à régler les questions relatives aux partis et coalitions politiques, dans le processus de constitution et de modification, ainsi que dans la résolution des conflits internes.
Le rôle politique joué par le juge constitutionnel en Angola est supra-partisan.
12. Les conditions d’accès à votre juridiction favorisent-elles une promotion de l’État de droit et de la démocratie ?
Oui. La structure organique et fonctionnelle de la Cour constitutionnelle promeut l’État de droit et démocratique. En effet, le système juridique met à disposition tous les mécanismes indispensables et fondamentaux : le droit d’accès à la loi et à une protection juridictionnelle effective de tous les citoyens est garanti, surtout avec la consécration de défenseurs officieux et la possibilité de recourir à d’autres instances de juridictions hiérarchiquement supérieures et/ou spécialisées.
Les tribunaux sont tenus de protéger les droits fondamentaux des citoyens, ainsi que de prendre des décisions justes et équitables, fondées sur la CRA et la loi. En termes de contrôle concret, nous avons l’ARRÊT n° 122/2010, dans lequel la Cour constitutionnelle a annulé une procédure pénale pour une atteinte aux droits fondamentaux.
2. LES MÉTHODES ET TECHNIQUES JURIDICTIONNELLES DE PROTECTION DES DROITS DE L’HOMME
1. Quelles sont les références les plus souvent invoquées dans vos décisions en matière de protection des droits de l’homme : références internationales ou nationales ?
Les décisions de la Cour constitutionnelle angolaise font davantage référence à la législation nationale elle-même, mais les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme sont également utilisés comme support juridique, à savoir la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (article 26 de la CRA), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et autres.
2. Votre jurisprudence établit-elle une hiérarchie entre les sources des droits de l’homme ?
Non, notre jurisprudence n’établit aucune sorte de hiérarchie par rapport aux sources des droits de l’homme, au contraire, elle place toutes les sources (nationales et internationales) au même niveau, bien que la CRA établisse, dans son article 27, que « Le régime juridique des droits, libertés et garanties énoncé dans le présent chapitre est applicable aux droits, libertés et garanties et aux droits fondamentaux de nature analogue, consacré par la Constitution, ou par loi ou par convention internationale ».
3. Quels types de droits et libertés sont le plus souvent évoqués devant votre juridiction ?
Les droits les plus discutés à la Cour constitutionnelle angolaise sont ce que la doctrine appelle les droits de première génération et parmi eux le droit à la liberté physique, le droit d’aller et venir. À noter que cette année, 63% des procès déjà examinés par notre Cour concernaient la privation de liberté.
4. Existe-t-il des droits d’un type nouveau invocables devant votre juridiction ?
Non, il n’y a pas de nouveaux droits à invoquer auprès de notre Cour.
5. Établissez-vous une hiérarchie entre les droits de l’homme ; si oui pourquoi et comment ?
Cette Cour n’a jamais été confrontée à une situation dans laquelle elle a été contrainte d’établir toute sorte de hiérarchie entre les droits de l’homme. Cependant, c’est une compréhension pacifique que le droit à la vie est au-dessus de tous les autres.
6. Quelle est la place des droits fondamentaux dans votre jurisprudence ?
Les droits fondamentaux occupent une place privilégiée dans notre jurisprudence. Comme déjà mentionné, 63 % des procès déjà examinés par notre Cour, cette année, étaient liés à la défense des droits fondamentaux, principalement la liberté d’aller et venir. En effet, la Cour constitutionnelle a le pouvoir de réapprécier toutes les décisions d’organismes publics en matière juridique constitutionnelle, celles qui violent ou menacent l’exercice des droits et libertés fondamentaux des citoyens. Notre Cour est considérée comme une Cour des droits de l’homme. Ainsi, cette Cour constitutionnelle, gardienne de la Constitution (où sont inscrits les droits fondamentaux), est le principal défenseur des droits de l’homme.
7. Par quels procédés donnez-vous un régime particulier aux droits fondamentaux ?
Comme nous sommes dans un État de droit et démocratique, où le respect des droits de l’homme est consacré, la mission de la Cour constitutionnelle, en tant que juridiction des droits de l’homme, est de veiller au respect par tous des normes constitutionnelles relatives à la protection des droits de l’homme.
Donc, la Constitution elle-même exige que les procédures judiciaires relatives à la protection des droits de l’homme soient conformes au principe d’un procès équitable et conformes à la loi, et qu’elles se déroulent dans les plus brefs délais.
8. Établissez-vous une différence entre la protection des droits et celle des libertés ?
Non, notre Cour ne distingue pas les droits des libertés quant à leur protection, c’est-à-dire que les mêmes mécanismes de défense des droits servent aussi à défendre les libertés et les garanties. Il est juste que le législateur constituant, de manière ténue, a distingué les droits fondamentaux des libertés et garanties fondamentales, cependant, la Cour constitutionnelle utilise les mêmes expédients pour défendre à la fois les droits et les libertés.
9. Quelles sont les techniques originales mises en œuvre pour protéger les droits et libertés des citoyens ?
Le principal moyen de protéger les droits et libertés des citoyens est la garantie d’accès à la loi et aux tribunaux, puisque, conformément à l’article 29 de la CRA, tout citoyen, quelle que soit sa situation économique, peut recourir aux instances judiciaires pour empêcher ou prévenir les atteintes à ses droits et libertés ou demander réparation en cas de violation. Au-delà des tribunaux, il existe également des institutions publiques dédiées à la réception des citoyens concernant leurs droits et libertés, dont le bureau de l’Ombudsman (voir article 212-A de la CRA).
10. De quels pouvoirs dispose votre Cour en matière de contrôle de constitutionnalité des lois censées violer les droits de l’homme ?
Notre Cour a toujours le dernier mot en matière de droits de l’homme. Toute loi en vigueur, si elle est déclarée inconstitutionnelle par notre Cour, cesse de s’appliquer dans notre système juridique. À titre d’exemple, la Cour constitutionnelle, à travers l’ARRÊT n° 447/2017, a déclaré inconstitutionnel le décret présidentiel n° 74/15 du 24 mars, qui a établi le régime juridique des organisations non gouvernementales : elle a compris que ce diplôme limitait les droits et libertés des citoyens et que seule l’Assemblée nationale (Parlement) a ce pouvoir limitatif. Ainsi, le diplôme susmentionné a été purgé du système juridique angolais.
11. Par quels moyens votre Cour constitutionnalise-t-elle certains droits et libertés ?
Le seul moyen utilisé par la Cour constitutionnelle pour constitutionnaliser les droits et libertés, ce sont ses décisions collectives (acórdãos/arrêt). De nombreux ARRÊTS de la Cour constitutionnelle finissent par devenir la règle en matière de protection des droits fondamentaux. À titre d’exemple, on peut citer l’ARRÊT n° 328/2014, dans lequel la Cour a statué que certaines normes d’un diplôme qui punissait la conduite illégale d’emprisonnement étaient inconstitutionnelles. La décision a été prise dans le cadre d’un processus de contrôle concret, c’est- à-dire qu’il n’a produit d’effets que dans ce processus spécifique et que les règles visées sont toujours restées en vigueur. Pourtant, les autres tribunaux n’ont pas appliqué les règles susmentionnées, suite à l’interprétation de notre Cour.
12. Quelle est la place des normes du droit international (traités et jurisprudence internationale) dans la protection des droits de l’homme ?
La CRA attribue aux normes juridiques internationales (traités) assurant la protection des droits et libertés fondamentales la même force juridique que les normes nationales (voir articles 26 et 27). La jurisprudence internationale, en revanche, est rarement évoquée dans les décisions de nos tribunaux.
13. Quelle est la portée des décisions rendues en matière de droits et libertés sur la jurisprudence des autres juridictions ?
Les décisions de la Cour constitutionnelle ont eu un grand impact sur les autres tribunaux, car elles influencent leur façon de penser, d’agir et de décider. Par exemple, l’ARRÊT n° 328/2014, dans lequel la Cour constitutionnelle a statué que certaines normes d’un diplôme punissant la conduite illégale d’une peine d’emprisonnement étaient inconstitutionnelles. La décision a été prise dans le cadre d’un processus de contrôle concret, ce qui signifie qu’elle n’a produit d’effets que dans ce processus spécifique et que les règles susmentionnées étaient toujours en vigueur. Malgré cela, les autres juridictions n’ont pas appliqué les normes susmentionnées, suite à l’interprétation de la Cour constitutionnelle quant à sa constitutionnalité.
14. Quelles sont l’étendue et les limites des pouvoirs de votre Cour en matière d’exécution de vos décisions pour une protection effective des droits et libertés des citoyens ?
La principale limite des pouvoirs de la Cour constitutionnelle est la Constitution elle-même, qui établit que, dans le cadre du contrôle préventif, chaque fois qu’une norme est déclarée inconstitutionnelle, le président de la République doit opposer son veto à son approbation, et en aucun cas que le diplôme soit approuvé ou promulgué par le président sans que les règles déclarées inconstitutionnelles soient purgées, voir article 229 de la CRA.
15. Quelles sont les conséquences qui s’attachent à une sanction, par votre juridiction, d’une violation des droits de l’homme ?
En règle générale, notre Cour n’impose pas de sanctions pour les violations des droits de l’homme. Ce que fait la Cour, c’est faire rétablir la légalité, c’est-à-dire que si un citoyen a été illégalement privé de sa liberté physique, la Cour constitutionnelle le déclare et le tribunal d’exécution se limite à se conformer à sa décision et, par conséquent, à libérer le citoyen, voir l’ARRÊT n° 677/2021.
3. LES DROITS DE L’HOMME EN CONTEXTE
1. Existe-t-il, selon votre jurisprudence, une conception relative des droits de l’homme ?
Oui, selon la jurisprudence des tribunaux angolais, il existe une conception concernant la question des droits de l’homme. En tant qu’organes souverains qui doivent exercer le rôle de gardiens de la Constitution, les tribunaux angolais dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle, excellent dans la sauvegarde des droits de l’homme.
Cette mission est exercée par toutes les juridictions et notamment par la Cour constitutionnelle, en raison de sa nature de juridiction des droits de l’homme, qui administre la justice dans l’objet de nature juridico-constitutionnelle. Les tribunaux de juridiction commune et d’autres organes du pouvoir judiciaire ont également un rôle fondamental dans la sauvegarde des droits de l’homme.
De ce point de vue, les arrêts rendus par la Cour constitutionnelle excellent à garantir la sauvegarde des droits fondamentaux.
La Constitution de la République d’Angola consacre le Titre II (Droits et devoirs fondamentaux) d’où nous soulignons l’article 23 « principe d’égalité », l’article 31 « Droit à l’intégrité personnelle », l’article 40 « Liberté d’expression et d’information », l’article 46 « Liberté de séjour, de circulation et d’émigration », l’article 47 « Liberté de réunion et de manifestation », l’article 48 « Liberté d’association », et l’article 61 « Crimes odieux et violents ».
La Cour constitutionnelle, dans son arrêt 375/15 concernant la garde d’un mineur, a invoqué la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant à laquelle l’Angola adhère et est par conséquent lié, et a décidé de la garde d’un mineur, dans le sens de la garantie du respect du principe constitutionnel de sauvegarde des intérêts des mineurs.
2. Quelle est la place des valeurs sociétales dans la protection des droits de l’homme par votre Cour ?
Les droits sociaux fondamentaux sont inscrits dans la Constitution et donc ils ont la consécration constitutionnelle, en tant que telle, et sont pleinement protégés. La CRA les consacre dans son chapitre III (Droits et devoirs économiques, sociaux et culturels), où nous soulignons les articles 76 « Droit au travail », 77 « Santé et protection sociale », 79 « Droit à l’éducation Culture et sport », et 85 « Droit au logement et à la qualité de vie ».
Existent également des lois ordinaires qui assurent la sauvegarde des droits sociaux en harmonie avec les dispositions de la Constitution, garantissant au législateur essentiellement la protection des familles et des institutions, à travers des mesures liées à la valeur de ces institutions.
Ainsi, les droits sociaux tels que le droit à l’éducation, à la santé et à la protection sociale, le droit au travail, sont des droits que l’État garantit de manière inaliénable et, en cas de violation de ces droits, les tribunaux sont appelés à veiller à ce que leurs destinataires puissent en bénéficier.
Par conséquent, nous pouvons affirmer que les droits économiques et sociaux ont la primauté dans la résolution des litiges soumis à cette juridiction.
À titre d’exemples, on peut citer les arrêts 446/17, 486/18 et 540/19, dans lesquels cette Cour a analysé le droit au travail, la stabilité de l’emploi, l’interdiction du licenciement abusif et le droit à une juste indemnisation en cas de nullité ou de licenciement sans fondement.
3. Quelle est la place de la culture dans la définition des droits de l’homme ?
L’État angolais reconnaît le droit à la culture pour ses citoyens. Ce droit est consacré par les articles 7 et 79 de la CRA qui permettent de l’exercer en harmonie avec ce qui est inscrit dans la Constitution. L’article 7 reconnaît la validité et la force juridique d’une coutume qui n’est pas contraire à la Constitution ou qui ne porte pas atteinte à la dignité de la personne humaine.
Les manifestations culturelles doivent s’exercer en harmonie avec la Constitution. Si une coutume donnée est préjudiciable aux droits fondamentaux des citoyens, il appartiendra aux tribunaux en général de veiller à ce que ces droits soient respectés et de telles pratiques sanctionnées.
Ainsi, les usages et coutumes qui portent atteinte au droit à la vie, à la dignité de la personne humaine, au droit à l’éducation, à la liberté d’expression et à tous les droits fondamentaux qui méritent une protection constitutionnelle sont punis par la loi.
L’État favorise l’accès de tous à l’alphabétisation, à l’éducation, à la culture et au sport, en encourageant la participation de divers agents privés à sa mise en œuvre.
4. Quelle est la place de la religion dans la définition des droits de l’homme ?
En Angola, le libre exercice du culte et de la religion est inscrit dans l’article 41 de la CRA, et la réglementation de l’activité se trouve dans un diplôme spécifique, la loi n° 2/04, du 21 mai. La République d’Angola est un État laïc (article 10 de la CRA) et il existe une séparation entre l’État et les confessions religieuses.
Toutefois, c’est à l’État de déterminer la structure organisationnelle et territoriale des églises. Les églises, en plus de propager la religion selon un certain dogme, ont pour mission de sensibiliser leurs fidèles et la société à un modèle social plus juste et équitable. Le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion est absolument garanti.
Ainsi, l’émergence d’églises au sein d’un certain groupe et de citoyens peut aussi se traduire par la conception de certains projets qui couvrent certains domaines de la société, notamment le domaine social. Dans ce contexte, l’État en général et les tribunaux en particulier garantissent que l’intervention des églises dans la société ne soit pas nuisible aux droits de l’homme.
5. La recherche de la paix et de la cohésion sociale est-elle un facteur déterminant dans la définition des droits de l’homme ?
Oui, la paix et la cohésion sociale sont des facteurs déterminants dans la sauvegarde des droits humains. En tant qu’État démocratique et de droit, l’État angolais protège les droits, libertés et garanties des citoyens, comme prévus à l’article 2 de la CRA.
L’article 11 de la CRA consacre la paix et la sécurité nationale et l’article 23 consacre le principe d’égalité, définissant, au paragraphe 1, que « tous les citoyens sont égaux devant la loi ». La République d’Angola a vécu un conflit qui a duré plus de 30 ans et, par conséquent, pendant cette période, sa population a été privée des droits les plus élémentaires tels que l’éducation, la santé, le logement et les manifestations culturelles.
Avec la fin de la guerre dans le pays, plusieurs mesures d’ordre politique et social ont été prises pour améliorer les conditions sociales des citoyens, accroître l’inclusion sociale, améliorer l’éducation et lutter contre l’analphabétisme, promouvoir les ressources humaines et le développement économique et social.
Ainsi, le respect du noyau essentiel des droits fondamentaux consacrés par la Constitution de la République d’Angola se concentre sur les droits intangibles qui ne peuvent être modifiés et doivent être respectés même en cas de révision constitutionnelle, comme le stipule le paragraphe E de l’article 236 de la CRA.
6. Votre jurisprudence est-elle attachée à une conception universelle des droits de l’homme ?
Oui, la jurisprudence de la Cour constitutionnelle angolaise est attachée à la conception universelle des droits de l’homme. La Constitution de la République d’Angola établit au paragraphe 2 de son article 26, concernant la « Portée des droits fondamentaux », que « Les préceptes constitutionnels et juridiques relatifs aux droits fondamentaux doivent être interprétés et intégrés conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples et les traités internationaux en la matière ratifiés par la République d’Angola ».
Dans cette perspective, l’Angola étant un État partie aux instruments juridiques internationaux sus-cités, l’éventail des droits qui y sont consacrés, tels que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité personnelle, le droit de ne pas être maintenu en esclavage, de ne pas être soumis à des peines, le droit à la protection juridique devant la loi, le droit à un procès équitable par un tribunal impartial et indépendant, le droit à la liberté de conscience et de religion, le droit à la liberté d’opinion et d’expression, entre autres, sont des instruments juridiques applicables dans les décisions de justice.
Par le fait d’être la compréhension de cette Cour que le principe constitutionnel de « nemum neteur se ipsum accusre » doit être respecté, la Cour constitutionnelle de la République d’Angola, dans son arrêt n° 122/10, a considéré que le principe de non-auto- incrimination avait été violé, en méconnaissance de l’article 63 de la CRA, ainsi que de l’alinéa g) du paragraphe 3 de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Nous pouvons ici considérer que la Cour constitutionnelle, dans l’exercice de sa fonction juridictionnelle, garantit et sauvegarde la protection des droits de l’homme aux termes de la Constitution et de la loi, ainsi qu’en vertu des conventions internationales auxquelles l’Angola est partie.
7. Votre Cour a-t-elle eu l’occasion d’affirmer son appartenance à un courant de pensée des droits de l’homme ?
Oui, la doctrine nationale et étrangère à propos de ce sujet est analysée dans son ensemble visant à protéger la défense des droits et libertés fondamentaux individuels et collectifs, à travers les tribunaux.
Les tribunaux angolais, dans leurs décisions, sont habilités à mentionner la doctrine qui permet une meilleure compréhension des questions de fait et de droit.
Ainsi, la Cour constitutionnelle, qui s’est penchée dans son arrêt n° 648/2020 sur la providence de l’habeas corpus, consacré par l’article 68 de la CRA, a fait référence à la pensée du professeur Guilherme de Sousa Nucci, qui affirme que « l’habeas corpus est compris comme un remède salutaire, plus puissant pour garantir la liberté supprimée ou abrégée, dont le but est de soulager le patient, avec une vraie promptitude et une promptitude admirable, de l’oppression illégale. L’habeas corpus se distingue des autres mesures conservatoires en faveur de la liberté et de la défense des droits individuels par le fait qu’il constitue une procédure rapide, avec une réponse rapide face à une atteinte à la liberté d’une personne, par un acte inconstitutionnel ou illégal » (dans Habeas Corpus Editora Forense, page 23). Avec cette citation reflétée dans le savant arrêt de cette Cour, l’opinion de son auteur a été expressément acceptée par la Cour constitutionnelle.
8. Quels sont les droits et libertés les plus consacrés par votre jurisprudence ?
La Constitution de la République d’Angola n’établit pas de hiérarchie dans la consécration des droits, libertés et garanties fondamentaux, c’est à l’État d’en assurer l’efficacité aux termes du paragraphe b) de l’article 21 de la CRA.
En ce qui concerne les droits, libertés et garanties les plus consacrés dans la jurisprudence de cette Cour, nous prenons en compte la durée d’existence (11 ans) et la procédure légalement établie par la loi n° 03/08 du 17 juin, qui contient les termes en vertu desquels les appelants sont autorisés à interposer des recours ordinaires et extraordinaires d’inconstitutionnalité.
Ces recours visent le contrôle des normes jugées nocives à la CRA, des décisions (sentences) des autres juridictions qui contredisent les principes, droits, libertés et garanties fondamentaux prévus par la CRA, ainsi que des actes administratifs et exécutoires définitifs attentatoires aux droits, libertés et garanties fondamentaux.
Ainsi, nous considérons que les droits, libertés et garanties le plus souvent consacrés font référence au principe de légalité, au droit à la vie, au droit à la liberté, au principe d’égalité, au principe de dignité humaine, à l’intérêt supérieur des mineurs, au droit à l’habeas corpus et à l’accès à la loi et à une protection juridictionnelle efficace.
9. L’appréciation du respect des droits et libertés doit-elle tenir compte des circonstances de temps et de lieu ?
Non, l’appréciation du respect des droits et libertés ne dépend pas des circonstances de temps et de lieu. L’article 22 de la CRA dispose en son paragraphe 1, que « Tous jouissent des droits des libertés et des garanties constitutionnelles et sont soumis aux devoirs établis dans la Constitution et la loi ». Le paragraphe 2, de la même disposition précise que « les citoyens angolais résidant ou se trouvant à l’étranger jouissent des droits, libertés et garanties et de la protection de l’État et sont soumis aux devoirs consacrés par la Constitution ».
Toutefois, dans des cas exceptionnels, tels que l’état de guerre, l’état de siège ou l’état d’urgence, la CRA autorise la suspension des droits et libertés et garanties des citoyens, comme le prévoit son article 58. Les droits et libertés des citoyens sont si importants que leur garantie ne peut dépendre de circonstances telles que le temps et le lieu.
La Constitution de la République d’Angola ne laisse aucune liberté de conformer l’exercice d’un droit fondamental à une circonstance donnée et la discrétion des pouvoirs publics est liée par ce qui est établi dans la CRA et dans la loi.
10. Quels sont les facteurs à prendre en considération pour une protection adaptée des droits des personnes ?
Le facteur primordial pour une protection adéquate des droits des personnes est le devoir de l’État de protéger ses citoyens et la reconnaissance qu’il existe une étendue de protection des normes constitutionnelles qui garantissent les droits des citoyens.
Cette protection des droits fondamentaux délimite les valeurs et les intérêts qui sont protégés par une norme. Lors de la protection d’un droit fondamental, l’attention est portée à l’essentiel du droit en question, ainsi qu’à la nécessité de le protéger. Le noyau essentiel des droits fondamentaux englobe les dimensions des valeurs personnelles que la CRA protège, et qui caractérisent et justifient l’existence autonome de ce droit fondamental.
Il est important de souligner la pertinence des instruments juridiques internationaux auxquels l’Angola est partie, puisque de tels accords, après avoir été ratifiés, font partie du système juridique du pays.
Ainsi, les droits fondamentaux inscrits dans la CRA offrent des garanties constitutionnelles qui obligent le législateur ordinaire et l’État à traiter des droits inhérents aux personnes, à la famille, à l’emploi, à la santé, à l’éducation, entre autres.
11. Les crises politiques, économiques et sociales ont-elles une influence sur votre interprétation des droits et libertés de citoyens ?
Non, les crises politiques n’influencent en rien l’interprétation des droits et libertés des citoyens. Les tribunaux angolais sont des organes souverains qui exercent leur activité de manière indépendante et impartiale, comme le prévoit l’article 175 de la CRA : « Dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle, les tribunaux sont indépendants et impartiaux, étant uniquement soumis à la Constitution et la loi ».
12. Les lois instituant des circonstances exceptionnelles pour la lutte contre la pandémie du nouveau coronavirus, ont-elles eu une influence sur votre perception des droits de l’homme ?
Non, la situation de la Covid-19 et les mesures exceptionnelles imposées par l’exécutif n’ont pas influencé la perception des droits de l’Homme.
La Constitution de la République d’Angola prévoit dans ses articles 58 et 204 la limitation ou la suspension des droits, libertés et garanties et les états de nécessité constitutionnelle, l’état de guerre, l’état de siège et l’état d’urgence.
Dans cette perspective, le diplôme élaboré pour traiter de cette question était un décret présidentiel sur la situation de calamité publique. Dans une situation de calamité publique, les restrictions aux droits fondamentaux sont autorisées, sans mettre en péril l’essentiel des droits fondamentaux. Dans le domaine des restrictions, le plus couvert était le droit à la libre circulation, qui était restreint par un devoir civique de collecte à domicile et par une clôture sanitaire.
Dans cette perspective, la Cour constitutionnelle, dans son arrêt n° 683/21, a examiné une demande d’examen abstrait successif des normes des articles 25 n° 3 et 29, n° 1 et 4 du décret présidentiel n° 276/20 du 23 octobre, qui a mis à jour les mesures temporaires exceptionnelles devant être en vigueur pendant la situation de calamité publique déclarée à la suite de la pandémie de Covid-19, et du paragraphe 2 de l’article 4 et du paragraphe 2 de l’article 5 de la loi 16/91 du 11 mai – Loi sur le droit de réunion et de manifestation.
Concernant l’inconstitutionnalité matérielle alléguée, la Cour constitutionnelle a estimé que « la limitation du nombre de personnes dans les réunions et activités tenues dans des espaces clos, ainsi que le rassemblement de plus d’un certain nombre de personnes sur la voie publique, les sanctions respectives et le cadre juridique, sont prévues par une loi expresse, soit dans la Constitution, soit dans les lois décrites, ainsi que dans les directives de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) afin de prévenir la propagation de la maladie ».
La Cour constitutionnelle considère également dans l’arrêt que « ces mesures qui incluent les restrictions imposées par les normes dont la constitutionnalité est soulevée, sont adéquates pour l’endiguement et l’atténuation du virus et indispensables aux fins prévues (éviter la contagion) et sont rationnelles, car les avantages sont le plus petit nombre de contagions, déjà dûment prouvé dans plusieurs États lorsqu’ils imposent un confinement partiel ou même total, dans la situation dans laquelle nous vivons, bien qu’elle soit temporaire et nous espérons pouvoir très bientôt retrouver la liberté perdue avec cette restriction et d’autres restrictions limitatrices de droits fondamentaux ».
Dans ce contexte, la Cour a décidé de déclarer la constitutionnalité des articles 25, n° 3 et 29, n° 1 et 4 du décret présidentiel n° 276/20 du 23 octobre.
13. La crise sanitaire a-t-elle eu des conséquences sur vos méthodes et techniques de protection des droits et libertés des individus ?
Non, en raison des mesures pandémiques Covid-19 prises par l’État angolais, le système de santé n’a subi aucun effondrement et par conséquent, il n’y a eu aucun impact sur les méthodes et techniques concernant la protection des droits des individus.
Cour constitutionnelle de Belgique
(tous les arrêts cités sont consultables en ligne sur www.const-court.be)
1. DROITS DE L’HOMME, ÉTAT DE DROIT ET DÉMOCRATIE
1. La protection des droits de l’homme fait-elle partie des compétences de votre juridiction ?
Oui.
Lorsqu’elle a été créée en 1984, la Cour constitutionnelle de Belgique, qui était alors dénommée « Cour d’arbitrage », avait une compétence limitée au contrôle du respect, par les différents législateurs issus de la fédéralisation du pays (législateur fédéral, législateurs fédérés), de leurs champs de compétences territoriales et matériels respectifs. Dans l’idée des créateurs de la Cour, il ne s’agissait donc pas du tout de contrôler le respect des droits de l’homme, mais uniquement d’arbitrer les conflits de compétences qui ne manquent pas de survenir dans tout État fédéral.
En 1988, la compétence de la Cour a été étendue une première fois, pour permettre à la Cour de contrôler le respect par les différents législateurs du principe d’égalité et de non- discrimination[2]. La Cour a interprété cette compétence comme lui permettant d’examiner toutes les différences de traitement qui lui étaient présentées, dans tous les domaines. Elle a ainsi inclus progressivement dans ses normes de contrôle toutes les dispositions constitutionnelles, puis aussi conventionnelles internationales, garantissant des droits et libertés, en combinaison avec le principe d’égalité et de non-discrimination (par exemple : je suis discriminé, car je n’ai pas accès au juge dans telle situation, alors que d’autres justiciables ont accès au juge dans une situation comparable, ce qui viole mon droit au procès équitable ; je suis discriminé, car je ne peux pas établir ma filiation dans telle situation, alors que la filiation peut être établie dans une situation comparable, ce qui viole mon droit au respect de la vie familiale …).
En 2003, la compétence de la Cour a été étendue une nouvelle fois. La Cour a à ce moment acquis la compétence de contrôler directement (et non plus via la combinaison avec le principe d’égalité et de non-discrimination) le respect des articles de la Constitution qui garantissent des droits et libertés (voir ci- dessous, réponse 2.a)).
Enfin, en 2007, la dénomination de la Cour a été modifiée : la Cour d’arbitrage se nomme depuis ce moment « Cour constitutionnelle », afin de mieux refléter son véritable rôle.
2. Cette compétence est-elle explicite ou implicite ?
La Cour constitutionnelle de Belgique exerce quotidiennement un contrôle du respect des droits de l’homme par les législateurs (fédéral et fédérés) sur une double base :
a) Explicite : l’article 142 de la Constitution et les articles 1er, 2° et 23, 3° de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle (ci-après : la loi sur la Cour) confient à la Cour la compétence de statuer sur les recours en annulation et les questions préjudicielles portant sur la violation, notamment, des articles figurant au Titre II de la Constitution, lequel est intitulé « Des Belges et de leurs droits », ainsi que des articles 170 et 172 (droits fondamentaux en matière fiscale) et 191 (droits fondamentaux des personnes étrangères) de la Constitution ;
b) Implicite[3] : les textes précités ne confèrent pas à la Cour constitutionnelle la compétence d’effectuer un contrôle du respect des dispositions de droit international ou supranational garantissant des droits et libertés. Toutefois, la Cour a développé deux techniques qui lui permettent d’inclure dans ses normes de référence toutes les normes de droit conventionnel international ou supranational garantissant les droits de l’homme rendues obligatoires en Belgique par un texte législatif d’assentiment. Il s’agit d’une part de la technique combinatoire (tous les droits et libertés peuvent être combinés avec les articles 10 et 11 de la Constitution, qui garantissent le principe d’égalité[4]) et de la technique dite de « l’ensemble indissociable » (lorsqu’un droit est garanti par une disposition constitutionnelle et par une disposition de droit international de manière analogue, la Cour inclut la source de droit international dans son examen[5]).
3. Existe-t-il un rapport entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie ?
L’État de droit renvoie à une conception juridique des rapports entrelespouvoirsetlescitoyensetauxdroitsetlibertésbénéficiant à ceux-ci et protégés par le juge, alors que la démocratie est avant tout un système politique fondé sur l’idée d’égalité des citoyens et sur le suffrage universel. Les notions d’État de droit et de démocratie sont parfois confondues, alors qu’elles correspondent à deux façons complémentaires, la première plus juridique, la seconde plus politique, d’appréhender un même objet, à savoir, l’organisation de la société et l’articulation des pouvoirs et des rapports avec les citoyens.
Ainsi que l’a montré H. Dumont dans une étude récente, l’État de droit et la démocratie ne doivent cependant être ni amalgamées, ni opposées, car les relations entre ces deux notions « relèvent d’une dialectique plus subtile faite à la fois de complémentarité et de tension[6] » . Pour cet auteur, la justice constitutionnelle occupe une place privilégiée au cœur de la relation entre État de droit et démocratie, car elle a un rôle à jouer dans la recherche perpétuelle de l’équilibre entre la soumission de tous les pouvoirs au droit, et particulièrement, au droit constitutionnel et aux droits de l’homme (sauvegarde de l’État de droit) et la sauvegarde de la volonté souveraine des citoyens égaux (sauvegarde de la démocratie), étant entendu qu’en certaines occasions, ces deux valeurs peuvent entrer en conflit (adoption d’une loi ou d’une révision constitutionnelle contraires aux droits de l’homme).
État de droit et droits de l’homme sont intimement liés en ce que les droits de l’homme sont les premières règles de droit auxquelles les pouvoirs sont soumis. La démocratie, elle aussi, entretient avec les droits de l’homme un rapport existentiel. Avec J. Lacroix et J-Y. Pranchère, on peut affirmer : « La démocratie sans droits n’est pas une démocratie. La volonté majoritaire des électeurs, telle qu’exprimée dans les urnes, n’est pas le seul critère de la démocratie ; elle n’est qu’une conséquence de ces critères premiers que sont l’égalité des droits et la liberté de tous »[7].
La Commission de Venise établit ainsi le lien entre les notions de démocratie, d’État de droit et de droits de l’homme : « L’État de droit est lié non seulement aux droits de l’homme, mais aussi à la démocratie, c’est-à-dire à la troisième valeur fondamentale du Conseil de l’Europe. La démocratie implique l’association de la population aux décisions au sein d’une société : les droits de l’homme protègent l’individu contre l’arbitraire et des atteintes excessives à ses libertés, et garantissent la dignité humaine. L’État de droit veille à ce que l’exercice de la puissance publique soit circonscrit et fasse l’objet d’un contrôle indépendant. L’État de droit promeut la démocratie en établissant l’obligation pour les personnes exerçant la puissance publique de rendre compte et en garantissant les droits de l’homme, qui protègent les minorités contre les décisions arbitraires de la majorité »[8].
4. Comment établissez-vous un lien entre la protection des droits de l’homme et la garantie de l’État de droit et de la démocratie ?
La notion d’État de droit est relativement peu invoquée de manière explicite dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de Belgique. Parmi les quelques apparitions de la notion dans des arrêts, on trouve l’affirmation, en 2002, selon laquelle « l’État belge est conçu comme un État de droit »[9]. La Cour précise dans le même arrêt que « l’une des caractéristiques d’un État de droit est que les dirigeants sont soumis aux règles de droit »[10].
Le lien le plus souvent établi par la Cour constitutionnelle entre État de droit et droits de l’homme concerne le droit d’accès à un juge et, plus largement, le droit à un procès équitable[11]. L’interdiction pour tout pouvoir, y compris le pouvoir législatif, de remettre en cause des décisions judiciaires devenues définitives[12] et le droit à une exécution effective des décisions de justice[13] sont aussi jugés essentiels dans un État de droit. Dans le même ordre d’esprit, se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[14], la Cour constitutionnelle juge que la confiance des justiciables dans une bonne administration de la justice et dans les cours et tribunaux « est fondamentale dans une démocratie et un État de droit »[15], ce qui suppose notamment l’impartialité des juridictions[16]. Si l’on considère que les juridictions de l’ordre judiciaire sont les organes chargés de protéger les droits civils des citoyens, y compris leurs droits fondamentaux, on peut comprendre qu’un lien fort est établi entre protection des droits de l’homme et État de droit via l’éventail des garanties du procès équitable.
Le droit (et la faculté pratique) de toute personne de prendre connaissance en tous temps des textes officiels, puisque c’est cette faculté de connaissance qui permettra à chacun de s’y conformer[17] sont également explicitement reliés à la notion d’État de droit.
Par ailleurs, un lien explicite est établi entre démocratie et État de droit, puisque la Cour affirme tantôt que « le droit d’élire et celui d’être élu sont des droits politiques fondamentaux dans un État de droit »[18] et tantôt que ces droits sont « les droits politiques fondamentaux de la démocratie représentative »[19], ajoutant à l’occasion que le droit de vote « est d’une importance cruciale pour l’établissement et le maintien des fondements de la démocratie »[20].
Un lien explicite est aussi établi entre État de droit, démocratie et droits de l’homme à l’occasion de l’examen de la constitutionnalité des dispositifs législatifs visant à lutter contre les discriminations. Dans ce contexte, la Cour a jugé que le principe d’égalité et de non-discrimination est « l’un des fondements d’un État de droit démocratique »[21]. La Cour juge par ailleurs que « dans une société démocratique, il est nécessaire de protéger les valeurs et les principes qui fondent la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme contre les personnes ou les organisations qui tentent de saper ces valeurs et principes »[22]. Parmi ces valeurs figurent l’égalité des sexes[23] et le refus des discriminations raciales[24], le pluralisme et la tolérance[25], la liberté d’expression[26] et celle de manifester ses convictions, notamment par le port de signes religieux[27], l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire[28]. La Cour reconnaît par ailleurs que la démocratie fait partie d’un patrimoine commun de valeurs fondamentales que partagent les citoyens de Belgique[29]. Prenant acte de la fragilité de la démocratie, la Cour, à la suite de la Cour européenne des droits de l’homme, affirme que la démocratie doit pouvoir se défendre avec énergie contre ceux et, notamment, les partis politiques, qui tentent de la détruire ou d’en saper les fondements[30].
5. Existe-t-il une différence entre l’État de droit et la démocratie selon l’approche de votre juridiction ?
Les exemples tirés de la jurisprudence de la Cour, cités ci-dessus, montrent que la Cour les utilise ensemble, indifféremment comme deux notions connexes ou qu’elle établit en tous cas un lien fort entre elles deux.
6. Votre jurisprudence a-t-elle contribué à consolider l’État de droit et la démocratie : si oui comment, si non pourquoi ?
La Cour rend entre 160 et 200 arrêts par an, l’essentiel du contentieux étant occupé par le contrôle du respect des droits et libertés constitutionnels, combinés, comme dit ci-avant, avec les droits et libertés figurant dans les conventions internationales. À titre d’exemple, en 2020, 90 % des arrêts rendus par la Cour concernaient au moins un grief tiré de la violation d’un droit fondamental. À cet égard, on peut affirmer que la Cour constitutionnelle participe à la consolidation de l’État de droit, dès lors que celui-ci est compris comme imposant aux différents pouvoirs, y compris le pouvoir législatif, de respecter le droit en vigueur, à commencer par les droits et libertés fondamentaux.
En outre, comme dit ci-dessus, la Cour lie expressément le respect par les législateurs des garanties fondamentales en matière juridictionnelle au respect de l’État de droit.
Toutefois, les contours de la compétence de la Cour, qui ne lui permettent pas de contrôler le respect de l’intégralité du texte constitutionnel, limitent également la contribution qu’elle peut apporter au contrôle du respect de l’État de droit. Ainsi, la Cour se déclare systématiquement incompétente pour vérifier le respect par les différents législateurs de la procédure d’adoption des lois[31]. En particulier, la Cour refuse d’exercer un contrôle sur le respect de l’obligation préalable de consultation de la section de législation du Conseil d’État. Il en résulte qu’en principe[32], aucun contrôle du respect de la procédure d’adoption des normes de valeur législative n’est exercé en Belgique.
De même, aucun contrôle n’est possible quant au respect par le Constituant des normes conventionnelles garantissant des droits de l’homme, la Cour se déclarant systématiquement incompétente pour connaître des choix du Constituant[33].
Par ailleurs, à la différence de nombreux conseils et cours membres de l’ACCF, la Cour constitutionnelle de Belgique ne joue aucun rôle en matière de contrôle ou de validation des processus électoraux. Elle n’est pas compétente non plus pour connaître des recours en matière électorale. À cet égard, la Cour constitutionnelle ne participe pas, actuellement, au renforcement de la démocratie en Belgique. Toutefois, l’actuel système de vérification des pouvoirs des élus apparaissant contraire à l’article 3 du Premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme et à l’article 13 de cette Convention[34], il n’est pas exclu que la compétence de la Cour soit amenée à être étendue à cet égard36[35].
En revanche, la Cour s’est vu attribuer en 2014 la compétence de connaître des recours contre les décisions de la commission de contrôle en matière de contrôle des dépenses électorales engagées pour les élections de la Chambre des Représentants. Elle n’a pas encore eu l’occasion d’exercer cette compétence. De même, depuis 2014 également, elle est compétente pour statuer sur chaque consultation populaire régionale, préalablement à son organisation. La Cour n’a, à ce jour, pas encore été saisie de demande portant sur cet objet, la possibilité d’organiser des consultations populaires n’ayant pas encore été mise en œuvre.
7. La garantie de l’État de droit et de la démocratie est-elle une finalité de la jurisprudence de votre Cour ?
Ainsi qu’il est exposé ci-dessus, la Cour, dans les limites de sa compétence, œuvre à la préservation de l’État de droit et de la démocratie en contrôlant la compatibilité des lois et normes de valeur législative avec les droits et libertés fondamentaux.
8. Jugez-vous la qualité de vos décisions en fonction de leur contribution à l’ancrage de la démocratie ?
La Cour n’a pas l’habitude de juger de la qualité de ses propres décisions. En revanche, la doctrine exerce ce rôle.
9. En quoi et dans quels domaines votre jurisprudence a-t-elle contribué à renforcer l’État de droit et la démocratie ?
Comme déjà exposé, la Cour exerce un contrôle approfondi du respect par les différents législateurs des droits fondamentaux, ce qui contribue à pérenniser l’État de droit en Belgique. Ce contrôle s’exerce par rapport à l’ensemble des droits fondamentaux proclamés et garantis par la Constitution et par les textes internationaux applicables en Belgique (Convention européenne des droits de l’homme, Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Pactes onusiens, …) et dans tous les domaines du droit.
En matière de renforcement de la démocratie, on peut citer ici plus particulièrement les décisions relatives aux droits électoraux. La Cour rappelle que « Les droits politiques visés par l’article 8 de la Constitution trouvent leur fondement dans le droit du citoyen de prendre part à l’exercice de la souveraineté. Ils concernent le droit de participer, comme électeur ou comme candidat, aux élections des assemblées délibérantes de l’État fédéral, des communautés, des régions, des provinces et des communes. L’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’article 3 du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme garantissent également le droit à des élections libres et périodiques »[36]. La Cour a ainsi eu l’occasion d’examiner minutieusement les garanties offertes par le système de vote électronique[37], les conditions d’éligibilité[38], les incompatibilités et interdictions de cumul de mandats[39], les dispositions relatives à la limitation et au contrôle des dépenses électorales[40], les incapacités[41], le découpage des circonscriptions électorales[42], les règles de comptage des voix et de dévolution des sièges[43] et les modalités d’exercice du droit de vote[44].
10. Le bilan de votre contribution à la promotion de l’État de droit et de la démocratie est-il positif, si non pourquoi ?
Compte-tenu des limites à la compétence de la Cour exposées ci-dessus (voir réponse à la question 6), le bilan est positif.
11. Le juge constitutionnel joue-t-il un rôle politique ?
La Cour constitutionnelle n’est pas un acteur politique, elle ne relève ni du pouvoir législatif, ni du pouvoir exécutif. Régulièrement, elle répète qu’elle ne dispose pas d’un pouvoir d’appréciation comparable à celui du législateur[45], ou encore, qu’elle n’est pas juge de l’opportunité de la mesure soumise à son contrôle[46].
Toutefois, ainsi que l’exprime P. Nikolic, « Le juge constitutionnel n’est en aucune manière une instance politique qui prend des décisions politiques, en arbitrant quant aux enjeux, c’est-à-dire les finalités et les moyens mis en œuvre pour les réaliser. Mais cela ne veut pas dire que les décisions du juge soient dépourvues d’une signification politique – objective, en quelque sorte »[47]. À cet égard, dès lors que la Cour constitutionnelle participe, bien que d’une manière particulière, à l’élaboration de la norme législative, on peut considérer qu’elle joue un rôle « politique », au sens premier du terme. Ainsi que le souligne A. Alen, président émérite de la Cour constitutionnelle, « Les Cours constitutionnelles traitent évidemment des litiges dans lesquels ‘la politique’ ou les choix politiques jouent toujours un certain rôle », car si « la tâche d’un juge n’est pas de résoudre des ‘conflits politiques’ », « l’impuissance du monde politique à maîtriser certains problèmes de société peut pousser les citoyens à faire appel aux juges pour que ceux-ci tranchent certains litiges »[48].
Enfin, la Cour est attentive aux conséquences, notamment budgétaires, de ses décisions[49]. En ce sens, on pourrait dire, avec le juge émérite François Daoût, qu’elle fait du « conséquentialisme politique », en précisant que le terme « politique » renvoie ici à « l’ensemble de ce qui permet à la société de fonctionner », ce qui pose « de redoutables questions lorsqu’il s’agit de droits fondamentaux »[50].
12. Les conditions d’accès à votre juridiction favorisent-elles une promotion de l’État de droit et de la démocratie ?
L’accès à la Cour constitutionnelle est aisé. Les recours en annulation peuvent être introduits par toute personne physique ou morale (par exemple une organisation non gouvernementale, une association de citoyens se donnant pour objet de défendre les droits humains …) qui justifie d’un intérêt. Il n’y a pas de droit de rôle à payer. Il n’est pas exigé d’être assisté par un avocat. Les seules conditions de recevabilité sont que le recours doit être introduit dans les six mois de la publication de la norme attaquée, par lettre recommandée à la poste (démarche très facile) et que le recours indique clairement quelle est la norme attaquée, quelles sont les normes violées et pour quelle raison. La Cour apprécie la condition de l’intérêt de manière large, particulièrement dans le chef des associations de défense des droits humains, qui saisissent d’ailleurs régulièrement la Cour[51].
La Cour peut aussi être saisie par la voie incidente, par le biais de questions préjudicielles. Toute juridiction peut interroger la Cour à titre préjudiciel, sur n’importe quelle norme législative, sans limitation de temps. Les juridictions ont accès direct à la Cour constitutionnelle, il n’y a pas de filtre opéré par les juridictions supérieures. Il en résulte que dans tout litige en quelque matière que ce soit, toute question ou difficulté relative aux droits fondamentaux peut être soumise à la Cour.
2. LES MÉTHODES ET TECHNIQUES JURIDICTION NELLES DE PROTECTION DES DROITS DE L’HOMME
1. Quelles sont les références les plus souvent invoquées dans vos décisions en matière de protection des droits de l’homme : références internationales ou nationales ?
Dès lors que la Cour n’est formellement compétente que pour le contrôle au regard de la Constitution (voir ci-dessus, I, 1 et 2), les références nationales sont invoquées dans chaque décision. Néanmoins, les références internationales sont également très fréquemment évoquées, jamais de manière isolée, mais toujours en combinaison avec les références constitutionnelles nationales. Parmi les références internationales, c’est la Convention européenne des droits de l’homme et ses protocoles additionnels qui occupent la première place, en termes d’occurrences dans la jurisprudence de la Cour. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et les traités de l’Union sont également très fréquemment invoqués. Les pactes onusiens et les autres conventions du Conseil de l’Europe viennent ensuite.
2. Votre jurisprudence établit-elle une hiérarchie entre les sources des droits de l’homme ?
La Cour constitutionnelle évite en général d’établir une hiérarchie entre les différentes sources des droits de l’homme, en utilisant les techniques combinatoire et de l’ensemble indissociable[52] décrites ci-dessus. Elle inscrit ainsi sa jurisprudence dans le mouvement contemporain du « pluralisme constitutionnel » ou du « constitutionnalisme multi-niveaux », qui envisage les textes nationaux et supranationaux comme des parties d’un cadre constitutionnel composite[53]. Toutefois, il arrive de temps en temps que la Cour doive constater, à l’occasion de l’examen d’une situation concrète, que les sources nationales et internationales, tels qu’elles sont interprétées, respectivement, par la Cour constitutionnelle et par les juridictions européennes, consacrent et protègent certains droits à des degrés différents. Confrontée à une hypothèse de ce type en matière de droit à la protection de la vie privée, la Cour a récemment jugé : « Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, il incombe au premier chef aux États, conformément au principe de subsidiarité, de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention, les autorités nationales, en particulier les juges nationaux, étant en principe mieux placées pour évaluer la proportionnalité d’une limitation aux droits et libertés au regard des faits et des réalités qui caractérisent la société concernée. Il en découle que l’appréciation d’une limitation à un droit fondamental par le juge national peut conduire à ce que le niveau de protection imposé au regard de la situation nationale soit supérieur à celui que la Cour européenne des droits de l’homme prévoit »[54]. Il en découle logiquement une prééminence, dans ce cas précis, de la norme nationale par rapport à la norme internationale.
3. Quels types de droits et libertés sont le plus souvent évoqués devant votre juridiction ?
Le droit fondamental dont la violation est le plus souvent invoquée devant la Cour constitutionnelle est le principe d’égalité et de non-discrimination (articles 10 et 11 de la Constitution). Ce phénomène s’explique en partie par l’évolution historique des compétences de la Cour (voir ci-dessus, I, 1 et 2). Ce principe est rarement invoqué de manière isolée, il est le plus souvent invoqué en combinaison avec un ou plusieurs autres articles constitutionnels ou de conventions internationales. Les droits et libertés qui sont le plus souvent invoqués sont, dans l’ordre : le droit à la protection de la vie privée et familiale (article 22 de la Constitution et article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme), le droit à la dignité humaine, telle que garantie par les droits culturels, économiques et sociaux (article 23 de la Constitution), les garanties du droit à un procès équitable (article 13 de la Constitution et article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme), le droit de propriété (article 16 de la Constitution et article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme), l’habeas corpus et les garanties en matière pénale (articles 12 et 14 de la Constitution), les droits de l’enfant (article 22bis de la Constitution et Convention pour la sauvegarde des droits de l’enfant), la liberté d’expression et de culte (article 19 de la Constitution).
4. Existe-t-il des droits d’un type nouveau invocables devant votre juridiction ?
Les droits économiques, sociaux et culturels garantissant la possibilité pour chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine (droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle, droit à la sécurité sociale, à la protection de la santé, à l’aide sociale, juridique et médicale, droit à un logement décent, droit à la protection d’un environnement sain, droit à l’épanouissement culturel et social, droit aux prestations familiales) peuvent être qualifiés de droits de « type nouveau » dans la mesure où ces droits ne se sont pas vus reconnaître un statut constitutionnel équivalent à celui des autres droits, lors de l’adoption de l’article 23 par le Constituant en 1994.
Il ressort en effet des travaux préparatoires de l’article 23 de la Constitution que le Constituant ne souhaitait pas conférer de droits subjectifs précis, dont le respect pourrait être invoqué directement devant un juge, mais énonçait toutefois un objectif constitutionnel à atteindre progressivement. L’article 23 de la Constitution est néanmoins invocable devant la Cour, mais le contrôle quant au respect de cet article suit une méthodologie différente, dictée par la mise en œuvre de l’obligation dite de standstill ou de « non-régression » qui impose aux législateurs de maintenir le bénéfice des normes en vigueur et de ne jamais aller à l’encontre des objectifs poursuivis, autrement dit de ne jamais régresser. La jurisprudence constante de la Cour lorsqu’elle contrôle le respect de ces droits est la suivante : « L’article 23 de la Constitution contient, en ce qui concerne les droits qu’il garantit, une obligation de standstill qui interdit au législateur compétent de réduire significativement le degré de protection offert par la législation applicable, sans qu’existent pour ce faire des motifs d’intérêt général »[55].
5. Établissez-vous une hiérarchie entre les droits de l’homme ; si oui pourquoi et comment ?
Il n’y a pas lieu de hiérarchiser les droits de l’homme de manière abstraite. En revanche, il peut arriver que deux droits ou libertés fondamentaux viennent à se heurter à l’occasion de l’examen d’une situation déterminée, ce qui conduit la Cour à devoir arbitrer le conflit entre ces deux droits. Ce faisant, la Cour est forcément amenée à faire primer un des deux droits en présence sur l’autre, ce qui pourrait être perçu comme établissant une hiérarchie. Toutefois, cette « hiérarchie » n’est pas figée et elle pourrait être inversée à la faveur d’une autre affaire, étant donné qu’elle est contextualisée et dépendante des caractéristiques de la norme examinée.
Un exemple permet d’illustrer ce propos. Dans une situation de pénurie ou de rareté de logements accessibles aux familles à revenus moyens ou modestes, les pouvoirs publics ont pour mission de favoriser l’accès au logement. Les mesures adoptées en la matière sont susceptibles de constituer une ingérence dans le droit de propriété, par exemple lorsqu’il s’agit d’inciter, à l’aide de taxes ou de sanctions administratives, les propriétaires de logements inoccupés à les remettre en état et à les mettre sur le marché locatif ou encore lorsqu’il s’agit de forcer les propriétaires à louer leurs biens. La Cour a jugé à plusieurs reprises que de telles mesures constituaient, compte tenu de l’obligation assumée par les pouvoirs publics de favoriser l’accès au logement pour tous, une restriction admissible au droit de propriété[56]. À l’inverse, la législation pénale adoptée en vue de lutter contre l’occupation illégitime de biens privés, en vue de protéger le droit de propriété, représente une ingérence dans le droit au logement des personnes qui n’ont pas d’autre moyen pour accéder à un logement décent. La Cour a jugé dans ce contexte que la protection du droit de propriété justifiait une ingérence dans le droit au logement décent[57]. Dans le premier cas, on pourrait conclure que la Cour accorde une place prépondérante au droit au logement par rapport au droit de propriété, alors que dans le second cas, on assiste au phénomène exactement inverse. En réalité, l’inversion de la « hiérarchie » entre droit de propriété et droit au logement décent s’explique par les circonstances de chaque espèce et par l’examen minutieux de la mesure législative attaquée que réalise la Cour afin de déterminer si, compte tenu de son obligation de garantir aussi bien le droit au logement décent que le droit de propriété, l’ingérence dans un de ces droits en vue de tendre à la réalisation de l’autre occasionnée par les mesures adoptées par le législateur n’est pas disproportionnée.
6. Quelle est la place des droits fondamentaux dans votre jurisprudence ?
Comme déjà expliqué ci-dessus, le contrôle du respect par les différents législateurs de Belgique fédérale des droits fondamentaux occupe environ 90 % des arrêts rendus par la Cour. Il s’agit donc du « core business » du juge constitutionnel belge.
7. Par quels procédés donnez-vous un régime particulier aux droits fondamentaux ?
L’on n’aperçoit pas la portée de cette question et, particulièrement, de ce qu’il faut comprendre par l’expression « régime particulier » en ce qui concerne la Cour constitutionnelle.
8. Établissez-vous une différence entre la protection des droits et celle des libertés ?
Non, les droits et libertés sont également protégés et les ingérences dans les droits et libertés sont examinées selon la même technique de contrôle : recherche et détermination de l’ingérence, recherche du but poursuivi par la mesure, examen de l’adéquation de la mesure et du but et examen de la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but poursuivi.
9. Quelles sont les techniques originales mises en œuvre pour protéger les droits et libertés des citoyens ?
La Cour constitutionnelle n’agit que par ses arrêts, qui sont rendus soit au contentieux de l’annulation, assorti, le cas échéant, d’une suspension temporaire dans l’attente de l’arrêt d’annulation, soit au contentieux préjudiciel. Dès lors, la seule façon dont elle peut protéger les droits et libertés des citoyens, c’est en contrôlant le respect par les différents législateurs belges de ces droits et libertés et en annulant ou invalidant les dispositions législatives qui constituent des atteintes injustifiées aux droits et libertés garantis en Belgique.
La technique de contrôle la plus courante mise en œuvre par la Cour n’est pas originale, elle s’inspire en très grande partie de la technique de contrôle adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme[58] et par d’autres juridictions nationales ou internationales. Elle part du principe que les droits de l’homme ne sont généralement pas absolus et n’excluent pas, en principe, une ingérence d’une autorité publique dans la jouissance de ces droits. Pour être jugée conforme à la Constitution, cette ingérence doit cependant être prévue par un texte légal de manière suffisamment précise et prévisible, elle doit répondre à un besoin social impérieux dans une société démocratique et elle doit être proportionnée à l’objectif légitime qu’elle poursuit[59]. La technique de contrôle mise en œuvre par la Cour consiste donc à rechercher l’objectif poursuivi par la disposition en cause, à s’interroger sur la nécessité de la mesure adoptée pour concourir à la réalisation de cet objectif et à appliquer un test de proportionnalité. Ce dernier comporte en réalité deux volets : d’une part, la disposition en cause est-elle adéquate pour atteindre l’objectif, son application contribue-t-elle à la réalisation de l’objectif (test de pertinence ou d’adéquation), d’autre part, la mesure en cause ne va-t-elle pas trop loin, ne comporte-t-elle pas une atteinte au droit ou à la liberté concerné disproportionnée par rapport au bénéfice que l’on peut en attendre sur le plan de la réalisation de l’objectif poursuivi (test de proportionnalité au sens strict) ? Ce dernier test est parfois, mais pas toujours, doublé du test « des mesures alternatives moins attentatoires » (existe-t-il d’autres mesures qui permettent d’atteindre le même objectif avec la même efficacité et qui occasionnent une ingérence moindre dans l’exercice du droit ou de la liberté considéré ?)[60].
Une variante de cette technique classique est celle de la balance des intérêts. La formule est également empruntée à la Cour européenne des droits de l’homme : « pour apprécier si une règle législative est compatible avec le droit [fondamental en cause], il convient de vérifier si le législateur a ménagé un juste équilibre entre tous les droits et intérêts en cause. Pour cela, il ne suffit pas que le législateur ménage un équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble; il doit également ménager un équilibre entre les intérêts contradictoires des personnes concernées »[61].
Le contrôle dit de « standstill », plus original, est décrit ci-avant (voir réponse à la question 4).
10. De quels pouvoirs dispose votre Cour en matière de contrôle de constitutionnalité des lois censées violer les droits de l’homme ?
Au contentieux de l’annulation, la Cour peut, en principe, prendre deux types de décisions : soit elle rejette le recours, soit elle annule la disposition attaquée. Si le requérant prouve que l’application immédiate de la norme risque d’entraîner un préjudice grave difficilement réparable, il peut également demander la suspension temporaire de la disposition querellée.
Au contentieux préjudiciel, la Cour peut, en principe, également adopter deux types de décisions : soit elle constate que la disposition en cause ne viole pas la norme de contrôle invoquée, soit, elle constate que la disposition en cause viole la norme de référence invoquée. Les conséquences attachées à une annulation ou à un constat de violation sont dé