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Bulletin n° 14
La collégialité
Cérémonie officielle d’ouverture
Mot d’ouverture de Richard Wagner
Président de l’Association des cours constitutionnelles francophones, juge en chef du Canada
Bonjour à toutes et à tous et bienvenue !
En tant que président de l’ACCF, il me revient l’honneur de vous souhaiter la bienvenue à cette 9e conférence des chefs d’institution de l’Association des cours constitutionnelles francophones (ACCF) sur le thème de la collégialité. Je suis enchanté de me retrouver parmi vous aujourd’hui.
Nos vies professionnelles et personnelles depuis l’avènement de la pandémie se passent désormais en partie sur zoom. La question « m’entendez-vous? » ouvre ces derniers temps bien des conversations de notre quotidien, de nouveaux bruits de fond s’ajoutent aussi lors de nos réunions. Nos vies sont « zoomiquement structurées », pour reprendre l’expression d’un philosophe français. L’événement d’aujourd’hui, comme bien d’autres, n’y échappe pas. La dernière fois que nous nous sommes vus pour la plupart d’entre nous en chair et en os remonte au 8e Congrès triennal de l’Association qui se tenait à Montréal. J’en garde encore de vives impressions, fruit d’échanges et de discussions stimulantes, ce qui est vrai également, vous en conviendrez avec moi, de tous les événements organisés par l’ACCF. Et nous pourrons en dire autant, j’en suis certain, de cette 9e conférence des chefs d’institution, organisée sous une forme virtuelle – une première dans l’histoire de l’Association.
Votre présence témoigne de toute l’importance que vous attachez à une organisation comme l’ACCF, qui regroupe, faut-il le rappeler, 48 cours constitutionnelles et institutions équivalentes disséminées sur quatre continents : Afrique, Europe, Amérique et Asie. Bienvenue à cette 9e conférence des chefs d’institution et aux 31 cours représentées avec près de 100 participants. Je ne mentionnerai pas tous nos invités, mais convenez avec moi que ce sera un véritable privilège que d’échanger durant les tables rondes. Soyez les bienvenus.
Avant d’aller plus loin, je tiens à souligner le soutien indéfectible de plusieurs membres clés du personnel de l’ACCF. Sans votre contribution à tous et à toutes, la présente conférence ne pourrait avoir lieu. Merci.
Je suis donc ravi de vous accueillir dans le cadre de cette conférence, qui devait avoir lieu, à l’origine, en France, dans la magnifique ville de Dijon invitée par le Conseil constitutionnel français et son président Laurent Fabius que je remercie encore. Le bureau de l’ACCF a pris la sage décision de reprogrammer l’événement sous le présent format, la situation sanitaire mondiale étant celle que nous connaissons. Malgré l’année 2020 exceptionnellement difficile que nous avons traversée, de même que les dernières semaines, nous avons toutes et tous persisté dans l’existence, notamment, dans notre travail et nos moyens d’échange. Devant cet événement d’une ampleur dévastatrice et imprévisible que nous subissons, l’adaptation n’a jamais été une option et toujours une nécessité. Les institutions-membres ainsi que l’ACCF n’ont pas su échapper aux nouvelles contraintes qu’entraîne cette nouvelle réalité.
Depuis 1997, l’ACCF favorise l’échange d’idées et d’expériences entre ses membres de l’espace francophone dans la perspective de promouvoir et défendre les idéaux démocratiques, renforcer l’autorité de chacune des institutions-membres, et assurer le respect de la dignité de la personne humaine.
Comme on le sait, c’est principalement en développant des relations entre les cours constitutionnelles des pays ayant en partage l’usage du français que l’ACCF contribue à l’approfondissement et à la consolidation de l’État de droit. Les échanges d’idées et d’expériences sur les questions qui sont soumises aux cours constitutionnelles ou qui intéressent leur organisation et leur fonctionnement sont favorisés par les conférences comme celle-ci. Bref, par le truchement de sa mission essentiellement éducative, l’ACCF promeut la diversité des systèmes juridiques et le dialogue des cultures juridiques. En ces temps de crise sanitaire, ce dialogue est plus que jamais nécessaire, la coopération juridique entre les institutions-membres étant un précieux atout face aux défis que nous aurons à relever demain.
Permettez-moi de remercier l’Organisation internationale de la Francophonie (O I F), qui depuis la création de l’ACCF, est un soutien sans faille pour notre association. Nous travaillons main dans la main pour favoriser l’approfondissement de l’État de droit et mutualiser les efforts dans l’accompagnement des processus démocratiques. Rappelons à ce titre que notre Association s’est engagée à participer à la mise en œuvre des engagements souscrits dans la Déclaration de Bamako, du 3 novembre 2000, par les ministres et chefs de délégation des États et gouvernements des pays ayant le français en partage. Par ailleurs, l’ACCF, qui est l’un des 16 réseaux institutionnels de l’OIF, veille à échanger régulièrement des informations et à rechercher des synergies dans les thématiques d’intervention avec elle.
La Cour suprême du Canada est fière de faire partie de l’ACCF et d’avoir été élue en 2019, son se président. Elle participe, de près ou de loin, aux activités de l’Association depuis ses tout débuts. L’année 2021 sera ma dernière année à titre de président, une tâche qui jusqu’à maintenant m’a fait grand plaisir et honneur d’assumer. En effet, le président du Conseil constitutionnel du Sénégal, Monsieur Sakho prendra à son tour la présidence de l’ACCF lors du prochain congrès de l’Association qui se tiendra du 26 au 28 janvier 2022 à Dakar.
La conférence de cette année, qui a comme thème « La collégialité », participe de la noble mission que s’est donnée l’ACCF Il a été demandé aux participants à travers un questionnaire de prendre en compte l’exigence de collégialité dans leur organisation interne, la « vie » de l’institution, ses méthodes de travail, mais aussi les pratiques et modalités de délibération, la manière de rendre les décisions et l’expression de celles-ci. 27 cours nous ont adressé leurs réponses dont la synthèse sera faite à la fin de cette conférence par le professeur Mathieu Disant.
Aujourd’hui, nous aurons l’occasion de réfléchir ensemble sur la collégialité, tant dans la phase préparatoire que dans la phase de délibération, et sur des questions aussi diverses que les pratiques et méthodes de délibération (table ronde n°1), ainsi que la collégialité vs les opinions individuelles (table ronde n°2).
La dernière conférence des chefs d’institution, organisée en novembre 2017 au Conseil constitutionnel français et où il a été fêté le 20e anniversaire de l’ACCF (alors connue sous le nom de « Cours constitutionnelles ayant en partage l’usage du français »), avait pour thème « la rédaction des décisions ». La conférence à laquelle nous sommes conviés aujourd’hui sur « la collégialité » se situe dans le droit sillon de ce thème, car la collégialité est inhérente au processus d’écriture des décisions d’une cour constitutionnelle. Elle représente à la fois le point de départ et d’arrivée du processus décisionnel, où les échanges d’idées entre collègues, qui se nourrissent mutuellement de leurs réflexions en examinant les questions de droit, sont constants.
Je crois fermement que la collégialité contribue principalement au sein d’une cour constitutionnelle à instaurer équilibre et modération au sein du processus décisionnel, afin qu’aucune décision ne soit sous l’influence du monopole d’une seule opinion.
Tous les membres d’une cour constitutionnelle y arrivent avec une grande indépendance d’esprit et une indéniable force de caractère, des traits de personnalité émanant de leur vaste expérience en droit. Les membres d’une cour constitutionnelle peuvent ainsi s’attendre à échanger, discuter et trancher des questions juridiques avec des collègues d’une volonté tenace, qui prendront activement part au débat et qui n’hésiteront pas à partager leur désaccord.
Nous pouvons tous apprendre les uns des autres. Le fait d’entendre le point de vue d’autres juges peut nous amener à envisager les choses sous un angle que nous n’avions peut-être pas considéré, et à structurer notre analyse autrement, en répondant plus adéquatement au problème à l’étude.
Travailler dans la collégialité signifie bien souvent résoudre des divergences en vue d’arriver à un résultat qui soit clair et convaincant, et sur lequel un groupe de juges peuvent s’entendre. La tâche est plus facile à décrire qu’à faire. Il en est ainsi, car la collégialité n’est pas une théorie. Elle renvoie à un univers judiciaire vivant et concret, façonné au premier plan par des dispositions essentielles humaines, issues de l’expérience et des personnalités uniques des membres d’une cour. Je serais presque tenté de dire qu’il y a autant de modèles de collégialité que de membres par laquelle elle prend vie.
La présente conférence constitue une occasion privilégiée d’échanger entre collègues de partout à travers le monde et d’enrichir ensemble notre réflexion sur l’expérience de collégialité. Je nous souhaite de fécondes et fructueuses discussions sur ce fascinant et riche sujet qui méritait d’être abordé.
J’aimerais, pour conclure, réitérer l’importance cruciale de ces échanges internationaux organisés par l’ACCF. La justice constitutionnelle est l’une des clés de la démocratie, de la protection des droits fondamentaux et de la primauté du droit – des valeurs qui assurent toutes la force de nos institutions démocratiques ainsi que la confiance envers elles.
Il est plus important que jamais pour nous, membres des cours constitutionnelles, de réfléchir sur le rôle de nos institutions et de discuter, ouvertement et candidement, de ce qui va et de ce qui ne va pas dans nos juridictions respectives. Nos sociétés pluralistes ne pourront qu’en bénéficier.
Permettez-moi, Mesdames et Messieurs les membres de l’Association, distingués invités et chers amis, de vous souhaiter à nouveau la plus cordiale des bienvenues, ainsi que des échanges collégiaux des plus stimulants. Bonne conférence !
Discours d’Antoine Michon
Directeur des Affaires politiques et de la gouvernance démocratique de l’Organisation internationale de la Francophonie
Monsieur le juge en chef du Canada, président de l’Association des cours constitutionnelles francophones (ACC F),
Monsieur le président du Conseil constitutionnel français,
Mesdames et messieurs les présidents des cours et conseils constitutionnels membres de l’ACCF, Madame la secrétaire générale de l’ACCF,
distingué.es invité.es,
C’est pour moi un réel plaisir de participer, pour la première fois depuis ma prise de fonction en qualité de directeur des Affaires politiques et de la gouvernance démocratique de l’OIF en septembre dernier, à l’ouverture de la 8e conférence des chefs d’institutions de l’ACCF. Je sais le rôle, ô combien important, que vous jouez dans le fonctionnement harmonieux et régulier des institutions de l’État de droit dans les pays membres de la Francophonie.
Je voudrais ici saluer et me féliciter de la très forte mobilisation de l’ACCF aux côtés de la Francophonie, mais aussi mettre en exergue son engagement et sa mobilisation permanents en faveur du renforcement de la démocratie, de la paix et de l’État de droit à travers le bon fonctionnement des institutions étatiques. Comme vous le savez, l’ACCF, au même titre que les autres réseaux institutionnels francophones, est et demeure pour nous un partenaire solide, utile et complémentaire, mais elle constitue également un vivier d’expertise inépuisable et exceptionnel pour la mise en œuvre de certaines activités francophones en appui aux efforts de nos gouvernements dans le cadre du respect des droits et libertés et du renforcement de l’État de droit. Le rôle et la place des institutions rassemblées au sein de l’ACCF sont d’autant plus importants et nécessaires que de multiples défis sécuritaires et crises politiques menacent quotidiennement certains de nos États membres.
À ce titre, il me plaît de rappeler ici et maintenant la très bonne coopération que l’OIF entretient avec l’ACCF, notamment à l’occasion des processus électoraux. Ma présence à cette séance, certes virtuelle à cause de la pandémie sanitaire qui touche tous nos pays, est la preuve de l’attachement de ma direction, en particulier, et de l’OIF en général, au renforcement des liens de coopération et d’échanges avec vos institutions respectives et le réseau qui les fédère. Je vous confirme également que mes collaborateurs sont mobilisés pour suivre l’intégralité des travaux de la présente conférence.
Je ne saurais terminer sans rappeler, en plus de la contribution financière à la tenue des conférences de l’ACCF, le soutien de l’OIF à certains cours et conseils constitutionnels en accompagnement des processus électoraux. Ce soutien se décline, selon les besoins et attentes, en plusieurs activités : séminaires de formation et de renforcement des capacités des membres des Cours, mais également la formation et le déploiement des délégués des Cours le jour du scrutin, missions d’étude et de partage d’expériences et de bonnes pratiques, mise à disposition d’expertise. Nous tenons, à l’OIF, à répondre aux attentes précises des cours dans la mesure des ressources disponibles.
Sans vouloir définir ou anticiper les débats intéressants relativement au thème retenu pour constituer le fil conducteur de nos travaux et échanges, je voudrais évoquer en quelques mots l’importance de la collégialité en matière de contentieux électoral. Considérée globalement comme le jugement d’une affaire par plusieurs juges, siégeant et délibérant ensemble, la collégialité serait un rempart contre les risques de mauvaises décisions juridictionnelles et une garantie d’impartialité. Cette idée de plus de garanties de respect des droits et libertés est confortée par le célèbre adage qui dit :
« Juge unique, Juge inique ».
Si les juridictions de l’ordre administratif ou judiciaire peuvent, à certains niveaux, s’accommoder plus facilement du juge unique, les juridictions constitutionnelles, en revanche, sont organisées généralement de manière collégiale et rendent leurs arrêts et décisions selon le même mode. En matière électorale, la collégialité se veut aussi une réponse à l’absence de possibilité de faire appel contre une décision proclamant des résultats définitifs, et, un gage de l’indépendance de la justice.
La collégialité renvoie donc à la notion de solidarité et d’engagement commun tout au long du processus de délibération et de publication des décisions prises. Cette délibération, bien que collective, est irriguée et nourrie par des femmes et des hommes, juristes de formation, libres et indépendants. C’est dire que la collégialité, tout en reposant sur le principe général de dire le droit, est une réflexion commune destinée à trouver une décision consensuelle et collective basée sur l’application objective des textes en vigueur.
Cette approche collégiale n’est pas exclusive, elle permet des exceptions, à savoir l’émission des opinions dissidentes. Si cette possibilité est consacrée par le droit, elle s’applique difficilement dans les institutions que vous avez l’honneur et la lourde tâche de présider.
Mesdames et messieurs, Distingué.es invité.es,
Je vous remercie de votre aimable attention et vous souhaite plein succès dans vos travaux et une fructueuse conférence.
Mot d’ouverture de Laurent Fabius
Président du Conseil constitutionnel français
Monsieur le président de l’ACCF, cher juge en chef Wagner que je salue amicalement, Monsieur le directeur des affaires politiques et de la gouvernance démocratique à l’OIF, Mesdames et messieurs les présidents,
Chers collègues et amis francophones,
C’est un plaisir et un honneur d’être parmi vous aujourd’hui, et je remercie chaleureusement mon homologue et ami le juge en Chef Wagner pour ses mots d’accueil ainsi que Monsieur Michon.
Notre conférence s’inscrit dans un contexte particulier. Ces derniers mois nous ont exposés à des défis sans précédent, sous l’effet de la crise sanitaire. Nous avons été à notre grand regret contraints de reporter la conférence initialement prévue à Dijon, où j’aurais eu l’honneur de vous accueillir. Nous aurions pu annuler purement et simplement cette conférence, nous avons cependant décidé de la maintenir, et je remercie spécialement le juge en Chef Richard Wagner d’avoir permis l’organisation de cet événement via Zoom.
La gravité de l’épidémie de Covid-19 justifie en effet que cette conférence se tienne en ligne. Dans cette circonstance si particulière, je voudrais revenir en quelques mots sur ce que cette crise inédite nous a donné à voir, avec une acuité toute particulière, et qui a un lien si fort avec le thème des échanges que nous allons avoir sur la notion de « collégialité».
D’une certaine manière, cette crise a en effet apporté la démonstration par l’absurde que cette collégialité est au nombre des vertus les plus précieuses qui nous unissent.
Face à la crise sanitaire, des mesures de confinement inédites ont dû être prises dans la plupart de nos pays. Mais notre éloignement géographique contraint ne nous a fait que ressentir encore plus vivement qu’à l’accoutumée, me semble-t-il, combien le maintien de l’échange et du dialogue entre nous était essentiel. Partout, la pandémie nous a conduits à rechercher des solutions innovantes pour préserver des espaces de discussion et de débat, indispensables pour nous aider à vivre et analyser la crise. En maintenant le lien coûte que coûte, nous avons pu traverser cette période en gardant confiance en des lendemains meilleurs. C’est pourquoi nous nous sommes tous attachés à maintenir le dialogue au sein de nos familles, avec nos amis et, bien sûr, le dialogue au sein même de nos juridictions.
Même confinée, la justice constitutionnelle ne s’est heureusement jamais véritablement arrêtée.
Comme vous toutes et vous tous au sein de vos cours, j’ai veillé en France à ce que la continuité d’activité du Conseil constitutionnel s’exerce dans des conditions propres à préserver au mieux la santé de toutes et tous. Nous sommes même allés, un bref temps, jusqu’à organiser des échanges au sein du collège à l’aide d’outils de visioconférence. Mais si ces solutions pratiques ont été temporairement utiles et même nécessaires, l’expérience nous a vite convaincus que rien ne remplaçait les échanges « en personne ». Dès que cela a été possible du point de vue sanitaire, nous avons donc repris notre discipline d’entendre en personne les avocats dans nos locaux, sans visioconférence. Et, pour les échanges au sein même du Collège, y compris entre les séances, nous restons très attachés à la régularité de nos séances de travail et de nos échanges plus informels, que nous essayons de cultiver comme un art.
C’est précisément cet art du dialogue qui est au cœur du principe de « collégialité », qui, pour le bon fonctionnement de nos juridictions, constitue l’une des garanties essentielles. Pour les juges eux-mêmes d’abord, car elle leur permet d’approfondir sans cesse leur réflexion, de mettre en balance les arguments en présence, au contact de collègues aux parcours riches et aux approches souvent diverses. Pour le justiciable bien sûr aussi, car la collégialité est l’un des gages lui permettant d’espérer la décision la plus équilibrée possible et une garantie qui donnera à cette décision toute l’autorité que donne la délibération approfondie et contradictoire ainsi que la conciliation des points de vue permise par le débat contentieux.
Un proverbe, je crois, africain résume en quelque sorte bien l’importance du principe de collégialité : « Si tu veux aller vite, va seul; si tu veux aller loin, va accompagné ».
Pour remettre en perspective le dialogue au sein même de nos juridictions, nous mesurons donc mieux que jamais aujourd’hui combien nous est précieux le dialogue entre nos cours.
Tel est précisément l’objectif poursuivi par l’ACCF. La langue qui nous unit est un atout qui donne une force particulière à nos échanges. N’ayons pas de doute : en dépit des attaques qu’elles subissent parfois, particulièrement en temps de crise, nos cours constitutionnelles sont et doivent rester des acteurs essentiels à la démocratie et à la protection des droits fondamentaux. En renforçant le dialogue entre nous, c’est l’idée même de l’État de droit que nous veillons à cultiver.
Je veux donc souhaiter un plein succès à cette journée placée sous le signe de la liberté de parole et de l’écoute mutuelle. À nouveau, Monsieur le juge en Chef Wagner, un grand merci pour l’organisation de ces travaux, et à vous toutes et à tous, je souhaite des échanges fructueux.
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Seul le prononcé fait foi [Retour au contenu]
Première table ronde : les pratiques et méthodes de délibération
Synthèse des réponses au questionnaire
Mathieu Disant, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne – Paris I – Panthéon-Sorbonne
Cette synthèse est réalisée à partir des vingt-huit réponses adressées par les destinataires du questionnaire. Bien entendu, elle ne peut rendre compte de la grande diversité des situations des institutions membres de l’ACCF. Il s’agit de restituer brièvement et aussi fidèlement que possible les réponses apportées par les cours.
La richesse de ces questionnaires, grâce aux réponses apportées par les cours, permet de dresser quelques lignes forces, mais aussi des points de distinction quant aux pratiques et méthodes de délibération, telles que vous les envisagez et les mettez en œuvre dans vos juridictions.
1. Statut de la collégialité
1.1. Dans la quasi-totalité des pays, le principe de la collégialité est explicitement formalisé par un texte comme une garantie ou un principe de fonctionnement de la cour constitutionnelle. Le plus souvent, il trouve son siège au sein de la loi sur l’organisation et le fonctionnement de la Cour ou son équivalent. Il est plus rare qu’un article de la Constitution le prévoie (Albanie, Cambodge).
En Belgique, aucun texte ne formule explicitement une exigence de collégialité au sein de la Cour constitutionnelle. Néanmoins, il se déduit sans équivoque des dispositions de la Loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle qui organisent son fonctionnement et la procédure devant elle, qu’elle est une institution collégiale, peut-être même est-elle la plus collégiale des juridictions du pays.
À Monaco, la collégialité n’est pas évoquée motu proprio par les textes fondateurs, mais seulement implicitement, sans qu’aucun doute n’existe sur le fait qu’elle constitue un élément fondamental du fonctionnement de la juridiction.
De même, au Canada, la Loi sur la Cour suprême régit plus indirectement que directement la collégialité. La Cour tient surtout un manuel pour les juges où l’on retrouve, entre autres, diverses directives régissant les pratiques de la Cour en matière de collégialité. Plus fondamentalement, la collégialité apparaît comme un mode de fonctionnement judiciaire, une certaine méthode de travail où une multiplicité d’acteurs participe à la prise de décision.
1.2. Les modalités selon lesquelles la collégialité est mise en œuvre sont, quant à elles, le plus souvent régies par le règlement intérieur de procédure. La collégialité est liée à plusieurs aspects de l’organisation et du fonctionnement des cours : organisation des travaux, composition du/ des collège (s), règles de majorité, modalités de vote, modalités d’enregistrement des travaux…
1.3. En droit et en fait, la collégialité ne souffre d’aucune exception ni atténuation. Elle est perçue et organisée de façon identique dans toutes les compétences, plus ou moins hétérogènes, de chaque cour. Aucune d’elles n’est dispensée de collégialité. Aucune situation non plus. Ni l’urgence ni le volume des affaires en attente ne sont considérés, en eux-mêmes, comme une nécessité de la réduire. Les délais peuvent être réduits, de même que le nombre de juges appelés à statuer, mais non la collégialité.
À cet égard, les aménagements, techniques et physiques, opérés durant la période récente de crise sanitaire ont permis d’adapter les méthodes de travail et de préserver la collégialité. Il n’est pas fait état d’altérations significatives, en dehors de ces aménagements, sauf lorsque la Cour a été divisée en deux groupes de conseillers afin de pallier la réduction du nombre de conseillers (Bénin ). La collégialité n’a jamais été interrompue.
2. Cadre décisionnel collégial
2.1. Pour la grande majorité des cours, il n’existe qu’une seule formation de jugement, laquelle siège et statue toujours de manière collégiale. Quelques cours connaissent, en leur sein, plusieurs formations de jugement (chambres, sections ou collèges). Dans la mesure où il s’agit le plus souvent d’une répartition des affaires selon les domaines de compétence, les cours concernées (Albanie, Canada, Comores, Maurice, Suisse) ne font état d’aucune incidence notable du point de vue de la collégialité. Le même constat s’impose en Belgique si la Cour constitutionnelle décide de trancher une affaire en séance plénière de douze juges, au lieu de la formation ordinaire de sept juges. De même, la collégialité est mise en œuvre de la même manière au sein des sept cours du Tribunal fédéral suisse.
2.2. L’hypothèse d’une formation à juge unique est étrangère aux cours constitutionnelles, lesquelles statuent toujours en formation plénière. En revanche, devant les cours suprêmes, au Canada, à Maurice et en Suisse, les affaires peuvent être soustraites à la collégialité et confiées à un juge unique dans certains cas, parfois assez nombreux. En Suisse, cela représente plus du tiers des affaires (35 % en 2020).
Il est toutefois possible que les textes prévoient de rares hypothèses où certains actes sont décidés seuls par le juge rapporteur (Liban, Moldova, Roumanie) ou par ordonnances présidentielles. Cela concerne des actes de procédure, notamment la décision présidentielle de tenir l’audience à huis clos (not. Algérie). C’est le cas par exemple à Monaco, s’agissant de classement sans suite au vu d’irrecevabilité manifeste, de régularisation de formalités dans la présentation des requêtes, référés, requêtes en sursis à exécution. Mais il est constant que toutes les décisions au fond sont rendues collégialement.
3. Déroulement de la délibération
3.1. Du point de vue de la formalisation des règles relatives au déroulement de la délibération, deux principales hypothèses se distinguent.
Dans la première, plus courante, la délibération est régie par la loi sur l’organisation de la Cour (Cambodge, Roumanie ) et/ ou surtout le règlement intérieur fixant les règles de son fonctionnement (Albanie, Algérie, Bénin, Burkina, Cameroun, Gabon, Côte d’Ivoire, Guinée, Mali, Mauritanie, Maroc, Suisse), voire le code de la juridiction constitutionnelle (Moldova). Le plus souvent, ces textes apportent, à plus ou moins grand degré, des précisions pratiques sur le déroulement de la délibération. À cet égard, la Loi n° 47 / 1992 sur l’organisation et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle de Roumanie contient des dispositions assez précises. Au Canada, la Cour suprême tient un manuel pour les juges, qui régit en partie le processus de délibération. Bien entendu, certaines règles complémentaires ne se fondent pas sur une norme écrite et relèvent de la pratique.
La seconde hypothèse est celle dans laquelle aucun texte ne fixe le déroulement des délibérations (Andorre, Belgique, Luxembourg). Cela relève exclusivement de la pratique de la Cour, pour une large part, des décisions du président et de la façon dont il mène les débats et organise les échanges (Comores, France, Liban, Madagascar, Maurice, Monaco, Sénégal, Togo). Cette pratique peut être consolidée, le Tribunal constitutionnel d’Andorre souligne par exemple qu’elle est « fidèlement suivie ». Elle répond aussi aux spécificités de la juridiction constitutionnelle, comme en Belgique où la Cour est composée selon une double parité, à la fois linguistique et socioprofessionnelle.
3.2. Les règles applicables en matière de quorum sont très variables. Le nombre minimal de juges peut être fixé à la moitié des membres (Cambodge, Burkina, Mauritanie), aux deux tiers (Albanie, Moldova), aux trois-quarts (Algérie et Maroc 9 sur 12 ; Andorre 3 sur 4), aux quatre cinquièmes (Liban 8 sur 10), ou à une formule ad hoc en cas de composition impaire : 4 membres sur 7 (Sénégal), 5 sur 7 (Bénin, Côte d’Ivoire), 9 sur 11 (Cameroun), 7 sur 9 (France), 5 sur 9 (Mali).
Certaines cours disposent d’un mécanisme de suppléance (Belgique, Canada, Luxembourg, Suisse), ou de la possibilité de recourir à la « force majeure » pour siéger et juger en deçà du quorum (France).
Même sans disposer de ce type de dispositif, les cours interrogées ne relatent aucune difficulté insurmontable à ce sujet, à l’exception particulière de complications liées au retard dans la nomination des nouveaux juges constitutionnels (Albanie). L’augmentation du nombre de juges, comme c’est le cas récemment à la Cour suprême de Maurice, a pu considérablement réduire les quelques difficultés relevées. Tout au plus, les cours peuvent être conduites à aménager leur agenda pour tenir compte des absences et indisponibilités ponctuelles des juges.
De même, l’application des règles en matière de déport et/ou de récusation des juges, lorsqu’elles existent (sauf Cameroun, Gabon, Liban, Madagascar, Mali, Mauritanie, Roumanie, Sénégal), n’a pas affecté la collégialité de façon perceptible, en dehors de situations isolées (cas d’une décision prise, en 2003, par un seul membre de la Cour constitutionnelle du Bénin en raison du déport de tous les autres membres).
3.3. La fréquence des séances de délibération est variable selon les cours (une fois par semaine en France, trois fois par semaine en Belgique), mais répond à une pratique consolidée en lien avec le volume d’activité contentieuse.
La durée de la délibération n’est pas déterminée. Elle varie selon la complexité de l’affaire et le nombre d’affaires à l’ordre du jour de la session. Il est habituel d’y consacrer une demi-journée.
En Belgique, dès qu’un juge du siège émet un doute sur un point d’une affaire, souhaite introduire une modification (un amendement de forme ou une variante de fond) ou émet le souhait de réfléchir encore, l’affaire est inscrite à nouveau à l’agenda d’une prochaine séance de délibéré. En règle générale, ce nouveau délibéré n’a pas lieu avant une semaine. Ce laps de temps est mis à profit par les juges, éventuellement assistés par les référendaires, pour rédiger un amendement ou un projet alternatif.
Pour l’essentiel, au-delà des particularités, les pratiques qui permettent d’organiser la collégialité des débats lors de la délibération sont assez semblables :
La base de discussion est préparée et présentée par le(s) rapporteur (s) ;
Le président ouvre formellement la séance et dirige les débats, il distribue la parole à ceux des membres qui souhaitent s’exprimer ;
Le débat porte généralement d’abord sur le projet d’arrêt de manière générale et le texte est examiné en détail dans un second temps ;
Les échanges sont organisés de telle sorte à permettre une prise de parole régulière et suffisante pour chacun des membres afin qu’il exprime son point de vue sur le projet de décision.
L’ordre de prise de parole peut être encadré. En Guinée, la parole est donnée du plus jeune au plus âgé, puis au vice-président. Le président prend la parole en dernier. Au Canada, selon une pratique désormais abandonnée, c’est le juge le plus récemment nommé qui commençait la discussion et le juge en Chef avait le dernier mot ; aujourd’hui, la discussion s’y déroule librement. Parfois, il est de pratique que le rapporteur reprenne la parole pour donner réponse aux amendements soulevés par les autres conseillers (Bénin). Pour les affaires complexes, lorsque le siège apparaît divisé, il arrive que le président fasse procéder à un vote indicatif en cours de délibéré (Belgique).
Les réponses au questionnaire soulignent souvent que la délibération « favorise l’esprit d’échange et de concertation » et fait de la décision « le fruit d’un effort collectif » (Algérie). Elle est organisée dans « un esprit de recherche de solutions constitutionnelles communes » (Belgique). Nombre de cours expriment vouloir ainsi privilégier le « consensus » (Comores, Guinée, Mozambique, Sénégal), le recours au vote se faisant par défaut. La Cour constitutionnelle de Belgique souligne que « l’élaboration de textes de compromis appartient à la culture de la recherche du consensus cultivée par la Cour ». À Monaco, la pratique du délibéré pousse la collégialité au point que la quasi-totalité des décisions du Tribunal suprême sont rendues à l’unanimité des présents ou à tout le moins au consensus, au point de comparer la pratique à celle applicable dans certaines organisations internationales. Cette pratique scrupuleusement suivie permet d’éviter le vote qui pourrait cristalliser des oppositions au sein de la formation, sans préjudice des opinions dissidentes qui, ne pouvant exister, peuvent encore moins être publiques.
S’il n’y a pas consensus, en fonction des délais applicables, le délibéré peut être ajourné de quelques heures ou repris à la séance suivante (France) ou renvoyé à une date ultérieure pour un nouveau rapport et un nouveau projet de décision (Bénin, Belgique). Cet ajournement peut conduire à désigner un nouveau juge-rapporteur (Togo).
Quant aux modalités de vote, il est constant que les membres des cours interrogées n’ont pas droit de s’abstenir. La décision peut être prise par vote ouvert ou par vote secret. Selon une pratique dont la généralisation est à vérifier, le président de séance vote en dernier. On relèvera qu’en Belgique le vote est effectué à main levée, tous les juges votent simultanément et non à tour de rôle. Au sein de la Cour constitutionnelle de Roumanie, la règle est que le juge rapporteur vote le premier, avant le plus jeune juge et ceux qui le suivent, jusqu’au vote du président.
3.4. Dans le souci de préserver le secret absolu du délibéré, certaines cours n’établissent aucun procès-verbal ou compte-rendu de la séance de délibération. Les prises de parole et les opinions exprimées ne sont dès lors pas consignées officiellement (Belgique, Burkina, Luxembourg, Madagascar, Mali, Maurice, Monaco, Sénégal, Togo). Ainsi, en Belgique, les présidents et les juges prennent des notes personnelles s’ils le souhaitent, mais la Cour ne conserve pas d’archives des délibérés. Au Luxembourg, la Cour constitutionnelle considère que c’est la proposition d’arrêt en gestation qui en tient lieu, via un système de révision par traitement de texte utilisé lors des échanges.
Cela étant, la plupart des cours établissent procès-verbal ou compte-rendu de leurs séances de délibération, parfois aussi de séances préliminaires ou d’audience (Albanie). Le cas échéant, cette consignation s’opère dans une forme allégée qui ne reflète pas la délibération proprement dite (Moldova), mais plutôt des notes de travail (Roumanie). Au Maroc, le règlement intérieur prévoit expressément qu’un membre est en droit de demander la transcription de son opinion dissidente dans le procès-verbal de la séance. Nulle part le fait de consigner ces travaux n’est perçu en lui-même comme ayant une incidence sur la collégialité. L’enjeu se concentre sur la règle de communicabilité ou de consultation qui est retenue.
Le caractère secret de ces procès-verbaux peut être strict et sans limite de durée (Algérie, Andorre, Cambodge, Cameroun, Côte d’Ivoire, Mauritanie, Roumanie). Le document est dans ce cas strictement réservé aux juges. Dans cette situation, il est souvent souligné qu’en pratique, la confidentialité du procès-verbal a une incidence positive sur la collégialité.
Dans d’autres cours, le caractère secret est limité à la durée du mandat des conseillers ayant participé au délibéré (Bénin), ou au terme d’un délai qui permet sa communication au public : 25 ans en France, 50 ans en Suisse. Ces cours ont plutôt tendance à considérer que la communicabilité n’interfère pas sur la collégialité.
Texte introductif
Papa Oumar Sakho, Président du Conseil constitutionnel du Sénégal Modérateur et président de séance
Monsieur le président de l’ACCF,
Mesdames et messieurs les chefs d’institution, Chers collègues,
Madame la secrétaire générale de l’ACCF, Honorables invités,
C’est avec un bien réel plaisir que je vous adresse mes plus cordiales salutations et voudrais, dès l’abord, avant de donner la parole à nos honorables panélistes, féliciter, en leurs noms et au mien, le président de notre Association, l’honorable juge en chef du Canada, et Madame la secrétaire générale de l’ACCF, pour la parfaite organisation de cette 8e conférence des chefs d’institutions et les remercier aussi pour la confiance qu’ils nous font en nous demandant d’en animer la première table ronde.
Cette table ronde dont j’ai l’honneur d’assurer la modération, porte sur « les pratiques et méthodes de délibération ». Son objet se rattache au thème général de notre conférence, « la collégialité », que l’on ne peut évoquer sans penser à ce que le professeur Serge Guinchard appelle « le droit à un bon juge ». Dans toutes les procédures, et il y a l’unanimité sur cette question, la garantie d’un droit au juge, qui se traduit par « le droit d’accès à un juge doté d’un pouvoir de pleine juridiction », s’accompagne de règles destinées à « garantir la qualité de la justice rendue ». Ces règles, qui forment ce « droit à un bon juge », renferment notamment le principe de collégialité en vertu duquel les juges sont appelés à se réunir pour statuer ensemble, de manière consensuelle ou à la majorité d’entre eux, sur les questions que soulève un litige.
La collégialité, combinée avec l’imparité, se réalise par une démarche démocratique qui permet la prise de décision à l’issue d’une délibération dans un organe collégial composé d’au moins trois juges.
Nous sommes donc invités à une réflexion sur un aspect particulier de la collégialité : « les pratiques et méthodes de délibération », ce qui nous conduit à nous interroger sur la façon dont s’élabore la décision.
La méthode est, en effet, un ensemble de marches raisonnées suivies pour parvenir à un but ; elle fait appel à une systématisation des règles d’organisation et de fonctionnement de la délibération; la pratique, qui accompagne le processus de prise de décision, relève, quant à elle, de l’expérience des juridictions.
Un examen rapide des méthodes de délibération révèle que nos juridictions ont en commun les principes suivants : les juges statuent en nombre impair ; ils forment leurs convictions et élaborent leurs décisions dans le secret en privilégiant le consensus ; des rapporteurs ou référendaires sont désignés pour rédiger un rapport, une note et/ou un projet de décision qui servent de base de discussion lors des délibérations.
Ces traits communs ne doivent cependant pas cacher les particularismes des différents systèmes tenant à l’organisation des juridictions ou à la planification, la préparation et au déroulement des délibérations.
En raison de ces différences d’approche, un échange d’expériences pourrait être source d’enrichissement mutuel ; pour cette raison, les débats, me semble-t-il, pourraient être organisés à partir des questions auxquelles chaque système a apporté ses propres réponses et les questions, compte tenu de leur diversité, être regroupées en trois rubriques.
En premier lieu, la collégialité est-elle toujours organisée par des dispositions normatives ou peut-elle être laissée à l’appréciation des juridictions ? Quels juges participent à la délibération? Y a-t-il d’autres participants à côté des juges? Que se passe-t-il en cas d’absence ou d’abstention d’un juge, lorsque le quorum n’est pas atteint, ou encore lorsqu’un juge refuse de signer la décision ? Comment sont planifiées et organisées les séances de délibérations ? Quel est le temps imparti aux juges pour chaque délibération ? Combien en faut-il pour la prise de décision ?
Par ailleurs, s’agissant des décisions, sont-elles prises à la majorité simple ou qualifiée? La recherche du consensus est-elle simplement privilégiée ou plutôt systématique ? Quel est le sort réservé aux opinions dissidentes ou séparées ?
Enfin, le caractère secret des délibérations est-il absolu ?
Autant d’interrogations qui trouveront, mesdames et messieurs, leur réponse dans vos observations précédées des interventions de nos éminents panélistes à qui j’ai l’honneur de donner la parole à présent en commençant par :
- Monsieur IM Chhun Lim, président du Conseil constitutionnel du Cambodge ; il nous parlera du statut de la collégialité ;
Suivront après, tour à tour, - Monsieur Valer DORNEANU, président de la Cour constitutionnelle de Roumanie ; il nous parlera en retour d’expériences des pratiques et méthodes de délibération à la Cour constitutionnelle de Roumanie,
- Madame Corinne LUQUIENS, membre du Conseil constitutionnel de France ; elle nous expliquera, quant à elle, la procédure de délibération du Conseil constitutionnel de France,
- Monsieur Gilles BADET, secrétaire général de la Cour constitutionnelle du Bénin ; il nous fera un exposé sur les pratiques et les méthodes de délibération : expérience du Bénin,
- Monsieur Kamel FENNICHE, président du Conseil constitutionnel d’Algérie, il nous parlera de la procédure de délibération au Conseil constitutionnel algérien.
Sans plus tarder, nous donnons la parole au premier intervenant : Monsieur IM, pour sa communication.
Statuts de la collégialité
lm Chhun Lim, Président du Conseil constitutionnel du Royaume du Cambodge
Bonsoir Monsieur Richard Wagner,juge en chef du Canada, président de l’ACCF, Bonsoir Madame Caroline Pétillon, secrétaire générale de l’ACCF,
Bonsoir à toutes et à tous,
J’ai le grand plaisir, ce soir, de vous revoir à nouveau et de présenter dans ce colloque une intervention qui porte sur le « statut de la collégialité : la pratique et la méthode de travail du Conseil constitutionnel du Cambodge, lors de sa session de délibération ».
Le Conseil constitutionnel du Cambodge est compétent pour garantir le respect de la Constitution, interpréter la Constitution et les lois votées par l’Assemblée nationale et examinées en définitive par le Sénat. Il a aussi le droit d’examiner et de statuer en dernier ressort sur les litiges relatifs aux élections législatives et sénatoriales. Le Conseil constitutionnel se compose de 9 membres, nommés pour un mandat de 9 ans, dont 3 sont désignés par le Roi, 3 élus par l’Assemblée nationale et 3 autres élus par le Conseil supérieur de la magistrature. Quant à l’organisation et au fonctionnement de cette institution, selon son texte organique et son Règlement intérieur, le Conseil constitutionnel est requis de mettre en œuvre le principe de la collégialité pour l’organisation de tous ses travaux.
En matière de contrôle de constitutionnalité et d’instruction des contentieux liés aux élections parlementaires, les 9 membres du Conseil sont organisés en trois groupes de rapporteurs dont chacun est composé de trois membres provenant des trois sources de pouvoir différentes. Ces groupes sont désignés par le président du Conseil, par rotation dans l’ordre des recours enregistrés, pour s’occuper des dossiers à traiter. Dans la pratique du Conseil, comme mentionné ci-dessus, nous adhérons résolument au principe de collégialité fixé par la loi, selon laquelle un groupe de rapporteurs doit être composé de trois membres et la formation de jugement de 9, sans aucune exception.
Notre Conseil est aussi compétent pour régler en dernier ressort les différends liés à l’opération d’inscription des électeurs ainsi qu’aux listes électorales provisoires. Ceci dit, je signale que mon sujet d’intervention concerne les litiges qui ont eu lieu lors de cette opération, en décembre 2020, pendant laquelle le Conseil constitutionnel a été saisi en huit jours de 95 requêtes, contestant les décisions du Comité national des Élections. Or le délai imparti pour le règlement d’un recours est de 10 jours, durant lequel nous devons accomplir plusieurs tâches, notamment : l’instruction du dossier par le groupe de rapporteurs, la préparation du projet de rapport, et celui de la décision à soumettre aux membres du Conseil, la session de délibération et l’audience publique du Conseil, où la procédure du contradictoire est ouverte entre les parties au litige. Après l’audience, les 9 membres du Conseil se retirent pour l’examen des nouvelles données recueillies lors de l’audience et la mise au point du projet de décision. Enfin une fois la décision prise, le Conseil revient devant les parties du contentieux ainsi que la presse et le public, pour proclamer sa décision sur l’affaire, en tant que verdict du recours.
Ainsi dans un court laps de temps, les tâches à remplir sont nombreuses. Nous voyons principalement trois facteurs qui nous permettent de mener à bien notre tâche :
Premièrement, le Conseil constitutionnel dispose d’un assez grand capital humain qui fait office d’assistants de chaque groupe de rapporteurs. En temps normal, le secrétariat général met en place 3 groupes de fonctionnaires et si le volume et le flux des saisines l’exigent, il peut mobiliser des fonctionnaires des autres départements pour former jusqu’à 8 groupes, mis à la disposition des groupes de rapporteurs. En fait, ce sont ces groupes techniques, sous la supervision ou l’indication du membre rapporteur, qui élaborent l’avant-projet du rapport et celui de la décision à soumettre au groupe de rapporteurs, comme documents de séance pour les deux réunions préalables du groupe, durant lesquelles les projets de rapport et de décision sont finalisés, avant de les soumettre au Conseil constitutionnel dans les 48 heures au plus tard avant la session plénière du Conseil.
Deuxièmement, les membres du Conseil constitutionnel et le service juridique du Conseil ont pris l’habitude de suivre en amont les affaires qui pourraient être soumises au Conseil constitutionnel. S’agissant du contrôle de constitutionnalité, le débat parlementaire sur un projet de loi susceptible d’être soumis au contrôle du Conseil, doit être suivi de près par nos responsables. S’agissant du contentieux lié à l’opération d’inscription des électeurs ou lié à la liste électorale provisoire, le service juridique suit chaque cas de procès, dès qu’il a eu lieu au niveau communal. Toutes les informations anticipées recueillies nous ont beaucoup aidés pour le traitement du dossier dès qu’il est arrivé entre les mains de nos assistants, d’autant plus que les requérants, souvent, répètent les mêmes arguments soulevés lors du débat parlementaire ou les mêmes motifs du contentieux électoral déjà émis au niveau du Comité national des Élections.
Troisièmement, parmi les 95 cas de saisines citées ci-dessus, plusieurs s’appuient sur des griefs similaires, et certains mandataires se reconnaissent représentants de plusieurs recours concernant des litiges qui ont eu lieu dans une localité ou dans plusieurs localités différentes. Ce qui nous permet d’inclure plusieurs dossiers dans une seule décision, à titre de litige conjoint, de rapporter une seule fois les mêmes faits utilisés comme motifs de contestation et de référer à un même considérant. Finalement, les 95 recours ont pu être inclus dans seulement 9 décisions, traitées en 14 jours (voir 2).
Ainsi dans un processus de décision du Conseil constitutionnel, il y a plusieurs étapes de travail liées les unes aux autres lors du traitement de chaque dossier, en particulier deux étapes sont intimement reliées, celle de l’instruction du dossier et celle de la session de délibération. En pratique, au stade de la délibération, le caractère de collégialité des débats dépend de celui de l’étape précédente, qui bénéficie de plus de temps de travail, et de plus de possibilité de discussions entre les membres. Lors de ces deux étapes du processus, l’objectif du débat est le même : c’est la recherche de l’unité d’opinion et la correction des textes pour arriver, en fin de compte, à l’élaboration d’une bonne décision. Lors des débats dans la salle, il y a normalement des opinions pour et des opinions séparées. Chaque membre dispose d’un temps de parole de 15 minutes, mais il n’y a jamais eu d’opinions dissidentes. De même, au cours d’un délibéré, il y a rarement eu de vote sur un projet de décision, ou sur une partie du texte. Quoi qu’il en soit, on a toujours atteint un compromis pour le vote final. À ce propos, je pourrais affirmer que les membres du Conseil constitutionnel du Cambodge ont su préserver aussi bien un bon esprit de collégialité entre leurs pairs que de bons rapports entre les membres et les services techniques, et surtout une forte collégialité a été constatée parmi les fonctionnaires des services juridiques.
Je voudrais indiquer aussi que nous pratiquons la décision sur le siège et lors de ma présidence du Conseil constitutionnel, depuis 5 ans maintenant, la durée moyenne d’un délibéré est d’environ 5 à 6 heures. Un seul délibéré a duré plus longtemps, plus de 8 heures.
Merci pour votre attention !
Les pratiques et les méthodes de délibération à la Cour constitutionnelle de Roumanie
Valer Dorneanu, Président de la Cour constitutionnelle de la Roumanie
Mesdames et messieurs les juges, chers collègues,
La délibération est, pour toute juridiction, la base de toute décision. L’acte de délibération analyse l’entière argumentation des parties et, à partir de là, chaque argument est pesé à travers le filtre de sa légalité et de son bien-fondé, étant ainsi construite la conviction motivée du juge. Idéalement, la conviction du juge et le résultat de la délibération devraient satisfaire non seulement l’idée de légalité, mais aussi celle de justice. Par conséquent, il est impossible de dire le droit – jurisdictio – sans un processus complexe de raisonnement logico-juridique.
Bien entendu, ce processus est plus préservé d’obstacles lorsque la juridiction/la formation est composée d’un seul juge. Cependant, dans le cas d’une juridiction collégiale, la délibération devient un processus très complexe, parce qu’elle implique dialogue, communication, discipline, pouvoir de compréhension et respect mutuel, impartialité, esprit critique, mais aussi concession, acceptation, tolérance, empathie, etc. En un mot, la délibération dans un organisme collégial repose sur les principes caractéristiques de la collégialité, mais, comme nous le savons tous, elle dépasse les frontières des lois et des règlements en la matière parce qu’en définitive elle oppose des personnalités et des profils psychologiques différents et tout aussi forts. Par conséquent, le membre d’un organe collégial et le juge, en général, doivent maîtriser à la perfection non seulement le droit, mais aussi la nature humaine et les relations sociohumaines. Le professionnalisme lui impose que la diversité des opinions et des arguments soutenus par chacun de ses collègues ne conduisent pas à des tensions au sein de l’organe collégial. Dès lors, ce qui doit prévaloir c’est le sens de responsabilité, de la responsabilité pour la mission de dire le droit et de fonder la solution correcte sur les arguments les plus solides, en pleine compréhension et respect du raisonnement des autres.
La Loi sur l’organisation et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle (Loi n° 47/1992) et son Règlement contiennent plusieurs textes qui imposent certaines règles lors des délibérations. Il convient de mentionner, à l’avance, qu’en Roumanie, la Cour constitutionnelle est composée de 9 juges, qui statuent en formation unique, ses décisions étant définitives et généralement contraignantes.
Les délibérations sont menées en secret et seuls les juges ayant participé au débat y participent et votent, dans des conditions de quorum, c’est-à-dire au moins 6 juges présents. Le vote est pris, en règle générale, à la majorité simple des membres de la plénière, respectivement par un minimum de 5 voix du même type. Il existe une exception à cette règle, à savoir la majorité qualifiée des votes (au moins 6 voix du même type) applicable dans deux cas: (1) le pouvoir de vérifier les initiatives de révision de la Constitution et (2) les pouvoirs d’organiser et de conduire le référendum et d’en confirmer les résultats. Si, pour différentes raisons, la majorité des votes nécessaires ne peut pas être obtenue (absence de quorum ou parité des voix), l’affaire est rétablie.
La délibération débute par la présentation orale du rapport et des conclusions établies sur l’affaire par le juge-rapporteur, s’agissant de documents écrits et préalablement diffusés à chaque juge.
La question de droit est analysée dans ces conclusions, qui se terminent par la proposition du juge-rapporteur, de rejet ou d’admission de la saisine. Chaque juge peut présenter ses propres observations/ arguments, et au cours des délibérations il peut y avoir des questions, discussions, consultations sur certains aspects spécifiques à l’affaire, toutes ces idées faisant l’objet de débats collégiaux.
Si, au cours des délibérations, il apparaît nécessaire d’apporter des clarifications supplémentaires à certains aspects de l’affaire ou à d’autres nouveaux aspects issus des débats, la loi permet au juge de solliciter l’octroi d’un délai, qui est approuvé par le président de la Cour ou au moins un tiers des membres de la plénière. Si un tel délai est accordé, il devient possible de rédiger de nouvelles conclusions (supplémentaires), qui examineront ces aspects et qui pourront soit maintenir la première proposition soit argumenter et en proposer une autre.
Concernant la procédure de vote, elle est aussi brièvement réglementée par notre loi. Tout d’abord, il convient de mentionner que le président soumet au vote la solution proposée par le juge-rapporteur par les conclusions formulées. Quant à l’ordre dans lequel se déroule le vote, la loi prévoit, précisément pour éviter une certaine influence, que le président vote le dernier, pendant que le juge-rapporteur vote le premier, suivi du juge le plus jeune, puis des autres juges. Bien entendu, si la majorité légale des voix nécessaire pour une solution ne peut pas être obtenue, l’affaire est rétablie.
Celui-ci est, en général, le mécanisme de délibération des juges de la Cour constitutionnelle.
Quant au côté « caché » de la délibération, qui fait appel à la nature humaine et à la personnalité de chaque juge, je peux vous dire, d’après mon expérience de 8 ans à la Cour constitutionnelle, dont les 5 derniers en tant que président, que j’ai connu aussi des moments plus sensibles, peut-être même tendus, à partir de cas plus spéciaux comme impact sociojuridique. J’ai toujours cherché à écouter tous les arguments de mes collègues et à reconnaître la valeur de chaque argument, à soutenir la communication et le dialogue respectueux, dans un esprit de collégialité et de respect mutuel, et à persévérer essayant d’amener les juges collègues à la table de discussions ouvertes, justement pour trouver ensemble la meilleure solution, aussi bien argumentée que possible.
J’avoue aussi, sincèrement, que dans certaines situations où la tension et la passion des controverses ont pris la forme de températures plus élevées, nous avons reporté les débats et, par extension, le prononcé. Il est bien connu que le progrès – y compris du droit – est né de débats ouverts, intenses et, parfois même, de contradictions. Toutefois, ceux-ci ne doivent pas nous dominer au niveau personnel, mais nous devons les valoriser professionnellement par des constructions logico-juridiques aussi éclairantes que possible, qui nous serviront à tous en fin de compte.
Je vous remercie pour votre attention et vous souhaite beaucoup de force de travail et d’élan dans votre activité, ainsi que des satisfactions professionnelles qui vont de pair.
Bonne chance et bonne santé à tous nos collègues qui sont présents ici !
Les méthodes de délibération du Conseil constitutionnel français
Corinne Luquiens, Membre du Conseil constitutionnel français
Je suis très heureuse d’avoir l’occasion de vous parler cet après-midi des modes de délibération du Conseil constitutionnel, car il me semble qu’échanger sur nos méthodes de travail ne peut être que fructueux. Je ne me limiterai pas au délibéré lui-même puisqu’il est indispensable pour en comprendre le déroulement de connaître le travail accompli en amont.
Comme nous disposons déjà de questionnaires extrêmement complets, qui feront l’objet d’une synthèse à la fin de nos tables rondes, je vais essayer d’apporter quelques éléments complémentaires en vous présentant très concrètement nos méthodes de travail.
Je voudrais commencer par souligner que, pour le Conseil, l’élément principal qui explique nos méthodes de délibération tient aux délais d’examen très resserrés des recours dont nous sommes saisis. C’est sans doute une chance, car cela contribue à l’attrait de la justice constitutionnelle française, notamment par rapport aux recours qui peuvent être formés devant les cours constitutionnelles européennes, mais c’est aussi une contrainte qu’il faut prendre en compte.
[La plupart d’entre vous le savent, mais je rappelle que, pour le contrôle a priori, nous disposons d’un délai d’examen d’un mois, qui peut même être réduit à huit jours en cas d’urgence, tandis que, pour le contrôle a posteriori, dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), nous devons statuer dans le délai de trois mois. Mais ce délai est en fait substantiellement raccourci par les nécessités du contradictoire puisque les échanges d’écriture entre les parties se prolongent pendant au moins six semaines, voire plus en cas de secondes observations.]
En premier lieu, cela conduit les services du Conseil, mais également ses membres, notamment le rapporteur, à travailler le plus en amont possible et, s’agissant du contrôle a priori, avant même la saisine du Conseil.
Puisque je mentionne le rapporteur, il faut préciser qu’il est choisi par le président du Conseil. Je ne saurais dire les critères qu’il retient, mais je dois constater, d’une part, que la répartition des dossiers est équilibrée, je dirais en nombre et en importance, et d’autre part, qu’il n’existe pas de spécialisation au Conseil. Ce serait évidemment préjudiciable au délibéré puisque tous les membres doivent y participer, ce qui implique qu’ils ne s’en remettent pas « aveuglément » à un rapporteur qui serait considéré comme plus compétent. Il existe cependant une forme de « droit de suite ». [Lorsqu’un membre a été rapporteur d’un dossier, si une nouvelle affaire en est la suite logique ou même la conséquence, il est le plus souvent à nouveau en charge du nouveau dossier. Mais cette règle connaît des exceptions en fonction du moment où les nouvelles affaires arrivent et aussi de leur nombre. Je ne prendrai qu’un exemple récent qui concerne le droit au silence dans la procédure pénale. Depuis quelques mois, nous avons été saisis de différentes QPC portant sur l’application de ce principe au cours des différentes étapes de l’enquête, de l’instruction ou de la phase de jugement. Compte tenu du nombre d’affaires déférées, plusieurs membres ont successivement dû être désignés rapporteurs.]
Pour permettre le travail en amont, les rapporteurs sont pressentis le plus tôt possible pour pouvoir suivre, s’agissant du contrôle a priori, les travaux parlementaires et anticiper ainsi le contenu des éventuels recours. Pour les QPC, les rapporteurs doivent commencer à étudier le recours avant même que l’ensemble des écritures des parties soient parvenues au Conseil.
C’est le seul moyen d’être en mesure de rapporter – et d’ailleurs de juger – d’affaires complexes dans des délais très restreints. À cet égard,je prendrai l’exemple de la Loi pour la sécurité globale dans le respect des libertés que nous avons examinée la semaine dernière. Nous étions saisis de 21 articles de ce texte portant sur des sujets extrêmement importants, tels, par exemple, que la possibilité de confier, à titre expérimental, des attributions de police judiciaire à des agents de police municipale, différents procédés de vidéosurveillance, notamment par drones ou par caméras embarquées sur différents types de véhicules ainsi qu’un dispositif instituant un délit pour provocation, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique et psychique, à l’identification d’un policier, d’un douanier ou d’un gendarme lorsqu’ils agissent dans le cadre d’une opération. Il est bien évident que nous n’aurions pu être prêts pour délibérer si le service juridique et le rapporteur avaient attendu la saisine pour se mettre au travail.
Pour comprendre comment nous délibérons, il est nécessaire de donner quelques précisions sur l’assistance dont disposent les membres et sur le rôle particulier du rapporteur.
S’agissant du soutien juridique dont bénéficient les membres, il faut d’abord préciser que les membres du Conseil ne disposent pas de collaborateurs personnels, à la différence de la pratique suivie par d’autres cours. Cela ne signifie pas qu’ils travaillent seuls, même si la part de travail personnel est importante. Tous les membres, et pas seulement le rapporteur, peuvent s’appuyer sur les services du Conseil, essentiellement le service de la documentation et le service juridique, l’un et l’autre placés sous l’autorité du secrétaire général.
Les membres reçoivent sur chaque affaire un dossier documentaire complet constitué des textes pertinents pour comprendre la portée des dispositions contestées, des travaux préparatoires qui ont abouti à leur adoption, de la jurisprudence du Conseil, et éventuellement du Conseil d’État et de la Cour de cassation, sur les griefs soulevés, de celle aussi, le cas échéant, des cours européennes ou des principales cours constitutionnelles étrangères lorsqu’elles ont eu à statuer sur des dispositions similaires.
En outre, une note juridique élaborée par le secrétariat général analyse ces divers éléments et indique les différentes possibilités de décision qui s’ouvrent au Conseil. Sauf si la solution est absolument évidente, il s’agit d’une note « ouverte » qui analyse les avantages et les inconvénients que présenterait une décision de validation, le cas échéant assortie de réserves, ou une décision de censure. Cette note, qui constitue un outil de travail essentiel, est distribuée le plus tôt possible à l’ensemble des membres, en pratique généralement le jeudi précédant l’audience des avocats et du représentant du Gouvernement s’agissant des QPC et quelques jours seulement après la saisine et avant la réunion que nous tenons avec des représentants du Gouvernement pour les saisines a priori.
Je dois aussi insister sur le rôle du rapporteur. Celui-ci travaille en amont avec le service juridique pour lui indiquer dans quel sens il entend orienter son projet de décision. Concrètement, c’est en effet le service juridique qui rédige l’avant-projet, sur lequel le rapporteur apporte, s’il le juge nécessaire, des modifications. Je précise que c’est le rapporteur lui-même, en revanche, qui rédige son rapport.
Le projet de décision est ensuite transmis à l’ensemble des membres, quelques jours avant le délibéré. En pratique, pour un délibéré qui se déroule normalement le jeudi, les membres disposent du projet, parfois le vendredi précédent, plus souvent le lundi.
À partir de cette distribution, ce qui n’interdit pas qu’il y ait auparavant des discussions entre les membres sur l’affaire à venir, s’engage une phase au cours de laquelle les membres discutent entre eux et avec le rapporteur de la solution que celui-ci propose au Conseil.
Puisque, sauf cas exceptionnels, nos délibérés se déroulent sur une seule séance et aboutissent directement à notre décision, il est là aussi nécessaire d’anticiper d’éventuels désaccords. Ceux-ci peuvent donner lieu à la préparation d’amendements portant notamment sur la motivation de la décision. Les saisines comportent souvent plusieurs griefs. Dans le cas d’une censure, le Conseil choisit de se fonder sur l’un d’entre eux et, par économie de moyens, n’examine pas les autres. Il peut donc y avoir un désaccord entre les membres sur le choix du grief sur lequel la censure doit être fondée. Bien sûr, dans le cas d’une validation, le Conseil doit examiner tous les griefs pour les écarter et, là encore, la motivation retenue, qui peut engager plus ou moins la jurisprudence du Conseil, peut susciter des divergences. Plus fondamentalement, il arrive également qu’un membre, ou certains d’entre eux souhaitent plaider pour une décision totalement différente de celle proposée par le rapporteur. Dans ce cas, une version alternative du projet de décision est préparée et, le cas échéant, distribuée à l’ensemble des membres. Il peut même arriver que le rapporteur lui-même, conscient des divergences existant au sein du collège, présente deux projets de décisions alternatifs, en indiquant cependant celui des deux – qualifié de projet principal – qu’il défend.
S’agissant du délibéré lui-même, je veux d’abord souligner qu’il est non seulement collégial, mais qu’il réunit l’ensemble des membres du Conseil. Nous n’avons pas plusieurs formations de jugement. Sauf cas exceptionnels, tenant à des problèmes de santé, à l’éventuel déport de l’un des membres ou à des obligations, notamment internationales, les membres participent systématiquement à toutes les réunions. Pour la petite histoire, je dois vous dire que, pour avoir le plaisir d’être avec vous cet après-midi, je manque, à titre exceptionnel, un délibéré du Conseil! Mais c’est justement pour cette raison que le président a été contraint de nous quitter immédiatement après son intervention liminaire.
Nous avons une règle de quorum qui impose la présence de sept des neuf membres du Conseil, sauf circonstances exceptionnelles qui nous permettent de siéger en tout état de cause. Mais je dois vous dire que c’est très rare et cela peut être vérifié à la lecture de la décision puisque la liste des membres qui y ont pris part est expressément mentionnée.
Les votes, lorsqu’il est nécessaire d’y recourir, sont acquis à la majorité des voix. En principe, il ne peut y avoir de partage des voix puisque nous sommes un nombre impair. Cependant, dans le cas où nous sommes en nombre pair, du fait de l’absence de l’un des membres, le président dispose d’une voix prépondérante.
Sur le déroulement du délibéré lui-même, il commence par la présentation de l’affaire par le rapporteur. Pour une QPC, selon la complexité de l’affaire et le caractère plus ou moins disert du rapporteur, cette intervention liminaire dure entre 10 et 30 minutes, en règle générale, exceptionnellement près ou plus d’une heure, ce qui reste heureusement exceptionnel !
Suit une phase de discussion générale, sauf dans les cas, finalement assez nombreux, où tous les membres sont d’accord avec les propositions formulées par le rapporteur. Même dans ces cas, néanmoins, certains membres souhaitent indiquer la motivation de leur soutien. Surtout, dans les affaires les plus délicates, les membres interviennent pour indiquer pourquoi ils sont favorables à une solution ou à une autre. C’est le président qui donne la parole sans qu’aucun ordre préétabli ne soit fixé. Je dirai que cela dépend surtout de la rapidité de chaque membre à demander la parole ! Si tous les membres veulent s’exprimer, il procède à un tour de table, là encore sans règle particulière. Lui-même prend parfois la parole en premier, souvent pour synthétiser les problèmes qui se posent, ou conclut, au contraire, les échanges, avant de donner la parole au rapporteur qui répond aux différents arguments soulevés.
Il arrive que les échanges soient fournis et que certains membres prennent plusieurs fois la parole. Je dois préciser qu’il n’est pas d’usage que les échanges soient contraints et chacun peut s’exprimer autant qu’il l’entend. J’ajoute que les débats sont également toujours courtois ! Même en cas de fortes oppositions, depuis que je siège au Conseil, je n’ai jamais été témoin de véritables tensions. Pour avoir fait une longue carrière à l’Assemblée nationale, je peux attester que les discussions y sont beaucoup plus agitées qu’au Conseil constitutionnel !
Nous procédons ensuite à l’examen du projet de décision. Dans le cas où il y a un projet alternatif, le président met aux voix chacun d’entre eux, à moins que la discussion générale n’ait fait ressortir de manière indiscutable que l’un d’entre eux recueillait une majorité. D’une manière générale, le président privilégie la constatation d’un consensus plutôt que le vote systématique. Rien n’interdit cependant à un membre de demander un vote s’il estime qu’il y a un doute et il peut également préciser sa position personnelle pour qu’elle figure au procès-verbal.
Contrairement à ce qui se passait sous les présidences antérieures, le rapporteur ne procède pas à la lecture de la décision, dont chaque membre a déjà pris connaissance. Le président appelle successivement chacun des paragraphes, assez rapidement pour ceux portant sur les visas, le contenu des dispositions contestées ou la présentation des griefs. La discussion peut être fournie, en revanche, sur les motivations de la décision et, bien sûr, sa conclusion. Là encore, les échanges sont très libres. Chaque membre peut exprimer sa position et présenter ses projets d’amendements. S’il est assez rare que le projet du rapporteur soit mis en minorité, il est, en revanche, très fréquent que des améliorations, au moins rédactionnelles, soient apportées à la décision.
S’agissant du contrôle a priori pour lequel le Conseil peut devoir statuer sur des dispositions très diverses, l’ensemble de notre délibéré, discussion générale et examen du projet de décision, porte successivement sur chacune d’entre elles.
Comme je l’ai souligné, nos délibérés se concluent, sans désemparer, par l’adoption de la décision. Pour les affaires les plus complexes qui relèvent toujours du contrôle a priori puisque les recours peuvent porter sur de multiples dispositions, notre délibéré peut se dérouler sur plusieurs séances. Tel a été le cas sur la Loi pour la sécurité globale dans le respect des libertés, pour laquelle nous avons tenu trois séances. Cela nous a permis de suspendre notre décision sur certaines dispositions pour en reprendre l’examen au cours d’une séance suivante sur le fondement d’une nouvelle rédaction.
À titre plus exceptionnel encore, lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi, le 22 février 2017, de la conformité à la Constitution de l’accord économique et commercial global entre le Canada, d’une part, et l’Union européenne et ses États membres, d’autre part, il a choisi de s’affranchir du délai d’un mois qui s’applique normalement pour l’examen de la conformité d’un traité à la Constitution, compte tenu du contexte qui impliquait une autorisation de ratification par l’ensemble des États membres et l’Union européenne, peu susceptible d’intervenir à brève échéance. De ce fait, sur un sujet assez complexe, il a pu procéder à dix auditions, avant de se prononcer le 31 juillet 2017. Cela montre bien, comme je l’ai souligné au début de mon intervention, que nos méthodes de travail sont clairement liées aux délais que nous devons respecter.
Je voudrais conclure en évoquant le fait que pour en limiter les inconvénients, il nous est arrivé, au moins une fois, de procéder à une forme de « pré-délibéré », avant saisine, sur des dispositions particulièrement complexes de la Loi de finances pour 2018 pour lesquelles nous savions que nous devrions nous prononcer en huit jours.
De même, il nous arrive de réfléchir, de manière abstraite, à certaines questions qui se posent fréquemment dans les affaires dont nous sommes saisis. Ainsi, nous avons, par exemple, tenu une séance consacrée à notre jurisprudence sur les « cavaliers », ainsi qu’une séance consacrée aux questions d’environnement. Bien évidemment, ces séances informelles ne peuvent être assimilées à des délibérés, mais cela nous permet d’être, en quelque sorte, préparés à trancher des questions qui nous sont ensuite soumises.
La collégialité dans l’office de la Cour constitutionnelle du Bénin
Gilles Badet, Secrétaire général de la Cour constitutionnelle du Bénin
La Cour constitutionnelle béninoise, institution créée en 1990 et entrée en fonction en 1993, est, selon les termes de l’article 114 de la Constitution du 11 décembre 1990, « la plus haute juridiction de l’État en matière constitutionnelle. Elle est juge de la constitutionnalité de la loi et elle garantit les droits fondamentaux de la personne humaine et les libertés publiques. Elle est l’organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l’activité des pouvoirs publics ».
Son office est largement ouvert à tout citoyen, car elle est fondée sur l’idée que « la souveraineté s’exerce conformément à la (…) Constitution qui est la Loi suprême de l’État. Toute loi, tout texte réglementaire et tout acte administratif contraires à ces dispositions sont nuls et non avenus. En conséquence, tout citoyen a le droit de se pourvoir devant la Cour constitutionnelle contre les lois, textes et actes présumés inconstitutionnels » (Article 3 de la Constitution).
La Cour constitutionnelle béninoise contrôle aussi la régularité des élections politiques nationales (présidentielle et législatives) et du référendum.
Elle est composée de sept membres :
- – trois magistrats, ayant une expérience de quinze années au moins, dont deux sont nommés par le bureau de l’Assemblée nationale et un par le président de la République ;
- deux juristes de haut niveau, professeurs ou praticiens du droit, ayant une expérience de quinze années au moins, nommés l’un par le bureau de l’Assemblée nationale et l’autre par le président de la République ;
- deux personnalités de grande réputation professionnelle, nommées l’une par le bureau de l’Assemblée nationale et l’autre par le président de la République.
Les décisions de la Cour produisent les effets les plus énergiques possibles : « une disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut être promulguée ni mise en application. Les décisions de la Cour constitutionnelle ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités civiles, militaires et juridictionnelles » (Article 124 de la Constitution).
Les décisions sont prises sur la base du principe de collégialité. En effet, l’article 16 de la Loi n° 91-009 du 4 mars 1991 portant loi organique sur la Cour constitutionnelle modifiée par la Loi du 31 mai 2001, dispose : « Les décisions et les avis de la Cour Constitutionnelle sont rendus par cinq conseillers au moins, sauf en cas de farce majeure dûment constatée au procès-verbal. »
Dans plusieurs de ses décisions, la Cour constitutionnelle rappelle que ses décisions et avis sont rendus par cinq conseillers au moins, sauf en cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal.
Le Règlement intérieur en ses articles 20 et 21 et l’Ordonnance n° 2018-042/CC/SG portant création, attributions et composition des chambres de mise en état aux fins de rapport en son article 3 réglementent les modalités selon lesquelles la collégialité est mise en œuvre.
Article 20 du RI :
« La Cour constitutionnelle se réunit sur convocation de son président ou en cas d’empêchement de celui-ci, sur convocation du vice-président.
Ils sont suppléés en cas d’empêchement par le plus âgé des conseillers. »
Article 21 du RI :
« Pour délibérer valablement, la Cour constitutionnelle doit comprendre au moins cinq (5) membres.
Lorsque ce quorum n’est pas atteint en raison d’empêchement ou de cas de force majeure, mention en est faite au procès-verbal de ladite séance.
Le secrétaire général assiste aux séances de la Cour sans voix délibérative. Les décisions sont prises à la majorité simple des participants.
L’abstention n’est pas admise lors d’un vote. ».
La collégialité n’est pas un principe discuté au sein de la Cour constitutionnelle du Bénin.
Cette collégialité consacrée explicitement dans le texte organique béninois est la garantie d’une justice éclairée, indépendante et impartiale, une garantie indispensable d’objectivité. Même si elle peut retarder la prise d’une décision, elle est présente à toutes les phases de la procédure.
C’est ce qui sera démontré dans les phases d’instruction, de délibération et de publication.
1. La phase de l’instruction
L’instruction se fait de manière collégiale selon les dispositions de l’Ordonnance n° 2018-042/ CC/SG du 13 juin 2018 portant création, attributions et composition des chambres de mise en état aux fins de rapport. Depuis le 11 juin 2018, il est en effet créé deux chambres de mise en état des dossiers aux fins de rapport. Elles siègent en formation collégiale de trois conseillers, dont un président de chambre et deux assesseurs.
La collégialité se fait donc à la Cour constitutionnelle même en ce qui concerne l’instruction des dossiers qui relèvent des chambres de mise en état composée.
Ces chambres instruisent les dossiers dont la Cour est saisie et les mettent en état de recevoir rapport. Le secrétaire général de la Cour, en convoquant les parties à chaque audience publique de mise en état, met à la disposition de la partie requise copie de la requête tout en lui indiquant son droit de faire des observations et produire mémoire. Il est ainsi fait obligation aux parties, qui peuvent se faire assister d’un avocat, de respecter le principe du contradictoire.
À l’audience publique de mise en état, les parties sont entendues contradictoirement. Le président de la chambre peut également demander à entendre toute personne dont le témoignage est nécessaire à la manifestation de la vérité. Il peut également solliciter par écrit des avis qu’il juge nécessaires. Il fixe aux parties des délais pour produire leurs moyens et ordonne au besoin des enquêtes. Tous les conseillers de chaque chambre participent aux diverses mesures d’instruction.
Mais la collégialité a des limites dans la phase d’instruction.
Elle ne concerne pas le transport judiciaire qui peut s’effectuer par un conseiller selon la nature du recours. La collégialité ne concerne pas non plus les assistants des conseillers.
Enfin, une fois l’instruction clôturée, le président de la chambre de mise en état affecte le dossier au greffe qui saisit le président de la Cour en vue des dispositions à prendre pour la production du rapport. Le rapport et le projet de décision échappent donc, eux aussi, à la collégialité. Ils sont rédigés par un conseiller rapporteur désigné par le président. C’est donc ce juge-rapporteur qui est désigné pour proposer sa solution à ses collègues en audience plénière, puis en délibération avant décision.
Le rapport rédigé par le rapporteur désigné et déposé au secrétariat général est communiqué aux membres de la Cour avant les audiences plénières et les délibérations y relatives.
2. La phase de délibération
Le déroulement de la délibération est régi par le Règlement intérieur en son article 21 :
« Pour délibérer valablement, la Cour constitutionnelle doit comprendre au moins cinq (5) membres.
Lorsque ce quorum n’est pas atteint en raison d’empêchement ou de cas de force majeure, mention en est faite au procès-verbal de ladite séance.
Le secrétaire général assiste aux séances de la Cour sans voix délibérative. Les décisions sont prises à la majorité simple des participants.
L’abstention n’est pas admise lors d’un vote. »
Seuls les conseillers participent aux séances de délibération. Ils sont assistés du secrétaire général de la Cour sans voix délibérative (ar t. 21 du RI). Ce dernier est chargé d’établir le procès-verbal des audiences, signé de lui-même et du président de la Cour ou du conseiller ayant présidé l’audience (Décret n° 2014-118 du 17 février portant AOF de secrétariat général de la Cour constitutionnelle). Le greffier qui assiste le secrétaire général de la Cour, procède à la correction du projet de décision sous le contrôle du président de la Cour.
En matière de déport et/ou de récusation d’un juge, la règle d’empêchement ou de force majeure s’applique.
Il existe un cas isolé où la collégialité a été affectée. Il s’agit de la situation qui a conduit à l’adoption de la décision DCC 03-091 du 4juin 2003 rendue par le seul conseiller Idrissou Boukari. Mesdames Conceptia Denis Ouinsou et Clotilde Medegan-Nougbode, ainsi que Messieurs Lucien Sebo, Maurice Glele Ahanhanzo, Alexis Hountondji et Jacques D. Mayaba, impliqués dans la cause évoquée par le recours, se sont en effet déportés. La Cour, conformément à l’article 16 de la Loi organique précité, est habilitée à siéger et rendre sa décision avec seulement un de ses membres.
La crise sanitaire du coronavirus a également conduit à une situation exceptionnelle en matière de collégialité. Aux moments les plus forts de la pandémie, la Cour a été conduite à diviser le groupe des conseillers en deux (3 conseillers plus le président). Alternativement, chaque groupe de 4 prenait ainsi une audience plénière. Cette réduction de la Cour à moins de 5 juges faisait chaque fois l’objet de mention au PV pour cause de force majeure.
Dans la pratique, après la lecture publique du rapport par le rapporteur, les membres de la Cour se retirent pour procéder à un délibéré secret.
Pendant ses délibérations, les débats sont ouverts. La séance de délibération se déroule sous la présidence de la Cour. Après lecture d’un projet de décision par le rapporteur, on passe aux amendements. La parole est donnée à celui qui la demande pour les amendements. S’il n’y a pas d’amendements, le projet est adopté en l’état. S’il y a des amendements, le secrétaire général prend note des amendements des conseillers. Le rapporteur reprend la parole pour donner réponse aux amendements soulevés. Le président de la Cour fait la synthèse de tous les amendements et propose, si nécessaire, une reformulation. S’il y a consensus, le projet est adopté. S’il n’y a pas consensus, le projet est renvoyé à une date ultérieure pour un nouveau rapport et un nouveau projet de décision.
3. La phase de la publication
La collégialité se poursuit même dans la publication de la décision ou après celle-ci.
La Cour constitutionnelle ne publie pas les résultats des votes du délibéré. Le secret des délibérations ainsi consacré est supposé protéger chaque membre de la Cour. Ils sont tous solidaires de toutes les décisions. Les opinions dissidentes ne sont pas permises. La justification principale du secret de délibéré est de mettre les conseillers à l’abri de pressions extérieures ou de vengeances.
Les conseillers sont soumis à l’obligation de réserve. Les membres de la Cour constitutionnelle s’interdisent en particulier pendant la durée de leurs fonctions de prendre aucune position publique ou de consulter sur des questions ayant fait ou étant susceptibles de faire l’objet de décisions de la part de la Cour (ar t. 1er, 1er tiret du Décret n° 97-275 du 9 juin 1997 portant modification de l’article 2 du Décret n° 94-11 du 26 janvier 1994 sur les obligations des membres de la Cour constitutionnelle).
La procédure de délibération devant le Conseil constitutionnel algérien
Kamel Fenniche, Président du Conseil constitutionnel algérien
Madame la secrétaire générale de l’Association des cours constitutionnelles francophones, Mesdames et messieurs les présidents des conseils et cours constitutionnels,
Chers collègues,
Bonjour,
Il me plaît d’être parmi vous aujourd’hui dans le cadre de la 9e conférence des chefs d’institutions pour traiter d’un thème d’un e grande importance, le processus de délibéra tion au Conseil constitutionnel algérien.
En Algérie, nous estimons que la délibération, consacrée par la Constitution (dan s ses articles 186 et 197) ainsi que par les articles 40 et 41 du Règlement fixant les règles de fonctionnement du Conseil constitutionnel, favorise l’esprit d’échange et de concertation et fait de la décision le fruit d’un effort collectif. Elle est consubstantielle à la collégialité qui constitue, à mon avis, une garantie d’un e justice de qualité, car elle réduit le risque d’ erreur du fait que la discussion entre les membres permet la confrontation des points de vue, favorisant ainsi la qualité des décisions rendues. La collégialité est un principe fondamental de l’organisation judiciaire dans notre pays, sauf dans certaines juridictions de première instance à juge unique. La tradition de méfiance à l’égard du juge unique l’impose comme rempart face à l’arbitraire et l’excès de pouvoir, car il n’est plus possible de délibérer avec soi-même en empêchant le débat et l’échange d’opinion.
1. Définition du délibéré
Historiquement, le principe du secret du délibéré est apparu dès le Moyen Âge en réaction à l’usage selon lequel le juge opinait en public et devait défendre ensuite sa décision.
En l’absence d’une définition juridique, on peut considérer que le« délibéré » est l’espace de temps au cours duquel les membres du Conseil constitutionnel débattent et échangent collégialement sur les points de droit soulevés sur les différents aspects d’une question soumise au Conseil avant de statuer. Certes, cette définition est élémentaire , mais elle a le mérite de cerner tous les aspects.
Deux conséquences découlent du principe du délibéré :
La première c’est qu’il est à la fois le cadre procédural de la réflexion des membres et fait obstacle à ce que soient connus les modalités d’adoption de la décision et le sens du vote des membres du Conseil constitutionnel. La Cour suprême algérienne casse systématiquement les décisions qui ne respectent pas la collégialité.
La deuxième a trait aux devoirs et obligations des membres du Conseil constitutionnel. En application de ce principe, un membre du Conseil constitutionnel a le devoir de refuser de communiquer sur tout ce qui peut toucher au secret des délibérations auxquelles il a participé.
L’attachement au principe du secret du délibéré a été expressément reconnu comme composante du principe de l’indépendance des magistrats dans une décision du Conseil constitutionnel français relative aux mesures de perquisition (Conseil constitutionnel, déc. n° 2015-506 QPC du 4 décembre 2015 ).
2. Sur la procédure du délibéré
Le processus du délibéré s’inscrit dans une certaine durée. Soucieux d’assurer une mise en œuvre idéale du principe de collégialité, le Règlement fixant les règles de fonctionnement du Conseil constitutionnel prévoit que le président désigne un ou plusieurs rapporteurs à l’effet de prendre en charge l’examen du dossier de la saisine ou du renvoi, et de préparer un rapport et un projet de décision (article 36 du Règlement). Le rapporteur est habilité à recueillir toutes les informations et tous les documents afférents au dossier de saisine ou de renvoi qui lui a été confié. Il peut également consulter tout expert sur le sujet, après accord du président du Conseil constitutionnel (article 37 du Règlement). À l’issue de cette instruction, le rapporteur remet au président et à chacun des membres une copie du dossier de saisine accompagnée de son rapport et d’un projet de décision (article 38 du Règlement ). Le projet de décision est élaboré par le membre rapporteur avant l’expiration du délai requis par la Constitution. Les directeurs d’études et de recherche apportent également leur contribution en amont aux fins de l’aide à la décision.
Après quoi, les débats sont déclarés clos et l’affaire mise en délibéré à une date que le président fixe. Le président et les membres se retirent dans une salle du Conseil appelée « salle des délibérés» pour y délibérer.
Le délibéré ne doit concerner que les membres qui ont assisté à l’instruction du dossier. Lors de la délibération, le quorum doit être atteint. Il est énoncé par l’article 40 dudit Règlement qui stipule que : « le Conseil constitutionnel ne peut statuer, valablement, qu’en présence d’au moins, neuf (9) de ses membres». Les parties doivent être informées de la mise en délibéré du dossier.
Le président donne la parole en premier lieu au membre rapporteur qui lit son rapport et son projet de décision et procède à un examen approfondi des actes de procédure, principalement des conclusions, des pièces déposées par les parties et des différentes sources du droit en évoquant la jurisprudence en vigueur.
Ensuite, le président ouvre les débats qu’il dirige et chacun des membres exprime librement et individuellement son opinion sur un pied d’égalité. L’examen s’effectue considérant par considérant. Aussi le délibéré doit-il permettre aux membres de débattre les points du droit soulevés. Le rapporteur peut reprendre la parole pour donner réponse aux remarques et observations voire aux amendements faits par les membres du Conseil constitutionnel et les explications de droit ou de fait qu’il estime nécessaires ou pour préciser ce qui paraît obscur. Des propositions de rédaction alternatives peuvent être formulées.
Les membres échangent leurs avis sur le projet de décision en se basant sur leurs notes personnelles et dans le cas de l’exception d’inconstitutionnalité, il s’agit du processus décisionnel entre l’audience publique et le prononcé de la décision au cours duquel les membres du Conseil constitutionnel se prononcent sur ce qu’ils ont entendu de la bouche des parties et sur un premier examen des conclusions de ces dernières et des pièces versées au dossier de la procédure. La dernière prise de parole pendant les délibérations appartient au président du Conseil constitutionnel, pour éviter toute influence sur la prise de décision. À l’issue de la séance, le rapporteur corrige le projet en fonction du résultat du délibéré. Le greffe intervient, en dernier, pour donner forme à la décision.
3. Au fond
Le Conseil constitutionnel délibère à huis clos. Seul le secrétaire général assiste au délibéré comme stipulé dans le Règlement intérieur du Conseil.
Le secret de la délibération et du vote procède, d’une part, du principe de la collégialité et d’autre part, de l’obligation de réserve à laquelle sont tenus les membres du Conseil constitutionnel. Celle-ci est prévue par les termes du serment prêté en vertu duquel les membres du Conseil constitutionnel sont tenus de préserver le secret des délibérations et s’interdisent de prendre une position publique sur toute question relevant de la compétence du Conseil constitutionnel. Le secrétaire général prête serment de préserver le secret des délibérations du Conseil constitutionnel et de conserver les procès-verbaux des séances et les avis et décisions du Conseil.
Le secret du délibéré assure l’indépendance et l’unité substantielle de la décision, essentielle pour l’autorité de la chose jugée.
Dans le même esprit, le Conseil constitutionnel ne publie pas les résultats des votes du délibéré et n’admet pas d’opinions dissidentes ou séparées de la part de ses membres. Nous considérons que l’opinion dissidente remet en cause l’unicité de la décision rendue et diminue sa force et ne permet pas d’unifier les membres du Conseil constitutionnel autour de son contenu.
La collégialité est également au cœur du processus décisionnel du Conseil. La Constitution stipule que les décisions sont prises à la majorité des membres présents. Les décisions relatives au contrôle des lois organiques sont prises à la majorité absolue des membres. En vertu également de l’article 41 du Règlement fixant ses règles de fonctionnement, le Conseil rend ses avis et décisions à la majorité de ses membres. Mais en cas de partage égal des voix, celle du président est prépondérante.
Conclusion
La délibération au sein du Conseil constitutionnel repose sur la concertation et une prise de parole régulière et suffisante pour chacun des membres qui exprime son point de vue sur le projet de décision établi. La décision du Conseil constitutionnel, rendue après l’examen de tous les points, est le fruit d’un effort collectif Dans la pratique, ce mode de délibération permet souvent de dégager un consensus entre les membres sur le dossier traité.
Au cœur de la collégialité, le délibéré assure, en somme, la prise d’une décision concertée et mûrement réfléchie. Il fonde l’impartialité et la neutralité de notre institution.
Je vous remercie.
Échanges après la première table ronde
Schnutz Dürr, secrétaire général de la conférence mondiale sur la justice constitutionnelle, chef de la division de la justice constitutionnelle de la Commission de Venise
Merci monsieur le président de me donner la parole.
Je profite de cette occasion pour vous saluer tous, au nom de la Commission de Venise et de la conférence mondiale sur la justice constitutionnelle dont vous êtes tous membres.
J’ai une question sur la délibération. Il y a un élément de la délibération qui est très important : c’est le secret de la délibération.
Je pense à la Cour suprême du Canada.
Existe-t-il d’autres cours ou conseils constitutionnels francophones où il y a la possibilité d’émettre un avis dissident ?
La Commission de Venise a fait un rapport sur la question des avis dissidents ou concordants.
Il s’est avéré que dans les différents pays non francophones, il y a différents systèmes: dans certains pays, il y a la possibilité pour le juge de publier des avis dissidents. Dans d’autres, comme par exemple en Autriche, la Cour constitutionnelle a un système de strict secret. Toute émission ou publication d’avis dissident est exclue.
J’ imagine que les cours et conseils constitutionnels francophones sont plutôt enclins à ne pas permettre la publication, mais peut-être existe-t-il des exceptions.
C’est un élément très important pour les notions de délibéré, mais aussi de publicité.
Dans quelle mesure ces discussions restent-elles secrètes ou peuvent-elles devenir publiques? Je serais très intéressé de connaître vos avis, vos expériences sur les avis dissidents.
Papa Oumar Sakho, président du Conseil constitutionnel du Sénégal
Je constate que ce n’est pas un e pratique courante dans le système francophone.
Même s’il m’est arrivé d’entendre parler d’opinion dissidente, en général c’est le secret des délibérations, le vote, la recherche de consensus et l’adoption d’un projet proposé. En principe.
C’est ce qui se dégage de la plupart des pratiques de ce que j’ai pu observer dans l’espace francophone.
Demandons aux participants qui ont cette pratique dans leur cour.
Corinne Luquiens, membre du Conseil constitutionnel français
Nos délibérations ne sont pas publiques. Nous n’avons pas d’opinion ni concordante ni dissidente.
Mais je me demande si nous ne sommes pas en train d’anticiper sur la 2cte table ronde. Peut-être pourrait-on réserver la réponse à la question très intéressante de Monsieur Dürr un peu plus tard ?
Papa Oumar Sakho
Je crois que c’est la bonne solution.
Moulay Abdelaziz El Hafidi El Alaoui, membre de la Cour constitutionnelle du Maroc
Bonjour à mes collègues, bonjour madame la secrétaire générale, merci monsieur le président de me donner la parole, d’abord pour souhaiter la pleine réussite pour cette conférence qui a lieu dans des circonstances inhabituelles pour notre association. Espérons que cela revienne à la normale pour pouvoir débattre en présentiel.
Je tenais à vous transmettre, monsieur le président, les salutations et les vœux de monsieur le président de la Cour constitutionnelle du Maroc, le docteur Said Ihrai. Celui-ci aurait voulu participer en personne à ces travaux, mais il n’a pu se dégager de responsabilités attachées à sa fonction, prévues avant cette échéance.
Je voudrais approfondir un élément avancé dans le rapport de synthèse :
Les délais sont une contrainte imposée aux cours, une contrainte pour la collégialité.
Au Maroc, il existe différents délais :
Pour le contrôle de conformité des lois organiques ou des lois ordinaires à la Constitution, le délai est de 30 jours. Quand l’urgence est demandée, il est ramené à 8 jours.
Pour le contentieux électoral, le délai est d’un an après la date du scrutin.
Ces délais courts empêchent la collégialité et une bonne décision pleinement réfléchie par la Cour constitutionnelle.
Ma deuxième question porte sur la présentation de monsieur le président du Conseil constitutionnel du Cambodge.
Concomitamment à la prise de décision par le Parlement, le Conseil constitutionnel suit les débats : n’est-ce pas une opération qui porte atteinte à la séparation des pouvoirs ? Le Conseil constitutionnel n’est pas encore saisi.
lm Chhun Lim, président du Conseil constitutionnel du Cambodge
Nous avons pris l’habitude depuis la création du Conseil constitutionnel de suivre les débats parlementaires. En réalité, je peux même dire que nous suivons le projet depuis son passage en Conseil des ministres.
Nous gagnons du temps pour traiter le dossier quand il arrive entre les mains de nos assistants, des fonctionnaires techniques et des membres rapporteurs.
Ils suivent les dossiers en « temps réel ».
Si l’instruction est vraiment systématique, le délai imparti ne suffit pas. Alors nous prenons l’habitude de suivre le dossier en amont.
Je crois que les autres cours constitutionnelles font de même.
Mathieu Disant
Les délais de jugement constituent une contrainte au contrôle de constitutionnalité pour nombre de vos cours.
Ceci est avéré par les éléments qui se dégagent du questionnaire.
Plus le terme est long ou susceptible d’être prolongé, moins il est considéré comme affectant la collégialité.
C’est vrai particulièrement en Belgique, en Moldova, en Suisse.
Un délai qui est bref et fixe peut constituer une limite à la formation matérielle de la volonté générale, pas une limite formelle à l’élaboration de la collégialité.
La pression des délais est parfois accrue en matière électorale, comme l’a rappelé monsieur le président lm lors de son intervention : en effet, le Conseil constitutionnel du Cambodge ne dispose que de 10 jours pour traiter des litiges comme en décembre dernier.
Pour autant, les cours qui sont liées par des délais fixes et brefs considèrent dans les réponses au questionnaire qu’ils ne constituent pas une limite à l’aspect formel de la collégialité, et qu’ils peuvent au contraire favoriser la collégialité,je crois que c’était le sens d’un des propos de Madame Luquiens en évoquant le travail d’anticipation que cela suppose. On observe que la collégialité n’a pas été sacrifiée à la rapidité.
Papa Oumar Sakho
Nous arrivons au terme de la séquence des interventions de cette table ronde.
Nous pouvons tirer la conclusion que la collégialité est une pratique courante unanimement admise dans toutes les cours et tous les conseils constitutionnels au regard des interventions dont nous avons pu bénéficier.
C’est peut-être dans sa mise en œuvre que nous avons des différences. Le travail d’anticipation est partagé par plusieurs institutions avant la saisine, pour éclairer et rendre une décision de qualité.
Les spécificités se justifient par les textes qui organisent nos différentes cours.
Les échanges que nous avons eus auront contribué à ce que chacun soit enrichi par l’expérience de l’autre. C’est ce qui fait avancer le droit.
Seconde table ronde : La collégialité vs les opinions dissidentes
Synthèse des réponses au questionnaire
Mathieu DISANT, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne – Paris l Panthéon-Sorbonne
La publication des résultats du vote du délibéré et, avec elle, la question des opinions individuelles (parallèles, dissidentes ou concurrentes) constitue un point majeur de distinction.
Parmi les cours ayant répondu au questionnaire, dix-neuf cours les refusent, six les admettent.
1. Pour les premières, seule est connue la décision finale. C’est la situation en Algérie, Andorre, Belgique, Bénin, Burkina, Cameroun, Côte d’Ivoire, Comores, France, Gabon, Guinée, Liban, Luxembourg, Madagascar, Mali, Maroc, Mauritanie, Monaco, Sénégal, Togo.
Les juges sont tenus par les textes d’observer strictement le secret des délibérations et du vote. Il ne leur est pas permis d’exprimer leur dissidence en dehors de la Cour. Celle-ci ne fait l’objet d’aucune publicité. A fortiori, le secret des délibérés couvre catégoriquement toutes les discussions et tous les textes proposés au fil du processus décisionnel. Il n’est pas indiqué non plus si le projet d’arrêt initial a été suivi ou pas, si la décision est rendue sur « rapport conforme », ou si des amendements ou des projets alternatifs ont été proposés. En somme, si la dissidence existe, elle est réservée au cercle de la Cour et de son délibéré, tout en demeurant cachée au-delà. Soit la dissidence est impossible du fait de l’absence de vote, soit on considère qu’elle est dissoute dans le vote ou résolue par lui.
Toutes les cours qui retiennent cette règle du secret considèrent qu’elle est intimement associée, avec l’obligation de réserve, à la préservation de la collégialité. Cinq principaux arguments sont avancés en faveur de cette position. Le secret de la délibération et du vote :
- permet « à la parole et aux opinions de se libérer au sein de la Cour » (Belgique ) et « préserve la plus libre expression possible des opinions des membres» (France) ;
- est perçu comme «favorisant l’expression d’opinions sincères» (Belgique ) ;
- favorise la qualité du travail de la cour (Cambodge) ;
- est réputé «favoriser la recherche du compromis, donc, en ce sens, l’adoption de décisions collégiales » (Belgique ) ;
- garantit la« solidarité des membres à l’égard de la décision» (Bénin ) et que« la décision [soit] in fine celle de tous» (Gabon ).
Une autre préoccupation tient à la protection des membres de la juridiction. C’est une position exprimée par plusieurs cours, soucieuses que les juges n’aient pas à craindre que leur opinion
individuelle soit connue à l’extérieur.
2. Pour les secondes, les opinions individuelles séparées des juges, dissidentes ou concordantes (o u « harmonisées »), sont acceptées et publiées en même temps que la décision. C’est le cas en Angola, Albanie, Canada, Maurice, Moldova, Mozambique, Roumanie. Bien sûr, pour les systèmes influencés par la common law, cette pratique relève d’une conception traditionnelle, singulièrement dans le système bijuridique canadien.
Formellement, pour les cours membres de l’ACCF concernées, l’expression de l’opinion individuelle peut se traduire de trois façons différentes dans leurs décisions :
– soit en ne publiant pas les résultats de la délibération, ni implicitement le nombre de votes, comme en Moldova où ce secret demeure associé à la collégialité ;
– soit par la mention dans la décision que celle-ci est adoptée« à l’unanimité» ou« à la majorité», comme c’est le cas par exemple en Roumanie ;
– soit par l’indication du sens de vote de chaque membre. Par exemple, cette répartition des votes est publiée dans la partie C du raisonnement dans les décisions slovènes.
Les juges qui ont ainsi voté contre une solution peuvent émettre des avis distincts , sans être dans l’obligation de le faire, comme le souligne la Roumanie. Si c’est le cas, il est constant que les motifs de dissidences ou des opinions séparées sont publiés simultanément avec la décision et les motifs majoritaires.
En outre, les juges qui, tout en étant d’accord avec la décision rendue, estiment que la motivation de la décision aurait dû être effectuée sur la base d’arguments autres que ceux retenus peuvent formuler des opinions dites « concurrentes ». Ainsi, à la lecture du jugement publié par la Cour suprême du Canada, on peut clairement discerner les juges qui soutiennent les motifs de la majorité, ceux qui soutiennent les motifs dissidents et ceux qui ont exprimé des motifs concordants.
Il convient de signaler, à titre particulier, le cas du Tribunal fédéral suisse. Ses jugements étant principalement rendus par voie de circulation (65 % des affaires en 2020 ), ils sont, de par la loi, pris à l’unanimité. La publication des résultats des votes est donc superflue. En outre, le résultat des votes est par définition public lorsqu’il s’agit d’un arrêt rendu dans le cadre d’une délibération publique. Il suffit d’y assister (sauf hypothèse de huis clos) pour avoir connaissance des opinions individuelles. C’est en quelque sorte la forme suisse des opinions dissidentes ou séparées. Ceci étant, l’introduction des opinions dissidentes a été envisagée au sein du Parlement suisse, en vue d’ouvrir cette possibilité « aux décisions n’ayant pas été rendues à l’unanimité», sans que les chambres n’aient toutefois accepté jusqu’alors d’entrer en matière.
La pratique des dissidences est hétérogène au sein des cours qui en admettent la publicité. Extrêmement rare devant la Cour suprême de Maurice, elle est plus fréquente au Canada où elle est considérée comme un élément essentiel du système judiciaire.
Toutes les cours qui retiennent cette pratique refusent de la considérer comme une atteinte à la collégialité ou d’y voir un frein. Pour le Tribunal fédéral suisse, « une telle publicité ne nuit pas à la sérénité des débats au sein du tribunal ni aux bonnes relations entre les magistrats ». De façon générale, les cours ne font état d’aucune difficulté particulière sur ce point.
Cependant, certaines tendances sont peut-être révélatrices d’une préoccupation à préserver la collégialité. Ainsi, la Cour suprême du Canada reconnaît toujours la valeur d’une opinion dissidente ou concordante lorsque cela s’avère nécessaire, mais reconnaît également l’importance de déployer des efforts pour répondre aux préoccupations ou réserves de possibles dissidents afin d’exposer des motifs unanimes ou à tout le moins majoritaires. Elle souligne en ce sens que « la coopération et l’unité [sont] plus susceptibles de favoriser le respect de l’institution de nature collégiale ».
À cet égard, la pratique des jugements conjoints apparaît plus fréquente ces dernières années.
Propos introductifs
François Daoût, Président de la Cour constitutionnelle de Belgique Modérateur et président de séance
Bonjour à toutes et à tous,
Je suis, monsieur le président, cher Richard, ravi de participer à cette 9e conférence.
Une fois de plus nous est donnée l’occasion de partager nos expériences et de confronter nos points de vue sur des sujets qui font le cœur de notre mission de juges constitutionnel s ou sur des modalités d’exercice de notre travail.
La Covid-19 nous a privés de la joie de nous revoir et de partager plus que ces échanges. Mais si l’amitié ne peut aujourd’hui prendre que des manifestations virtuelles, elle n’en reste pas moins bien réelle.
Merci à votre équipe souriante et efficace, cher Richard, chère Caroline, pour l’organisation de cette conférence.Je vous remercie également de m’avoir proposé de modérer cette seconde séance de travail.
La solitude, ça n’existe pas.
Le juge constitutionnel n’est jamais seul: sa voix s’insère ou doit s’insérer dans un chœur plus ou moins harmonieux, mais toujours polyphonique.
Peut-il faire entendre une voix qui ne s’inscrirait pas sur la partition de la majorité ?
Ou doit-il accepter que seul le chant dominant se fasse entendre ?
C’est tout le problème qui nous occupe maintenant.
Comme l’a dit il y a un instant le président Sakho, que je salue avec respect et amitié, cette problématique est très dépendante de la manière dont nos décisions sont élaborées et écrites.
Et tout comme le président Richard Wagner,j’ai été revoir les travaux qui se sont tenus à Paris en novembre 2017 lors du 2e0 anniversaire de notre association.
La commission de Venise, de son côté, a publié un rapport sur le sujet en décembre 2018. Mais rien ne vaut l’expression directe de nos expériences respectives.
Cinq d’entre nous ont accepté de préparer une intervention sur le sujet. Je les remercie d’avoir consacré leur temps et leurs efforts à notre commun profit.
Notre premier intervenant, notre président, nous exposera dans quelques minutes comment la Cour suprême du Canada me semble avoir réussi une sorte de quadrature du cercle : j’ai lu récemment une décision de la Cour, cher Richard, rendue le 23 avril dernier, relative aux droits de chasse des peuples autochtones se trouvant à l’extérieur du Canada.J’ai constaté que la décision
elle-même, après les motifs de jugement rédigés par un juge et partagés par la majorité, reprenait dans le corps même du texte les motifs dissidents des deux autres juges. La voix dissidente trouve donc sa place au sein du concert majoritaire.
La Belgique a une grande tradition surréaliste et l’expérience canadienne me fait penser à une formule que je paraphrase : ceci n’est pas une dissidence !
Une dissidence si nécessaire, mais pas nécessairement une dissidence : la perspective canadienne
Richard Wagner, Président de l’Association des cours constitutionnelles francophones, Juge en chef du Canada
Introduction
Bonjour à toutes et à tous, et merci pour votre aimable présentation. Je suis ravi d’assister à cette 9e conférence des chefs d’institution de l’Association des cours constitutionnelles francophones, et je suis particulièrement honoré, cette année, de l’occasion qui m’est offerte, en tant que président, de prendre la parole devant vous.
La Cour suprême du Canada est fière de faire partie de l’ACCF. Elle participe, de près ou de loin, aux activités de l’Association depuis ses tout débuts. Il est plus important que jamais pour nous, membres des cours constitutionnelles, de réfléchir sur le rôle de nos institutions et de discuter, ouvertement et de façon honnête, de ce qui va et de ce qui ne va pas dans nos juridictions respectives. La société globale ne peut qu’en bénéficier. Il en va d’une saine démocratie. Il en va de notre liberté.
Dans mon intervention d’aujourd’hui,je vous ferai part de mes réflexions sur l’état de la collégialité dans le système judiciaire canadien. J ‘expliquerai ce que signifie la collégialité, comment elle influence le processus décisionnel judiciaire et comment elle se manifeste dans les systèmes de common Law et de droit civil.Je parlerai enfin du rapport qui existe entre, d’une part, la collégialité, et, d’autre part, l’expression d’opinions dissidentes, laquelle est un élément important de notre discours judiciaire et de notre tradition juridique. Ce faisant, je vais aussi tenter de déconstruire certains mythes.
La collégialité et ses avantages
Par définition, la collégialité suggère une multiplicité d’acteur s part1c1pant à la prise d’une décision. Au Canada, les juridictions d’appels sont collégiales de sorte qu’une pluralité d’opinions puisse s’y exprimer. Dans le cas de la Cour suprême du Canada, cela signifie qu’un pourvoi sera tranché généralement par neuf juges qui travaillent ensemble, échangent des idées et nourrissent mutuellement leurs réflexions en examinant les questions de droit [1] La collégialité apparaît ainsi comme un mode de fonctionnement judiciaire, une certaine méthode de travail. D’abord et avant tout, la collégialité garantit l’examen pluraliste d’une instance dans un processus décisionnel donné.
Considérée de la perspective de ses avantages, la collégialité contribue principalement à équilibrer et à modérer le processus décisionnel au sein de la Cour, afin qu’aucune décision ne soit influencée outre mesure par le point de vue d’un seul juge. Cette délicate recherche du juste équilibre résulte de la tension qui existe entre la responsabilité individuelle des membres de la Cour de se former une opinion pour l’ensemble des dossiers et la nécessité de coopérer pour produire des décisions collectives dans la structure collégiale d’une cour constitutionnelle[2].
Discuter de questions de droit entre membres de la Cour aide à envisager une question sous un angle différent et apporte des éclairages importants, lesquels sont susceptibles d’enrichir et d’améliorer les décisions de tous les membres de la Cour. Toutes et tous possèdent un bagage différent de vécu et d’expertise. Pour faire avancer le droit, il est important de mettre toute cette expérience à profit. De ce point de vue, la collégialité aide à clarifier et à rendre plus cohérent le droit.
La collégialité et les opinions dissidentes
Selon la conception traditionnelle, les systèmes de common law autorisent, comme on le sait, la rédaction d’opinions individuelles dissidentes ou concordantes – le dispositif étant déterminé par les vues exprimées par la majorité quant à l’issue du litige. Cette forme de collégialité peut parfois présenter certains désavantages.
Au Canada, notre système judiciaire est fondé sur une robuste garantie d’indépendance judiciaire et sur le principe de la publicité des débats. Il s’ensuit qu’il peut être important, pour de nombreuses raisons, d’exprimer une dissidence. Cette dernière est, fondamentalement, un acte démocratique; elle touche au « rôle des cours d’appel dans une démocratie, parce que l’une des farces d’un Gouvernement démocratique est sa capacité de respecter les voix dissidentes »[3].
La dissidence nous oblige à examiner attentivement les principes qui nous guident, et qui guident l’opinion majoritaire, afin de voir si ces principes recèlent quelque faille ou lacune. Cela nous
permet ensuite de contribuer à « une évolution positive du droit » [4] Il est possible de réaliser cette « évolution positive » en confirmant de manière concrète que l’opinion majoritaire est celle qui doit être maintenue[5]. Dans certains cas, une dissidence peut révéler l’existence de questions juridiques actuelles et non résolues, qui doivent être débattues, ce qui peut inciter des plaideurs à les soumettre pour examen et résolution [6]. Cela peut favoriser, dans certaines circonstances, l’évolution du droit.
Dans tous les systèmes juridiques qui érigent l’indépendance judiciaire comme principe constitutionnel, le droit d’être en désaccord est ainsi fondamental, mais toujours au service du maintien de la primauté du droit. En effet, les juges qui sont en désaccord, ont la responsabilité d’exprimer leur dissidence et de l’expliquer. Ne pas le faire reviendrait à une abdication de leur responsabilité en tant qu’arbitre judiciaire[7].
Dans de tels systèmes, la collégialité peut, en conséquence, aussi rimer avec pluralité, et son exercice ne se traduit pas nécessairement par l’adoption d’une décision unanime ou anonyme. Sous cet angle, la dissidence se veut même « une farce positive qui favorise la collégialité, fournit à la collectivité juridique une alternative, influence la majorité […] »[8].
Cela étant, l’expression d’opinions dissidentes présente évidemment certains inconvénients. Lorsqu’une décision comporte des opinions divergentes tranchées, certains diront qu’elle n’est pas rendue pour des considérations strictement juridiques, qu’elle se trouve quelque part entre le droit et la politique. Pour contrer cette impression, il est d’autant plus important que les juges motivent de manière détaillée le raisonnement juridique à la base de leur décision, et qu’ils le fassent de façon respectueuse et impersonnelle[9]. Une multiplicité d’opinions dissidentes risque en outre de créer de l’incertitude et de l’indétermination quant au droit applicable [10]. Une multiplicité de motifs conjoints peut d’ailleurs avoir le même effet, et freiner les efforts en vue de dégager les principes pertinents d’un jugement.
En fait, il existe des données empiriques, recueillies aux États-Unis, au sujet des « coûts au titre de la collégialité » qu’entraîne la rédaction d’opinions dissidentes au sein des cours d’appel fédérales et de la Cour suprême des États-Unis. Suivant les constatations formulées par l’ancien juge de la Cour d’appel fédérale du 7e Circuit Richard Posner et ses collaborateurs, dans un article intitulé Why (and When) Judges Dissent: A Theoretical And Empirical Analysis, « les dissidences entraînent une augmentation de la longueur des opinions majoritaires (imposant ainsi aux juges de la majorité des« coûts au titre de la collégialité » du fait qu’elle alourdit leur charge de travail, et elles sont rarement citées par les cours de circuit ou à l’extérieur de celles-ci (réduisant ainsi pour les dissidents la valeur de leur dissidence) ». Pour ce qui concerne plus particulièrement la Cour suprême des États-Unis, les auteurs concluent également que « les opinions majoritaires sont plus longues lorsqu’il y a dissidence, et les dissidences sont rarement citées par les cours d’appel ou la Cour suprême »[11].
Évidemment, il n’en demeure pas moins que l’expression d’opinions dissidentes demeure un élément essentiel du système judiciaire canadien et de bien d’autres systèmes juridiques. Je dirais que ce qui importe d’abord et avant tout, c’est d’exprimer son désaccord avec civilité et respect. La dissidence doit avoir pour but de traiter des difficultés que soulève un cas particulier, et elle doit exprimer le désaccord de façon raisonnable et objective. Rédiger une dissidence n’est pas l’occasion de se lancer mutuellement des flèches ou de régler des comptes au risque de troquer son rôle d’arbitre et d’occulter le bien commun en vue duquel le juge doit travailler.
La collégialité et la Cour suprême du Canada
À la Cour suprême du Canada, nous avons fait de la prise collégiale de nos décisions une pratique judiciaire. L’objectif que nous visons, du moins au départ, est de travailler ensemble pour exposer des motifs unanimes ou à tout le moins majoritaires. Travailler ensemble signifie bien souvent résoudre des divergences en vue d’arriver à un résultat qui soit clair et convaincant, et sur lequel un groupe de juges peuvent s’entendre. Nous reconnaissons toujours la valeur d’une opinion dissidente ou concordante lorsque cela s’avère nécessaire, mais nous reconnaissons également l’importance de déployer des efforts pour répondre aux préoccupations ou réserves de possibles dissidents, la coopération et l’ unité étant plus susceptibles de favoriser le respect pour notre institution de nature collégiale[12].
Par conséquent, comme le remarquait l’ancienne juge en Chef Beverly McLachlin, « la population canadienne a droit non pas à neuf votes séparés, mais à neuf votes une fais que chaque juge a écouté et examiné à fend l’avis des huit autres »[13].
Selon la Cour fédérale du Canada,« en fixant un quorum(. . .), le législateur se fende sur la sagesse collective et le fait tant pour l’avantage du public que des personnes impliquées »[14].
Malgré la pratique courante, il arrive que la Cour rende des décisions unanimes « au nom de la Cour » ou « par la Cour », c’est-à-dire des décisions non signées. La pratique n’est pas toujours uniforme, mais les questions controversées tels la sécession du Québec ou l’avortement font l’objet de décisions anonymes et unanimes , avec ou sans indication de la langue de rédaction (les deux langues officielles pouvant être employées)[15]. C’est une pratique qu’on retrouve également dans plusieurs décisions portant sur les droits linguistiques[16].
Cela étant, le processus décisionnel de la Cour suprême du Canada a beaucoup évolué au cours du siècle dernier. À ses débuts, la Cour rendait ses décisions suivant la tradition anglaise, c’est-à-dire par le prononcé, les unes à la suit e des autres, des opinions distinctes des juges. Sous la direction du juge en Chef Anglin, dans les années 1920, cette façon de faire a été modifiée en faveur d’une seule et unique opinion majoritaire, lorsque c’était possible[17].
Aujourd’hui , la Cour reconnaît toujours la valeur d’une opinion dissidente ou concordante lorsque cela s’avère nécessaire, mais reconnaît également l’importance de déployer des efforts pour répondre aux préoccupations ou réserves de possibles dissidents. Ces dernières années, les jugements conjoints sont fréquents et sont peut-être annonciateurs d’une certaine tendance [18]. L’histoire révélera ce que l’expérience de la collégialité nous réservera dans les prochaines années.
Merci.
-
[1]
Voir A. Braën, « Collégialité et juge unique » (2011) 41 :1, Revue générale de droit, 295 [Retour au contenu] -
[2]
P.J. Wahlbeck, dans The Oxford Companion to the Supreme Court of the United States, dir., Hall et al. 2e éd. Oxford University Press, 2005, « Collegiality », p. 191. [Retour au contenu] -
[3]
I. Greene et al., Final Appeal: Decision-Making in Canadian Courts qf Appeal, Lorim er, Toronto, 1998, p. 189. [Retour au contenu] -
[4]
Cité dans N. Geach et C. Monaghan , dir., Dissenting Judgments in the Law, London (R. -U.) : Wildy, Simmonds and Hill, 2012, p. xvi [Retour au contenu] -
[5]
Ibid. [Retour au contenu] -
[6]
A. Paterson, Final Judgment: The Last Law Lords and the Supreme Court, Oxford: Hart Publishing, 2013, p. 67 [Retour au contenu] -
[7]
P. W. Hogg et R. Ama rnath, « Why Judges Should Dissent », 67 U. Toronto LJ. 126 (printemps 2017), p. 130 [Retour au contenu] -
[8]
Allocution de l’honorable Claire L’Heureux-Dubé à l’occasion de la cérémonie de départ pour sa retraite, le 10 juin 2002 [Retour au contenu] -
[9]
Hogg et Amarnath, p. 134 [Retour au contenu] -
[10]
Ibid., p. 13 [Retour au contenu] -
[11]
Epstein, Landes et Posner, « Why (And When ) Judges Dissent », 3 Journal of Legal Analysis 101 (printemps 2011), p. 101 [Retour au contenu] -
[12]
Voir Wahlbeck, p. 191 [Retour au contenu] -
[13]
B. McLachlin, « Le rôle du juge dans un État démocratique », allocution de la très honorable B. McLachlin, le 3 juin 2004 [Retour au contenu] -
[14]
IBM Canada Ltd. c. Sous-ministre M.RM, douanes et accises, (1992 ) 1 cf. 663, p. 673-674 [Retour au contenu] -
[15]
T. Scassa, « Language of Judgment and the Supreme Court of Canada », (1994) 43 R.D.UM-B. 169, p. 173-175 [Retour au contenu] -
[16]
A. Braên, « La Cour suprême et l’accès à l’école anglaise au Québec », (2005 ) 35 R.G.D. 363, p. 385 [Retour au contenu] -
[17]
P. W. Hogg et R. Amarnath, « Why Judges Should Dissent », 67 U. Toronto L.J. 126 (printemps 2017), p. 126-27 [Retour au contenu] -
[18]
V. Peter McCormick, « Standing Apart: Separate Concurrence and the Modern Supreme Court of Canada, 1984-2006 » (2008) 53:1 McGill L J 137 [Retour au contenu]
De l’intérêt de la collégialité, de la recherche du consensus et de l’effacement nécessaire de l’opinion individuelle
Didier Linotte, Président du Tribunal suprême de Monaco
Monsieur le juge en chef du Canada, cher Richard, Monsieur le président de séance,
Mes chers collègues, mesdames et messieurs,
Je voudrais d’abord vous dire le plaisir que j’ai à nous retrouver enfin, même si c’est en distancie! et j’espère bientôt en présentiel ; je veux aussi féliciter les organisateurs, car je ne suis pas sûr que l’organisation d’une visioconférence soit au final plus simple qu’une conférence en présence, et il faut féliciter aussi les organisateurs pour le choix du sujet, car c’est un vrai et grand sujet, vous l’avez dit. Monsieur notre président de séance modérateur, le Tribunal suprême de Monaco a une certaine expérience. Je rappellerais que notre expérience – la mienne est plus courte – est multiséculaire puisque nous sommes cette année à la 110e année de notre création en 1911, ce qui fait de notre juridiction une des plus anciennes, si ce n’est peut-être la plus ancienne dans le contrôle de la constitutionnalité des lois et des actes par voie d ‘action.
Mon expérience est beaucoup plus modeste, je suis membre du Tribunal suprême depuis 10 ans et je le préside depuis 8 ans. Cela me permet néanmoins de vous dire comment nous fonctionnons et c’est le but de mon intervention. Je n’aurai pas l’outrecuidance de penser que notre petite juridiction de notre petit État – nous sommes une microjuridiction d’un micro-État-, nous en sommes conscients, et donc nos manières de faire, ne sont pas nécessairement transposables à tous les collègues ici, mais nous pratiquons totalement la collégialité et nous pratiquons une collégialité que nous pensons être très active (I ), mais qui noue des rapports de compatibilité difficile avec l’expression de la dissidence (II ).
I. La collégialité pratiquée
Je voudrais d’abord vous dire que la collégialité, et c’est le titre de notre sujet, entretient des rapports quelque peu ambigus et pas si simples que ça avec la notion de dissidence et d’opinions dissidentes ; il est évident, et cela a été dit que, par nature, la collégialité peut être porteuse de diversité. Quand on juge à juge unique, on ne se pose pas la question des opinions dissidentes ; celle-ci n’a de sens que quand on est dans la pluralité ; la collégialité est quelque part par nature porteuse de la dissidence, tout au moins de la diversité ou de la différence d’opinions. Il ne faudrait pas s’imaginer que l’opposition entre une collégialité telle que nous la vivons et dont je vais vous parler et les opinions dissidentes soit un affrontement total. La collégialité que nous pratiquons, je vais essayer de vous le montrer, est peut- être plus subtile que l’idée que l’on pourrait exprimer d’une décision monolithique, d’une collégialité sans expression de différences, parce qu’en réalité nous avons la tentation de gérer la diversité au sein de la décision même si celle-ci est unanime ou tout au moins, acquise au consensus.
Je vais vous parler de l’expérience de la collégialité telle que nous la pratiquons et je vous dirai en quoi elle nous paraît peu compatible avec l’expression d’opinions dissidentes.
La collégialité est une réalité, non seulement au Tribunal suprême de Monaco, mais dans la justice monégasque, toutes les décisions des juridictions monégasques sont acquises en collégialité. Il y a quelques exceptions pour des décisions rendues à juge unique dans certains domaines qui ont été pointés dans nos réponses, mais c’est une infime minorité et dès le stade des juridictions judiciaires de première instance : Tribunal de Première instance, Tribunal correctionnel et a fortiori la Cour d’appel, c’est une juridiction collégiale qui rend les décisions.
Au Tribunal suprême, la collégialité est strictement prévue par nos textes fondateurs. Nous jugeons ou à 5, quand nous jugeons en matière constitutionnelle, ou à 3 en matière administrative, mais comme les définitions de la matière constitutionnelle et de la matière administrative ne sont pas rendues sur des critères que nous estimons cohérents, parce que la matière constitutionnelle se définit du point de vue d’un critère matériel, c’est-à-dire les droits fondamentaux qui sont protégés par la Constitution et qui sont offensés soit par une loi, soit par une décision, soit par un comportement de l’administration. Alors que la matière administrative, c’est le contentieux dirigé contre les décisions de l’administration et c’est un critère organique et formel qui crée la compétence en matière administrative et cela ne rentre pas parce que nous pouvons imaginer, et nous en avons, des contentieux contre les décisions administratives appuyés sur un motif d’inconstitutionnalité. Pour éviter le piège, on adopte l’adage bien connu dans la marine selon lequel : « Trop fort n’a jamais manqué! » et on juge toutes les affaires en collégiale à 5.
Nous prenons un certain nombre de précautions de fonctionnement pour éviter que soit porté atteinte à la collégialité ; d’abord le président ne se destine aucun rapport, il ne rapporte aucune affaire, de façon à garder une relative neutralité ou position de retrait dans le délibéré collégial et par ailleurs les rapports sont distribués entre tous les membres de la collégialité à tour de rôle ; nous avons voulu éviter la constitution de spécialistes au sein du débat collégial en estimant que la constitution d’une voie très spécialisée, très autorisée dans un domaine, le rapporteur public ou le commissaire du Gouvernement spécialiste de la fiscalité, spécialiste des droits de l’urbanisme, spécialiste des droits de la fonction publique, tend par son aura et peut-être parfois par l’influence qu’il peut avoir sur les collègues, à acquérir un certain ascendant qui ne permet peut-être pas toute l’expression de la collégialité au sein du délibéré. Et donc nous essayons de vivre et nous vivons une collégialité extrêmement active dans laquelle tous les membres s’expriment sur un pied d’égalité et pour autant, nous ne pratiquons pas le vote. Mais alors est-ce la dictature? Non, c’est l’inverse, nous recherchons l’accord entre les membres de la collégialité, toutes nos décisions sont généralement rendues à l’unanimité ou à tout le moins au consensus. Nous veillons à ce que la décision au moins ne froisse pas une conviction fondamentale d’un des membres du délibéré collégial et le délibéré peut durer un certain temps. Dans la pratique, pour la plupart des affaires, le délibéré est sinon rendu, au moins élaboré sur le siège ; les magistrats eux-mêmes, ensemble, rédigent la décision après l’audience dans la salle du délibéré et comme les textes nous donnent un délai de 15 jours entre la date de l’audience et la lecture publique du délibéré, nous utilisons parfois sur certaines décisions difficiles, l’amplitude et le délibéré peut durer plusieurs jours.
II. L’absence de la dissidence
Alors me direz-vous, on ne pratique pas la dissidence c’est vrai, mais il ne faudrait pas s’imaginer que les décisions qui sont rendues soient plus brutales ou binaires pour autant. Nous essayons de gérer la contradiction dans la décision elle-même. Il y a plusieurs moyens pour ce faire, par exemple on peut nuancer les effets de la décision rendue, les effets qu’elle peut générer notamment. Moduler les effets dans le temps en dosant les dates et délais à partir desquels les décisions vont s’appliquer et générer des conséquences, pour tenir compte de certains obstacles. On peut éventuellement, si l’on a rejeté la requête d’un requérant, l’inviter à mieux se pourvoir, en quelque sorte lui donner un meilleur mode d’emploi si l’on sent qu’il aurait pu, avec d’autres procédures ou d’autres moyens, obtenir le résultat satisfaisant qu’il mérite. On peut réciproquement donner à l’État, à l’administration publique le mode d’emploi pour corriger ses erreurs, purger les décisions des vices qui les affectent, mais de façon à préserver le fond si on estime que le fond le mérite ; voire laisser aux parties le temps de rechercher les moyens d’une solution amiable. On le fait très régulièrement, soit sur demande des parties, en renvoyant les affaires, le temps qu’un accord amiable puisse survenir, soit dans nos prédécisions en laissant aux parties le temps de se rencontrer afin d’éviter des décisions brutales dommageables à certains intérêts.
En dernier lieu, le communiqué de presse qui peut être rédigé pour certaines affaires permet aussi d’indiquer certains points particuliers. On peut dans la décision rédigée indiquer également si elle résulte d’un principe qu’on entend poser comme jurisprudence et donc qui pourra avoir comme vocation à s’appliquer et se répéter dans l’avenir ou à l’inverse, indiquer que dans la décision en cause, celle-ci est rendue dans les circonstances particulières de l’espèce, ce qui peut indiquer une prise en compte de données très particulières non nécessairement reproductibles sauf identité rigoureuse de situation.
En tout cas, la collégialité que nous pratiquons absolument est vécue et pratiquée d’une manière qui renforce la qualité technique de la décision, cela a été admirablement dit par tous ceux qui se sont exprimés auparavant et nous sommes des partisans chaleureux d’une véritable collégialité qui utilise les ressources de tous les membres ensemble. Mais nous sommes conscients aussi de ce que l’unanimité renforce l’autorité. Enfin, nous protégeons la collégialité par le secret du délibéré qui, dès lors, nous interdit la publication d’opinions dissidentes ; je rappellerai que chez nous le secret du délibéré fait partie du serment que prêtent les magistrats avant d’entrer en fonction et le secret est aussi un moyen de protéger la collégialité, car pour que la collégialité soit vivante, il faut que les juges s’expriment sans crainte et librement, sans aucune censure de toute leur position et évidement le secret du délibéré est un moyen aussi de garantir cette liberté d’expression des juges au sein de la collégialité.
Pourquoi la collégialité que nous pratiquons paraît-elle difficilement compatible avec la dissidence? Aussi en raison de la nature des contentieux. Nous ne sommes pas les juges d’un procès conduit par les parties, nous ne sommes pas inertes comme dans le précis de procédure civile de Catala et Terré qui dit que le juge est inerte. Pourquoi? Car le procès n’est pas l’affaire des parties, nous n’instruisons pas des affaires civiles, judiciaires, qui opposent deux parties équivalentes et qui viennent porter leurs différents devant un juge qui est là. J’ai entendu parler d’arbitrage judiciaire dans une des expressions. Nous ne sommes pas les arbitres sur la touche avec uniquement un sifilet. Nous avons conscience que nous sommes une des autorités de l’État, une des expressions de l’autorité de l’État ; d’abord, la nature du contentieux que nous traitons ne nous permet pas l’expression d’opinions dissidentes parce que nous jugeons soit de la constitutionnalité, notamment des lois, soit de la légalité des actes administratifs, soit des faits administratifs, il s’agit donc d’un contentieux objectif et non pas d’un contentieux subjectif et dès lors, l’objectivité du contentieux s’accommode mal de la subjectivité, même du point de vue des parties, mais qu’au fond nous ne considérons pas véritablement dans les requêtes. Nous nous contentons de vérifier dans la pyramide kelsénienne si ce qui est en dessous est compatible avec ce qui est au-dessus et par conséquent, il est difficile de dire que nous sommes en contre-balance : il faut bien que la décision qui est rendue soit relativement unique comme l’objectivité et la nature du contentieux le commande. C’est ce qui fait que notre procédure, qui n’est pas à la diligence des parties, est une procédure inquisitoire, c’est le juge qui conduit la procédure et non pas une procédure accusatoire dans laquelle les parties conduisent leur procès qu’elles sont venues porter devant le juge, tiers par rapport au différend.
Enfin, la nature de la juridiction et je conclurai sur ce point, est à Monaco d’être le délégataire du Souverain dans l’exercice de son pouvoir juridictionnel. C’est la Constitution qui l’exprime, le Souverain détient l’expression des trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire, mais il les délègue, il délègue la Justice aux tribunaux. Par conséquent, quand le Tribunal s’exprime, et c’est le cas du Tribunal suprême, il exprime un acte de souveraineté. Dans beaucoup de conceptions, la souveraineté doit être une et indivisible, on voit mal par conséquent comment la décision du juge suprême, expression de l’autorité de l’État, ne pourrait pas être nécessairement unanime ou consensuelle.
L’apparition d’opinions dissidentes ne nous apparaîtrait pas renforcer l’autorité des décisions rendues, l’autorité du juge et donc l’autorité de l’État dans sa fonction juridictionnelle.
Et enfin, je terminerai par un point de vue philosophique peut-être éthique à tout le moins, de l’expérience vécue que nous avons tous. Je suis sûr que nous savons que l’indépendance de la justice, à laquelle nous tenons, commence par l’indépendance à l’égard de soi-même et je crois que dans notre posture, nous nous efforçons tous d’effacer l’individu que nous sommes, derrière l’institution que nous servons. Et par conséquent, renforcer l’expression d’opinions individuelles, alors que nous devons nous efforcer d’effacer nos préférences, d’effacer nos goûts, ne nous paraîtrait peut-être pas en bonne harmonie, en tout cas c’est notre pratique et notre vécu. Je suis néanmoins convaincu de la bonne foi et de la bonne qualité des justices qui sont rendues autrement, j’en suis sûr et c’est tout l’intérêt de notre débat.
Merci monsieur le président.
La relation entre la résolution adoptée dans les arrêts du Conseil constitutionnel et l’avis divergent : l’expérience mozambicaine
Lucia Da Luz Ribeiro, Présidente du Conseil constitutionnel du Mozambique
Mesdames et messieurs les présidents, Mesdames et messieurs les juges,
Mesdames et messieurs les secrétaires généraux, Mesdames et messieurs,
C’est avec un grand honneur que nous nous adressons à cette conférence pour partager notre expérience, encore jeune, dans la relation entre les décisions adoptées dans nos arrêts et le vote dissident lorsqu’il survient.
Introduction
Le Conseil constitutionnel du Mozambique est une jeune institution de dix-sept ans seulement. Créé par la Constitution de 1990, il ne s’est installé que le 3 novembre 2003. Cependant, d’octobre 1992 à cette date, la compétence constitutionnelle a été temporairement exercée par la Cour suprême.
Dans un premier temps, nous évoquerons certaines des dispositions de la Constitution de 2004, révisée en 2018 et de la Loi organique du Conseil constitutionnel (Lois 6/2006, du 2 août et 5/2008, du 9 juillet), puis succinctement on se référera à la pratique du vote dissident dans notre institution.
I. Alors que disent-elles, la Constitution et la Loi organique ?
Le Conseil constitutionnel est l’organe de souveraineté qui est spécialement chargé d’administrer la justice dans les affaires de nature juridico-constitutionnelle. En particulier, il lui incombe : d’apprécier et de déclarer l’inconstitutionnalité des lois et l’illégalité des actes normatifs des organes de l’État ; de résoudre les conflits de compétence entre les organes souverains ; de vérifier au préalable la constitutionnalité des référendums ; d’évaluer et de décider de la révocation du gouverneur de province et de l’administrateur du district par le président de la République ; d’apprécier et de délibérer sur la dissolution des assemblées provinciales, de district et municipales par le conseil des ministres et, surtout, le Conseil constitutionnel est la juridiction suprême électorale.
Il se compose de sept juges, diplômés en droit, provenant de divers cadrants, le président étant nommé par le président de la République, cinq d’entre eux sont élus par l’Assemblée de la République selon le critère de la représentation proportionnelle et un est nommé par le Conseil supérieur de la magistrature.
Le Conseil constitutionnel ne peut se réunir que si au moins les deux tiers de ses membres sont présents, y compris le président ou son suppléant, et ne fonctionne qu’en séance plénière.
Ses décisions sont sans appel et obligatoires pour toutes les entités publiques et privées, prévalent sur celles de tout autre tribunal et prennent la forme de Acórdãos (arrêts ) ou de Deliberações (délibérations).
La Loi organique du Conseil constitutionnel prévoit que les juges conseillers du Conseil constitutionnel ont le droit de voter contre une décision (vote dissident), soit dans les affaires de fiscalização preventiva (contrôle préventif), soit dans les affaires de fiscalização sucessiva concreta ou abstracta (contrôle a posteriori), soit encore dans les référendums, les conflits de compétence ou les actes électoraux et ceci, pendant la rédaction de l’arrêt. Dans ces cas, le juge rapporteur est remplacé. Dans les affaires de fiscalização successiva abstracta, en raison de la procédure, le juge conseiller peut exprimer son avis dissident pendant la phase de discussion des questions préalables et de fond et de l’établissement des orientations.
II. Décision vs vote dissident, comment ça marche ?
Les décisions du Conseil constitutionnel sont prises par consensus ou, à défaut, par la pluralité des voix des juges conseillers présents, chaque juge disposant d’une seule voix et le président disposant d’un vote prépondérant.
Il est clair que le consensus n’est pas toujours possible, en particulier lorsqu’il s’agit de questions sociales, économiques, culturelles et même politiques.
On peut dire que l’opinion dissidente est une opinion divergente d’un juge du collectif, par rapport à l’opinion de la majorité, quant aux fondements et/ ou quant à la décision et s’exprime par le vote dissident qui ne suit pas la position de la majorité et qui met en relief les problèmes du vote « vainqueur » et le défie, à travers différents arguments.
Le vote dissident est important, car une fois qu’on le connaît, on peut facilement comprendre le ratio decidendi de la décision de l’affaire. C’est aussi une manifestation de l’indépendance du juge et un élément de dynamisation de la procédure judiciaire.
Sur un peu moins de trois cents décisions prises depuis son installation, dix-sept (seulement ) votes dissidents ont été exprimés, à savoir i) treize dans des affaires électorales; ii) trois dans des contrôles de la constitutionnalité et de la légalité et iii) un seulement dans un contentieux lié au mandat de député.
Quant aux votes dissidents en matière électorale, en général, ils résultent d’irrégularités de procédure dans les différentes phases du processus électoral, à savoir le recensement, le vote et le dépouillement partiel et général.
Dans ces cas, le juge cherche, par le biais du vote dissident, à démontrer les différents motif a invoqués dans le raisonnement de la majorité, car, aux différentes étapes, des irrégularités peuvent survenir.
À titre d’exemple, dans la Délibération n° 22/CC/2004, du 26 octobre, sur les élections présidentielles, la première au cours de laquelle il y a eu un vote dissident, l’objectif était d’émettre une opinion différente de l’interprétation de la majorité des juges. En d’autres termes, le juge « dissident » a estimé qu’il y avait une interprétation extensive de la règle établissant la notion de « circonscription » (territoire national) aux fins des élections présidentielles. Dans ce vote, il y avait des fondements clairement différents de ceux de la majorité quant à l’interprétation d’une norme de la loi électorale qui a conduit à la décision. Pour la majorité, il devrait y avoir des élections présidentielles dans la diaspora. Le vote dissident a soutenu le contraire, basé sur une interprétation restrictive de la même règle.
Dans d’autres arrêts, le vote dissident, notamment sur le principe de la« contestation préalable » en matière électorale, a contribué à soulever des doutes quant à savoir si ce principe reste en vigueur au vu du texte actuel de l’article 192 de la Loi n° 2/2019, du 31 mai, qui fixe le cadre juridique de l’élection du président de la République et des députés de l’Assemblée de la République.
Selon ce principe, les irrégularités survenues au cours du processus électoral (inscription, vote ou dépouillement) ne peuvent être appréciées en recours contentieux que si elles ont fait l’objet d’une plainte ou d’une protestation dans l’acte dans lequel elles se sont produites. Cependant, pour un recours, cette nouvelle rédaction de l’article 192 précité n’exige pas la contestation de l’irrégularité de l’acte dans lequel elle s’est produite. D’où le doute, car pour une preuve effective des faits, il est indispensable de protester lors de la constatation de l’irrégularité.
Un autre arrêt concerne le litige relatif à la perte de mandat d’un membre de l’Assemblée de la République, par résolution de la Commission permanente de l’Assemblée de la République, pour avoir été élu député de ladite Assemblée, en tant que membre d’un parti et se présentant dans une autre élection comme responsable d’un parti autre que celui pour lequel il a été élu. La Constitution stipule que le député qui s’inscrit ou assume une fonction dans un parti ou une coalition différente de celle pour laquelle il a été élu, perd son mandat.
Le député a demandé au Conseil constitutionnel l’annulation de la délibération qui a supprimé son mandat, le jugeant inconstitutionnel, illégal, injuste et inefficace, car sa candidature par un autre parti a été déclarée nulle et non avenue.
Le Conseil constitutionnel a considéré que la candidature du député par un parti autre que celui qui l’a élu, constituait une prise de fonctions, ce qui implique la perte de son mandat et que le lien entre l’électeur, l’élu et l’idéologie du parti politique défendu dans le processus électoral et confié au député au suffrage n’a pas été respecté pendant la législature, une fois qu’il a rejoint un autre parti.
Cependant, un juge a voté dissident. Ce vote remet en question la position de la majorité des juges pour démontrer une divergence avec le fondement de la décision. Le juge « dissident » conteste que se présenter pour un parti autre que celui qui l’a élu, signifie assumer des fonctions dans ce parti, arguant que la déclaration de nullité de sa candidature a également rendu nuls et non avenus tous les actes avant et après la déclaration de nullité.
Enfin, il est important de mentionner que le vote dissident est inclus dans l’arrêt, immédiatement après les signatures des juges conseillers présents et fait l’objet d’une publication sur le site Internet du Conseil constitutionnel et dans le Boletim da Republica – la publication officielle de la République du Mozambique. Cependant, à la lecture do Acórdãos de validation et de la proclamation des résultats électoraux, seule la délibération finale du Conseil constitutionnel est proclamée.
Conclusion
En conclusion, nous pouvons affirmer que les juges conseillers du Conseil constitutionnel sont indépendants et ont le droit au vote dissident.
Merci beaucoup.
La collégialité dans les procédures du Conseil constitutionnel du Cameroun
Joseph Owana, Conseiller du Conseil constitutionnel du Cameroun
Introduction
1° Le Conseil constitutionnel institué par la Loi n° 96/06 du 18 janvier 1996 exerce des compétences multiples :
- il est l’instance compétente en matière constitutionnelle qui statue souverainement sur la constitutionnalité des lois, des traités et accords internationaux, la conformité des règlements intérieurs de l’Assemblée nationale et du Sénat ;
- il est l’instance qui veille à la régularité de l’élection présidentielle, des élections parlementaires et des consultations référendaires ;
- il est l’instance qui émet des avis sur les matières relevant de sa compétence.
2° Il met en œuvre diverses procédures pour émettre des décisions et des avis publiés au journal officiel, qui prennent effet dès leur prononcé et ne sont susceptibles d’aucun recours, s’imposent à tous et à toutes les autorités.
À quels principes obéissent ces formalités et procédures quant à la contribution de chacun de ses membres dans leur élaboration ?
Quel est le système prédominant dans ses délibérations ?
Le système du juge unique dans lequel le pouvoir appartient à un seul magistrat, ou le système de la collégialité en vertu duquel la justice est rendue par plusieurs magistrats qui prennent les décisions à la majorité simple des voix des membres présents ?
A-t-il été tenu compte de l’héritage anglo-saxon du « dissenting opinion » attaché au passé colonial britannique d’une partie du pays ?
En ce qui concerne les juridictions judiciaires, la législation camerounaise décide que toute affaire relevant de la Cour d’appel est jugée par trois magistrats du siège, membres de la Cour. Elle dit également que « les magistrats minoritaires peuvent exprimer leur opinion et la consigner au dossier de procédure et, qu’en cas de composition collégiale, les décisions sont prises à la majorité des voix ».
3° La Constitution, la Loi n° 2004/004 du 21 avril portant organisation et fonctionnement du Conseil constitutionnel ainsi que la décision n° 01 /EC du 17 juillet portant adoption du Règlement intérieur tracent en cette matière les règles qui mettent en œuvre la collégialité. Elles indiquent les dérogations exceptionnelles, sans que pour autant, ce principe soit explicitement affirmé dans ces textes organiques.
I. La mise en œuvre de sa collégialité dans les procédures de décision et d’avis
1° La Constitution, la Loi n° 2004/004, le Règlement intérieur de 2019 confirment le Conseil constitutionnel comme instance collégiale de « onze membres » auxquels il faut adjoindre, le
cas échéant, les anciens présidents de la République [1]. Ils portent le titre de « Conseiller». Ils prêtent serment devant le Parlement réuni en Congrès dans la forme fixée par la loi. Le Conseil constitutionnel ainsi défini constitue une formation unique, sans autre Chambre d’appel, de première ou de dernière instance.
Il est seul compétent, et sa formation collégiale unique.
2° Le Conseil constitutionnel doit comprendre au moins 9 (neuf) membres pour délibérer valablement[2]. Le président de séance et le secrétaire général dressent un procès-verbal lorsque le quorum n’est pas atteint en raison d’un empêchement ou d’un cas de force majeure.
3° Les décisions et avis du Conseil font mention des membres qui ont siégé au cours d’une audience pour attester de leur assiduité. Toutefois, le secrétaire général assiste aux séances du Conseil sans voix délibérative.
4° Les décisions et avis sont pris à la majorité simple des membres présents. Toutefois, « le Conseil constitutionnel saisi par le président de l’Assemblée nationale après avis corifàrme du bureau, dans le cas prévu à l’article 6 de la Constitution, constate la vacance de la présidence de la République. Il statue à la majorité des deux tiers (2/3) de ses membres » [3].
5° Les modalités du vote des membres sont codifiées avec précision [4] :
« – le vote se fait à main levée ;
– l’abstention, le vote par procuration et par bulletin secret ne sont pas admis ;
– les opinions dissidentes ne sont ni mentionnées dans la décision ni publiées ».
En somme, sans être explicitement interdit, le « dissenting opinion » n’est pas encouragé.
6° La procédure d’instruction des affaires soumises au Conseil constitutionnel favorise la mise en pratique de la collégialité [5] :
– « Dès réception de la requête, le président du Conseil désigne parmi les membres, un rapporteur chargé de l’instruction de la procédure,
– le rapporteur procède à l’instruction de l’qjfaire en vue d’un rapport à soumettre au Conseil constitutionnel,
– le rapporteur rédige un rapport dans lequel il rappelle le contenu de la requête, analyse les m(!Jiens soulevés et énonce les points à trancher : Il rédige un prqjet de décision soumis à l’appréciation des autres membres du Conseil,
– le rapport et le projet de décision sont remis au président du Conseil qui les transmet au secrétariat pour communication sans délai aux membres du Conseil ».
À l’appel d’un dossier, le rapporteur donne lecture du rapport, puis le président ouvre les débats et invite les autres membres du Conseil à faire des observations. À l’issue des débats, le Conseil examine le projet de décision, l’amende au besoin et rend la décision.
L’entregent du président, les antécédents de vie des membres du Conseil viennent s’ajouter comme critères de fertilisation de la collégialité lors du vote de décisions et avis [6].
Les décisions sont rendues en audience publique et les membres sont astreints de garder le secret des délibérations (formule du serment) [7] obligation renforçant la collégialité assujettie aux rares dérogations.
II. Les dérogations exceptionnelles à la collégialité
Sans retenir le système à juge unique, la Constitution, la loi ou le Règlement intérieur mettent le président du Conseil en position privilégiée en cas de partage des voix et pour le cas de consultation.
1° La prépondérance du vote du président en cas de partage des voix reste une règle exceptionnelle.
« Les décisions sont prises à la majorité simple des conseillers présents. Tout conseiller est tenu d’opiner. L’abstention n’est pas admise lors des votes. En cas de partage, la voix du président est prépondérante ». Cette règle est reprise par la Loin° 2004/004 et le Règlement intérieur du Conseil en son article 40.
Cette règle est classique dans les instances politiques et juridictionnelles. Elle ne constitue pas en soi une dérogation au système de vote majoritaire, pivot de la collégialité. Elle modère la dictature de la règle majoritaire qui consiste à faire pencher la balance à cause d’une unique et seule voix du président.
Elle fait jouer le président du Conseil, véritable pivot central de l’institution auquel les textes reconnaissent d’autres privilèges tels que celui de représenter le Conseil dans les manifestations officielles et les actes de la vie civile, auprès des institutions similaires des pays amis.
2° Le président du Conseil consulté émet un avis motivé dans les cas prévus aux articles 15 et 36 de la Constitution. Cet avis est publié au journal officiel[8].
Il est à rappeler qu’aux termes de l’article 15 de la Constitution, en « cas de crise grave ou lorsque les circonstances l’exigent, le président de la République peut, après consultation du président du Conseil et des bureaux de l’Assemblée nationale ou du Sénat, décider par une loi de proroger ou d’abréger son mandat ».
Et qu ‘aux termes de l’article 36 de la Constitution , « le président de la République, après consultation du président du Conseil constitutionnel, du président de l’Assemblée nationale et du président du Sénat, peut soumettre au referendum tout projet de rijàrme qui, bien que relevant du domaine de la loi, serait susceptible d’a voir des répercussions profondes sur l’avenir de la Nation et les institutions nationales ».
Cela concerne :
i. Les projets de loi portant organisation des pouvoirs publics ou sur la révision de la Constitution ;
ii. Des projets de loi fondant la ratification des accords ou traités internationaux présentant par leurs conséquences une importance particulière ;
iii. Certains projets de réforme portant statut des personnes et des régimes des biens.
iv. Il reste entendu qu’étant donné l’importance de ces prérogatives et des matières et domaines en cause, il serait de bon augure et de bonne collégialité que le président
« consulte les membres du Conseil avant de prendre toute décision importante engageant la vie de l’institution ou des autres institutions de la République» (arti cle 11 de la Décision n° 01/CC du 7 juillet 2019).
v. Le président désigne un membre du Conseil pour présider la Commission nationale du recensement général des votes[9]
vi. Cette attribution influe de façon décisive sur le rôle du Conseil comme garant de la sincérité des élections présidentielles, parlementaires, des consultations et référendums.
vii. L’obligation de consultation des autres membres serait ici fortement conseillée d’être mise en jeu [10].
viii. Par ailleurs, le président du Conseil constitutionnel peut désigner un membre du Conseil pour le suivi des affaires déterminées[11]. Cette attribution rentre dans son rôle de garant du fonctionnement du Conseil, sans relation directe avec son rôle d’instance compétente en matière de contrôle de la constitutionnalité : c’est un pouvoir d’administration interne.
Au total, la collégialité est amplement mise en œuvre grâce à l’exigence des votes majoritaires et le caractère collectif de l’instruction et de la délibération des décisions et proclamations. La prépondérance de la voix du président en cas de partage des voix constitue une exception notable. En plus, quelques cas de consultations du président du Conseil prescrits par les articles 15 et 36 de la Constitution constituent des dérogations à la règle.
Toutefois, l’article 11 du Règlement intérieur ramène à la collégialité, dans l’émission desdits avis.
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[1]
Voir article 51 alinéa 1 de la Constitution, article 7 de la Loi n° 2004/004, article 6 alinéa 1 du Règlement intérieur. [Retour au contenu] -
[2]
Voir article 13 alinéa 1 de la Loi n° 2004/004, article 40 alinéa 1 du Règlement intérieur de 2019. [Retour au contenu] -
[3]
Article 97 du Règlement intérieur de 2019. [Retour au contenu] -
[4]
Article 4 alinéa 3, 4, 5 et 6 du Règlement intérieur du Conseil constitutionnel de 2019. [Retour au contenu] -
[5]
Article 3 alinéa 2 de la Loi n° 2004/005 fixant statut des membres du Conseil constitutionnel. [Retour au contenu] -
[6]
Article 63 de la Loi n° 2004/004 du 21 avril 2004. [Retour au contenu] -
[7]
Article 3 alinéa 2 de la Loi n° 2004/005 fixant statut des membres du Conseil constitutionnel. [Retour au contenu] -
[8]
Voir article 37 de la Loi n° 2004/004 du 21 avril 2004 [Retour au contenu] -
[9]
Voir article 10 de la décision n° 01/CC du 17 juillet 2019. [Retour au contenu] -
[10]
Voir article 11 du Règlement intérieur, décision n° 01/CC de 2019. [Retour au contenu] -
[11]
Voir article 10 de la décision n° 01/ CC du 17 jui llet 2019 portant Règlement intérieur du Conseil constitutionnel. [Retour au contenu]
Les pratiques de la collégialité devant le Conseil constitutionnel du Burkina Faso
Kassoum Kambou, Président du Conseil constitutionnel du Burkina Faso
Il faut d’abord rappeler que le Conseil constitutionnel du Burkina Faso existe en tant que juridiction autonome depuis 2000 à la suite de l’éclatement de la Cour suprême en quatre hautes juridictions que sont, le Conseil constitutionnel lui-même, la Cour de cassation, le Conseil d’État et la Cour des comptes. La justice constitutionnelle était rendue par la Chambre constitutionnelle de l’ex Cour suprême.
Il convient également de relever que la procédure applicable devant toutes les juridictions au Burkina Faso prévoit que « sauf dispositions spéciales contraires de la loi, les arrêts et jugements des cours et tribunaux sont rendus, à peine de nullité, en formation collégiale impaire d’au moins trois juges » (l’article 4 Loi n°015-2019 / AN du 2 mai 2019 portant organisation judiciaire au Burkina Faso qui reprend dans les mêmes termes l’article 4 de la Loi 10-93 ADP du 10 mai 1993 portant organisation judiciaire au Burkina Faso).
Même si le Conseil constitutionnel ne relève d’aucun ordre de juridiction (au Burkina Faso), en tant que juridiction, il ne déroge pas à ce principe cardinal de garantie de l’administration d’une justice crédible, équitable exempte de tout soupçon. Le respect du principe de la collégialité est indiqué dans le Règlement intérieur du 8 mai 2008 du Conseil qui organise les modalités de délibération des dix (10) membres (formation unique).
Préalablement à la délibération, les dossiers soumis au Conseil constitutionnel font l’objet d’une instruction. En effet, aux termes de l’article 48, « le dossier de la procédure est confié par ordonnance du président à un membre qui en est le rapporteur. Celui-ci procède à l’instruction de l’affaire et en établit un rapport ainsi qu’un projet d’avis ou de décision à soumettre au conseil dans un délai à lui.fixé dans l’ordonnance … ». Le rapporteur peut entendre le cas échéant les parties ou toute autre personne dont l’audition lui paraît nécessaire. Il fixe aux parties des délais pour produire leurs moyens et ordonne au besoin des enquêtes.
La fin de l’instruction est sanctionnée par la production d’un rapport. Celui-ci analyse la recevabilité de la requête, les moyens soulevés et énonce les points à trancher (article 49 du Règlement intérieur).
Pour délibérer, le Conseil constitutionnel se réunit sur convocation de son président et en cas d’empêchement de celui- ci, du doyen d’âge des membres (article 41 du Règlement intérieur) sur un ordre du jour qui peut comprendre l’examen de plusieurs affaires ; et pour valablement délibérer, il doit réunir au moins cinq (5) de ses membres. Lorsque le quorum n’est pas atteint en raison d’un empêchement ou d’un cas de force majeure, un procès-verbal est dressé par le secrétaire général et signé du président.
Les membres entendent le rapporteur présenter son rapport et proposer son projet de décision. La discussion s’engage aussi bien sur le rapport que sur le projet de décision dont la rédaction, le sens, le contenu ou l’ordre des considérants peuvent être modifiés. Elle se termine par un vote qui intervient sur le principe de la décision d’abord, sur chacun des considérants et sur l’ensemble de la décision ensuite.
La prise de la décision est faite par les membres ayant participé aux séances de discussion. La décision est acquise par consensus ou par un vote à la majorité simple, la voix du président étant prépondérante en cas de partage de voix. Il faut relever que le vote par bulletin secret et l’expression des opinions dissidentes ne sont pas admis.
Le secrétaire général assiste aux séances du Conseil constitutionnel, mais sans voix délibérative (Article 42 du Règlement intérieur ).
Les séances du Conseil ne sont pas publiques. Cependant en matière électorale, le Conseil constitutionnel peut décider de tenir des audiences publiques. Il se réunit dans ce cas toujours en formation collégiale.
Comme on peut le constater, les décisions du Conseil constitutionnel sont prises dans le respect du principe de la collégialité. Ni la Loi organique ni le Règlement intérieur ne prévoit la prise de décision par un seul membre. Le contraire serait absurde au regard de l’autorité attachée aux décisions des juridictions constitutionnelles (elles ne peuvent faire l’objet d’aucun recours et elles s’imposent aux pouvoirs publics).
Décisions collégiales versus avis individuels à la Cour constitutionnelle d’Angola
Maria da Conceiçao de Almeida Sango, Juge conseiller à la Cour constitutionnelle d’Angola
I. Considérations générales
Les décisions (despachos – ordonnances ) prises dans le cadre d’une procédure à juge unique (monocratiques ) visent en règle générale à établir la communication entre les juges et les autres opérateurs du système judiciaire, à savoir les avocats et les greffiers. Ces décisions profitent grandement au suivi des affaires et, par conséquent, à l’élan procédural.
Dans tous les tribunaux, l’acte de juger constitue un moyen de communication qui ne se limite pas seulement à l’éloquence et à la clarté du discours prononcé, mais repose aussi sur la correspondance entre les faits et le contenu des dispositions juridiques applicables à la relation matérielle en litige, sans oublier la technicité et l’éthique dans les buts visés.
Dans ce cadre, le résultat n’est pas toujours apprécié par les parties. De ce fait, la partie insatisfaite peut faire réexaminer le litige par le biais d’un appel, qui est un moyen de contester une décision judiciaire qui n’a pas été en sa faveur.
Les cours supérieures sont en règle générale des cours d’appel, où les décisions en matière de droit rendues par un tribunal sont réexaminées.
Lors du réexamen de la décision, l’appelant est persuadé de pouvoir obtenir une décision qui lui soit plus favorable, mais ceci peut ne pas se produire. En effet, il part du principe que les débats sur l’objet de l’instance se dérouleront, en appel, dans de meilleures conditions et que la décision sera de meilleure qualité, compte tenu du fait que c’est une juridiction supérieure autant par la composition des juges et leur qualification professionnelle que par l’expérience que le système judiciaire lui-même attribue à la juridiction supérieure.
Dans ces circonstances, le bien-fondé de la décision est évalué sur la base du critère de la légalité de la décision faisant l’objet de l’appel, qui peut être une ordonnance ou un jugement des tribunaux de première instance ainsi que des arrêts rendus par d’autres cours d’appel.
Les recours devant la Cour constitutionnelle sont appelés des recours extraordinaires d’inconstitutionnalité. Ils concernent les décisions prises par d’autres cours supérieures, avec une gamme de protection générale accordée par les droits fondamentaux concernant la liberté et l’égalité devant la loi, permettant à tous les citoyens de bénéficier d’une vie digne.
Dans la procédure de traitement du recours, il faut souligner la figure du juge rapporteur et les pouvoirs inhérents à sa fonction.
II. Fonctionnement, décisions collégiales et manifestation des volontés individuelles devant les juridictions supérieures (Cour constitutionnelle)
Les cours supérieures ont en règle générale un fonctionnement collégial. Mais elles permettent également l’expression individuelle de chacun des membres qui la composent, lesquels peuvent prendre différentes dénominations selon l’ordonnancement juridique de chaque pays.
Pour la réalité angolaise, le fonctionnement collégial des cours supérieures et de la Cour constitutionnelle (Tribunal Constitucional passe par l’examen simultané de l’instance par les magistrats intervenant dans le cadre du jugement de l’instance et dans la détermination du sens de la décision.
Cette exigence d’examen simultané de l’instance par les autres magistrats conseillers permet à chaque membre de la formation collégiale de donner son avis sur la question. Le juge rapporteur a un aperçu global sur l’opinion de chaque magistrat. C’est sur cette base que la décision est présumée être optimale.
Par conséquent, les examens simultanés de l’objet de l’instance constituent le premier cadre de dialogue parmi les magistrats dans les juridictions supérieures, suivis par les débats en formation collégiale en vue de la prise de décision.
Après les débats, chaque juge exprime son vote pour ou contre la décision mise aux voix. Lorsqu’un magistrat n’est pas d’accord avec la décision ou son bien-fondé, il a la possibilité d’exprimer verbalement le sens de son vote et, s’il le souhaite, de faire une déclaration d’opinion dissidente, qui est également publiée avec l’arrêt.
Il nous semble donc que cette procédure permet de garantir a minima que le fonctionnement collégial des cours supérieures se produise sous l’égide de critères démocratiques et non monocratiques.
III. L’éthique et la coresponsabilité inévitable dans l’exercice juridictionnel de la formation collégiale dans les cours supérieures
Le fait que les cours supérieures prennent leurs décisions à la majorité des voix exprimées suite aux débats semble faire l’objet d’un consensus au sein des juridictions constitutionnelles modernes, pour lesquelles il n’y a pas de meilleure alternative. Cependant, une décision prise selon le critère de la majorité ne constitue pas une garantie de la justesse et du bien-fondé de la décision en soi, et ne rend pas parfaite cette modalité de vote.
En effet, il peut arriver que la décision prise par la majorité soit davantage l’expression de la position de la majorité qu’une décision assurant l’essentiel de la garantie constitutionnelle des droits et de la justice constitutionnelle recherchées.
Il nous semble qu’il est indispensable qu’aux décisions prises selon la méthode démocratique de la majorité soit associée la nécessaire qualité éthique des individus prenant part à la décision, afin que celle-ci soit objective, impartiale et sans compromission d’ordre politique, religieux, idéologique et économique de la part des décideurs.
Cette dimension éthique subjective est essentielle, car les décisions judiciaires d’une manière générale et plus précisément des juridictions supérieures constitutionnelles ont un impact significatif sur les pouvoirs de l’État, sur ses relations avec les autres organes de souveraineté, dans la vie du pays sur les plans politique, économique et social, ainsi que sur la construction ou la formation civique et éducative des citoyens et leurs choix de vie (elles peuvent avoir un impact sur la liberté d’une personne, sur son patrimoine, son logement ou sur l’exercice d’autres droits constitutionnels).
Ainsi, le fonctionnement en formation collégiale et les décisions prises selon la méthode démocratique ne doivent pas être dissociés des composantes éthiques et de la conscience de la coresponsabilité inévitable des effets positifs ou néfastes d’une décision juridictionnelle sur les différents segments de la société : le cours de l’histoire d’un pays peut être impacté par une décision
juridictionnelle.
De prime abord, le vote collégial donne une image de rigueur technique juridique. Il paraît présenter plus de crédibilité, car il résulte de l’intervention de plusieurs individus qui vont dans le même sens, alors que la décision par un juge unique ne reflète que la perception d’un seul individu, ce qui peut susciter des doutes quant à la justesse de la décision.
En vérité, cependant, la dynamique de l’efficacité du processus décisionnel n’est pas toujours linéaire. En effet, dans l’objectif d’établir la confiance en la Justice, nous pensons que la justesse de la décision ne doit pas seulement être le résultat de la procédure juridique régulière du vote : elle doit également correspondre à une interprétation correcte de la règle de droit applicable au cas concret ainsi qu’à une compréhension très précise des faits sur lesquels repose la demande sub judice. Enfin, il est nécessaire qu’il y ait une attitude éthique dans la décision collégiale, de sorte que la décision soit l’expression d’un processus technico-juridique orienté vers la vérité et la justice de la procédure.
Le droit étant le résultat de la volonté, le droit libre l’est également.
Cependant, il n’est pas le produit de la volonté de l’État : il est le produit de la volonté des citoyens, de la jurisprudence et de la science du droit.
« Le juge crée le droit, puisque toute décision judiciaire est une activité créatrice, orientée vers la connaissance».
Pour ce courant éminemment subjectiviste,« le juge doit bénéficier de la plus grande liberté dans l’interprétation et l’application de la loi, car il doit combler les lacunes comme s’il était lui-même le législateur, d’autant plus que son rôle est de rechercher la loi la plus juste, même si, en ce faisant, il devait décider contra legem, comme l’a fait Magnaud (1848 – 1926), célèbre magistrat fiançais, lors d’une de ses décisions » [1].
Dans quelle mesure le vote d’un juge dans le cadre d’une formation collégiale peut-il être bien fondé sans être lié à une contingence juridique formelle ?
Nous pensons que nous sommes ici devant une véritable vexata quaestio.
Nous soulevons le débat afin que cet auguste conclave puisse réfléchir aux limites que les juges devraient observer dans le cadre de leur activité, mutatis mutandis.
Dans ce contexte, nous nous demandons si le vote émis par un juge peut être influencé par le caractère de ce dernier. En effet, dans l’exercice de son office, le juge n’est pas dissocié de ses principes, ses valeurs, sa culture et son éducation.
Dans le cadre de la lutte doctrinale contre le légalisme positiviste et l’interdiction de l’interprétation de la loi par les juges, divers courants ont vu le jour, parmi lesquels il convient de souligner la Escala do Direito Livre qui, en critiquant le rationalisme kantien, soutient que « la personnalité du juge est déterminante dans la mise en œuvre de la loi, étant donné qu’il s’agit d’une activité personnelle, l’individualité du juge exerçant donc un rôle décisif dans la création du droit ». Nous pensons qu’il faut entendre par là dans le cadre de la procédure de décisions singulières et collégiales[2].
Cette position doctrinale offre au juge une justification de plus pour revendiquer le droit à la création de la règle (lorsque le législateur constituant n’a pas pris de décision au préalable, ou n’a pas défini de solution pour mettre en application la relation objet du litige.) En conséquence, au nom de l’équité, il participe à la création du droit judiciaire.
D’après Norberto Bobbio, cité par Waldemar Brito[3], « En fait, avec le recours à l’équité, le juge devient une source du droit déléguée, mais le fait est que, même dans cette position, lorsqu’il fait usage du jugement de l’équité pour résoudre un conflit d’intérêts, le juge fait appel à ses propres ressources, c’est-à-dire à l’idée qu’il se fait de la justice, ou bien, si l’on veut, de sa conception de ce qui est juste».
Dans le cadre de la séparation des pouvoirs, l’acte de décider, dans les cours constitutionnelles du monde entier, comporte l’exercice de l’interprétation de la Constitution et de la loi en tant qu’expression fondamentale de la volonté populaire.
L’acte d’interpréter n’est pas un exercice purement technique et mécanique : ici la volonté et les convictions du juge rapporteur font toute la différence. L’évaluation des faits et le sens que l’on donne à l’interprétation de la loi impliquent toujours une certaine subjectivité.
C’est dans ce cadre que surgissent en général les problèmes. D’autres motivations peuvent apparaître – de nature politique ou économique – qui influent dans le prononcé de la décision ou dans l’exercice de l’activité judiciaire.
Ce que nous indiquons ici n’est ni rhétorique ni théorique: ce type d’agissement est une réalité qui entraîne une vraie crise de confiance dans le système judiciaire.
Les cours supérieures, en particulier la cour constitutionnelle, sont appelées à prononcer des décisions ayant des répercussions plus ou moins importantes, mais toujours décisives, sur presque tous les segments de la vie sociale.
En conséquence, au nom de la raison comme valeur supérieure, la cour en question se doit d’agir avec grande précaution : elle représente la dernière instance de décision dans la procédure judiciaire, autrement dit l’ultime espoir pour les citoyens ou les appelants. Elle se doit donc, ipso facto, d’agir avec des valeurs : détermination, humilité et très grande mesure afin de restaurer à la justice sa pleine constitutionnalité, rétablir la confiance des citoyens et consolider la paix sociale.
La méfiance occasionne actuellement la crise des systèmes judiciaires dans plusieurs pays, mais « (… ) Les crises sont un point de départ pour de grands projets de transformation. En se découvrant en deçà de son destin, dévasté par une corruption démoralisante, par un secteur public contaminé par la médiocrité et un secteur privé qui regorge de vices civilisationnels (. . .), le système judiciaire, entre perplexité, indignation et(…) autocritique, développe une nouvelle conscience » [4].
La nouvelle conscience sociale peut être visualisée de deux manières :
- d’une part, celle de l’ordre juridique qui facilite l’accès au système judiciaire pour discuter de tous droits en litige ou de toutes prétentions contestées ;
- d’autre part, celle de l’activisme judiciaire, qui configure une attitude, une manière d’agir proactive et expansive produisant des résultats qui ne sont pas expressément établis dans la stricte légalité ordinaire, et entraînent, par conséquent, des décisions fondées sur la nécessité de rendre la justice dans le cadre de l’instance soumise à la cour.
L’autocensure est à l’opposé de l’activisme judiciaire: elle configure une attitude de non-intervention dans des domaines placés sous la tutelle d’autres pouvoirs.
Ainsi, dans le processus décisionnel, le système judiciaire, selon Luis Roberto Barroso, doit s’interdire d’intervenir dans le cadre de débats sur des questions liées à l’économie, à la gestion des affaires publiques et aux choix publics d’une manière générale. Dans ces débats, il doit se restreindre à vérifier la régularité de la procédure judiciaire et s’abstenir de toute intervention sur le fond des décisions.
À l’inverse, lorsqu’il s’agit des droits fondamentaux ou de la défense de la démocratie, le système judiciaire peut légitimement adopter une attitude fondée sur l’activisme judiciaire.
Il est cependant important de prendre en considération le fait que le système judiciaire éprouve certaines difficultés dans la gestion de ses services, ce qui ralentit le processus de prise de décision, rendant en conséquence la justice défaillante, car tardive.
Observations finales
- En Angola, les décisions prises par les cours supérieures sont régies par le critère de la majorité. En conséquence, les litiges ne sont généralement pas réglés de manière unilatérale, par décision d’un juge unique, mais plutôt par une décision obtenue à l’issue d’une mise aux voix ;
- Chaque participant se voit garantir le droit de ne pas souscrire à l’orientation choisie par la majorité, moyennant une déclaration d’opinion dissidente qui doit être également rendue publique sous forme écrite, ainsi que la décision y afférente ;
- La tentation de penser que la justesse d’une décision par une cour statuant à la majorité des magistrats participant au vote est évidente doit être rejetée, car si ces magistrats ne respectent pas l’éthique et la coresponsabilité sociale, la décision ne sera que l’expression de la volonté de la majorité et non une décision juridictionnelle juste et objective ;
- Les principes, les valeurs ou la personnalité des décideurs sont déterminants pour la qualité et la justesse des décisions juridictionnelles.
Bibliographie
Angola – Loi n° 3/08 du 17 juin 2008 – Loi de procédure constitutionnelle ;
Angola – Loi n° 2/08 du 17 juin 2008 – Loi organique de la Cour constitutionnelle ; Angola – Code de procédure civile ;
Barroso, Luis Roberto, Sem Data Venia: Um Olhar sobre o Brasil e o Mundo, p. 13, 1. éd. – Rio deJaneiro: Histôria Real, 2020.
Brito, Wladimir – A Participaçào dos Juizes na Politica. Do juiz dependente a independente dos juizes. Titre: Liberdade, Sempre! (H ommage àjorge Carlos de Almeida Fonseca, à l’occasion de son 70e anniversaire), Organisation : Ligia Dias Fonseca et Sofia Dupret Fonseca, éd. Almedina, octobre 2020.
Cooper,Jeremy, Cutherbert, Leslie et Reis, Margarida -A vida privada do Magistrado – Contributos para uma reflexào. Collection spéciale de carnets de notes, conçue et organisée par : Edgar Taborda Lopes et Ana Caçapo, Département de formation du Centre de formation judiciaire.
-
[1]
W. Brito, p. 1266, A Participaçào dos Juizes na Politica. Do Juiz Dependente à Independência dos Juizes, titre : Liberdade, Sempre ! (Hommage à Jorge Carlos de Almeida Fonseca, à l’occasion de son 70e anniversaire ), organisé par Ligia Dias Fonseca et Sofia Dupret Fonseca, éd. Almectina, octobre 2020 [Retour au contenu] -
[2]
Ibid. [Retour au contenu] -
[3]
Ibid., page 1269 [Retour au contenu] -
[4]
L. Roberto Barroso, Sem Data Venia: Um Olhar Sobre o Brasil e o Mundo, p. 13, éd. – Rio dejaneiro: Historia Real, 2020. [Retour au contenu]
Échanges après la seconde table ronde
Kamel Fenniche, président du Conseil constitutionnel d’Algérie
J’ai une question destinée à Madame la présidente de la Cour du Mozambique concernant la publication des opinions dissidentes : ne sont-elles pas de nature à jeter le discrédit sur les décisions rendues ?
En ce qui concerne la composition du Conseil constitutionnel du Burkina Faso : Monsieur le président Kambou a expliqué qu’une décision pouvait être prise par 5 des 10 membres composant l’institution. Cela pose-t-il un problème quant à la légitimité des décisions ?
Lucia Da Luz Ribeiro, Présidente du Conseil constitutionnel du Mozambique
Concernant la publication des opinions dissidentes dans les arrêts, le vote dissident apparaît clairement à la fin de l’arrêt publié après les signatures des juges présents.
Dans la proclamation des résultats électoraux, les votes dissidents sont mentionnés dans l’arrêt publié au Journal officiel, mais ils ne sont pas mentionnés dans la lecture publique de la proclamation des résultats.
Kassoum Kambou, président du Conseil constitutionnel du Burkina Faso
Le quorum des membres exigé pour rendre des décisions ne remet pas en cause la légitimité de celles-ci.
Le Conseil constitutionnel a toujours siégé avec ses 10 membres, il est arrivé cependant qu’il siège à 9 ou 8 quand certains membres sont en mission.
Il est déjà arrivé que le Conseil constitutionnel soit saisi alors que des membres sont en mission ou ne peuvent participer à la délibération.
Le législateur a fixé le quorum à 5 membres pour que le Conseil constitutionnel délibère valablement même si cela ne s’est jamais produit.
La décision est prise à la majorité simple.
Mais c’est une bonne chose de prévoir que si 5 membres sont absents ou appelés à d’autres activités, le fonctionnement du Conseil n’est pas bloqué.
Ndiaw Diouf, vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal
Je voudrais remercier le bureau de l’ACCF et souhaiterais associer la conférence des juridictions africaines à cette manifestation.
Cette manifestation, qui constitue un véritable rendez-vous du « donner » et du « recevoir » – comme disait le président Senghor – est une occasion pour échanger sur nos expériences. C’est
une source d’enrichissement mutuel, comme l’a souligné le président Sakho.
Nous n’avons pas l’habitude de ces opinions dissidentes, c’est pourquoi j’ai du mal à comprendre ce mécanisme. J’ai donc plusieurs questions destinées au juge en chef du Canada :
- l’identité du juge qui exprime une opinion dissidente est-elle indiquée dans la décision ou un autre document ?
- est-elle portée à la connaissance du public ?
- si tel est le cas, le concept même d’opinion dissidente est-il compatible avec le principe de secret des délibérations ?
- l’expression d’une opinion dissidente ne devient-elle pas un moyen non d’affirmer une opinion personnelle, mais plutôt un moyen de se décharger sur les autres surtout quand il est sujet de questions sensibles ? («Je ne veux pas être associé à cette décision-là»).
Richard Wagner, juge en chef du Canada
Au Canada, c’est la transparence :
Il peut y avoir une opinion majoritaire, une opinion unanime, mais il peut y avoir une opinion dissidente, mais c’est après le délibéré. Le secret du délibéré est maintenu même s’il y a des dissidences.
La dissidence s’inscrit dans le jugement total: dans la décision rendue, il y a l’opinion majoritaire, l’opinion de la juge ou du juge dissident. Ce juge est très bien identifié : on désigne l’opinion par son nom. C’est le résultat des délibérations. Mais celles-ci sont toujours secrètes.
Le secret du délibéré est un principe fondamental au Canada. Pour aucune circonstance, le juge ne peut expliquer pourquoi ou quelles ont été les négociations ou les discussions qu’il ou qu’elle a eues avec les autres juges.
En ce qui concerne la publicité des décisions – au Canada les décisions sont radiodiffusées -, les gens doivent comprendre ce qui a été plaidé devant la Cour.
Une manière de comprendre une opinion dissidente est de faire savoir que toutes les opinions sont considérées dans les jugements de la Cour même si elles ne sont pas toujours retenues. Un courant de pensée, une philosophie, une interprétation, sera retenu par un ou des juges qui ne font pas partie de la majorité.
C’est une question de transparence, il reste quand même que le jugement majoritaire fait foi du jugement final et donc du droit applicable pour l’avenir.
Synthèse générale des travaux
Mathieu Disant, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne – Paris l Panthéon-Sorbonne
Monsieur le président de l’ACCF,
Mesdames et messieurs les présidents de juridictions constitutionnelles, Mesdames et messieurs les juges et conseillers,
Mesdames et messieurs les conférenciers et participants,
Il m’est fait l’honneur de dresser rapport général de synthèse des travaux qui s’achèvent. C’est toujours une mission périlleuse, au regard de la richesse et de la diversité des contributions, qu’elles soient écrites via les questionnaires, ou orales avec les communications qui viennent d’être présentées. Ça l’est plus encore au regard du sujet qui a retenu votre attention. La collégialité ne se résume pas en un simple principe d’organisation du pouvoir judiciaire. Sur le plan empirique (le seul qui compte ici), la collégialité signifie que les recours déposés devant vous sont tranchés par plusieurs juges qui travaillent ensemble, échangent des idées et nourrissent mutuellement leurs réflexions en examinant les questions de droit. Elle consiste en la possibilité de discussions en profondeur, entre collègues expérimentés, de nature à dégager des solutions articulées.
Pour en saisir les différents aspects, une trentaine de questions vous ont été soumises, regroupées en quatre rubriques, et deux sessions de travail, lesquelles ont donné lieu à une dizaine de communications, enrichies de débats qui donnent à vos travaux… un caractère collégial naturellement !
Les travaux ont été délibérément centrés sur les façons dont les« institutions de l’ACCF » (Cours, Conseils, tribunaux …) prennent en compte l’exigence de collégialité dans leur organisation interne, la « vie » de l’institution, leurs méthodes de travail, mais aussi les pratiques et modalités de délibération, la manière de prendre les décisions et l’expression de celles-ci. Ils ont permis de dresser un état des lieux largement inédit, d’observer les pratiques à l’œuvre et de faire partager vos expériences sur un sujet qui concentre, pour vous, toute une série de préoccupations organisationnelles et pratiques et qui présente, pour certains observateurs, son lot de mystères, parfois d’idées reçues ou de fantasmes.
À l’issue de nos travaux, il est tentant de rechercher dans quelle mesure les options retenues résultent de choix dictés par nos histoires juridiques nationales, en tenant compte de la culture juridique dans laquelle chaque cour exerce ses missions. On observera simplement que la collégialité est partout revendiquée comme une tradition. Elle est assurément un marqueur de la culture juridique continentale (ce que reflète l’adage de droit français «Juge unique,Juge inique »). Elle est aussi considérée, ainsi que l’a souligné le juge en chef Wagner, comme une condition de l’indépendance des juges et l’essence du mode de fonctionnement judiciaire pour les cours influencées par la tradition de common law.
Les travaux ont mis en évidence le statut de la collégialité, sa place dans la phase préparatoire à la décision, les diverses pratiques et méthodes de délibération, puis le traitement des opinions individuelles. Ils permettent de restituer de nombreux éléments de terrain, partout où la collégialité se joue, et d’observer comment elle accompagne intimement le processus décisionnel.
Il n’est pas possible de reprendre tous les aspects étudiés dans vos systèmes respectifs ni de retracer tous les usages internes à vos institutions en matière de collégialité. Par définition, ils sont épars. Les deux synthèses du questionnaire, préalablement communiquées pour chacune des sessions de travail, auront pu en recenser les principaux. D’une façon ou d’une autre, vous avez tous fait de la prise collégiale de vos décisions une pratique judiciaire.
L’observateur que je suis, est tenté de conclure à l’affirmation suivante les juridictions constitutionnelles sont les plus collégiales qui soient !
Premièrement parce que, dans une majorité de vos pays, la juridiction constitutionnelle est la seule dont les juges ne sont jamais répartis en chambres. Le souci de la collégialité unique des cours constitutionnelles est aussi singulier que prégnant (Belgique, Cameroun, France, Gabon, Mali, Sénégal). Cela vaut dans un domaine de compétence particulier, comme pour la totalité des compétences qui sont dévolues. De surcroît, il est absolument inenvisageable qu’un juge constitutionnel unique vienne par exemple prononcer l’inconstitutionnalité d’une loi, s’opposant seul à la volonté du parlement, ou le même juge vienne annuler une élection présidentielle. Plus que jamais résonnerait l’appréciation célèbre de Montesquieu qui, dans !’Esprit des lois, tirant expérience de l’histoire romaine, écrivait à propos du juge unique : « un tel magistrat ne peut avoir lieu que dans le gouvernement despotique».
Deuxièmement, rien ou presque n’échappe à la collégialité dans vos cours. À quelques exceptions près (procédure de filtrage, urgence… ), et au moins dès l’achèvement de la phase préparatoire sur laquelle nous reviendrons, tous les actes et toutes les étapes du contrôle de constitutionnalité sont marqués par la collégialité. Les seules exceptions notables sont les actes pris par le président, soit en composant la formation du jugement et en désignant le rapporteur, soit en prenant des mesures d’instruction et en fixant l’audience des plaidoiries. Au demeurant, comme l’a évoqué le professeur Owona pour le Cameroun, si le président dispose de certaines compétences consultatives formellement dérogatoires à la règle de collégialité, il est entendu que « la bonne collégialité » ramène à la règle dans l’émission desdits avis.
Troisièmement, les avantages de la collégialité communément relevés à propos de l’ensemble des juridictions (neutralité, indépendance, impartialité, confiance, qualité de la décision et cohérence du droit…) s’expriment avec encore plus de force quand il s’agit d’une cour constitutionnelle eu égard aux compétences qui lui sont dévolues. En évitant la mise en avant de l’un ou l’autre des membres du collège, la collégialité présente l’avantage de mettre les juges à l’abri de toute mise en cause personnelle. S’agissant de juges amenés à se prononcer sur des questions faisant l’objet de débats éthiques, politiques ou sociaux, cette garantie apparaît essentielle. Pour la plupart d’entre vous, les enjeux politiques en cause, compte tenu des compétences de la cour, font peser une pression importante qu’il apparaît utile d’alléger en la partageant et en la plaçant derrière une inébranlable unité. Au demeurant, il ne s’agit pas simplement de dire le droit, il s’agit que la cour impose sa décision face aux plus hautes autorités politiques.
Mais la collégialité n’est pas seulement, pour vos cours, un mode d’organisation qui implique une prise de décision par un collège de juges. C’est plus qu’une banale organisation. C’est un état d’esprit, voire une discipline. C’est sous ces deux aspects que se joue l’expérience de la collégialité.
1. L’état d’esprit collégial des cours constitutionnelles
La collégialité renvoie aux liens qui unissent les membres du collège. Le président Dorneanu a ainsi parlé d’« esprit de collégialité ». Si le caractère collégial du procès constitutionnel est si fort, c’est que cet esprit règne dans vos cours. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. J’en sélectionnerai quatre.
1.1. En premier lieu, il est de la responsabilité du président de la cour de le faire prospérer, autant que possible. Vous avez été nombreux, présidents, à confesser l’attention portée à instaurer un climat favorable aux relations interpersonnelles de proximité, de confraternité, voire de convivialité. Plus que n’importe quel process, c’est le seul gage d’une collégialité véritable. En tant que garant des formes et des rites de la collégialité, respect naturel des règles de la courtoisie aidant, les présidents de cour sont les métronomes de la collégialité. C’est une manière d’appréhender vos fonctions que les travaux ont le mérite de mettre en lumière, à travers le devoir de favoriser la collégialité et de la faire vivre. Nous y voyons volontiers une forme de convention de la justice constitutionnelle.
1.2. En deuxième lieu, appréhender l’esprit de collégialité suppose de considérer le processus de délibération dans sa complexité, pas seulement avec les outils du droit, mais aussi en tenant compte de la« gestion humaine» comme l’a souligné le président Dorneanu. Prendre cela au sérieux conduit à considérer, selon la formule du président Linotte, que « !,indépendance du Juge commence par l’indépendance à l’égard de soi-même», autre façon de dire que c’est le niveau individuel des membres qui produit la meilleure collégialité.
On comprend alors que la mise en œuvre du principe de collégialité est façonnée par le système de nomination des juges. Pas de réelle collégialité sans indépendance d’esprit, expérience du droit, force de caractère, esprit critique et concessif, autant de qualités ou d’aptitudes pour prendre activement part aux débats et partager efficacement des désaccords. Les travaux mettent en avant, directement ou implicitement, le soin pris, en droit ou en fait, pour que les membres de la cour soient des juristes chevronnés, dotés de ces traits de personnalité.
Le professeur Owona, dans son intervention pour le Cameroun, a pu souligner que les carrières antérieures des membres étaient, selon sa formule, des « critères de fertilisation de la collégialité ». La collégialité s’appuie sur la diversité des profils des membres. Il en est de même en France, où les juges constitutionnels ont derrière eux des carrières riches et diverses. La collégialité permet de faire pleinement jouer la complémentarité entre les expériences de chacun d’entre eux.
On notera que la Constitution algérienne révisée en vertu du référendum du 1er novembre 2020 prévoit que la moitié de la composante, à savoir six membres de la Cour constitutionnelle sont élus parmi les professeurs de droit constitutionnel. Confidence pour confidence, l’expérience de votre rapporteur pourrait relativiser l’aptitude à la collégialité attachée à la seule qualité de professeur, mais on se plaît à souligner que leur présence est ici perçue comme un enrichissement des débats sur les questions de constitutionnalité.
1.3. En troisième lieu, la collégialité est parfois renforcée par le système de désignation des sièges. Cela vise l’hypothèse où la cour ne siège pas en formation unique et unitaire. En Belgique, le système de désignation fixé par la loi implique que tous les juges sont amenés à se rencontrer et à délibérer ensemble, il n’est pas possible que deux juges ne se rencontrent jamais au sein des formations de jugement. Cette caractéristique favorise également la collégialité.
En France, comme l’a souligné Madame Luquiens, l’approche collégiale est accentuée au Conseil constitutionnel par le fait que tous les membres sont placés sur un pied d’égalité dans la capacité d’instruction de l’ensemble des dossiers, à la fois parce qu’ils sont simultanément destinataires de toutes les pièces de la procédure, mais aussi parce qu’ils peuvent demander de la même manière l’appui des services instructeurs du secrétariat général sur toute affaire. La collégialité est également renforcée du fait de l’absence de spécialisation des rapporteurs dans un domaine particulier. Ce choix permet d’éviter la constitution de spécialités qui pourraient laisser penser au sein du collège qu’un point de vue serait par construction plus qualifié qu’un autre. Le président Linotte a lui aussi insisté sur cette préoccupation au sein du Tribunal suprême de Monaco, en vue d’éviter l’apparition d’une « voix autorisée » au sein du collège qui altérerait l’expression de la collégialité lors du délibéré.
1.4. Enfin, en dernier lieu, il faut souligner que le processus décisionnel de plusieurs cours, parmi les plus anciennes, a évolué dans le temps en faveur d’une collégialité accrue. C’est particulièrement le cas au niveau de l’instruction.
On a pu l’observer en France, s’agissant du travail collectif en contrôle a priori depuis que tous les membres du Conseil constitutionnel assistent à la réunion avec le secrétaire général du Gouvernement, et plus seulement le rapporteur.
Plus récemment, au Canada, le juge en chef Wagner a mis en place en 2017 des conférences préparatoires à l’audience en vue de favoriser et de renforcer la collégialité. Les juges s’y rencontrent mensuellement pendant trente minutes – tous les lundis précédant deux semaines d’audience.
L’esprit de collégialité gagne la phase préparatoire. Certes la collégialité y reste majoritairement informelle, sans dépasser en amont le cercle des services/assistants dont peut disposer la Cour, et du rapport individuel avec le juge rapporteur. Elle n’en est pas moins importante. Le « caractère collectif de l’instruction » a été présenté par le professeur Owona comme une exigence importante de collégialité. Le président Kambou en a fait part aussi pour le Conseil constitutionnel du Burkina. Le président lm Chhun Lim a indiqué, dans la pratique du Conseil constitutionnel du Cambodge, combien la collégialité des débats au stade de la délibération dépend de celle réalisée lors du processus de préparation, entre les membres, mais aussi entre les fonctionnaires des services juridiques.
Certaines cours ont pris l’option de formaliser davantage cette phase que Je qualifierai de «pré-collégiale». Au Cambodge, comme le président lm Chhun Lim l’a souligné, les membres du Conseil constitutionnel sont organisés en trois groupes de rapporteurs dont chacun est composé de trois membres provenant des trois autorités de nomination. Ces groupes sont désignés par rotation dans l’ordre des recours enregistrés. Récemment, comme l’a évoqué Monsieur Badet, la Cour du Bénin a créé en 2018 deux chambres de mise en état des dossiers. Elles siègent en formation collégiale de trois conseillers, dont un président de chambre et deux assesseurs. Elles instruisent collégialement les dossiers dont la Cour est saisie.
2. La discipline collégiale des cours constitutionnelles
La discipline collégiale recouvre plusieurs aspects. Là encore, j’en sélectionnerai quatre.
2.1. La collégialité impose une discipline pour atténuer les inconvénients qu’elle peut générer. Car il y en a :
Souvent une certaine lourdeur du délibéré, longueur de certains débats, moindre clarté des décisions qui sont obtenues par compromis (Belgique, Maurice).
Parfois un retard dans la prise de décision (Bénin, Cambodge, Comores, Liban), voire un blocage de la procédure en cas d’absence de quorum ou de majorité exigée – comme cela a été évoqué lors de la dernière discussion.
La collégialité engendre aussi des coûts conséquents dont certaines cours faiblement dotées peuvent souffrir, comme en a fait part le Mali.
La principale difficulté, celle qui est la plus partagée au-delà des différences de système, tient à l’importance de la charge de travail qu’impose la collégialité, accrue naturellement en périodes de pics contentieux. À cet égard, la rédaction d’opinions dissidentes entraîne des « coûts au titre de la collégialité », comme l’a évoqué le Canada, c’est-à-dire une augmentation de la longueur des opinions majoritaires et un alourdissement corrélatif de la charge de travail.
2.2. La discipline est d’autant plus forte que la collégialité s’exerce dans le cadre des contraintes inhérentes au contrôle de constitutionnalité avec lesquelles chaque cour doit composer. Au premier chef, les délais de jugement. Plus le terme est long ou susceptible d’être prolongé, moins il est considéré comme affectant la collégialité (not. Belgique, Moldova, Suisse). Un délai bref et fixe peut constituer une « limite à la formation matérielle de la volonté collégiale », comme l’indique le Tribunal constitutionnel d’Andorre. De surcroît, la pression des délais est souvent accrue en matière électorale, comme le président lm Chhun Lim l’a souligné pour le Cambodge, concernant le traitement en dix jours des litiges traités en décembre dernier.
Pour autant, les cours liées par des délais fixes et brefs considèrent le plus souvent qu’ils ne constituent pas une limite aux aspects formels de la collégialité, ils peuvent au contraire les favoriser. La collégialité n’apparaît pas sacrifiée à la rapidité. En France, où le Conseil constitutionnel doit statuer en un mois en contrôle a priori et trois mois en QPC, Madame Luqiens a souligné que cette brièveté ne donne que plus d’importance à l’exercice d’anticipation et au fait que les membres soient à chaque instant informés de la même manière de l’avancement de l’instruction.
2.3. La question des op1mons individuelles (parallèles, dissidentes ou concordantes ), pour contrastée, voire irréconciliable, qu’elle soit, n’est pas réductible à l’acceptation ou au refus de la collégialité. Elle oppose moins deux conceptions de la collégialité que deux visions de la discipline collégiale.
Pour les dix-neuf cours qui les refusent, la discipline collégiale prime. Elle impose une expression collective et unique de la collégialité. L’opinion individuelle du juge s’efface derrière la décision. La décision est attribuée à l’entité impersonnelle qu’est la cour. Chacun des juges l’assume, même lorsqu’il ne faisait pas partie de la majorité lors du vote.
Pour les six cours qui admettent de faire connaître les opinions individuelles, la collégialité peut rimer avec pluralité. Son exercice ne se traduit pas nécessairement par l’adoption d’une décision unanime ou anonyme. La discipline collégiale n’est pas absente. Ce qui importe d’abord et avant tout, indiquait le juge en chef Wagner, c’est d’exprimer son désaccord avec civilité et respect. Pour ainsi dire, la discipline collégiale est sauve si la dissidence a pour seul but de traiter des difficultés que soulève un cas particulier, et si elle exprime le désaccord de façon raisonnable et objective.
En ce sens, la Cour suprême du Canada a souligné l’importance, au fil du processus décisionnel, de déployer des efforts pour répondre aux préoccupations ou réserves de possibles dissidents afin d’exposer des motifs unanimes ou à tout le moins majoritaires. La fréquence accrue de la pratique des jugements conjoints – par des jugements rendus « au nom de la Cour » – révèle la préoccupation d’établir un équilibre plus favorable à la discipline collégiale.
2.4. Discipline, enfin, manifestée par l’obligation de réserve. Au sein de toutes vos cours, les juges sont soumis à un double devoir de réserve avec la conscience que le fait d’en sortir nuit à la collégialité. D’une part, comme évoqué lors de la première session, toutes les opinions exprimées durant le délibéré sont couvertes par le secret de celui-ci. D’autre part, les juges (et parfois les assistants/référendaires comme en Belgique ) sont soumis au devoir de réserve des magistrats. Celui-ci implique qu’ils doivent s’abstenir d’émettre une opinion sur les décisions rendues par la Cour ou de les commenter.
À l’instar du secret du délibéré, il ressort des travaux que le devoir de réserve imposé aux juges est étroitement lié à la collégialité au sein de vos cours. Il s’agit certes d’une obligation individuelle, de nature déontologique, mais elle est conçue comme « une obligation partagée» (Luxembourg). Elle permet de préserver la sérénité des débats et la cohésion de l’institution a indiqué le président Fenniche, pour le Conseil constitutionnel algérien. A été ainsi souligné l’importance que la décision, pour une autorité plus affirmée, apparaisse comme le résultat final d’un travail collectif, après que toutes les opinions se soient exprimées au moment des débats.
La rencontre qui s’achève aura permis de mettre en lumière, non pas une théorie de la collégialité, mais l’art de la collégialité au sein des juridictions constitutionnelles francophones. Les travaux de la 9e conférence des chefs d’institution ont favorisé la comparaison des méthodes aux termes desquelles les cours délibèrent. Ils auront permis ainsi de mieux comprendre et faire connaître la façon dont les juges constitutionnels décident.
Clôture générale de la conférence
Richard Wagner, Juge en chef du Canada Président de l’ACCF
Merci infiniment, Monsieur Disant.
Encore une fois, mission accomplie en ce qui me concerne .
Nous sommes maintenant rendus au terme de notre conférence virtuelle, il me revient donc de remercier tous les membres de notre association, pour votre présence virtuelle et votre participation à cette conférence excessivement intéressante portant sur la collégialité.
Je voudrais remercier le secrétariat de l’ACCF et plus particulièrement notre secrétaire générale, Caroline Pétillon, sans qui la tenue d’une telle conférence serait impossible et qui mérite nos remerciements les plus sincères et les plus chaleureux.
Je remercie également les modérateurs : le président Sakho du Sénégal, le président Daoût de la Belgique pour leur importante contribution.
Je remercie aussi Monsieur Antoine Michon de l’OIF et Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel français.
Également je remercie les membres de tous les continents qui ont pris la parole et qui ont partagé avec nous leurs expériences, leurs savoirs et leurs expertises qui ont nourri notre réflexion et continueront à le faire à l’avenir : le président Dorneanu, Corinne Luquiens, Gilles Badet, le président Fenniche, le président Didier Linotte, la présidente Ribiero,Joseph Owona, le président lm Chhun Lim et le président Kambou.
Je voudrais encore une fois remercier le professeur et l’expert, Mathieu Disant, pour sa prestation magistrale, toujours professionnelle, et éclairante. Et pour avoir pu résumer toutes les opinions exprimées par plusieurs de nos membres.
Finalement, je souhaite ardemment vous revoir tous et toutes le plus tôt possible en présence afin de poursuivre nos discussions et surtout pour fraterniser comme nous aimons tous le faire en toute amitié.
Ce fut pour moi un réel plaisir de vous revoir, même de façon virtuelle.
Je vous dis à bientôt.
Au revoir et continuez d’être prudents.
Merci bien, bonne fin de journée, ou bonne soirée… ou bonne nuit à chacun d’entre vous.
Annexe
QUESTIONNAIRE
1. SITUATION GÉNÉRALE (STATUT DE LA COLLÉGIALITÉ).
1.1. La collégialité est-elle explicitement formalisée par un texte (Constitution, texte organique, loi, règlement intérieur…) comme une règle, une garantie ou un principe de fonctionnement de la Cour constitutionnelle ? Est-elle, le cas échéant, reconnue de façon différente (coutume…) ?
1.2. La Cour prend-elle en considération certaines exigences extranationales imposant le principe de collégialité ?
1.3. La collégialité est-elle un principe de droit judiciaire protégé dans la jurisprudence de votre Cour ? Merci de préciser.
1.4. Les textes (loi, règlement intérieur de procédure…) réglementent-ils les modalités selon lesquelles la collégialité est mise en œuvre par la Cour (organisation des travaux, procédure d’instruction…) ?
1.5. La collégialité est-elle perçue et/ou organisée de façon différente selon les différentes compétences de la Cour ? Existe-t-il des dispenses dans certains cas ?
1.6. Dans le cadre du contrôle de constitutionnalité, quels sont les avantages et les inconvénients que vous attribuez à la collégialité au sein de votre Cour ? Est-ce un principe discuté au sein de votre institution ?
1.7. La collégialité au sein de la Cour constitutionnelle présente-t-elle des spécificités au regard des autres juridictions supérieures du pays ?
1.8. Des coutumes ou usages internes à l’institution existent-ils en la matière ? Merci de les détailler.
1.9. Considérez-vous que le caractère collégial de la procédure constitutionnelle contentieuse a été renforcé ou, à l’inverse, atténué ? Préciser, le cas échéant, les étapes chronologiques de cette évolution.
1.10. Considérez-vous que la collégialité, au sein de votre Cour, est perfectible ? Quelles sont les évolutions envisagées ?
2. LA COLLÉGIALITÉ DANS LA PHASE PRÉPARATOIRE À LA DÉCISION
2.1. Votre Cour se prononce-t-elle dans un (des) délai(s) déterminé(s) ? Considérez-vous que l’absence de délai préfixe favorise la collégialité ? À l’inverse, ces délais peuvent-ils constituer une limite à la collégialité ?
2.2. Au sein de votre Cour et de son organisation interne, l’instruction est-elle préparée de façon collective ? Y a-t-il des décisions, lors de l’instruction, prises par un juge unique (par exemple, le juge rapporteur) ?
2.3. Les diverses mesures d’instruction (auditions, amicus curiae, consultations, audiences…) font-elles participer l’ensemble des juges ? À défaut, comment s’opère la circulation de l’information au sein de la Cour ?
2.4. Existe-t-il des usages formels ou des pratiques informelles, notamment des échanges et discussions entre les juges, au long de la phase préparatoire à la délibération ? Ces échanges sont-ils formalisés ou libres et ouverts ?
2.5. Quels sont les actes ou situations qui échappent à la collégialité ?
2.6. De façon générale, considérez-vous que la phase préparatoire (instruction, examen avant décision} est traitée de façon collective au sein de votre Cour ? Merci d’en indiquer les pratiques et usages. La collégialité concerne-t-elle aussi les assistants des juges ?
3. PRATIQUES ET MÉTHODES DE DÉLIBÉRATION
3.1. Existe-t-il plusieurs formations de jugement (chambre, section ou collèges} au sein de votre Cour ? Comment sont-elles composées ? Selon quels critères et quelles pratiques les affaires sont-elles ventilées ? Merci d’en préciser les incidences du point de vue de la collégialité.
3.2. Existe-t-il une formation à juge unique au sein de votre Cour ? Certains actes sont-ils décidés par un seul juge ? Merci d’en préciser les modalités et pratiques.
3.3. En cas de procédure urgente, ou autre facteur (par exemple, volume des affaires en attente}, la collégialité est-elle réduite ?
3.4. Des textes organisent-ils le déroulement de la délibération ? Ou cela relève-t-il exclusivement ou essentiellement de la pratique et des décisions du Président de la Cour ?
3.5. Qui participe aux séances de délibération ? Certaines personnes assistent-elles
à la délibération sans voix délibérative ? Dans ce cas, quel est leur rôle ?
3.6. Quelles sont les règles applicables en matière de quorum (nombre minimal de juges} ? Votre Cour a-t-elle rencontré des difficultés en la matière ?
3.7. Quelles sont les règles et pratiques applicables en matière de déport et/ou de récusation d’un juge ? La collégialité a-t-elle pu être affectée par l’application de ces règles ?
3.8. Comment se déroule la séance de délibération des juges ? Quelle en est la durée habituelle ? Quelles sont les pratiques qui permettent d’organiser la collégialité des débats (base de discussion, prise de parole, modalités de vote ou d’amendement du projet de décision…} ? Comment sont organisés les échanges lors de la délibération ?
3.9. S’il existe après la délibération, merci de préciser ces éléments pour le délibéré de lecture (rédaction de la décision}.
3.10. Y a-t-il un procès-verbal ou compte-rendu de la séance de délibération ? Par qui est-il rédigé ? Est-il communicable ? Si non, combien de temps est-il secret ?
En pratique, cela a-t-il une incidence sur la collégialité ?
4. COLLÉGIALITÉ ET OPINIONS INDIVIDUELLES
4.1. Votre Cour publie-t -elle les résultats des votes du délibéré ? Admet-elle des opinions dissidentes ou séparées ? Merci d’en préciser les modalités ou, à l’inverse, les raisons du refus.
4.2. Si votre Cour retient le secret de la délibération et du vote, cette règle est-elle perçue comme associée à la collégialité ? Le respect de cette obligation a-t-il pu poser des difficultés ?
4.3. Si votre Cour admet les opinions dissidentes ou séparées, est-ce considéré comme un frein à la collégialité ? Des mesures sont-elles adoptées pour préserver la collégialité ? Merci de préciser ces éventuelles mesures.
4.4. Si votre Cour admet les opinions dissidentes et séparées, favorise-t-elle, au nom de la collégialité, le recours à des jugements conjoints ? Merci d’indiquer les évolutions sur ce point.
4.5. Les juges sont-ils soumis à une obligation de réserve ? Comment cette obligation est-elle prévue ? Est-elle associée à la collégialité ? Le respect de cette obligation a-t-il pu poser des difficultés ?
5. LA CRISE SANITAIRE A-T-ELLE CONDUIT À ÉCARTER OU ALTÉRER LA COLLÉGIALITÉ DURANT LA PÉRIODE RÉCENTE ? QUELS ONT ÉTÉ LES AMÉNAGEMENTS RÉALISÉS, AU SEIN DE VOTRE COUR, POUR LA PRÉSERVER ?
6. AVEZ-VOUS DES OBSERVATIONS PARTICULIÈRES OU DES POINTS SPÉCIFIQUES QUE VOUS SOUHAITERIEZ ÉVOQUER ?