Bulletin n°15 – Conférence des chefs d’institution – Association des Cours Constitutionnelles Francophones

Association des Cours
Constitutionnelles Francophones

Le droit constitutionnel dans l’espace francophone

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Bulletin n°15 – Conférence des chefs d’institution

La protection constitutionnnelle de la liberté d'expression

  •  Paris
  • © ACCF

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Cérémonie officielle d’ouverture

 

Allocution de Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel français.

Monsieur le président de l’Association des cours constitutionnelles francophones et président du Conseil constitutionnel du Sénégal, cher président Camara,

Mesdames et Messieurs les présidents des cours et tribunaux constitutionnels membres de l’association,

Mesdames et Messieurs les juges,

Chers collègues qui nous faites l’amitié de nous rejoindre ce matin,

Au nom de mes collègues du Conseil constitutionnel et en mon nom, je veux, en ouvrant notre Conférence, vous dire combien nous nous réjouissons de vous accueillir, d’autant plus que c’est ici qu’est hébergé le secrétariat général de notre association, et vous assurer que vous êtes ici chez vous.

Vous le savez, c’est ici, en 1997, que fut prise l’initiative de créer une « association des Cours constitutionnelles ayant en partage l’usage du français », laquelle est devenue en 2019, « l’association des cours constitutionnelles francophones ». Si cette évolution, au demeurant heureuse, a retiré le terme de « partage » de la dénomination de notre institution, c’est bien la vertu du partage, le plus direct possible, entre nous tous qui, depuis bientôt trente ans, fait le prix des travaux de notre association.

Or, comment le partage entre nous pourrait-il vivre mieux que de vive voix, dans le contact personnel que nous permettent nos Congrès, à la façon dont dans chacune de nos juridictions vit la collégialité entre ses membres ? Chacune et chacun d’entre nous qui étions alors en fonction nous avions regretté que, par l’effet de l’épidémie de covid-19, nous nous trouvions obligés en 2021 de tenir par des moyens de visioconférence notre conférence des chefs d’institution qui était alors consacrée à la « collégialité ». La qualité de nos travaux n’en a pas souffert, mais les formes de la collégialité dans notre cercle avaient pris un tour numérique qui n’est pas celui que nous goûtons le plus !

Personnellement, et c’est sans doute le cas de beaucoup d’entre vous également, j’ai gardé de très heureux souvenirs de nos congrès à Ottawa en 2019 ou à Dakar en 2022, ainsi que de la rencontre que nous avions tenue en 2017 à Paris à l’occasion du vingtième anniversaire de notre association. Je me souviens notamment de quelques échanges mémorables qui s’étaient alors prolongés à bord d’une péniche lors d’une navigation nocturne sur la Seine… C’est la raison pour laquelle, en accord avec mes collègues, membres du Conseil constitutionnel, j’ai proposé au bureau de notre Association, qui a bien voulu l’accepter, que nous puissions nous retrouver à Paris pour une nouvelle conférence des chefs de nos institutions et ceci de préférence avant la fin de mon mandat au Conseil constitutionnel l’an prochain, afin que je puisse vous saluer personnellement.

Choix également très heureux, le bureau de notre association a retenu la question de « la protection constitutionnelle de la liberté d’expression » comme objet des deux jours d’échanges qui nous attendent. Dans les travaux de nos congrès ou des conférences des chefs de nos institutions, ce sont fréquemment des questions d’organisation ou des questions de nature procédurale qui font l’objet de nos travaux communs. Mais, d’une part, il n’est pas interdit à notre association, qui se donne pour objet, selon ses statuts, de « favoriser l’approfondissement de l’État de Droit par un développement des relations entre les institutions », d’échanger sur les droits fondamentaux que nos Constitutions protègent. D’autre part, alors que nous pouvons heureusement en cette année 2024 échanger de vive voix et de visu, quel plus beau thème de réflexion aurions-nous pu retenir que celui-ci ?

Je n’entrerai pas plus avant, lors de ce court propos de bienvenue, dans le fond des échanges qui vont s’ordonner dans les trois ateliers de travail organisés ce matin, cet après-midi puis demain matin vendredi, au cours desquels vous interviendrez ainsi que mes collègues Corinne Luquiens et Véronique Malbec au nom du Conseil constitutionnel. Je veux seulement souligner que, le 26 août 1789, les auteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen s’étaient accordés à écrire dans son article 11, une langue à la fois claire, majestueuse et synthétique que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

Tout était dit, pourrions-nous observer. Et je crois bien, qu’aucun d’entre nous ne retirerait rien de cet énoncé d’une liberté qui est essentielle non pas à telle ou telle organisation ou à tel individu, mais à la condition humaine elle-même. Les révolutionnaires avaient en effet parfaitement perçu que la réalité de cette liberté conditionne l’exercice de la plupart des autres droits et libertés.

L’organisation de notre conférence devait être passionnante, car il est beaucoup de questionnements contemporains sur la protection de cette liberté essentielle, auxquels nous nous trouvons tous confrontés. Les réponses que nos cours ont apportées dans la perspective de cette Conférence au questionnaire établi par l’Association promettent des débats d’une grande acuité pour l’exercice de nos différents offices : c’est que, parmi les défis essentiels que pose à nos juridictions la pleine protection de la liberté d’expression et de communication, il existe des évolutions contemporaines de nature technologique, sociale, voire politique, qui donnent un sens tout particulier aux échanges que nous allons avoir ensemble.

La liberté d’expression sera donc, si je puis dire, doublement de mise, tout au long de nos travaux, et je m’en réjouis. Je me réjouis également que, en marge de ceux-ci, nous puissions vous proposer de pratiquer nous-mêmes de façon plus informelle entre nous cette magnifique liberté ce soir au musée de Cluny, qui est notre musée national du Moyen-Âge. Demain, c’est l’Association – et nous vous en remercions, Monsieur le président – qui nous conviera à l’une des belles adresses du centre de Paris pour dîner. Puis, quand nous aurons tout à fait épuisé notre programme, sans, je l’espère, nous retrouver nous-mêmes épuisés, nous vous proposerons samedi de mener ensemble une sorte de cavalcade hors de Paris, jusqu’au musée de Chantilly où, vous pourrez le constater, nous pourrons converser à notre convenance, au pas, au trot, voire au galop.

Cher Monsieur le président Camara, vous-même dont la Cour a eu un rôle si important au début de cette année dans la vie publique sénégalaise, je veux vous remercier encore d’avoir accepté notre proposition d’accueillir cette Conférence à Paris et vous tous de la faire vivre. Nous souhaitons veiller à ce qu’elle se déroule le mieux possible pour chacune et chacun d’entre vous. Voyez donc en nous des hôtes reconnaissants du chemin que vous avez parcouru pour nous rejoindre et extrêmement heureux de vous accueillir.

 

Allocution de Mamadou Badio Camara, président du Conseil constitutionnel du Sénégal, président de l’ACCF.

Monsieur le président du Conseil constitutionnel français, cher Laurent,

Mesdames, Messieurs les chefs de Cours et Conseils constitutionnels,

Mesdames et Messieurs les juges,

Mesdames et Messieurs les secrétaires généraux,

Honorables invités en vos rangs, qualités et grades respectifs ;

 

C’est avec honneur et gratitude que je vous souhaite la bienvenue à cette conférence des Chefs d’Institutions constitutionnelles francophones autour du thème de « La protection constitutionnelle de la liberté d’expression ».

Je voudrais, en votre nom à tous, adresser nos sincères remerciements à Monsieur Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel français pour avoir bien voulu accueillir nos travaux dans ce cadre sublime.

J’associe naturellement à ces remerciements le secrétariat général de l’ACCF qui, avec discrétion et efficacité coordonne les activités des 50 hautes juridictions membres de notre association.

Honorables Participants,

La gouvernance démocratique, l’État de droit et les droits de l’homme ne peuvent être garantis sans une protection constitutionnelle de la liberté d’expression.

Aussi, l’Objectif de développement durable (ODD n° 16) des Nations unies autour duquel l’ACCF et l’OIF ont fondé leur partenariat, en a-t-il fait une cible cruciale.

Par votre présence à ces assises, vous posez donc un acte important dans le sens du renforcement de la coopération entre les juridictions que nous avons l’honneur de servir et qui ont pour idéal le maintien de l’ordre démocratique, la préservation et la consolidation de la culture de l’état de droit au sein de nos nations respectives.

Dans le domaine de la protection de la liberté d’expression, chaque État a construit son propre dispositif en fonction de son histoire, des contextes politiques, du jeu des influences exercées par d’autres systèmes juridiques qui peuvent eux-mêmes évoluer.

Cette diversité qui n’est pas spécifique aux États francophones ne facilite pas la compréhension des mécanismes de protection de la liberté d’expression : elle rend plutôt délicate la mission du chercheur qui s’évertuerait à procéder à la classification de ces mécanismes dans un monde marqué par l’influence du numérique.

L’émergence de nouveaux moyens de communication, favorisés par le développement des technologies de l’information et de la communication, rend de plus en plus complexe le rôle de nos juridictions dans leur mission de protection et d’encadrement de la liberté d’expression.

La trajectoire démocratique de chaque État incite, certes, à faire des études monographiques de chaque système de protection de la liberté d’expression, il n’en reste pas moins qu’une comparaison permet de révéler la similitude des défis auxquels sont confrontées nos juridictions qui au demeurant ne sont pas les seules institutions concernées.

S’il est vrai que le contexte politique, social et juridique dans lequel évoluent nos institutions est différent, il demeure que nos juridictions partagent les mêmes valeurs et une commune volonté de se rapprocher pour avancer au même rythme, dans leur quête permanente de démocratie dans un monde où seul le changement est constant.

Dans ce contexte évolutif, le traitement juridictionnel de la protection de la liberté d’expression est devenu un des sujets les plus abordés, ce qui exige du juge une adaptation permanente dans un environnement marqué par les TIC. Au demeurant, il faut reconnaitre que, quoiqu’évoluant parfois dans un environnement fait de troubles politico-institutionnels, nos juridictions en dépit des circonstances difficiles, remplissent leurs missions de protection de la liberté d’expression.

C’est ce que révèle, du reste, l’exploitation des réponses au questionnaire auquel vous avez massivement répondu. C’est le lieu de remercier les 30 cours qui ont bien voulu s’adonner à cet exercice.

Mesdames et Messieurs,

L’approfondissement des échanges entre juridictions est une réalité de notre temps, voire une nécessité. Les opérations de droit, qui s’inscrivaient auparavant dans les limites territoriales des États souverains, prennent de plus en plus un caractère transnational. Dans ce processus, les États sont nécessairement conduits à aborder la problématique de la démocratie dont la liberté d’expression est un des piliers.

C’est pourquoi cette conférence des chefs d’Institution de l’ACCF constitue un cadre de réflexion permettant de lever le voile sur les zones d’ombre, de faire la vulgarisation des jurisprudences et d’identifier les meilleures pratiques pour en opérer un transfert réciproque.

Enfin, je tiens à remercier chaleureusement tous ceux qui ont bien voulu mobiliser leurs efforts et consacrer de leur temps au succès de cette conférence. Votre dévouement et votre engagement sont de bon augure pour le succès de notre prochain congrès prévu en mai 2025 en Roumanie.

Je vous souhaite des débats riches et fructueux et je déclare ouverte l’édition 2024 de la conférence des Chefs d’Institution de l’ACCF.

Je vous remercie de votre aimable attention !

 

 

Atelier n° 1  – Le cadre normatif et le contenu de la liberté d’expression

 

Synthèse des réponses au questionnaire

Babacar KANTE, Doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal), Expert auprès de l’ACCF

et Marie-Odile PEYROUX-SISSOKO, Professeur de droit public à l’Université de Franche-Comté (France), Experte auprès de l’ACCF

 

 

Il convient de commencer par rappeler que le thème général que vous avez retenu pour votre 10e conférence des chefs d’institution de l’Association des Cours constitutionnelles francophones (ACCF) est : « La protection constitutionnelle de la liberté d’expression » et qu’il a été subdivisé en trois sous-thèmes, dont chacun fera l’objet d’un atelier. Le premier, qui nous réunit en ce moment, porte sur : « Le cadre normatif et le contenu de la liberté d’expression ». Le deuxième est relatif aux « mécanismes jurisprudentiels élaborés en matière d’expression au XXIe siècle ».

Après ce rappel, il importe de vous fournir un certain nombre de données chiffrées au début de cette synthèse du premier atelier, afin de renseigner les membres de votre association non seulement sur le nombre de réponses reçues, mais aussi les bases quantitatives à partir desquelles cette synthèse a été réalisée.

Sur les cinquante cours membres de l’association, qui ont reçu le questionnaire, sauf erreur dans le décompte, trente-deux y ont répondu. Ces réponses se répartissent ainsi qu’il suit :

  • Amérique : 1 ;
  • Asie : 1 ;
  • Afrique : 17 ;
  • Europe : 12 ;
  • Proche-Orient :

L’objet de ce premier atelier est de rendre compte de la perception de la liberté d’expression par les cours constitutionnelles à travers sa consécration normative et son contenu. À cet effet, les questions étaient relatives, entre autres, aux sources de la liberté d’expression, à la définition de la liberté d’expression, aux domaines dans lesquels s’exerce la liberté d’expression, aux limites de la liberté d’expression, à la conciliation de la liberté d’expression avec d’autres droits ou libertés.

S’il nous était permis de donner un titre à cette synthèse de vos réponses à cette première série de questions, nous dirions qu’il s’agit d’une « variation sur un thème ». En raison de la diversité des réponses émanant des cours relevant des différents ordres et systèmes juridiques dont elles proviennent, malgré leur appartenance commune à l’espace francophone, une taxinomie s’impose. On constate alors que l’identité francophone de l’association cache une grande variété de cours, qui transparaît à travers l’approche du thème, du fait de l’autonomie et du contexte des divers ordres juridiques qui la composent, qui sont en partie le produit des différences culturelles entre notamment des pays occidentaux, africains, arabes, asiatiques et lusophones.

De ce point de vue, la ligne de partage qui structure vos réponses, et qui semble être la Summa divisio de votre association, est celle fondée sur la distinction entre les cours venant de pays considérés comme des régimes de démocratie avancée et celles appartenant à des pays généralement du sud (pour faire court) faisant l’expérience de la démocratie.

C’est donc à partir de leur rôle de garant de l’État de droit et de promotion de la démocratie, qui est leur principale raison d’être, qu’on pourrait tenter une classification, peut-être la plus objective, des cours membres de votre association. L’application de ce critère de classification révèle qu’on retrouve, malgré tout, une constante dans vos réponses relatives surtout à la consécration et au contenu de la liberté d’expression.

La première constante, qui a un caractère général, est que la liberté d’expression, dans tous vos États, connaît une consécration dans les textes internationaux comme les chartes ou les déclarations de droit, et nationaux comme la Constitution et la loi. Il en est d’abord ainsi essentiellement des pays européens qui font généralement référence aux déclarations des droits à caractère universel et à la Convention européenne des droits de l’homme. C’est le cas, entre autres, de l’Albanie, d’Andorre, de la France, de Monaco. Il faut tout de même faire remarquer que, d’autres pays occidentaux, tout en ne rejetant pas les règles du système international, se trouvent dans une situation relativement originale lorsqu’il est question de déterminer les sources de la liberté d’expression. Ainsi, le Canada fait référence de façon spécifique à la charte canadienne des droits et des libertés et à la déclaration canadienne des droits, alors que la Suisse est passée par une consécration jurisprudentielle de la liberté d’expression avant sa garantie textuelle par la Constitution.

Il en est ainsi ensuite des États africains. De Rabat à Kinshasa, ils citent, presque tous, les déclarations de droits à caractère universel habituellement contenues dans le Préambule de leurs Constitutions, auxquelles ils ajoutent la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, la Constitution et les lois. C’est le cas du Bénin, du Burkina Faso, du Cabo Verde, du Gabon, de la Guinée-Bissau, de Madagascar, du Maroc, de la Mauritanie, de la République centrafricaine et du Sénégal. Dans presque tous ces États, la valeur du Préambule ne fait plus débat depuis qu’il a été intégré à la Constitution par une disposition expresse.

D’autres pays enfin, tout en restant fidèles au système moniste et en privilégiant apparemment la Constitution, se réfèrent en même temps à des textes internationaux. On trouve cette pratique en Belgique, en Bulgarie, au Cambodge, au Cameroun, aux Comores, au Liban, au Luxembourg, à Madagascar, au Maroc, en Mauritanie, au Mozambique, en Suisse, au Togo et au Tchad. La doctrine luxembourgeoise, citée par la Cour, résume d’ailleurs très bien cette situation faite d’une combinaison des deux ordres national et international. Elle considère que : « Les dispositions de droit national et de droit supranational s’entremêlent pour offrir une protection cohérente et intégrée aux justiciables qui peuvent invoquer tant la loi que les dispositions de source supranationale devant les tribunaux ». Ces références aux mêmes sources révèlent cependant parfois des singularités. Deux faits notables, relatifs aux pays africains, méritent ainsi d’être relevés.

Le premier concerne le Conseil camerounais qui se déclare, curieusement, incompétent pour connaître de la liberté d’expression, alors même que cette dernière est reconnue et consacrée par la Constitution dont il est chargé de garantir le respect. On peut se poser la question de savoir qu’elle serait la décision du Conseil s’il était saisi d’un recours pour connaître de la constitutionnalité d’une loi censée porter atteinte à un droit aussi fondamental des citoyens que la liberté d’expression.

Le deuxième est en rapport avec la Cour suprême de l’île Maurice et la Cour constitutionnelle de la République centrafricaine qui, tout en citant, il est vrai d’autres références comme la Constitution, trouvent étrangement le fondement de la liberté d’expression dans la Convention européenne des droits de l’homme en citant son article 10. Comme cela a déjà été indiqué, en matière de conventions régionales, les pays africains renvoient plutôt à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. On peut cependant concéder à ces deux pays, que le protocole portant Statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme, en son article 31 relatif au droit applicable par la Cour, leur ouvre la voie en admettant le recours : «c), à la coutume internationale, d) aux principes généraux de droit reconnus universellement ou par les États africains, f) à toute autre loi pertinente à la détermination de l’affaire ».

Cette ouverture fait du droit comparé une source du droit international des droits de l’homme. C’est même une tendance qui s’affirme de plus en plus sur le continent africain à partir d’exemples récents fournis par les Cours malgache et gabonaise. Cette approche, encore nouvelle, mériterait d’être encouragée. Le cadre et les objectifs de votre association pourraient la favoriser et la développer.

Mais du côté des pays européens aussi, un autre fait singulier mérite d’être rapporté. Il concerne la réponse suisse. De toutes les réponses reçues, c’est la seule qui fait état d’une consécration jurisprudentielle d’abord, et textuelle ensuite, de la liberté d’expression. Alors que dans les autres pays la liberté d’expression est consacrée par les textes de l’ordre international ou national, que le juge constitutionnel est chargé d’appliquer, en Suisse, la jurisprudence a précédé la législation. Cette situation montre que les cours constitutionnelles ont un pouvoir normateur de création de règles de droit et que, dans certains cas, elles peuvent et même devraient en profiter pour faire avancer la protection des droits de l’homme. L’exemple suisse montre l’importance et même la nécessité des solutions prétoriennes pour encadrer les libertés fondamentales. Ce trait de caractère fondamental de la liberté d’expression sera d‘ailleurs traité dans le deuxième atelier.

La constance dans les réponses se manifeste aussi, dans un deuxième temps, dans la place de la liberté d’expression et son statut parmi les droits de la personne. Elle est considérée par presque toutes les cours comme une liberté matricielle. Elle est ainsi perçue par les cours de certains pays européens et en Amérique, comme « l’essence de l’État de droit et de la démocratie ». C’est le cas de la Belgique, du Canada, de la Moldavie, de la Serbie et de la Suisse. Mais, à ces pays dits occidentaux, on pourrait ajouter d’autres du continent africain comme le Maroc et la Guinée-Bissau. La liberté d’expression est effectivement conçue comme telle en ce qu’elle comporte de très nombreuses variantes. Elle est qualifiée comme « un droit fondateur », « un droit générique », un droit comprenant deux versants, notamment une dimension active et passive comme en France. En définitive, elle est pourvue de tant de caractéristiques qu’elle passe pour un droit gigogne. Seule l’île Maurice apporte une réserve à cette belle unanimité. La Cour y considère en effet que : « La liberté d’expression est un droit en elle-même. Aucune déclinaison de la liberté d’expression n’a été expressément prescrite par notre jurisprudence ».

Les différentes déclinaisons de la liberté d’expression renvoient d’ailleurs à l’analyse de son contenu. De ce point de vue, on note quelques nuances, qui ne sont cependant pas de nature à affecter le consensus qui se dégage des réponses, d’une part, entre les pays occidentaux et, d’autre part, entre les pays d’Afrique. Le contenu de la liberté d’expression est, en effet, plus large au Nord qu’au Sud. La comparaison avec le principe d’égalité, qui connaît une douzaine de déclinaisons au moins dans les pays occidentaux, comme l’a révélé votre 9e congrès sur le juge constitutionnel et les droits de l’homme, ne manque d’ailleurs pas d’intérêt.

Comme cela a déjà été indiqué, les pays occidentaux se réfèrent presque tous à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme dont les dispositions méritent, à ce titre, d’être rappelées :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

  1. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

Au terme d’une interprétation praeter legem des dispositions de cet article, la liberté d’expression est appelée à couvrir un spectre beaucoup plus large en Europe qu’en Afrique. Ainsi, pour la Cour européenne des droits de l’homme : « La liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels, il n’est pas de « société démocratique ». »

Au-delà de son sens classique, dont on trouve l’expression rituelle dans les constitutions africaines, la liberté d’expression s’étend donc en Europe à des droits et libertés « essentiels », donnant ainsi lieu à une définition substantielle de son contenu couvrant notamment la liberté artistique, la liberté pédagogique et académique ; ce qui est loin d’être le cas ailleurs. Les cours occidentales ont, dans leur grande majorité, adhéré à cette conception et ont beaucoup insisté sur cet aspect qui comprend la liberté d’exprimer des avis et points de vue qui, non seulement ne sont pas acceptés, mais peuvent même être provocateurs.

En revanche, en Afrique, la liberté d’expression a effectivement un contenu plus étroit, mais revêt tout de même une importance particulière surtout en matière politique et plus précisément électorale. Elle est souvent entendue comme la liberté d’exprimer ses opinions politiques, individuellement ou collectivement à travers la presse. Cette importance se traduit par l’intérêt porté à la liberté de manifester dans les pays qui font l’expérience de la démocratie. Mais sur ce point, le Luxembourg, à titre d’exemple d’un pays européen, rejoint cependant les pays africains dans l’importance accordée à cette variante de la liberté d’expression.

Finalement, tout en relevant la consécration de la liberté d’expression par les textes qu’ils ont vocation à appliquer, les membres de votre association se différencient par la conception qu’elles s’en font : les pays de démocratie avancée en ont une perception large, alors que les pays en transition démocratique lui donnent un contenu plus étroit. De nombreuses cours du deuxième groupe de pays, sur bien des aspects, n’ont d’ailleurs pas connu de recours relatifs à la liberté d’expression dans les mêmes proportions que les pays développés.

Mais l’analyse de la liberté d’expression en rapport avec la religion mérite une place particulière. Elle se caractérise en effet par une certaine incertitude et une prudence. Les réponses fournies ne sont pas adossées à une jurisprudence disponible, même dans les pays laïcs comme la France. Il en est d’ailleurs de même dans des pays où il existe pourtant une religion d’État comme le Liban et Monaco, où le blasphème n’a pas encore donné lieu à des recours.

Mais deux pays semblent se singulariser sur cette question. Tout d’abord, les Comores font exception sur ce point en ce que le blasphème y est considéré comme une limite à la liberté d’expression. Ce pays se distingue des autres en adoptant une position contraire à l’interprétation large de l’article 10 de la Convention européenne. En effet, dans cet État : « Toute opinion de nature à contredire ou s’opposer à l’orientation non laïque de la vie sociale et aboutir à des modifications profondes dans la pratique du culte et la célébration des évènements religieux notamment dans l’organisation des prières collectives, le mariage et les funérailles est prohibée sous le contrôle de la grande autorité religieuse de référence… ».

Ensuite, le Cabo Verde semble suivre la même voie. En partant des dispositions de l’article 49. 7  de la Constitution selon lesquelles «la protection des lieux de culte, des symboles, des insignes et des rites religieux est garantie et leur imitation ou leur ridiculisation est interdite,” la Cour en déduit que « bien qu’il n’y ait pas de limitation expresse dans le texte constitutionnel lui-même, l’interdiction du ridicule pourrait constituer une base constitutionnelle pour limiter la liberté d’expression, en autorisant le législateur ordinaire à établir certaines situations dans lesquelles la protection de la religion pourrait conduire à des limitations de la liberté d’expression ».

En ce qui concerne la détermination des titulaires de la liberté d’expression, on note sur ce point une troisième plage de convergence des réponses. Elle concerne en général tous les bénéficiaires et destinataires possibles : les personnes publiques, les personnes privées et les agents. Le cas des agents publics et des fonctionnaires reste cependant particulièrement intéressant et mérite qu’on s’y arrête un instant. Toutes les cours reconnaissent, en effet, l’existence d’une liberté d’expression à leur profit. Mais les différents agents publics sont presque partout soumis à des statuts particuliers législatifs ou réglementaires qui leur imposent une obligation de réserve, variable en fonction de la nature du service et de l’emploi occupé par l’agent. Cette obligation semble plus stricte et sévère dans les pays qui traversent une phase de construction d’un système démocratique que dans les pays occidentaux. Il en est ainsi surtout pour les forces de défense et de sécurité dans ces pays. L’équilibre de la société y étant encore fragile, les militaires et autorités chargées du maintien de l’ordre sont soumis à une réserve plus stricte. Aussi, alors que dans les pays africains l’obligation de réserve pèse lourdement sur des agents comme les magistrats et les membres des forces de défense et de sécurité pour des raisons faciles à comprendre, en Belgique au contraire, certains hauts fonctionnaires sont-ils tenus de dénoncer ou, à tout le moins, d’attirer l’attention des autorités sur certains dysfonctionnements du service public de la justice. C’est le cas des magistrats exerçant de hautes responsabilités. Est-il besoin d’ajouter qu’une telle situation est inconcevable dans les pays en transition démocratique ?

Sur la nature de la liberté d’expression, vos réponses tournent également autour d’une même idée, qui donne lieu à un quatrième point d’accord entre vous, et selon laquelle, si elle est générale, cette liberté n’a pour autant pas de caractère absolu. Vous la concevez donc comme une liberté essentielle, mais qui peut, et même doit, faire l’objet de limitation, sous votre contrôle. Le principe de sa nécessaire limitation est admis par presque toutes vos cours.

Elle se caractérise essentiellement par son fondement textuel : toutes vos cours admettent que les limitations à la liberté d’expression doivent avoir une base légale. Elles sont ainsi consacrées par des pays comme l’Albanie, Andorre, la Belgique, la Bulgarie, le Burkina Faso, le Canada, la République centrafricaine, le Sénégal, la France, le Liban, le Maroc, l’île Maurice et les Comores. Elles s’expliquent, comme le résume la Cour d’Andorre, par : « La satisfaction des exigences justes de la morale, de l’ordre public et du bien-être général, le respect des droits et libertés d’autrui ».

Les limitations, bien que généralement d’origine textuelle, ne sont cependant pas soumises au même régime. Les dispositions de l’article 48 (4) de la Constitution du Cabo Verde les résument d’ailleurs parfaitement. Elles posent comme limites à la liberté d’expression : « Le droit à l’honneur et à la considération des personnes, le droit à la réputation, à l’image et à l’intimité de la vie personnelle et familiale ». Le paragraphe 5 du même article prévoit que les libertés d’expression et d’information sont aussi limitées : « a) par le devoir de protection des enfants et des jeunes ; b) par l’interdiction de l’apologie de la violence, de la pédophilie, du racisme, de la xénophobie et de toute forme de discrimination, notamment à l’égard des femmes ; c) par l’interdiction de la diffusion d’appels à commettre les actes visés au paragraphe précédent (b) ». Mais la Cour ajoute que les dispositions de l’article 48 s’appliquent à toutes les formes de liberté consacrées par le texte constitutionnel notamment la liberté de création intellectuelle, la création littéraire, artistique et scientifique, la liberté de la presse.

Les limitations ainsi formulées sont cependant susceptibles de variations. C’est ainsi que la censure est simplement interdite dans certains pays comme en Albanie, en Andorre, au Luxembourg où les dispositions de l’article 23 de la Constitution révisée disposent que : « La liberté de manifester ses opinions et la liberté de la presse sont garanties, hormis les infractions commises à l’occasion de l’exercice de ces libertés. La censure ne peut pas être établie ». Cependant, dans d’autres États plus jeunes, le caractère quelque peu évasif des réponses donne à penser qu’elle n’est pas inconcevable. Tout dépendrait donc du contexte.

Les facteurs justificatifs de cette limitation sont, en réalité, divers et variés. On pourrait relever par exemple la protection de la dignité humaine dans des pays aussi différents que le Burkina Faso, la Moldavie et le Mozambique. De même, les bonnes mœurs et le respect de l’ordre public et de la vie privée sont considérés comme un facteur de limitation de la liberté d’expression au Cambodge, en République centrafricaine, au Liban, au Maroc, à l’île Maurice et au Sénégal. La paix et le respect dû aux autres sont évoqués aux Comores. Le Gabon va encore plus loin en admettant que des facteurs d’ordre spirituel et traditionnel puissent servir de fondement à une limitation de la liberté d’expression. C’est donc la confirmation que l’histoire politique des États et leur trajectoire déterminent, en large partie, la nature des limitations qu’ils peuvent apporter à la liberté d’expression.

Une classification des États en fonction des facteurs de limitation de la liberté d’expression risque cependant d’être aléatoire. On note par exemple que, dans une monarchie constitutionnelle comme Monaco, contrairement à la Belgique, l’offense publique à l’égard du Prince et de la famille princière est réprimée. La principauté a en effet apporté une dérogation à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme en considérant que : « Les dispositions de l’article 10 de la Convention s’appliquent sans préjudice de ce qui est établi, d’une part, à l’article 22 de la Constitution[1] consacrant le principe du droit au respect de la vie privée et familiale, spécialement en ce qui concerne la personne du Prince dont l’inviolabilité est garantie par l’article 3 alinéa 2 de la Constitution[2] et, d’autre part, aux articles 58 à 60 du Code pénal[3] relatifs à l’offense envers la personne du Prince et sa famille ». Sur ce point, la Principauté de Monaco et le Maroc présentent des similitudes, en raison certainement de leurs régimes politiques.

Ces différences entre les monarchies constitutionnelles montrent que c’est précisément dans l’étendue et les limites de la liberté d’expression qu’apparaissent les variations, dont il est cependant difficile de dire si elles sont mélodiques, rythmiques ou harmoniques. Elles s’apprécient, dans tous les cas, à travers le contenu des limitations et l’intensité de leur contrôle.

Sur ce point, la différence est nette entre les pays de vieille démocratie du Nord et ceux du Sud. En Europe et en Amérique, les limitations sont interprétées dans un sens strict en ce qu’elles sont moins tolérées. Il en est ainsi de l’acceptation des points de vue même choquants et des critiques dans ces pays, comme cela a été rappelé au sujet de l’interprétation de l’article 10 de la Convention européenne de droits de l’homme. Cette conception, encore une fois, n’a pas réellement cours dans les États africains. Dans ces pays qui sont dans une phase d’expérimentation de la démocratie, la constitutionnalité des limitations est généralement appréciée par rapport à l’ordre public et, de ce fait, jugée à l’aune de la stabilité du pays. Un certain nombre d’expressions admises dans les pays où la démocratie est plus vieille et plus établie ne sont pas, selon les réponses, concevables dans les pays en transition. La stabilité de ces États est plus aléatoire et le juge constitutionnel semble se poser en garant de l’équilibre de la société. Il y est apparemment plus sensible à la protection de l’ordre public. C’est d’ailleurs une confirmation des conclusions de votre 9e congrès sur le juge constitutionnel et les droits de l’homme.

Les pays de démocratie avancée s’intéressent plus aux limitations par rapport aux questions de société, alors qu’ailleurs, les limitations par rapport aux droits des tiers, à l’ordre public et à la stabilité sont les éléments qui sont le plus souvent pris en compte. On pourrait ainsi citer, parmi les États où la définition large de la liberté d’expression est incompatible avec des limitations restrictives de cette liberté : l’Albanie, la Belgique, la France, la Bulgarie, le Canada, la Serbie et la Suisse. Il faut cependant préciser que l’appréciation des limitations y touche les deux versants, actif et passif, de la liberté d’expression. Elles font l’objet d’un contrôle de haute intensité. Parmi les États où les limitations à la liberté d’expression sont perçues de façon souple, c’est-à-dire où elles sont assujetties à un contrôle de basse intensité, on pourrait citer des pays africains : le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, la République centrafricaine, les Comores, le Gabon, le Maroc, la Mauritanie et le Togo.

Ces différentes variations sur les limitations s’expliquent par un certain nombre de facteurs. Les uns sont d’ordre objectif, alors que les autres ont un caractère qu’on pourrait considérer comme subjectif. Parmi les cours qui se fondent sur des éléments objectifs comme la nécessité d’un maintien de l’ordre public, on pourrait citer le Bénin, la République centrafricaine, les Comores, le Maroc, le Gabon, le Liban, l’île Maurice et le Sénégal. On constate que, dans tous ces cas, il s’agit de pays où il est question de préserver un équilibre de la société encore fragile. En revanche, dans les pays où la création de la Cour constitutionnelle est plus ancienne comme en Europe et en Amérique, l’enjeu reste la préservation d’un « noyau intangible » comme en Suisse, d’un « ensemble indissociable » de droits relatifs à la liberté d’expression comme en Belgique, qui reprennent sur ce point la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

Au terme de l’analyse des réponses des cours venant de pays en transition comme celle du Gabon, les facteurs subjectifs apparaissent comme des principes à valeur sociale, culturelle, spirituelle ou traditionnelle. Parmi eux, figure le respect de la dignité. Il est mis en avant dans des pays comme le Burkina Faso, le Cambodge, le Mozambique, le Liban, la Moldavie. Une autre variante de ce respect de la dignité humaine est le respect des autres et de la vie privée. Elle a cours notamment, comme cela a déjà été indiqué, dans la Principauté de Monaco, pour des raisons liées au respect dû à la fonction de Prince.

C’est une idée qui n’apparaît curieusement pas dans les réponses des cours provenant de pays en cours de transition, alors même que des lois dont la constitutionnalité est contestée y protègent le président de la République, et dont la violation est sanctionnée par des arrestations de leurs auteurs. Les lois qualifiant la diffusion de fausse nouvelle comme une infraction pouvant donner lieu à des arrestations et à des condamnations sont fréquentes dans les pays africains. Le contrôle de leur constitutionnalité n’y a souvent pas eu lieu et constitue un enjeu important pour la protection de l’État de droit et la promotion de la démocratie.

Mais les variations se font ressentir aussi dans les modalités de limitation de la liberté d’expression. Ainsi, on remarque que, dans les pays en transition, les limitations de la liberté d’expression par rapport à d’autres libertés ne sont presque pas consacrées par la jurisprudence. En revanche, dans les autres pays, un texte est exigé pour une conciliation avec d’autres libertés. C’est le cas en Bulgarie, au Cambodge, au Canada, à l’île Maurice, en Serbie.

Sur le contrôle des limites apportées à la liberté d’expression, on fera remarquer que vos cours ne font pas de différence entre la limitation et la restriction. Dans le droit des libertés publiques, certains font, en effet, une distinction entre ces deux notions. La première correspondrait, selon cette approche, aux limites nécessaires, de nature à permettre un exercice de ces droits ou libertés conformément à l’ordre public ou à l’intérêt général. La seconde consisterait, en revanche, en des limitations qui auraient pour conséquences de vider ces droits et libertés de leur contenu et de les priver de leurs effets. On note cependant une différence dans l’intensité du contrôle des différentes Cours en fonction du degré de la démocratie. Mais de façon générale, toutes vos cours constitutionnelles exigent la nécessité d’une proportionnalité de la limitation.

L’analyse du contrôle concret de ces limitations fera d’ailleurs l’objet de l’atelier n°2.

 

 

Texte introductif de Pierre Nihoul, président de la Cour constitutionnelle de Belgique

Modérateur et Président de séance

Merci, Professeur Kanté, pour cette synthèse toujours aussi lumineuse. Merci aussi de nous avoir démontré qu’au-delà des différentes sources, des différents contenus et des différentes limites que peut avoir la liberté d’expression, elle est surtout l’un des piliers fondamentaux de la démocratie. Comme vous le savez, la démocratie repose essentiellement sur trois éléments : le respect de l’État de droit, les droits et libertés et le droit des élections, libres cependant, ce qui suppose précisément une certaine liberté d’expression. Nous avons l’honneur d’avoir quatre intervenants pour approfondir ces différentes questions.

Tout d’abord, j’appellerai un pays – comme dit un chanteur français – polychrome, multicolore, le Liban, avec Madame Mireille Najm-Checrallah, qui est membre du Conseil constitutionnel du Liban et chargée de travaux dirigés en droit constitutionnel à la prestigieuse université Saint-Joseph à Beyrouth.

 

 

La protection constitutionnelle de la liberté d’expression au Liban[4]

Par Mireille Najm-Checrallah, Membre du Conseil constitutionnel du Liban

 

Monsieur le président de L’ACCF,

Monsieur le président du Conseil constitutionnel français,

Mesdames et Messieurs les présidents et membres des Cours et Conseils constitutionnels francophones,

Madame la secrétaire générale de l’ACCF,

Mesdames et Messieurs,

 

J’ai l’immense honneur de parler ce matin au nom du Liban, ce petit pays à peine perceptible sur la mappemonde, mais grand par son patrimoine historique, culturel et social… Le Liban, terre d’accueil et de refuge, terre d’échange entre les civilisations, terre de dialogue entre les religions … Et s’il ne fallait se rappeler que d’une seule chose, dans le cadre de la thématique d’aujourd’hui, c’est de l’héritage laissé par nos ancêtres les Phéniciens qui, depuis près de 3000 ans, emportaient au loin à bord de leurs navires le premier alphabet consonantique, père de tous les alphabets modernes dans le monde[5]. Cette invention allait indubitablement marquer l’Histoire, puisque cet outil précieux allait permettre de diffuser la pensée humaine, et de la pérenniser à travers les âges.

Peut-on dès lors s’étonner de voir les libertés d’opinion et de conscience inscrites au premier rang des libertés publiques, dans le préambule de la Constitution libanaise ?

En effet, le constituant de 1990 a tenu, au lendemain d’une longue guerre, à proclamer que le régime républicain libanais, démocratique et parlementaire, est fondé sur le respect des libertés publiques, en tête desquelles sont placées la liberté d’opinion et la liberté de conscience (alinéa (C) du Préambule). Celles-ci sont, comme on le sait, indissociables de la liberté d’expression, prévue à l’article 13 de la Constitution.

La liberté d’expression, proclame la Cour européenne des droits de l’homme, constitue « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique ». Elle est définie par l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) qui énonce que « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ». Selon les termes de cet article, les libertés d’opinion et d’expression présenteraient un double visage, puisqu’elles doivent bénéficier aussi bien à celui qui cherche et reçoit les informations et les idées, qu’à celui qui les diffuse. Elle se conçoit donc des deux points de vue de l’émetteur et du destinataire[6]. En outre, la liberté d’expression ne se limite pas à l’écriture, elle épouse toute forme d’expression de la pensée humaine, qu’elle soit orale, écrite, imprimée, ou artistique. D’ailleurs, les modalités orale et écrite sont toutes deux prévues à l’article 13 de la Constitution, qui garantit la liberté d’exprimer sa pensée « par la parole ou par la plume ».

Pourtant, que vaudraient les libertés exprimées dans les textes et garanties par la constitution, sans l’aménagement et la mise en œuvre des conditions de leur exercice effectif ? Or, à l’heure où les moyens d’expression se multiplient, notamment avec l’expansion continue des réseaux sociaux, nous assistons de manière paradoxale à une restriction croissante de la liberté d’expression. Celle-ci peut se produire de manière directe, par la prévention ou la sanction pénale, dans les régimes les plus autoritaires. Elle peut également prendre un aspect plus insidieux, même dans les régimes démocratiques, quelquefois sous forme d’autocensure ou de sanction déguisée. Que n’a-t-on vu récemment de contrats résiliés en raison de prise de position politiquement « dérangeantes » pour le co-contractant. Sur un autre plan, des propos qui nous faisaient sourire naguère, paraissent choquants et sont même interdits aujourd’hui. On assiste à une sorte d’aseptisation de la pensée, devenue presque uniforme.

Certes, on en convient, comme la plupart des libertés, la liberté d’expression n’est pas absolue. Elle ne peut pas s’exercer de manière débridée, car « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres », comme l’observe si justement John Stuart Mill. Tout abus peut causer des dégâts indélébiles à la réputation des personnes. Il pourrait même quelquefois conduire la victime à commettre l’irréparable. Les cas de harcèlement sur les réseaux sociaux ont récemment fait l’objet d’un grand débat en France. Et les fameuses « fake news » n’ont-elles pas proliféré ces dernières années ? Des propos hargneux peuvent par ailleurs inciter à la haine raciale, religieuse, ou autre, causer des troubles sociaux voire mener à des actes de violence.

Un encadrement paraît dès lors nécessaire, et c’est là que réside le nœud du problème, car les contours de la liberté d’expression ne sont pas toujours aisément traçables. La doyenne Marie-Claude Najm s’interrogeait déjà en 2017, lors d’un colloque tenu sur ce même thème à l’Université Saint-Joseph, à Beyrouth, sur la frontière qui sépare l’espace intouchable de la liberté d’expression du domaine d’intrusion légitime des autorités publiques. Où se situe le seuil de tolérance, où commence l’intolérable ? se demandait-elle.

Afin de répondre au mieux à ces interrogations, la Constitution libanaise (I) ainsi que la jurisprudence libérale du Conseil constitutionnel nous livrent des éléments de réponse précieux (II).

  • La protection garantie par les textes constitutionnels

En plaçant la liberté d’opinion et de conscience en tête des libertés publiques et en confiant au législateur le soin d’organiser la liberté d’expression et les libertés qui y sont associées, le constituant a entendu assurer les garanties nécessaires à leur exercice.

  • Une place privilégiée parmi les libertés publiques

La prééminence que le constituant a accordée aux libertés publiques en vertu de la révision constitutionnelle de 1990, revêt une importance capitale. Celles-ci, proclame l’alinéa C du Préambule, et à leur tête les libertés d’opinion et de conscience, forment l’un des piliers du régime démocratique libanais, avec l’égalité des citoyens et la justice sociale.

Par ailleurs, l’article 13 de la Constitution associe la liberté d’expression à d’autres libertés telles que celles de la presse, de réunion et d’association[7]. L’article 9 de la Constitution garantit la liberté de conscience[8] et l’article 10 celui de la liberté de l’enseignement[9]. Il ressort donc du texte même de la Constitution, ainsi que de son Préambule, que les libertés d’opinion et d’expression constituent le socle sur lequel reposent d’autres libertés publiques, telles les libertés de conscience, de l’enseignement, de la presse, de réunion, d’association, qui y sont étroitement rattachées, et desquelles elles puisent leur essence[10]. Par ailleurs, l’article 39 de la Constitution garantit la liberté d’expression des parlementaires. Il dispose qu’« aucun membre de la Chambre [des députés] ne peut être poursuivi ou recherché à l’occasion des opinions ou votes qu’il aurait émis pendant la durée de son mandat ».

Ces normes de référence ne se limitent pas au corps de la Constitution. Elles s’étendent en vertu du renvoi opéré par l’alinéa B du Préambule[11], à la DUDH et à d’autres conventions onusiennes et régionales[12]. Le bloc de constitutionnalité se trouve par conséquent enrichi de ces normes externes qui complètent les dispositions de la Constitution.

La primauté des droits énumérés à l’article 13 a par ailleurs été relevée par le Conseil constitutionnel, à l’occasion d’une décision rendue en 2003[13]. Le juge constitutionnel reconnait en l’espèce que les droits fondamentaux consacrés dans les conventions internationales puisent leur source dans le droit naturel, indistinctement. Toutefois, il instaure une hiérarchie entre les droits fondamentaux en fonction de leur substance et non de leur source formelle. Concernant le régime juridique régissant les droits prévus dans la DUDH, il distingue à cet effet entre deux catégories de droits fondamentaux consacrés par les conventions onusiennes : les droits de l’homme transcendants, qui sont des droits absolus et imprescriptibles tels le droit à la vie et à la protection de l’intégrité physique et morale, le droit au mariage et à la reproduction, le droit de travailler, le droit à la propriété et toutes les libertés publiques d’une part, et d’autre part, les droits économiques et sociaux, qui bénéficient d’une protection moindre[14].

Le Conseil constitutionnel conclut que certaines libertés, telles les libertés énumérées dans l’article 13 de la Constitution (qui nous intéressent en l’espèce), font l’objet d’un degré supérieur de protection par rapport à d’autres, et appellent une « attention ultime » et une certaine intransigeance de la part du juge constitutionnel[15].

Outre la place privilégiée accordée dans la Constitution à la liberté d’opinion et d’expression qui en découle, celle-ci prévoit une protection supplémentaire à la liberté d’expression en confiant au législateur le soin d’en encadrer l’exercice.

 

  • L’encadrement par la loi

Le législateur est traditionnellement considéré comme le protecteur des libertés et des droits fondamentaux. On le sait, la conception rousseauiste de la souveraineté législative a longtemps prévalu en France, faisant du législateur l’unique garant des libertés publiques. Tout contrôle des lois par une autorité juridictionnelle paraissait alors inadmissible[16], jusqu’à l’avènement du Conseil constitutionnel français, créé en 1958, et qui s’imposa dès 1971 comme le protecteur des libertés publiques avec la célèbre décision dite Liberté d’association[17].

Dans ce même ordre d’idée, le constituant libanais de 1926 confia la protection de la liberté d’expression et les libertés qui y sont associées à la loi. L’article 13 de la Constitution énonce que la liberté d’expression, ainsi que les libertés de la presse, de réunion et d’association sont « garanties dans les limites fixées par la loi ». Le juge constitutionnel en a déduit, dans une décision rendue en 1999 que la liberté d’expression, et plus généralement toutes les libertés et droits garantis explicitement par la Constitution, appartiennent au domaine réservé de la loi[18]. Il ne revient donc pas au législateur d’en déléguer la compétence à d’autres pouvoirs publics, notamment au pouvoir exécutif[19]. Cette exigence répond par ailleurs à celle posée dans l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 qui prévoit que l’exercice de la liberté d’expression peut « être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi ».

Certaines lois ont admirablement rempli ce rôle. À titre d’exemple, la loi ottomane sur les associations de 1909 soumet la constitution d’une association au Liban à une simple déclaration informative présentée aux autorités, sans aucune exigence d’autorisation préalable[20]. Tout en notant que l’association peut prendre toutes les formes possibles, allant de l’activité caritative jusqu’aux partis politiques.

En revanche, certaines lois spéciales limitent la liberté d’expression, notamment celles relatives au Statut de la fonction publique et celles organisant les forces armées. Dans le domaine artistique, plusieurs lois soumettent l’industrie cinématographique à un régime d’autorisation préalable. Par ailleurs, la législation répressive sanctionne, en des termes considérés pour le moins « élastiques », le blasphème, l’outrage et le mépris des cultes[21]. Toutefois, les textes de loi qui régissent ces infractions étant antérieurs à la création du Conseil constitutionnel qui date de 1990, ce dernier n’a pas eu l’occasion d’en contrôler la constitutionnalité[22].

Tel qu’on peut le constater, si la loi est censée protéger la liberté d’expression, elle peut aussi lui porter atteinte par l’édiction de contraintes qui en limitent sévèrement l’exercice. Ainsi que le relève Ariane Vidal-Naquet, « les deux aspects de protection des libertés contre la loi et de promotion des libertés par la loi ne sont pas exclusifs l’un de l’autre : une même liberté, un même droit peut être à la fois mis en œuvre et mis en cause par le législateur » [23]. Le juge constitutionnel a d’ailleurs affirmé dans de nombreuses décisions que si le domaine de compétence législative était illimité, la souveraineté parlementaire en matière législative n’était absolue que dans le respect de la Constitution[24]. Il incombe dès lors au juge, et notamment au juge constitutionnel, de veiller à assurer une protection constitutionnelle à la liberté d’expression.

  • La protection assurée par le juge constitutionnel

Bien que le contrôle que le juge constitutionnel exerce sur les lois au Liban demeure limité du fait de son domaine de compétence réduit, l’analyse de la jurisprudence constitutionnelle montre pourtant qu’il a fixé des points d’ancrage pour une protection accrue des libertés, tout en prévoyant certains garde-fous aux limites posées par le législateur. Par ailleurs, le juge constitutionnel opère un subtil dosage entre les différentes exigences constitutionnelles en jeu et soumet l’examen des restrictions au principe de proportionnalité.

  • Un régime de protection accrue

Si la liberté d’opinion, et la liberté d’expression qui en découlent, occupent une place privilégiée dans la Constitution parmi les libertés publiques, leur exercice demeure soumis à certaines limites. Celles-ci doivent toutefois être fixées par la loi, et sont soumises au contrôle strict du juge constitutionnel.

L’article 13 de la Constitution laisse le soin au législateur d’encadrer l’exercice de cette liberté, ainsi que les libertés qui lui sont associées, à savoir les libertés de la presse, de réunion et d’association, en en fixant les limites. Cette disposition est complétée par celle de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui prévoit, à son 3e alinéa, les limites qui pourraient y être apportées[25]. Il rappelle que l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il précise que cet exercice « peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :

  1. a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui ;
  2. b) À la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. »

L’analyse de la jurisprudence constitutionnelle depuis 1995 jusqu’à nos jours montre que le Conseil constitutionnel a tendance à accorder aux libertés individuelles et aux droits fondamentaux un régime de protection accru, et ce de manière générale[26]. Il rappelle dans différentes décisions la place fondamentale que les libertés publiques occupent au cœur de la Constitution, ainsi que dans les instruments internationaux auxquels son Préambule se réfère, notamment la DUDH. Il encadre en outre les contraintes apportées par le législateur à l’exercice de telles libertés et droits fondamentaux de conditions strictes, et les soumet à une interprétation restrictive[27].

Outre les limitations prévues par les textes constitutionnels, notamment celles posées par l’article 19 du Pacte international précité, le juge constitutionnel pose différents garde-fous aux restrictions posées par le législateur. Ainsi, la liberté d’expression fut abordée dans la jurisprudence du Conseil dans le cadre de la protection de la liberté individuelle, à l’occasion d’un recours relatif à la loi sur les écoutes téléphoniques dont il fut saisi en 1999. Il estime en l’espèce que l’interception des communications conformément à une décision judiciaire n’est pas contraire à la Constitution, le juge étant considéré comme le « protecteur des droits fondamentaux et des libertés publiques », à condition toutefois que cette interception soit effectuée dans le cadre d’une poursuite judiciaire et dans les limites prévues par la Constitution. En revanche, il considère « qu’il en est autrement et que l’interception des communications est complètement injustifiée lorsqu’elle intervient suite à une décision administrative, étant donné que ceci ne constitue aucune garantie permettant d’éviter tout abus de pouvoir et qu’il n’est pas raisonnable de confier à un ministre, qui représente une autorité administrative, le pouvoir de contrôler une autre autorité administrative similaire ou plus élevée »[28]. Cette décision n’est pas sans rappeler la célèbre décision de son homologue français du 16 juillet 1971 susmentionnée, en vertu de laquelle celui-ci relève qu’il existe une incompatibilité entre un régime juridique de liberté et l’exigence d’une autorisation préalable de l’administration publique[29].

Par ailleurs, le Conseil a recours de manière constante à la théorie dite de « l’effet cliquet », qui lui permet de s’assurer que le législateur, lorsqu’il modifie ou abolit une loi ou une disposition relative aux droits et libertés fondamentaux, la remplace par une autre qui présenterait des garanties au moins équivalentes à celles qui sont abolies ou modifiées[30]. Même dans le cas d’une loi nouvelle, le Conseil s’assure que la loi contestée fournit les « garanties essentielles et suffisantes » à l’exercice des libertés et droits fondamentaux auxquels il apporte des restrictions, sous peine d’annuler partiellement ou intégralement la loi contestée (Déc. no 2/1999 précitée) ;

Le Conseil a par ailleurs soumis l’appréciation des circonstances exceptionnelles, qui permettent au législateur de déroger aux exigences constitutionnelles, à son contrôle. Dans la décision no 7/2014, le Conseil donne une définition précise des circonstances exceptionnelles en l’encadrant de conditions strictes (de nécessité et de temps), tout en affirmant que son appréciation demeure soumise à son contrôle[31].

Outre les différents mécanismes de protection déployés par le juge constitutionnel, celui-ci procède avec pondération et mesure lors de la confrontation de différentes exigences constitutionnelles, notamment en matière de liberté d’expression.

  • La conciliation entre les différentes exigences constitutionnelles et la mise en œuvre du principe de proportionnalité

Dans le même cas d’espèce de 1999, le Conseil constitutionnel considère que les différentes contraintes prévues par la loi contestée, qui permettaient d’intercepter les écoutes téléphoniques, pourraient être justifiées si elles visaient à sauvegarder l’ordre public[32], élevé au rang de principe à valeur constitutionnelle dans la même décision. Toutefois, les contraintes apportées à l’exercice des droits et libertés au nom de l’ordre public sont soumises à certaines conditions : elles doivent poursuivre certains objectifs qui permettent d’assurer l’exercice effectif des libertés, telles que la poursuite des criminels, la préservation du bien-être des citoyens ainsi que de leur sécurité et la protection de leurs biens. Elles doivent par ailleurs être accompagnées des garanties essentielles et suffisantes. Le juge évoque ainsi la fonction conciliatrice de l’ordre public, ainsi que sa fonction de condition d’effectivité des libertés et droits fondamentaux, qui sont deux caractéristiques propres aux objectifs à valeur constitutionnelle en droit français[33].

Dans le même esprit, le Conseil considère que l’appréciation faite par le législateur de l’intérêt général, qui peut justifier les restrictions apportées à des droits fondamentaux, reste soumise à son contrôle et qu’il lui appartient de s’assurer de l’existence de cet intérêt à la lumière des objectifs de la législation contestée, et ce en vue de s’assurer de sa constitutionnalité, surtout si l’intérêt général a des fondements constitutionnels[34].

Par ailleurs, on décèle une approche casuistique du principe de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel libanais, à travers l’application, de manière éparse et non ordonnée, des exigences matérielles propres à cette notion (adéquation, nécessité, proportionnalité stricto sensu pouvant se traduire dans la recherche d’un certain équilibre entre les différentes libertés ou droits fondamentaux d’une part, et, d’autre part, certaines exigences telles que la préservation de l’ordre public ou de l’intérêt général, par exemple). À titre d’exemple, dans la décision no 2/1999 (Écoutes téléphoniques) susmentionnée, le Conseil met en œuvre le principe de proportionnalité (sans le mentionner explicitement) en considérant que le législateur est tenu de concilier et d’harmoniser (al tawfik wal mouaama) la protection des libertés avec la sauvegarde de l’ordre public.

Pour conclure, en cette période de crise aigüe que traverse le Liban, il appartient au Conseil constitutionnel, gardien de la Constitution, de veiller à la bonne application de celle-ci. En dépit de son domaine de compétence limité, l’autorité absolue de la chose jugée que revêtent ses décisions à l’égard de toutes les autorités publiques, et en premier lieu du législateur, en font le premier rempart contre les atteintes qui peuvent lui être portées. En sa qualité de protecteur des libertés et droits fondamentaux, il est tenu d’accorder une « attention ultime », pour emprunter ses propres termes, aux libertés d’opinion et d’expression, vu que celles-ci occupent une place quasi sacrée dans la Constitution. Il lui incombe également d’apporter le même degré de protection aux libertés de la presse, de réunion et d’association, au même titre que la liberté d’opinion et d’expression auxquelles les premières sont associées. Par ailleurs, la liberté de l’enseignement et la liberté de conscience, qualifiée d’« absolue » par le constituant, devraient bénéficier à leur tour d’une protection accrue pour les mêmes raisons.

Dans cette partie du monde où les libertés, les droits fondamentaux et la dignité humaine sont bafoués au quotidien, il faudrait garder à l’esprit que la liberté n’est jamais totalement acquise et qu’il nous appartient de toujours la protéger et la chérir.

 

 

La protection constitutionnelle de la liberté d’expression en France

Par Véronique Malbec, membre du Conseil constitutionnel français

Dans le cadre de ce premier atelier, il me revient d’évoquer le cadre normatif et le contenu de la liberté d’expression en France au travers de sa protection constitutionnelle.

Si la première proclamation de la liberté d’expression date de 1776 lorsque les États-Unis ont adopté leur Constitution, ce n’est que quelques années plus tard, le 24 août 1789 que la France proclamera ce droit fondamental dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui dans son article 11 déclare que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

Si nous élargissons quelques instants la focale, nous remarquerons que, à l’identique, la Convention européenne des droits de l’homme signée par les États membres du Conseil de l’Europe le 4 novembre 1950, entrée en application le 3 septembre 1953, a défini dans son article 10 le droit à la liberté d’expression en énonçant que « toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence des autorités publiques et sans considération de frontière ».

Quelques décennies plus tard, l’Union européenne s’est dotée d’une Charte des droits fondamentaux qui constitue un bouclier juridique supplémentaire pour tous les habitants de l’Union. Proclamée lors du Conseil européen de Nice le 7 décembre 2000, elle consacre les droits fondamentaux des pays dans l’UE. C’est le traité de Lisbonne qui lui donnera la même valeur juridique que celle des traités. Dans son article 11, elle reprend quasiment à l’identique l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Au travers de ce bref rappel des textes, déjà ancien pour la DDHC, plus récents pour les textes européens, on comprend l’importance de ce droit qui est l’un des plus précieux de l’Homme et notre Conseil juge à cet égard qu’il s’agit d’une liberté fondamentale, d’autant plus précieuse que son exercice est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et surtout une condition de la démocratie. Le juge constitutionnel français est, comme l’y invite la Constitution elle-même, le premier défenseur de cette liberté.

La proclamation de la liberté d’expression et de communication est immédiatement précédée dans la Déclaration des droits de 1789, dans son article 10, par la proclamation de la liberté d’opinion en ces termes : « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Ces libertés emportent toutes les deux des conséquences pour les pouvoirs publics.

Elles imposent en effet à l’État face à la diversité des opinions une neutralité que l’on pourrait qualifier de « passive », le citoyen étant récepteur de l’information, mais elles obligent aussi l’État à faire respecter les expressions pluralistes des courants de pensée et d’opinion par exemple dans le droit de la communication audiovisuelle. C’est dans ce cas une neutralité active, le citoyen étant émetteur de l’information.

Notre Conseil rappelle qu’elle revêt une importance toute particulière notamment dans le débat politique lors des campagnes électorales : c’est une garantie pour chacun de pouvoir exprimer librement son opinion tout en permettant de sanctionner les abus commis sur son fondement tel qu’énoncé dans la DDHC « sauf à répondre de l’abus dans le cadre déterminé par la loi ». Notre Conseil exerce ainsi un contrôle vigilant sur le respect de cette liberté et les limites qui lui sont apportées.

En effet, dans une société démocratique, la liberté d’expression connaît des limites, car elle ne peut pas être utilisée pour la remettre en cause. C’est le paradoxe de cette liberté consubstantielle de notre République et de notre démocratie. Le Conseil constitutionnel reconnait au législateur le droit de réprimer les abus dans l’exercice de la liberté d’expression dès lors qu’ils « portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers ». En matière pénale, le législateur peut créer des infractions et sanctionner des abus à l’encontre de cette liberté, mais notre Conseil exige que l’atteinte ainsi portée soit nécessaire, adaptée et proportionnée.

Corinne Luquiens reviendra plus longuement cet après-midi sur l’encadrement mis par notre Conseil à ces abus, notre jurisprudence est abondante notamment en matière de liberté de la presse.

La liberté de la presse est en effet l’un des principes fondamentaux des systèmes démocratiques qui repose sur la liberté d’opinion, la liberté de pensée et la liberté d’expression.

Elle a été reconnue en France dès la loi du 29 juillet 1881 qui soutient la liberté d’expression en définissant les libertés et responsabilités de la presse française. Elle est souvent considérée comme le texte juridique fondateur de la liberté de la presse et de la liberté d’expression dans notre pays. Elle suppose le pluralisme des médias et la liberté des journalistes. Mais une société de liberté n’est pas une société dans laquelle tout est permis. Le droit met à la disposition de notre République démocratique et de ses institutions des outils juridiques pour éviter les abus sous couvert de l’usage de la liberté d’expression.

Inspirée du texte de la DDHC, la loi sur la liberté de la presse en limite l’exercice en incriminant certains comportements. Son cadre légal a dû évoluer pour intégrer des demandes de protection notamment des mineurs, pour réprimer les injures, la diffamation, l’atteinte à la vie privée ou pour faire face à des menaces comme la manipulation de l’information (fake news).

Le Conseil constitutionnel juge spécifiquement depuis 2009 qu’en l’état des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services (décision n°2009-580 DC du 10 juin 2009) et de s’y exprimer (décision n°2020-801 DC du 18 juin 2020) tout en permettant d’en sanctionner là encore les abus.

La France a connu de très graves atteintes à la liberté d’expression au moment des attentats de 2015 qui ont endeuillé notre pays. L’attentat commis à l’encontre des journalistes de Charlie Hebdo en est peut-être le plus grave, des journalistes ayant été assassinés par des terroristes à cause de leurs publications. C’était au travers de ces assassinats la volonté d’intimider les humoristes insolents, ceux qu’ils qualifiaient de blasphémateurs et de faire taire ainsi par la terreur une presse habituée dans notre pays à dire et à écrire ce qu’elle pense dans le respect du texte précité.

En dépit de la gravité des faits commis, notre Conseil est resté extrêmement vigilant sur les incriminations pénales liées aux actions terroristes et n’a pas hésité à censurer des dispositions qui n’étaient ni nécessaires, ni proportionnées, ni adaptées (par exemple décisions n° 2016-611 QPC du 10 février 20217 et n°2020-845 QPC du 19 juin 2020).

Pour conclure mon propos et respecter ainsi mon temps de parole, je voudrais vous citer des propos de Mireille Delmas Marty, juriste et universitaire de renom et de grand talent qui nous a quittés récemment : « face à des dangers bien réels, ce risque serait que des responsables politiques s’orientent vers de mauvaises réponses, créant un nouveau danger qui serait de perdre la démocratie au motif de la défendre. Selon la formule de la CEDH appliquée notamment au terrorisme quand un État le combat en lui empruntant ses propres armes, en réduisant les libertés, il s’injecte par une véritable stratégie d’auto-immunisation, une partie du mal, prenant ainsi le risque de mimétisme d’une contre violence qui en nourrit d’autres et finit par contaminer les systèmes ».

Il faut donc défendre nos libertés sans prendre de mesures liberticides et c’est tout l’enjeu du rôle de vigie qui revient à notre Conseil.

 

 

La protection constitutionnelle de la liberté d’expression au Gabon

par Dieudonné Aba’a Owono, président de la Cour constitutionnelle du Gabon

 

Monsieur le président ;

Chers collègues ;

Distingués invités en vos rangs, grades et qualités ;

Mesdames et Messieurs,

Il m’est agréable de prendre la parole pour la première fois, dans le cadre de ces importantes assises. Je suis conforté par la portée de la thématique de notre interaction consacrée à la protection constitutionnelle de la liberté d’expression ; un sujet qui me donne l’opportunité, à titre personnel, de raviver des réflexions qui ont nourri d’intenses débats dans ma vie antérieure de juge administratif.

Permettez-moi, avant tout, de vous féliciter Monsieur le Président pour votre excellente conduite de nos travaux qui nous rappellent le caractère matriciel de la liberté d’expression en tant que défi universel, qui doit être en tête des priorités de tous les peuples du monde.

Il va de soi que nos échanges d’aujourd’hui sont scrutés par l’opinion publique mondiale parce qu’ils touchent à la clé de voute d’une multitude de libertés indexées à la liberté d’expression notamment :

– La liberté de conscience ;

– La liberté d’association ;

– La liberté de la presse ;

– La liberté d’opinion ;

– La liberté de pensée ;

– La libre pratique de la religion.

Dans mon pays le Gabon comme dans la plupart des régimes démocratiques, la question de la liberté d’expression est une véritable passion pour le peuple ; elle a été au cœur des préoccupations de nos constituants successifs, et surtout elle revêt un attachement particulier pour le juge Constitutionnel gabonais qui y a consacré une abondante jurisprudence.

Dans l’intérêt du temps qui m’est imparti, je vais m’employer à circonscrire le bloc de constitutionnalité et de légalité qui sous-tendent le développement de la liberté d’expression avant de m’appesantir sur les développements saillants consacrés par le juge Constitutionnel. Je ne manquerai pas, avant de conclure, de mettre en exergue l’exigence de régulation dans l’exercice de la liberté.

Consécration par un bloc de constitutionnalité d’une grande densité

La liberté d’expression au Gabon est arc-boutée sur un socle constitutionnel sans équivoque et un édifice de textes internationaux de portée universelle et régionale souscrits par le Gabon.

Le préambule de la Constitution du 26 mars 1991 énonce clairement le caractère inaliénable de la liberté d’expression au Gabon. En le faisant, le constituant gabonais s’est approprié explicitement l’esprit et la lettre de l’article 19 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui ne laisse entrevoir aucune restriction à l’exercice de la liberté d’expression.

On retrouve également au sein du bloc de constitutionnalité gabonais, la plénitude du régime de l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui met une emphase sur la libre communication des pensées et des opinions en tant que manifestations de la liberté d’expression.

Sur le plan régional, de façon non exhaustive, le Gabon est partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples du 27 juin 1981, laquelle garantit l’exigence de la liberté d’expression, en son article 9, qui s’applique dans le « cadre des lois et règlements en vigueur ».

De même, dans la Charte nationale des Libertés du 26 juillet 1990, au point 2 de son article 5, le principe de la liberté d’expression est martelé avec une marge d’appréciation et d’interprétation infinie au juge Constitutionnel.

Cet édifice normatif a été repris et consolidé, suite aux évènements du 30 août 2023, par la Charte de la transition adoptée le 4 septembre 2023, instituée par le Comité pour la Transition et la Restauration des Institutions qui s’est inscrite comme une norme substantielle de notre bloc de constitutionnalité et réaffirme, en son article 23, la pleine jouissance de la liberté d’expression dont l’exercice est naturellement subordonné au respect de la loi.

Surabondamment, l’article 8 dudit texte reconnait les libertés et droits fondamentaux garantis à tous les citoyens gabonais, en soulignant qu’« aucune situation d’exception ou d’urgence ne doit justifier les violations des droits humains ».

Ces dernières dispositions, se rapportant à la Charte de la transition, méritent une attention particulière, car elles démontrent à suffisance que même en période de transition, le Gabon ne fait aucun compromis dans son attachement à la protection des libertés et des droits fondamentaux de la personne et singulièrement, la liberté d’expression.

Consécration par le bloc de légalité

Au-delà des textes à valeur constitutionnelle, la liberté d’expression au Gabon est protégée par des textes législatifs et réglementaires dont l’un des plus hardis est le Code de l’enfant qui indique, en son article 65, que l’« enfant dispose d’un droit inaliénable à la liberté de pensée, de conscience, d’expression, de réunion et de religion, sous le contrôle de ses parents, des autres personnes ou institutions ayant en charge sa garde, dans les limites des dispositions des textes en vigueur ».

Le Code de la communication de 2016 n’est pas en reste. En son article 3, il prévoit que les activités de communication audiovisuelle, écrite, numérique et cinématographique sont libres en République gabonaise sous réserve du respect de l’ordre public dans la mesure où « elles contribuent au développement de la personne humaine, au rayonnement de l’image du pays et à la cohésion sociale ».

S’agissant des textes infralégislatifs, on peut notamment souligner avec intérêt l’ordonnance n°00000016/PR/2018 du 23 février 2018 portant création et organisation du Conseil national des rites et traditions en République gabonaise et le décret n°035/PR/MCPEN portant attribution et organisation du ministère de la Communication, de la Poste et de l’Économie numérique.

Par ailleurs, dans le cadre des concertations de la classe politique, l’effectivité de l’exercice de la liberté d’expression est garantie par l’organisation des différents dialogues nationaux au cours desquels les participants s’expriment librement aux fins de favoriser l’évolution de la démocratie. Cet exercice a culminé lors de la tenue de la Conférence nationale de 1990 marquée par le retour du multipartisme, les Accords de Paris de 1994 et, plus récemment, le Dialogue national inclusif de 2024. Il faut juste souligner que les textes issus de ces différentes rencontres ont été soumis au contrôle du juge constitutionnel. Et ceux du récent dialogue national inclusif, encore en voie de formalisation, attendent de l’être.

La liberté d’expression : une liberté protégée par le juge constitutionnel gabonais

La hardiesse du juge constitutionnel gabonais à protéger la liberté d’expression des citoyens a été manifeste dès la toute première décision de la Cour Constitutionnelle qui porte le n°001/CC du 28 février 1992 se rapportant au contrôle de la loi organique n°14/91 portant organisation et fonctionnement du Conseil National de la Communication. À ce propos, la Cour constitutionnelle avait précisé que la conformité d’un texte de loi à la constitution serait, par elle, appréciée non seulement par rapport aux dispositions de celle-ci, mais également au regard du contenu des textes et normes, à valeur constitutionnelle, énumérés dans le Préambule de la Constitution, tout ceci formant ce qu’il est convenu d’appeler le « bloc de constitutionnalité ».

Dans cet élan, la Cour constitutionnelle du Gabon, garante des droits fondamentaux et des libertés publiques œuvre depuis 1992, à travers sa jurisprudence, en faveur de la protection de la liberté d’expression. À cet effet, elle a rendu de nombreuses décisions, lesquelles ont eu une portée considérable.

Depuis son fonctionnement effectif, la Cour Constitutionnelle remplit pleinement sa mission de gardienne des droits et libertés fondamentaux, toute chose qui peut s’apprécier au travers de ses nombreuses décisions, à commencer par la toute première n°001/CC du 28 février 1992 rendue suite au contrôle de constitutionnalité de la loi organique n°14/91 portant organisation et fonctionnement du Conseil national de la communication. La Cour avait dans cette décision, en lien avec un pan important de la liberté d’expression, consacré le principe de l’égal accès des candidats aux médias en ces termes : « Le droit d’accès aux médias de l’État implique nécessairement l’égalité du temps d’antenne entre tous les partis politiques, dès lors qu’ils sont reconnus ».

Dans le même sillage, était intervenue la décision n°002/CC du 28 janvier 1993 rendue suite au contrôle du décret n°2056/PR/MDNSI fixant les modalités de délivrance et de renouvellement de la Carte nationale d’Identité. Dans cette décision, la Cour a rappelé que, compte tenu de la lourdeur de la procédure de délivrance de la Carte nationale d’identité, le législateur gabonais ne doit pas faire de la présentation de cette dernière un élément indispensable pour l’accès au bureau de vote. Pour avoir accès au bureau de vote, l’électeur est conditionné par la présentation d’une carte d’électeur et d’une pièce d’identité ou à défaut d’une pièce d’état civil. L’objectif recherché ici par le juge Constitutionnel était que le vote, qui est une forme d’expression, ne soit pas lié à des contingences pour son accomplissement. C’est fort de cette volonté du constituant que la Cour a relevé que, conformément au préambule de la Constitution, le peuple gabonais proclame solennellement son attachement au respect des libertés, des droits et devoirs du citoyen et que le respect desdits droits implique nécessairement la possibilité pour les titulaires de ceux-ci de les exercer sans redouter le moindre obstacle.

Aussi, dans sa décision n°019/CC du 2 novembre 1993 se rapportant au contrôle de l’ordonnance n°007/PR du 1er novembre 1993 portant sur la Communication, la Cour a-t-elle déclaré que l’interdiction faite aux députés, aux élus locaux et aux dirigeants des partis ou groupements des partis politiques, d’être propriétaires ou exploitants des sociétés de communication audiovisuelle et cinématographique, apparaît injustifié et contraire à l’exercice des libertés de communication, étant donné que dans leurs activités quotidiennes, ceux-ci ont vocation à communiquer leurs opinions. Elle a, par conséquent, exigé d’écarter ladite incompatibilité à leur égard.

Toujours dans la même décision, elle a considéré que la loi ne peut réglementer l’exercice de la liberté de la presse que pour la rendre plus effective ou pour la concilier avec les objectifs de valeur constitutionnelle.

Encore dans cette même décision, la Cour a considéré que les dispositions qui obligent chaque organe de presse à déposer auprès du procureur de la République deux exemplaires de chaque édition, dûment signés par le directeur de publication, avant toute diffusion, sont matériellement impossibles à satisfaire vu l’heure de la mise en vente des journaux chaque matin.

Par ailleurs, dans sa décision n°021/CC du 12 novembre 1993, la Cour va exiger des médias de l’État que, si un candidat à l’élection du président de la République ne peut participer au débat télévisé pour cas de force majeure, qu’il lui soit aménagé un temps d’antenne ou un espace d’insertion particulier. Ces décisions et bien d’autres démontrent, si besoin était, la détermination de la Cour constitutionnelle à repousser les assauts attentatoires à la liberté d’expression.

Loin de toute exhaustivité, terminons par la décision n°005/CC du 18 août 1994, par laquelle la Cour assure la protection de la liberté de conscience, de pensée et d’opinion, autres ramifications de la liberté d’expression, en déclarant que s’il apparaît normal que la démission d’un député de l’Assemblée nationale entraîne la perte de son mandat, vu qu’elle est l’expression d’une volonté consciente de son auteur, il semble, en revanche, antidémocratique et singulièrement contraire à la liberté de conscience, de pensée et d’opinion, d’instaurer un lien de dépendance entre le mandat parlementaire et l’appartenance au parti politique du titulaire du mandat. La Cour a estimé que les dispositions de l’article 8 de la loi organique en examen, faisant peser une contrainte morale sur le parlementaire désireux de démissionner de son parti politique, portent gravement atteinte à une liberté fondamentale, la liberté d’expression.

Cependant, comme toute liberté, la liberté d’expression n’échappe pas à certains infléchissements.

La liberté d’expression et ses nécessaires atténuations

Je partage pleinement la pensée de la philosophe Monique Canto-Sperber qui se plait à dire que : « la liberté d’expression ne définit pas seulement le fait de pouvoir parler, mais elle signifie aussi que celui auquel on s’adresse, garde la capacité de répondre. Par essence, c’est dans la contradiction que cette liberté s’éprouve réellement ». Cette conception de la liberté d’expression implique nécessairement le respect d’un certain nombre de conditions à l’exercice de la liberté d’expression.

Les atténuations classiques à l’exercice de la liberté d’expression

La liberté d’expression est au cœur de la vie démocratique de tout État. En raison de son importance, elle mérite à la fois d’être exaltée et régulée.

En effet, comme toute liberté fondamentale, la liberté d’expression n’est pas sans limites. Son exercice nécessite un encadrement juridique sans lequel toutes les dérives deviennent possibles. Au Gabon, toute régulation de l’exercice de la liberté d’expression est clairement précisée par les différentes lois et textes réglementaires. Il s’agit, pour aller à l’essentiel, notamment des situations inhérentes au respect de la loi, de l’ordre public, de la dignité d’autrui, du secret professionnel, de la protection de la santé, etc.

Par ailleurs, il existe dans des circonstances exceptionnelles de la vie de l’État, de préserver certains enjeux vitaux, tels que la cohésion sociale, la paix, la stabilité. Face à ces exigences de valeur constitutionnelle, les pouvoirs publics peuvent être amenés à réduire le champ d’exercice de la liberté d’expression. Pour veiller à ce que les restrictions ne soient pas abusives, ou tout au moins qu’elles soient proportionnées, le juge constitutionnel intervient aux fins de concilier ces exigences à valeur constitutionnelle avec l’exercice de la liberté d’expression. C’est cette même démarche que la Cour retient lorsque les pouvoirs publics restreignent l’exercice de la liberté d’expression en période de crise ou de circonstances exceptionnelles.

En effet, saisie lors de la période de crise sanitaire pour contrôler la constitutionnalité de la loi n°026/2020 portant prorogation des mesures de prévention, de lutte et de riposte contre la COVID-19, la Cour a, dans sa décision n°058/CC du 8 novembre 2020 déclaré ladite loi conforme à la Constitution, en ce que les mesures prises par la loi querellée restaient à la fois adaptées, nécessaires et strictement proportionnelles à la menace pandémique. La Cour a estimé que ces mesures prises pendant la période de crise sanitaire relative à la COVID-19, bien que restreignant le champ d’exercice de certaines libertés fondamentales, notamment les libertés de culte, d’aller et venir, de regroupement, d’expression…, ces restrictions étaient proportionnelles à la préservation d’une exigence de valeur constitutionnelle, la protection de la santé.

Les effets de ces décisions du juge Constitutionnel sont modulables dans le temps. On peut, sans crainte de se tromper, affirmer que la Cour, par sa décision n°058/CC du 8 octobre 2020, a été amené à accorder le brevet de constitutionnalité précaire à la loi n°026/2020 portant prorogation des mesures de prévention, de lutte et de riposte contre la COVID-19, en raison de ce qu’un intérêt général justifiait, au moment du contrôle, qu’il soit porté une atteinte temporaire aux droits fondamentaux de la liberté d’expression.

Dans le cas susmentionné, la logique aurait voulu qu’une fois disparues les circonstances qui ont amené le législateur à prendre cette loi, celui-ci intervienne à nouveau afin de passer d’une constitutionnalité précaire à une constitutionnalité constante.

Les restrictions conjoncturelles à l’exercice de la liberté d’expression 

Les nouvelles manifestations de la liberté d’expression auxquelles nous sommes de plus en plus confrontées aujourd’hui sont particulièrement inédites et méritent qu’on s’y attarde en profondeur au moment où nous abordons la protection de la liberté d’expression à l’ère des réseaux sociaux qui ont bouleversé les paradigmes d’exercice de cette liberté d’expression.

L’ère du numérique est assurément un facteur de progrès. Elle permet une diffusion à la fois immédiate et généralisée des informations et des connaissances. Cependant, elle donne l’impression que l’exercice de la liberté d’expression est illimité. On assiste à un choc moral et éthique dans la manifestation de la liberté d’expression depuis l’avènement des réseaux sociaux laissant croire qu’on peut « tout dire, tout écrire, tout publier, absolument tout sans aucune limite ».

Comment s’armer juridiquement pour faire face à ces nouveaux enjeux sociétaux, éthiques, techniques, voire juridiques ? Les dispositifs légaux classiques sont-ils encore adaptés et suffisants pour parvenir à un encadrement efficient de cette liberté lorsqu’elle est exercée à partir des nouvelles technologies de l’information ?

À l’évidence, l’encadrement juridique de la liberté d’expression devient déficient, voire obsolète, au regard du développement des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle. Il est donc attendu du constituant et du législateur gabonais de fournir au juge constitutionnel de nouveaux instruments de contrôle afin que celle-ci s’adapte aux évolutions conjoncturelles de la liberté d’expression.

Si l’exercice de la liberté d’expression reste suffisamment protégé par la Cour Constitutionnelle, une préoccupation demeure cependant. Elle a trait, comme on vient de le voir, à l’usage abusif qu’en font certains citoyens sur les réseaux sociaux. Toute chose qui met en lumière les insuffisances dans l’encadrement juridique de cette liberté. La Cour constitutionnelle, devant cette liberté dont le champ juridique est en friche, n’a d’autre choix que de faire évoluer son contrôle, car, comme disait le professeur Jean Rivero « les institutions, à la différence des satellites, demeurent rarement sur l’orbite où leur créateur avait entendu les placer. Elles échappent à la volonté du constituant ou du législateur qui leur a donné vie. L’évènement, le milieu, la personnalité des hommes qui les incarnent déterminent leur trajectoire ».

Je vous remercie.

 

 

Racines, protection et limites de la liberté d’expression dans la Constitution de la République du Cabo Verde de 1992,

Par José Manuel Avelino De Pina Delgado, président du Tribunal constitutionnel du Cabo Verde

 

Introduction

Monsieur le modérateur et président de séance, je vous remercie de m’avoir donné la parole. Je vous salue ainsi que tous les honorables collègues et invités, selon leurs positions protocolaires respectives, en particulier nos hôtes du Conseil constitutionnel français et de l’ACCF.

L’objectif de cette courte présentation de dix minutes – laquelle je choisirai de lire étant donné ma maîtrise imparfaite de la langue française – est de partager avec cet auguste auditoire l’expérience du Cabo Verde en matière de protection constitutionnelle de la liberté d’expression, en supposant qu’elle puisse apporter quelques éléments complémentaires de comparaison et de réflexion. D’abord, pour des raisons exogènes de particularité d’appartenance à une déclaration de droits relativement étendue, influencée par le Portugal ; ensuite pour des raisons endogènes, dans la mesure où elles s’enracinent dans la manière dont une population créole a traditionnellement géré la différence, avec la tolérance qui caractérise son ethos, la proximité et l’impersonnalité réduite des relations humaines, résultants de sa petite dimension et de la taille de sa population, et la nécessité de résister à l’oppression des pouvoirs publics, pour encadrer la protection de la liberté d’expression et ses limites, dans un sens intègre avec l’identité nationale et constitutionnelle du Cabo Verde[35].

  1. Les racines

L’installation d’un État fasciste au Portugal en 1933 et l’indépendance en 1975 sous un régime autoritaire ont créé un hiatus marqué par la restriction des libertés de communication au Cabo Verde pendant plusieurs décennies, qui n’ont été pleinement rétablies qu’avec la Constitution de 1992. Malgré cela, il semble approprié de conclure que, d’une manière générale, l’idée qu’il doit exister un espace de liberté lié à une sphère publique, dont l’individu peut faire usage, notamment dans ses relations avec les autorités, fait partie de l’identité constitutionnelle des insulaires, à partir du moment où les habitants, quelle que soit leur couleur, ont eu la possibilité d’être élus comme conseillers municipaux au milieu du 16e[36], aspect qui a été souligné par le Tribunal constitutionnel, plusieurs fois[37].

  1. La protection

La protection des libertés de communication se décline en cascade dans une constitution extrêmement prolixe : d’abord, par la clause générale de liberté (article 29, premier alinéa) ; ensuite, par la reconnaissance spécifique de la liberté de pensée, d’expression et d’information et de la liberté de création intellectuelle, artistique et culturelle (article 29, deuxième alinéa) ; enfin, par le développement individuel du régime de base de chacune de ces libertés à partir de l’article 48 de la Constitution (expression et information), complété par les articles 54 (création artistique, intellectuelle, culturelle et scientifique) et 60 (presse). Le Tribunal constitutionnel estime que, sauf disposition spéciale contraire, le régime de l’article 48 s’applique à toute liberté de communication et que, en vertu de cet article et de la clause générale de liberté, toute forme d’expression, même non catégorisée, est protégée par la Constitution, sans préjudice des limitations dont elle fait l’objet[38].

Le sens général de la liberté d’expression est tiré du segment « exprimer et diffuser ses idées par le mot, l’image ou tout autre moyen » inclus dans ce précepte, qui englobe potentiellement tout contenu et tout moyen, couvrant non seulement l’expression et la diffusion verbales, écrites ou par le biais d’images, de manière traditionnelle ou à travers les réseaux sociaux, par un discours direct ou symbolique, tant qu’il peut projeter l’opinion d’une entité. À cette liberté est associée une garantie destinée à protéger son noyau dur, l’interdiction de limiter l’exercice de ce droit par tout type de censure, qui opère surtout au niveau de l’interdiction préventive de la diffusion d’idées ayant un certain contenu, mais qui n’empêche pas que les excès entraînent la responsabilité civile, disciplinaire et pénale du contrevenant, à condition que cela soit prévu par la loi.

III. Les limites

L’équilibre délicat entre essayer de préserver une sphère publique forte basée sur la liberté de critiquer les titulaires de fonctions publiques et de protéger la valeur constitutionnelle de la liberté et de l’autonomie individuelle[39], d’une part, mais en veillant à ce que cela n’affecte pas les bases structurelles de la République qui crée les conditions de son existence juridique, et encore moins que les excès aillent à l’encontre des valeurs constitutionnelles et des droits des individus, en particulier les plus vulnérables, d’une autre, fait partie du régime cabo-verdien des libertés de communication. Cela se traduit par une tension difficile à gérer entre la conception libérale de la liberté (comme non-ingérence de l’État dans les sphères protégées de l’individu) et la conception républicaine de la liberté (comme non-domination)[40], toutes deux sauvegardées par la Constitution (article 18), et qui explique pourquoi, malgré les proclamations fortes concernant les libertés de communication[41], celles-ci sont soumises à diverses formes de limitation[42].

Tout d’abord, parce que le texte constitutionnel semble, en abstrait ou en concret, exclure du propre champ de la liberté d’expression (et, par extension, de toutes les libertés de communication), son utilisation contre : premièrement, «l’honneur et la considération des personnes»; deuxièmement, « le droit à la bonne réputation », et, finalement, « l’intimité de la vie personnelle et familiale», ce qui tendrait à être considéré comme des limites originelles relatives, donc permissives d’arbitrage avec les libertés de communication. Mais aussi avec a) le devoir de protection des enfants et des jeunes ; b) l’interdiction de l’apologie de la violence, de la pédophilie, du racisme, de la xénophobie et de toute forme de discrimination, notamment à l’égard des femmes ; c) l’interdiction de la diffusion d’appels à la pratique des actes visés au paragraphe précédent», qui seraient des limites absolues, ne permettant aucune pondération abstraite (par le législateur) ou concrète (par le juge) avec les libertés de communication, puisqu’elles sont considérées comme étant hors de leur champ de protection.

Et aussi parce qu’ils ne sont pas entièrement protégés de limitations supplémentaires, a) par des actes du pouvoir constituant de révision, qui permettent de petites compressions de certaines sphères de protection des droits eux-mêmes[43] ; b) par des actes normatifs généraux et abstraits du législateur ordinaire, à savoir ceux qui réglementent la sécurité nationale, les médias et les élections, ainsi que des règles pénales codifiées[44] ; c) par des actes du même législateur ordinaire de création de statuts spéciaux couvrant les titulaires de fonctions publiques, certaines catégories professionnelles ou les personnes telles que les enfants, les soldats ou ceux qui sont privés de libertés[45] ; et, d) par la suspension de l’exercice dans une situation exceptionnelle de trouble constitutionnelle (état de siège ou état d’urgence[46]).

Conclusion

Enfin, je voudrais souligner que la perspective non absolutiste dans laquelle la liberté d’expression est reconnue dans la Constitution cabo-verdienne[47], marquée par la protection presque totale du noyau dur du droit, comme indiqué à l’article 48, mais aussi par la flexibilité de limitation des autres dimensions du droit, qui est essentiellement soumise à un contrôle d’intensité basé sur le principe de proportionnalité, signifie que, compte tenu des autres droits et intérêts publics légitimes, au Cabo Verde il y a une grande marge pour adapter le niveau de protection et l’amplitude des limitations à de nouveaux contextes[48].

Merci pour votre attention.

 

 

Échanges après l’atelier n°1

Mohammed Amine Benabdellah, président de la Cour constitutionnelle du Maroc

Bonjour à tous. Je suis très heureux d’intervenir en réaction aux excellents exposés qui nous ont été présentés. Je n’ai pas de question particulière, mais j’ai une observation à émettre. Il est certain que personne parmi nous ne serait contre la liberté d’expression. Or la liberté d’expression est un principe constitutionnel, quand bien même la constitution n’existerait pas. A fortiori, lorsque les constitutions existent, je ne pense pas qu’il puisse y avoir une constitution qui ne le mentionne pas.

Dès lors que cette liberté est constitutionnelle, afin qu’elle soit sauvegardée, il faut qu’elle soit limitée. Pour quelle raison ? Si elle n’est pas limitée, elle cause des dégâts sur le plan de la société. Justement, le législateur, à ce moment, doit intervenir sous le contrôle du juge constitutionnel afin que cette limitation, comme il est ressorti des différents exposés, ne soit pas disproportionnée et ne soit pas exagérée, ne soit pas in fine un abus. Pour que la liberté puisse être exercée et qu’il n’y ait pas d’abus, il faut nécessairement qu’il existe des limitations.

Ces limitations ne doivent pas porter forcément sur les opinions. Si, par exemple, une opinion est émise, il est tout à fait normal que la liberté d’expression impose qu’on puisse dire le contraire, ou une opinion plus nuancée, sans que le fondement même de la liberté soit atteint. Cependant, dès lors qu’elle touche le droit privé d’autrui, les croyances, les dégâts risquent de se manifester. Et les exemples, malheureusement, sont très nombreux qui confirment cette inquiétude. C’est donc à ce moment que le législateur doit intervenir, avec une grande prudence, encore une fois sous le contrôle du juge constitutionnel. Il faut qu’il soit un équilibriste de grande envergure pour réussir cette épreuve.

 

Pierre Nihoul, président de la Cour constitutionnelle de Belgique

Merci beaucoup. Nos panélistes partagent-ils cette analyse ? Je voudrais en effet éventuellement prolonger la réflexion. Aucune liberté n’est absolue, elle comporte nécessairement des limites. Dans le domaine de la liberté d’expression, ces limites sont-elles nécessairement curatives ? On a interdit l’expression qui mêle le racisme à l’incitation à la violence, à la xénophobie. Ce sont des infractions qui mènent à des répressions. Ces limites sont-elles, dans le domaine de la liberté d’expression, possiblement préventives ? Cela s’apparenterait à de la censure, éventuellement. C’est une question que je pose et je ne sais pas si les panélistes ont envie d’y répondre.

 

Mireille Najm-Checrallah, juge au Conseil constitutionnel du Liban

En fait, toute la question est là. Quelles sont les limites de cet espace de liberté, de la liberté d’expression ? C’est là tout le nœud du problème. C’est ce que j’ai expliqué dans mon exposé. Les croyances ne peuvent-elles pas être remises en cause ? N’a-t-on pas le droit de critiquer ? Ce sont des questions fondamentales dans nos sociétés. Parmi les sociétés, il existe la différence entre les sociétés démocratiquement avancées et celles qui sont dans un apprentissage de la liberté. C’est ainsi que vous les avez classifiées.

Jusqu’où pouvons-nous aller dans la critique ? Jusqu’où pouvons-nous aller dans le droit, par exemple, de ne pas adhérer à une religion qui serait, par exemple, la religion d’un État ? Ce sont des questions fondamentales que nos sociétés orientales devraient se poser. Dans cet équilibre, ce dosage que nous devons opérer entre la liberté d’une part et les restrictions à la liberté d’autre part, je pense qu’il faudrait que les libertés soient toujours prévalentes.

Dans l’approche en tant que juge constitutionnel, je pense qu’il doit toujours peser autant que possible, parce qu’il y a des dégâts, et nous avons constaté que les limitations sont nombreuses dans certaines constitutions. Toutefois, je pense qu’il est nécessaire de toujours faire pencher la balance vers plus de liberté d’expression. C’est mon avis, mon modeste avis.

 

Pierre Nihoul

Merci. Professeur Kanté, souhaitez-vous intervenir ?

 

Babacar Kanté, Doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal) et expert auprès de l’ACCF

 

Monsieur le président, la question que vous posez est une question cruciale, car, en matière de liberté, il existe deux régimes : le régime préventif et le régime répressif. Le régime préventif consiste à borner la liberté, à poser des conditions, et lorsque ces conditions sont remplies, la liberté peut s’exercer, le droit peut s’exercer. Le régime répressif consiste à laisser cette liberté totale, et en cas de violation d’une certaine limite, à appliquer une sanction. Je pense qu’il s’agit là d’un dosage.

Quand le Conseil constitutionnel français affirme, par exemple, que nous n’acceptons pas qu’il y ait un changement de régime de la liberté d’association, la liberté d’association étant un droit fondamental qui ne doit pas être assorti de conditions, le régime est dès lors répressif. Autrement dit, on exerce la liberté, et en cas de débordement, on sanctionne.

En matière de liberté d’expression, j’estime que la question est bien plus délicate. En effet, devons-nous laisser la liberté s’exprimer jusqu’à atteindre l’antisémitisme, et après, s’assurer que nous réagissons ? Devons-nous laisser la liberté s’exercer jusqu’à atteindre un racisme pour dire ensuite que nous réagissons ? Devons-nous laisser la liberté s’exprimer jusqu’à promouvoir le terrorisme pour affirmer ensuite que nous réagissons ? Devons-nous laisser la liberté s’exprimer jusqu’à promouvoir la pédopornographie pour assurer ensuite que nous réagissons ? Voici quelques exemples pour démontrer qu’il devrait à mon sens y avoir un bornage, un encadrement de cette liberté pour qu’on n’attende pas le dépassement de la ligne rouge pour décider de prendre des dispositions. Il me semble que chaque société a son rythme d’évolution, chaque pays a son rythme d’évolution, chaque pays a son contexte.

C’est en fonction de ce contexte, je pense, qu’il faudrait peut-être borner cette liberté, et essayer, dans certains cas exceptionnels, de poser des limites préalables, encore une fois, avant que la ligne rouge ne soit franchie pour se mettre, comme j’ai l’habitude de le dire dans nos pays, à se croire intelligent en créant une commission pour réfléchir à cette question qui nous menaçait depuis un certain nombre d’années. Je pense qu’il faudrait trouver un équilibre entre les deux et c’est aux juges, d’abord en fonction du contexte du pays et en fonction de l’évolution du pays de poser des bornes. J’ai beaucoup apprécié certains pays, tels que le Canada et la Belgique, où sans attendre la formalisation de ces lois dans des textes, le juge a assumé ses responsabilités en posant des bornes. Il me semble qu’il faudrait trouver le bon niveau pour placer le curseur.

 

Pierre Nihoul

Merci, professeur. Monsieur le président, je vous en prie.

 

Dieudonné Aba’a Owono, président de la Cour constitutionnelle du Gabon

Merci. Je voulais intervenir à la suite du professeur. Tout à l’heure, nous pouvions écouter les uns et les autres et remarquer que la liberté s’exprime aujourd’hui. Or il est des cas où l’expression de la liberté est parfois contraire aux us et coutumes ainsi qu’aux valeurs d’une société.

Le problème est de savoir qu’il n’y a pas les bornes, mais il ne reste que les valeurs de la société, les coutumes acceptées au sein d’une société. Cela cause un problème social dans certains pays lorsqu’un élément n’est pas normé et n’est pas moralement acceptable, mais non répréhensible parce que non normé. Il n’y a pas les bornes. Il se pose dès lors un problème. Je citerai un exemple.

En République gabonaise, le mariage n’est pas exigé traditionnel à l’intérieur d’un clan. Or, il s’est trouvé de jeunes Gabonais qui se sont mariés et leurs parents n’ont pas admis leur mariage. Ils se sont en effet mariés civilement, sans organiser de mariage coutumier. Les juridictions ont été saisies pour annuler ce mariage. Évidemment, il n’y avait aucune norme, il n’y avait pas de bornes législatives ou réglementaires. Il a toutefois fallu puiser à l’intérieur des valeurs et la Cour de cassation a annulé ce mariage. Ce dossier était compliqué. Il a été jugé au tribunal, puis a été porté devant la Cour d’appel et enfin devant la Cour de cassation. Toute la problématique peut se résumer ainsi : sont-ce toujours les juges constitutionnels ou simplement les juges qui doivent dire le droit, ou bien importe-t-il parfois de créer des normes lorsqu’avec l’évolution actuelle, de nombreux faits relèvent du mimétisme ou bien de la copie ? Merci.

Pierre Nihoul

Merci monsieur le président.

Véronique Malbec, membre du Conseil constitutionnel français

Je souhaite dire deux mots, car de nombreux sujets ont été évoqués. En fait, nous affirmons à peu près tous la même chose, c’est-à-dire qu’il y a un grand principe et que ce principe n’est pas absolu, et que nous y mettons des bornes. Au sujet de la capacité d’intervenir en amont, ce que vous appeliez la prévention, point en effet difficile, le législateur a essayé d’agir en ce sens. Nous avons cité les uns et les autres, à la fois par exemple les réseaux sociaux ou le terrorisme. Nous avons essayé d’intervenir en amont. Cependant, la plupart du temps, le législateur interviendra à la suite d’un fait divers, et c’est une réalité.

Le fait divers entraîne une loi qui restreint un peu plus la liberté d’expression. C’est ici que le Conseil constitutionnel joue tout son rôle, car en dépit même de la gravité du fait divers qui a amené le législateur à intervenir, il est important que nous jouions, nous, le rôle de vigie que j’évoquais dans mon propos : le rôle de vigie entre cette liberté et les contraintes, et surtout les restrictions que nous pouvons apporter.

Pierre Nihoul

Merci beaucoup.

José Manuel Avelino De Pina Delgado, président du Tribunal constitutionnel du Cabo Verde

Je vais essayer de m’exprimer, mais cela m’est difficile. Je souhaite ajouter un commentaire relatif à notre expérience et aux raisons qui justifient nos différentes perspectives dans cette matière. L’idée d’avoir certaines limites absolues à la liberté d’expression dans la Constitution laisse certains contenus hors du champ de protection de la liberté d’expression et de communication : ils ne sont pas protégés.

Cette perspective est le résultat du texte de la Constitution et même de l’interprétation du tribunal constitutionnel. Il s’agit d’une influence allemande et la Constitution du Cabo Verde reflète une idée d’une « Streitbare Demokratie », une démocratie qui a des moyens de protection préventive. Certains discours, certaines associations politiques, certaines religions ayant un caractère plus théocratique ne sont pas protégés par le texte de la Constitution.

Pierre Nihoul

Merci beaucoup.

En Belgique, l’intervention de mesures préalables s’effectue généralement sous la forme de procédures en référé, procédures d’urgence, où il arrive dans certains cas qu’un homme politique voie une émission ou un article de presse se profiler à l’horizon et il demande en extrême urgence, parfois sur requête unilatérale, l’interdiction de la publication de cet article ou de cette émission. Nous assistons donc de temps en temps à l’intervention du juge des référés qui peut interdire préalablement la publication. Cela est toutefois généralement considéré comme une mesure préventive, et ainsi comme une censure, plutôt critiquée.

Cette intervention est menée sous le bénéfice de l’urgence. Cependant, aucune législation ne permet une intervention préalable. Généralement, lorsqu’il est atteint à la réputation d’autrui, la réponse intervient précisément sous la forme d’un droit de réponse, c’est-à-dire une intervention a posteriori.

J’ignore si sur cette partie du débat, les mesures préventives, il y a encore des interventions. Non ? D’autres thématiques ?

Babacar Kanté

Monsieur le modérateur, je voudrais à mon tour remercier MOPS – Marie-Odile Peyroux-Sissoko – qui m’a aidé pour cette première table ronde à réaliser le traitement des données brutes, à dresser des tableaux, à réaliser les premières analyses sur lesquelles je me suis appuyé pour effectuer ce travail.

Ensuite, je remercie aussi le secrétariat. Comme je vous l’ai déjà dit, je le répète, ne soyez pas inquiets parce que j’ai l’impression que le secrétariat lit l’ensemble de nos analyses. J’ignore s’il introduit des mots clés dans mon travail ou pas, mais chaque fois qu’il manque un pays, c’est avec une grande diplomatie que la secrétaire générale me demande : « Avez-vous reçu la réponse de tel pays ? », sachant parfaitement qu’elle m’a été envoyée. Je lui dis « Madame Pétillon, oui, je l’ai bien reçue ». « Ah bon, très bien ». Or je suis sûr qu’elle sait que j’ai reçu la réponse évoquée, parce qu’elle me l’a envoyée. Elle souhaite vérifier, n’ayant pas vu le nom du pays dans l’analyse, qu’il a été pris en compte. Je souhaitais par conséquent vous rassurer encore une fois sur le fait que tout serait pris en compte. Nous avons proposé le questionnaire en tirant un peu les leçons du Congrès de Dakar, parce que nous nous sommes rendu compte qu’en entrant dans des notions que nous voulons conceptualiser, le travail devient difficile. Je prends juste un exemple. Nous n’avons pas voulu faire la différence entre le titulaire de la liberté d’expression et le bénéficiaire de la liberté d’expression.

En entrant dans ces nuances, dans ces subtilités, les juridictions constitutionnelles nous répondent à juste raison qu’elles ne sont pas là pour des notions, mais ont à trancher des cas concrets. Si elles traitent le contentieux concerné in abstracto, il est vrai qu’elles ont encore une fois des préoccupations concrètes séparées. Mais il me semble que nous aurons l’occasion d’y revenir par la suite.

Nous ne rencontrons pas seulement un problème avec la liberté d’expression actuellement. Je me souviens que le président Fabius, il y a quelques années, ne cessait d’évoquer des menaces contre l’État de droit et la démocratie. Pour quelles raisons ? Il existe en effet un abus dans la liberté d’expression. C’est pourquoi je demandais précédemment si nous attendions de constater l’abus pour sanctionner. Le Canada, la Suisse ou la Belgique ont à ce sujet une meilleure réponse, il me semble. Il est en effet très intéressant de constater que la structure fédérale de l’État importe beaucoup.

Dans les États fédéraux – et j’aurais l’occasion de revenir sur ce point –, un important effort de synthèse sociologique est à fournir à partir des différentes composantes ethniques et sociologiques. Dans ces pays, j’ai remarqué qu’il existe un véritable effort de synthèse, d’agrégation des valeurs. C’est dans ces pays qu’il y a une intensité de contrôle un peu plus forte. Dans ces pays, je me rends compte que l’expression qui est employée est le « noyau dur ». Il existe un noyau dur imprescriptible, ce qui me rappelle ce que le droit international appelle le jus cogens : les règles du jus cogens sont non négociables, aucun traité ne peut les violer, aucun principe ne peut les violer. Je pense que le juste constitutionnel viendra peut-être progressivement. Pardonnez-moi de m’inspirer du droit allemand, mais vous aussi pratiquez le droit comparé. Le droit allemand définit le principe de confiance légitime. Lorsque le citoyen se lève le matin, il n’a pas à craindre qu’il y ait un changement de régime de droite ou de gauche. Peu importe, car il existe un patrimoine commun de valeurs que nous partageons et nul ne peut y toucher.

Aussi, je pense que le juge, je l’ai déjà évoqué, parviendra progressivement, méthodiquement, à construire ce noyau. Par ailleurs, le président Fabius parlait de partage de la langue française. Je pense que désormais vous êtes tentés de plus en plus à partager non pas la langue française seulement, mais aussi des valeurs communes. C’est aussi l’intérêt de l’association. C’est pourquoi vous évoquez aujourd’hui l’éthique du juge constitutionnel. Cet effort de construire un certain nombre de valeurs reviendra à nous demander, dans cet espace francophone, si nous avons un certain nombre de valeurs non négociables, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, parce que notre communauté internationale est arrivée à un niveau tel qu’il y a un certain nombre de violations de droits qui sont inacceptables.

Je dis toujours que la démocratie correspond à trois éléments et il ne faut pas l’oublier. Ce sont d’abord des valeurs universelles et lorsque nous évoquons les démocraties de pays sous-développés, elles ne sont pas possibles. Je ne connais aucun pays qui ne soit épris de liberté. Je ne connais aucun pays qui ne soit épris d’égalité. Ce sont des valeurs basiques, ce sont des valeurs consubstantielles à l’être humain. Mais alors, en ce qui concerne les institutions, le principe de la séparation des pouvoirs n’est pas appliqué de la même manière en France qu’en Grande-Bretagne. Le principe de la séparation des pouvoirs n’est pas appliqué de la même manière aux États-Unis qu’en France. Ce qui se passe aux États-Unis est inacceptable dans le cas des Français, qui ne peuvent pas accepter que le vice-président du pays soit en même temps président d’une Chambre. Ce qui se passe aux États-Unis, ce sont les institutions des pays qui sont le produit de cette institution. Aussi les institutions peuvent encore une fois varier, tandis que les valeurs sont universelles. Le troisième niveau de démocratie, c’est la pratique. Vous vous imposez une éthique, vous vous imposez des limites, vous vous autolimitez. C’est pourquoi, s’agissant des valeurs, encore une fois, je pense que c’est non négociable. Vous y parviendrez avec le droit comparé.

Je pense que Madagascar, et c’était la première fois que je constatais cela, a mentionné dans sa décision la justice du Gabon. Pourtant il est affirmé que dans ces pays, la règle du précédent n’est pas applicable. Par conséquent, je pense qu’il y a aujourd’hui un effort de rapprochement par le biais du droit comparé qui fera que vous parviendrez progressivement, chaque jour, en son temps, à bâtir un certain nombre de valeurs qui vous sont communes pour consolider l’état de droit et de la démocratie. Merci encore une fois.

 

Atelier n°2 – Les mécanismes jurisprudentiels élaborés en matière d’encadrement de la liberté d’expression

 

Synthèse des réponses au questionnaire

Babacar KANTE, Doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal), Expert auprès de l’ACCF

 

L’objet de l’atelier n° 2 est d’analyser les mécanismes jurisprudentiels mis en œuvre par vos cours pour encadrer la liberté d’expression. À cette fin, les questions posées portaient, pour l’essentiel, sur des problèmes comme la place de la liberté d’expression dans votre jurisprudence notamment celui de savoir si vous établissez une hiérarchie entre elle et d’autres droits et libertés, les fluctuations éventuelles de votre jurisprudence par exemple lorsque la liberté d’expression est mise en perspective avec d’autres droits et libertés ou l’ordre public, les sources d’inspiration et l’impact de votre jurisprudence, les outils que vous mettez en œuvre pour l’encadrement de la liberté d’expression.

Au terme de l’analyse des différentes réponses reçues, il apparaît que vos cours consacrent, à travers leurs jurisprudences respectives, la fondamentalité de la liberté d’expression. Ce trait de caractère de la liberté d’expression constitue en effet un dénominateur commun à vos cours. Mais dans le cas des pays occidentaux, il s’agit, en réalité, d’une confirmation. En revanche, pour ce qui est des pays dits en transition démocratique, on pourrait parler de révélation. Cette différence est d’ailleurs déjà perceptible au plan quantitatif. Un nombre considérable de pays appartenant à la deuxième catégorie n’ont pas reçu, ou ont eu à faire à un très faible nombre de recours relatifs à la liberté d’expression. Il en est ainsi du Liban, du Maroc, de la République centrafricaine, du Sénégal et du Togo.

Il faut préciser que cette fondamentalité de la liberté d’expression a, historiquement, d’abord été consacrée par la jurisprudence suisse : « Dès les années soixante, face à l’inaction du constituant et encouragé par la doctrine, le Tribunal fédéral a décidé de reconnaitre de nouveaux droits constitutionnels non écrits pour combler les lacunes que comportait l’énumération des droits fondamentaux faite par la Constitution fédérale de 1874. C’est ainsi que les juges fédéraux ont reconnu la liberté d’expression comme étant d’abord un principe fondamental du droit fédéral ou cantonal, puis comme un droit constitutionnel non écrit. Ils ont décrit cette liberté comme un élément indispensable à l’épanouissement de la personne humaine et comme le fondement de tout État démocratique ».

Cette fondamentalisation qui est maintenant largement partagée dans l’espace francophone se fait, schématiquement, selon deux procédés jurisprudentiels. Le premier consiste en la reconnaissance du caractère « essentiel » de la liberté d’expression ; alors que le deuxième correspond à la mise en œuvre d’un outil de contrôle rigoureux, ou exigeant selon certaines cours, des limitations apportées à la liberté d’expression par l’application du principe de proportionnalité.

Ce principe est admis et mis en œuvre par toutes vos cours qui se reconnaissent compétentes (sauf le Conseil constitutionnel du Cameroun) et qui ont eu à connaître à des titres divers de recours en matière de liberté d’expression. En raison de son importance comme technique de contrôle en matière de droits et de libertés, mais aussi des divergences qu’il révèle entre vous, les modalités de son application feront l’objet de développements plus substantiels au moment de traiter des outils mis en œuvre par vos cours.

Mais, en ce qui concerne la place que la jurisprudence de vos cours réserve à la liberté d’expression, elle consiste à tirer les conséquences logiques qui s’attachent à son caractère fondamental. Ce trait de caractère, faut-il le rappeler, résulte de trois principaux facteurs qu’on retrouve dans les réponses de presque toutes vos cours.

D’abord, la nature de la liberté d’expression. Sur ce point, il faut préciser que les réponses ne font pas de différence entre droit et liberté, comme à Andorre, pour ne donner qu’un exemple, alors que, comme certaines de vos réponses le confirment, la liberté d’expression comporte deux versants, l’un actif et l’autre passif, ainsi que le montrent la France et la Belgique. Il en est ainsi quand on distingue le droit d’informer et le droit à l’information. Il s’agit d’une distinction intéressante du fait qu’elle a une portée juridique réelle. Le droit implique le bénéfice d’une prérogative reconnue au citoyen, mais dont l’État doit garantir l’effectivité ; en ce sens, il correspond à la vieille définition du droit-créance de Georges Burdeau, encore largement valable aujourd’hui, qui l’entendait comme une « prétention légitime à obtenir [de la collectivité] les interventions requises pour que soit possible l’exercice de la liberté ».  Ces droits couvrent en général, il est vrai, les droits économiques et sociaux. En revanche, la liberté suppose la possibilité pour le citoyen de jouir d’un droit, que l’État ne peut pas enfreindre. Cette conception est déduite, pour l’essentiel, d’une certaine interprétation des déclarations des droits, qui met l’accent sur les libertés individuelles ou collectives qu’elles proclament comme, précisément la liberté d’expression. Ce sont, pour emprunter une distinction devenue classique, les droits-libertés. Selon qu’il s’agisse donc d’un droit ou d’une liberté, un régime juridique différent découle en principe de cette qualification pour chaque situation.

La différenciation est aussi importante pour le juge dans son office et, par ricochet, pour la promotion de la démocratie. Elle permet de doser le contrôle de la constitutionnalité des lois à l’aune de cette distinction et de savoir, par exemple, où placer le curseur pour ne pas aller ni assez loin ni trop loin, dans l’appréciation de l’intervention du législateur. Mais même en ne précisant pas toujours la spécificité réelle de la liberté d’expression, vos cours confirment son importance.

Un certain nombre de cours se distinguent cependant par un approfondissement du caractère fondamental de la liberté d’expression et une importance accrue qui lui est accordée. Elle est ainsi considérée, pour ne donner que deux exemples, comme « une pierre angulaire » et un « droit essentiel » de la démocratie, respectivement par le Canada et la Moldavie.

Ensuite, l’importance des titulaires ou des bénéficiaires de la liberté d’expression est un deuxième facteur qui en fait assurément une liberté fondamentale. Là aussi, les réponses ne font pas de distinction entre les titulaires et les bénéficiaires de la liberté, comme pour lui donner un caractère encore plus global. Sont ainsi généralement considérées comme des bénéficiaires, dans les réponses, les personnes publiques et les personnes privées, les personnes physiques et, à un degré moindre, les personnes morales. La catégorie des titulaires n’est en revanche pas spécifiée. Les deux versants de la liberté d’expression sont pourtant distinctement consacrés dans un certain nombre de pays comme la France et la Belgique. En ce qui concerne les bénéficiaires de la liberté d’expression, une curiosité mérite d’être relevée : les cours ne font que très peu de place aux lanceurs d’alerte. Il s’agit pourtant d’une nouvelle catégorie de faiseurs ou de leaders d’opinion, pour lesquels un statut est en gestation dans certains pays ou à l’échelle internationale sous la pression de la société civile et des organisations non gouvernementales. En attendant, il se pose la question de savoir de quelle marge de manœuvre ces nouveaux diffuseurs qui, plus qu’un contre-pouvoir, constituent un métapouvoir, bénéficient-ils pour exercer leur activité et quels sont leurs droits lorsqu’ils sont attraits devant la justice en application des dispositions des lois régissant actuellement la liberté d’expression. L’atelier n° 3, consacré à la liberté d’expression au XXIe siècle abordera cette question.

Enfin, le régime juridique de la liberté d’expression, tel qu’il ressort de l’analyse de vos réponses, en fait un troisième facteur de sa fondamentalité. Elle permet de constater qu’il s’agit d’une liberté non seulement garantie par des textes supérieurs émanant des deux ordres juridiques, national et international, mais aussi protégée par le juge contre les interventions du législateur. Ainsi, dans ce deuxième atelier, plusieurs pays confirment la tendance qui s’était dégagée dans le premier, relative aux sources de la liberté d’expression : la référence constante au droit international, notamment à la Convention européenne des droits de l’homme pour les cours occidentales et à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, pour les pays africains. Pour l’Europe, il en est ainsi d’Andorre, de la Bulgarie, de Monaco, de la Suisse, de la Serbie, dont les juridictions constitutionnelles se réfèrent à la Convention européenne des droits de l’homme. En ce qui concerne l’Afrique, on pourrait citer le Bénin et la République centrafricaine. Il ne s’agit donc, de ce point de vue, que d’une reprise logique des références de vos cours aux sources de la liberté d’expression.

La fondamentalisation de la liberté d’expression trouve sa source dans une inspiration très vaste et très profonde, dans une référence à la jurisprudence d’autres pays ou de juridictions internationales. Ainsi, étrangement, la Cour du Cabo Verde, qui n’a pourtant pas eu à faire à un nombre important de recours en la matière, fait référence dans ses décisions à une douzaine d’arrêts de juridictions étrangères pouvant aller notamment des États-Unis à la France, en passant par l’Allemagne, les Philippines, la Hongrie et la Cour européenne des droits de l’homme. Le spectre de la référence au droit comparé y est pratiquement sans limites.

La conséquence de cette fondamentalisation ne conduit cependant pas à une primauté de la liberté d’expression sur les autres droits ou libertés. Aucune réponse ne tend à hiérarchiser la liberté d’expression par rapport à d’autres droits et libertés. Pratiquement toutes vos cours considèrent en effet que, bien qu’étant « essentielle à une société démocratique dont elle constitue la pierre angulaire », la liberté d’expression n’en est pas plus fondamentale que d’autres droits fondamentaux. C’est le cas des cours, qu’elles appartiennent aux pays de vieille démocratie ou à ceux où elle est encore émergente. On pourrait citer : la Belgique, le Cabo Verde, la Guinée-Bissau, l’île Maurice, Monaco, le Sénégal et la Serbie.

Le cas de la Suisse est cependant, sur ce point aussi, singulier. Si le principe de l’absence de hiérarchie entre les droits fondamentaux y est consacré, c’est au terme d’une évolution qu’il est intéressant de rappeler. En effet, après l’affirmation par le Tribunal fédéral que tous les droits fondamentaux se valent, un arrêt de 1970 (ATF I 96 586 Consid 6) est venu atténuer le principe en considérant que : « La liberté d’expression n’est pas seulement, comme d’autres libertés expresses ou implicites du droit constitutionnel fédéral, une condition de l’exercice de la liberté individuelle et un élément indispensable à l’épanouissement de la personne humaine; elle est encore le fondement de tout État démocratique: permettant la libre formation de l’opinion, notamment de l’opinion politique, elle est indispensable au plein exercice de la démocratie. Elle mérite dès lors une place à part dans le catalogue des droits individuels garantis par la Constitution fédérale et un traitement privilégié de la part des autorités ».

Mais il ne s’agirait, apparemment, que d’un arrêt d’espèce dans la mesure où ce considérant n’a plus été repris dans aucune autre décision. Selon la Suisse : « Un auteur en a déduit que les juges fédéraux étaient devenus réticents à toute hiérarchie des droits fondamentaux. C’est ce que vient confirmer le principe de la « concordance pratique » que le Tribunal fédéral applique aux situations de conflit entre droits fondamentaux ».

Dans l’encadrement de ce droit fondamental qu’est la liberté d’expression par vos juridictions, on constate aussi très peu de variations, mais plutôt une certaine régularité. Rares sont en effet les cours qui admettent des fluctuations dans leur jurisprudence. La tendance générale, exprimée par le Canada et la France, consiste à considérer que les variations envisageables seront essentiellement les conséquences logiques de l’évolution de la législation. Andorre reconnait cependant au moins trois cas où une variation de la jurisprudence de la juridiction constitutionnelle est possible et donne l’exemple de l’arrêt du 28 février 2003, relatif à la publication de photos d’un accident et où étaient en conflit le droit à l’information de l’opinion publique et le respect dû à la vie privée. Il ressort de cet arrêt que les circonstances de temps et de lieu pourraient être de nature à entraîner une fluctuation de la jurisprudence.

De même, le Gabon considère que des circonstances exceptionnelles peuvent entraîner des variations ou changements dans sa jurisprudence. Cette hypothèse n’est d’ailleurs pas loin de celle envisagée par la Moldavie et la Serbie, selon laquelle l’évolution de la société serait un facteur de changement d’optique de sa jurisprudence. La Cour centrafricaine aussi considère que sa jurisprudence pourrait évoluer dans le sens d’un changement lorsque, pendant la période électorale, des attaques sont proférées contre les femmes et qu’elles peuvent être assimilées à des injures sexistes. Il serait alors possible d’envisager une évolution de sa jurisprudence dans le sens d’une sanction de ces attaques. Il ne s’agit là, en réalité, que d’hypothèses. Même dans les pays où les recours en matière de liberté d’expression ne sont pas nombreux ou sont même inexistants, les réponses vont dans le sens du maintien de la constance de la jurisprudence. Il en est ainsi du Cabo Verde, du Cambodge et du Maroc.

En ce qui concerne l’influence des décisions de vos cours sur les juridictions de fond, on pourrait, ici aussi, conclure à un consensus. À quelques nuances près, les réponses se recoupent. Presque toutes les Cours considèrent que leur jurisprudence exerce une influence sur celle des autres juridictions nationales. Il en est ainsi de la France où, aux termes des dispositions de l’article 62 de la Constitution, les juridictions « inférieures » sont obligées de tenir compte des décisions du Conseil constitutionnel. De même, à Monaco et en Suisse, les décisions de la juridiction constitutionnelle s’imposent aux autres juridictions.

Le cas de la Belgique est particulièrement intéressant en ce que l’influence y est réciproque et même « circulaire ». La jurisprudence de la Cour européenne s’impose à la juridiction constitutionnelle qui, à son tour, exerce une influence sur les juridictions de fond. Mais les décisions de ces dernières, notamment le Conseil d’État, peuvent aussi servir de source d’inspiration à la juridiction constitutionnelle. Il en est de même d’ailleurs au Luxembourg, dont la composition originale de la Cour constitutionnelle facilite une influence réciproque et, par conséquent, ici aussi, « circulaire ». En effet, la Cour y est composée de magistrats de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire qui continuent d’exercer leurs fonctions dans leurs corps et juridictions d’origine. Du fait de ce « dédoublement fonctionnel », les interactions entre juges sont même inévitables. La République centrafricaine semble, théoriquement du moins, relever du même cas. L’argumentation semble manquer cependant de base. Quant au Gabon, il fait curieusement exception à la règle de l’influence de la jurisprudence de la Cour sur celle des juridictions de fond.

La Suisse aussi occupe une place à part sur ce point, mais pour des raisons différentes. Du fait de l’origine jurisprudentielle de son droit constitutionnel de la liberté d’expression qui date de 1961, elle admet une influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme à partir de la ratification de la convention en 1974 ; ce qui a entraîné une variation dans sa jurisprudence pour tenir compte de cette nouvelle donne.

En ce qui concerne l’autorité des décisions rendues par les cours, la conclusion générale qui se dégage de vos réponses est l’application de la règle « stare decisis ». Il s’agit d’une règle qui est appliquée, en principe, au double plan horizontal et vertical. On pourrait donner, à cet égard, les exemples d’Andorre, du Canada, de la Roumanie, du Sénégal, de la Suisse et de la Serbie. Dans ces cas, les décisions de la juridiction constitutionnelle s’imposent aux juridictions de fond. Les réponses révèlent cependant quelques singularités. Il en est ainsi d’Andorre, où l’application de la règle intervient dans un système où l’Amparo existe. Il en est de même en Belgique qui admet une influence réciproque de la juridiction constitutionnelle et des juridictions de fond, comme cela a déjà été dit ; ce qui atténue la rigueur de l’autorité des décisions de la première sur les secondes.

Mais dès lors qu’il s’agit de mettre la liberté d’expression en rapport avec d’autres droits et libertés ou le nécessaire maintien de l’ordre public, des divergences commencent à apparaître dans l’approche de vos cours. L’ordre public, par exemple, n’est pas entendu de la même façon dans les pays occidentaux que dans les pays en transition démocratique et sa confrontation avec la liberté d’expression ne va pas toujours dans le même sens. De même, l’intensité du contrôle des limitations apportées par le législateur à la liberté d’expression reste un sujet de démarcation entre vos cours.

La Constitution du Cabo Verde donne une « définition générique » de l’ordre public en son article 244, qui « assigne à la police la fonction de protéger la légalité démocratique, de prévenir la criminalité et de garantir la sécurité intérieure, la tranquillité publique et l’exercice des droits des citoyens ». Comme dans les autres pays en transition démocratique, c’est un rappel nécessaire, il n’y a pas eu beaucoup de recours en matière de liberté d’expression devant la Cour. Il est cependant intéressant de relever que, malgré tout, il est admis que : « Cependant, dans l’abstrait, en tant qu’intérêt public reconnu par la Constitution, l’ordre public peut servir de base pour justifier des mesures législatives limitant la liberté d’expression, sous réserve, dans tous les cas, du contrôle de la conformité des limitations à la Constitution ». Cette affirmation donne le ton de ce qu’est l’approche du juge dans les pays où la démocratie est encore en gestation : l’ordre public, généralement entendu dans un sens large, peut justifier des limitations de la liberté d’expression sous réserve de leur conformité à la Constitution. Ce contrôle de conformité, on le verra bientôt, n’est pas toujours aussi rigoureux qu’on l’aurait souhaité, en ce qu’il n’est pas à la hauteur du caractère fondamental pourtant proclamé de la liberté d’expression. Une des explications se trouve dans la conception même de la liberté d’expression fondamentalement différente de ce qu’elle est dans les pays européens qui restent fidèles à la jurisprudence très libérale de la Cour européenne.

Il en est ainsi au Liban. La conciliation de l’encadrement de la liberté d’expression avec l’ordre public a donné lieu à une décision de référence (CCL déc. n° 7/2014 du 28 nov. 2024) où le Conseil constitutionnel déclare : « Considérant que si la Constitution accorde au législateur le droit d’élaborer les règles générales qui garantissent les droits et libertés prévus à la Constitution en vue de permettre aux individus d’exercer lesdites libertés, il est également tenu de concilier et d’harmoniser le respect de ces libertés avec la préservation de l’ordre public, ce qui permet de poser des contraintes à la liberté individuelle afin de poursuivre les criminels, de préserver le bien-être des citoyens ainsi que leur sécurité et de protéger leurs biens et sans lequel l’exercice desdites libertés ne peut être assuré, à condition toutefois d’accompagner l’exercice des libertés des garanties essentielles et suffisantes.

[…]

Considérant que la protection et le respect de la vie privée de l’individu sont les fondements essentiels de la liberté individuelle garantie par la Constitution, qui ne peut être sujette à aucune contrainte sauf dans le but de préserver l’ordre public et de fournir les garanties nécessaires à l’exercice de ladite liberté ». On verra plus loin que, dans « les pays émergents », ce contrôle est de faible intensité.

La technique de contrôle des limitations appliquée par vos cours correspond, partout, à l’application du principe de proportionnalité. Sur le principe, il n’y a pas de divergences notables entre vos cours. Le contrôle des limitations de la liberté d’expression porte, d’une part, sur la compétence du législateur en matière de liberté d’expression et, d’autre part, sur l’appréciation de son pouvoir de limitation. L’analyse de l’intensité du contrôle des limitations apportées à la liberté d’expression révèle cependant des nuances dans les jurisprudences de vos différentes Cours. Elles portent moins sur le contrôle de la compétence du législateur en matière de liberté d’expression, qui n’est pas contestée, que sur l’étendue de son pouvoir d’y apporter des limitations ; ce qui soulève le problème du type de limitations que le juge considère comme légales ou légitimes. La compétence du législateur est, en effet, généralement reconnue par toutes les juridictions, sa base légale se trouvant, comme on l’a déjà vu au cours de l’atelier n° 1, dans la Constitution de presque tous les États.

Les différents éléments du test de proportionnalité de la limitation font l’objet d’une convergence de toutes vos cours. Ils ont été résumés par le Cabo Verde même si le pays ne connaît pas un contentieux volumineux en matière de liberté d’expression. Il s’agit d’un « triple examen d’adéquation, vérifiant que le moyen utilisé est approprié pour atteindre les fins invoquées pour justifier la limitation du droit, de nécessité, visant à certifier que le moyen le plus bénéfique a été utilisé, et de juste mesure, cherchant à savoir si le sacrifice imposé à la liberté est équivalent à l’intensité de l’intérêt public que l’on veut réaliser ou du bien juridique que l’on veut protéger ». Cette présentation est cependant théorique.

En réalité, en ce qui concerne le contrôle des pouvoirs du législateur en matière de limitation de la liberté d’expression, des différences apparaissent à partir de la ligne de partage entre pays de démocratie avancée et pays en transition démocratique. Dans son contenu, ce contrôle varie en fait en fonction des Cours entre un contrôle normal et un contrôle restreint. Mais dans tous les cas étudiés, le juge ne sort pas d’un triangle magique dont les sommets sont : les faits, la mesure envisagée et la finalité poursuivie. Cette approche rappelle celle du juge administratif en matière de police administrative dans son contrôle de la légalité des mesures de réglementation des libertés publiques par l’administration.

Les différences sur le contrôle exercé par le juge dépendent, généralement, du pays. Encore une fois, le contrôle est plus rigoureux et plus sophistiqué dans les pays occidentaux et plus souple dans les autres. Parmi les pays de la première catégorie, on pourrait citer : la Belgique, le Canada, la France et la Suisse. Dans la deuxième, pourraient figurer entre autres : le Gabon et le Liban. Dans ce dernier pays, la jurisprudence constitutionnelle semble cependant tenir à l’application de « l’effet cliquet » selon lequel le juge veille à ce que les différentes modifications législatives ne reviennent pas sur des situations déjà acquises plus favorables aux droits de l’homme. L’explication de cette différence d’approche se trouve essentiellement dans l’histoire et le contexte des pays concernés, mais aussi dans la perception du juge telle qu’elle ressort de l’atelier n° 1.

Dans la première catégorie de pays, le principe est que le législateur est reconnu comme ayant une compétence seulement pour mettre en œuvre la liberté d’expression et non pour la remettre en cause. L’inspiration d’une telle jurisprudence se trouve dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. C’est le cas d’Andorre, de la Bulgarie, de Monaco, de la Suisse et de la Serbie. Pour les Cours non européennes, leur inspiration est à rechercher dans le droit international général. Parmi elles, on pourrait citer celles du Bénin, du Cambodge, du Canada et de l’île Maurice. Il faut noter au passage que les deux pays africains que sont le Bénin et l’île Maurice constituent une exception sur le continent. En effet, dans les pays appartenant à la deuxième catégorie, le législateur est censé pouvoir apporter des limitations à liberté d’expression dans le sens de sa remise en cause.

L’application du principe de proportionnalité par toutes vos cours, en plus d’être une technique de contrôle, confirme ce qui ressort des réponses, à savoir que la liberté d’expression, bien qu’ayant un caractère général, n’est pas absolue. C’est selon une approche casuistique et contextuelle que le principe de proportionnalité est appliqué. On trouve de nombreux et très intéressants exemples en Belgique, au Canada, en France et en Suisse. Cette approche comprend également trois éléments. Le premier correspond à la vérification du caractère nécessaire de la limitation. Le deuxième est relatif au caractère adapté de la limitation. Quant au troisième, il porte sur le caractère proportionnel de la limitation.

Mais on note, à travers les réponses et selon les pays, une autre variante de cette approche dont le premier élément est le contrôle du caractère légal de la limitation, le deuxième étant celui du caractère légitime de la limitation et le troisième, le caractère nécessaire de la limitation.

Dans cette approche casuistique, les Cours concernées prennent en considération un certain nombre d’éléments plus spécifiques. Il s’agit des droits des tiers au Bénin, des mœurs en République centrafricaine, de l’ordre public à l’île Maurice, du respect dû au Prince et à sa famille à Monaco et au Maroc, du patrimoine constitutionnel européen en Roumanie.

Pour ce qui est de l’intensité du contrôle de proportionnalité, son analyse conduit à dégager deux grands groupes de pays. Le premier correspond à ceux qui appliquent un contrôle normal. C’est le cas des pays de longue tradition démocratique. Dans ce cas, la technique consiste à vérifier la correspondance entre les circonstances de fait et les circonstances prévues par les textes. Il en est ainsi à Andorre, en Arménie, en Belgique, au Canada, en France, à Monaco, en Suisse et en Serbie. Le deuxième groupe est celui où le contrôle est restreint. C’est le cas au Bénin, au Cambodge, au Liban, au Maroc et au Sénégal. Il s’agit ici de vérifier si la mesure prise correspond à un pouvoir discrétionnaire du législateur. Ce pouvoir discrétionnaire du législateur est aujourd’hui mis à l’épreuve par les enjeux actuels de la liberté d’expression. La difficulté pour le juge est de savoir jusqu’où s’arrêter pour ne pas aller trop loin. Il lui faut de l’audace, mais aussi de la mesure pour jouer un rôle de régulateur de la société. C’est un enjeu important qui sera abordé par l’atelier n° 3.

Mais en définitive, toutes vos cours se rejoignent sur le régime de la liberté d’expression. Elle est soumise à un régime répressif et non préventif ; ce qui est théoriquement plus favorable à l’épanouissement de l’État de droit et de la démocratie dont vous êtes censés être les promoteurs.

 

Propos introductif

Dieudonné Aba’a Owono, Président de la Cour constitutionnelle du Gabon

Modérateur et Président de séance 

 

Je pense que l’auditoire a bien suivi. De l’exposé qui vient d’être présenté, qui a le mérite d’être suffisamment clair, j’ai retenu la conceptualisation de la liberté d’expression et c’est certainement l’une des notions clés qui guident un peu le travail des juges constitutionnels. En effet, tout n’est pas que norme, tout n’est pas que bornes pour emprunter l’expression du professeur. Il existe de fait plusieurs mesures.

Je vais passer la parole aux prochains intervenants. J’invite Madame Bernadette Renauld qui est référendaire à la Cour constitutionnelle de Belgique.

 

Le contrôle juridictionnel des ingérences dans la liberté d’expression – Belgique

Par Bernadette Renauld, Référendaire à la Cour constitutionnelle de Belgique

 

Monsieur le président du Conseil constitutionnel français,

Monsieur le président de l’ACCF,

Mesdames et Messieurs les présidents,

Chers collègues,

En préambule et pour rendre à César ce qui lui appartient, il me faut souligner que la Cour constitutionnelle s’appuie constamment, en matière de liberté d’expression, sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Je ne pense pas me tromper en affirmant que tous les arrêts rendus par la Cour constitutionnelle en matière de liberté d’expression contiennent un renvoi, une référence ou une citation de la jurisprudence strasbourgeoise.

Nous constatons depuis ce matin que toutes les juridictions constitutionnelles sont confrontées à la même question : où placer le curseur, la limite au-delà de laquelle la limitation de la liberté d’expression n’est pas justifiable ? Je pense qu’il n’y a pas de réponse théorique ou a priori à cette question. Cependant, il est possible pour le juge de s’appuyer sur une méthodologie, sur une méthode de contrôle.

Mon propos portera donc sur la méthode qui se dégage de la synergie entre Bruxelles et Strasbourg, à l’aide de quelques exemples.

La Cour constitutionnelle de Belgique a affirmé à de nombreuses reprises que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. On pourrait en déduire que la liberté d’expression est la star des libertés, ou encore la mère ou la matrice de celles-ci. Je pense que c’est en effet vrai lorsqu’on l’envisage de manière historique ou théorique. Toutefois, même si cette liberté occupe une place de choix parmi toutes les libertés reconnues et garanties aux Belges, elle partage avec les autres droits et libertés fondamentaux la caractéristique fondamentale de ne pas être illimitée.

Il revient alors à la Cour de juger de la compatibilité avec la Constitution des limites que les législateurs belges imposent à la liberté d’expression. Pour cela, elle utilise le même schéma de raisonnement que lorsqu’elle a à connaître des ingérences dans d’autres droits fondamentaux : premièrement, le contrôle du respect du principe de légalité (toute restriction doit être clairement prévue par la loi, de manière compréhensible), deuxièmement, la recherche de l’objectif poursuivi par la disposition constituant une ingérence dans l’exercice de la liberté, troisièmement, l’examen de la nécessité de l’ingérence et enfin, l’ examen de la proportionnalité de l’ingérence par rapport à l’importance de l’objectif poursuivi.

En ce qui concerne les objectifs poursuivis, la Cour a notamment reconnus comme des buts légitimes : la sauvegarde de la sécurité publique, la protection des droits et de la réputation d’autrui[49], la protection de la santé publique[50], la lutte contre l’inégalité sur la base du sexe[51], ou encore la lutte contre l’incitation au racisme[52]. Dans chaque affaire, le juge va donc être amené à rechercher si l’ingérence dans la liberté d’expression est pertinente pour atteindre ce but et si elle est proportionnée à l’importance de l’objectif.

Un premier exemple que je souhaite partager avec vous concerne ce qu’on appelle communément la lutte contre les discours de haine dirigés contre certains groupes d’individus qui partagent une caractéristique. Il ne semble guère faire de doute pour la Cour constitutionnelle qu’il est nécessaire, dans une société démocratique, de lutter contre le racisme et la xénophobie[53], le sexisme[54] ou encore l’incitation à la discrimination et à la violence sur la base d’un des critères généralement protégés par les conventions internationales (origine ethnique, état de santé, handicap, orientation sexuelle …)[55]. Il s’agit donc, en soi, d’un objectif légitime. Toutefois, le contrôle de la Cour ne s’arrête pas là.

En effet, ce n’est pas parce que l’objectif est considéré comme nécessaire dans une société démocratique que le législateur peut adopter n’importe quelle mesure restreignant la liberté d’expression. À cet égard, une attention particulière est portée sur les mesures répressives. Lorsque le législateur estime qu’il est nécessaire de recourir à l’outil de l’incrimination pénale pour sanctionner un usage de la liberté d’expression, le contrôle de proportionnalité exercé par la Cour est plus rigoureux. Un exemple de cela est donné par un arrêt de 2016 qui se prononçait sur la loi incriminant les attitudes sexistes. L’objectif de lutter contre les paroles et les comportements sexistes, qui portent atteinte à la valeur fondamentale de l’égalité des hommes et des femmes, justifie que des sanctions pénales soient prévues en cas de comportements attentatoires à la dignité humaine de la personne à cause de sa simple appartenance à un sexe[56].

La Cour a précisé à cette occasion : « Il ne peut donc s’agir d’une infraction dont l’existence serait présumée dès lors que les éléments matériels en sont réunis. Il appartient à la partie poursuivante de prouver l’existence du dol spécial requis.(…) L’exigence, d’une part, d’un dol spécial et, d’autre part, que l’infraction ait eu pour conséquence d’avoir gravement porté atteinte à la dignité de personnes déterminées exclut que puissent être incriminés, en l’absence d’un tel élément intentionnel ou d’un tel effet à l’égard d’une personne déterminée, les pamphlets, les plaisanteries, les caricatures, les opinions et, singulièrement, les opinions relatives à la place et au rôle différents des personnes en fonction de leur sexe au sein de la société, les publicités et toute expression qui, faute du dol spécial requis, relève de la liberté d’expression »[57]. La Cour utilise donc ici la technique de la réserve d’interprétation, c’est-à-dire qu’elle cadenasse et limite le champ d’application de la répression pénale, pour sauvegarder au maximum la liberté d’expression.

 

Un autre exemple d’examen de proportionnalité concerne une disposition qui avait pour objectif la protection des institutions et, singulièrement, la protection de l’institution du Chef de l’État, le Roi. La Cour a jugé en 2021 qu’une disposition qui punissait les offenses au Roi plus sévèrement[58] que les injures faites à n’importe qui « ne répond pas à un besoin social impérieux et est disproportionnée à l’objectif de protéger la réputation de la personne du Roi » parce qu’en réalité, ni son rôle institutionnel ni la position de symbole qu’il occupe dans l’État ne justifient que sa réputation soit davantage protégée que celle de n’importe quel autre citoyen belge.[59]

L’arrêt n° 31/2018, rendu à propos de l’incrimination d’incitation au terrorisme me permet de prendre un troisième exemple. Tout le monde conviendra que la sauvegarde de l’ordre public, et, singulièrement, la lutte contre le terrorisme est un objectif essentiel. La Cour rappelle toutefois[60] que le motif de sauvegarder l’ordre public ne saurait annihiler le contrôle qu’elle exerce sur l’atteinte à la liberté. Dès lors, il en va de la sauvegarde de l’ordre public comme de tous les autres motifs justifiant une ingérence ou une limitation de la liberté d’expression : l’ampleur de l’ingérence doit se trouver dans un juste rapport de proportionnalité par rapport à l’importance de l’objectif. Dans cette affaire, la Cour a jugé que l’objectif de simplifier la preuve de l’infraction d’incitation au terrorisme ne pouvait justifier la suppression, dans la définition de l’infraction, que les propos incriminés devaient effectivement comporter le risque qu’ils soient effectivement suivis de la commission d’infractions terroristes. Elle a donc jugé que la répression de propos incitant au terrorisme portait une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression lorsqu’il n’existe pas d’indices sérieux qu’il existe un risque qu’une infraction terroriste puisse être effectivement commise (B.7.6).

Vous voyez donc, par ces trois exemples, que même lorsque l’on se trouve en présence d’une mesure visant un objectif qui paraît particulièrement important et digne d’attention, la Cour exerce un contrôle minutieux de la proportionnalité de la mesure limitant la liberté d’expression. Ce contrôle tient toujours compte à la fois de l’importance de l’objectif poursuivi et de la nature et l’ampleur de l’ingérence dans la liberté. La Cour n’hésite pas à sanctionner la mesure si le résultat de son analyse fait apparaître qu’elle va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif, donc si elle est disproportionnée.

Le contrôle de proportionnalité peut encore être illustré par une comparaison entre deux arrêts rendus par la Cour en matière de communication commerciale. L’on a à faire ici, non plus à des mesures répressives, mais bien à des interdictions préventives.

Une régulation préventive de la publicité en faveur de l’achat d’animaux en vue de limiter les achats impulsifs et de contribuer ainsi au bien-être des animaux a été jugée incompatible avec la liberté d’expression parce que l’exercice de la liberté d’expression en matière commerciale par de nombreux détenteurs, vendeurs et éleveurs d’animaux était ainsi subordonné à une mesure préventive dont le contenu, la nature et la portée n’avaient pas été déterminés[61].

En revanche, une interdiction totale de publicité et d’affichage pour les produits du tabac, qui porte atteinte à la liberté d’expression des annonceurs et des producteurs de produits du tabac, a quant à elle été jugée justifiée par l’objectif de santé publique visant à réduire la consommation de ces produits, surtout chez les jeunes[62].

Enfin, la liberté d’expression contient aussi un aspect « passif », à savoir, le droit de recevoir des informations : « lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression, en particulier ‘ la liberté de recevoir et de communiquer des informations ‘ », refuser cet accès peut constituer une ingérence dans l’exercice de ce droit[63].

Je voudrais terminer, si vous me le permettez, sur cet aspect de la liberté d’expression, envisagée comme droit à obtenir des informations fiables et correctes, en établissant un lien avec certains travaux menés au sein de l’UNESCO et de l’OIF sur les défis posés par la mésinformation et la désinformation dans l’espace numérique, travaux auxquels j’ai eu la chance d’être un petit peu associée au nom de l’ACCF.

La garantie de tous à un accès à une information fiable et honnête est des enjeux cruciaux du XXIe siècle. Je crains cependant qu’on n’ait pas encore pris pleinement conscience de tout ce que ce sujet implique. J’ai été frappée de constater que, dans les documents de travail de l’UNESCO comme dans ceux de l’OIF, la place de la liberté d’expression paraissait ténue : il y était certes fait référence, mais c’était pour en prendre acte comme d’une évidence : il est simplement affirmé, comme une évidence, que tout ce qui sera entrepris pour lutter contre la désinformation et la mésinformation se fera dans le respect de la liberté d’expression.

Or, à mon sens, au-delà de cette pétition de principe, on se trouve face à de vrais problèmes qui ne seront pas résolus par l’énonciation d’évidences. La liberté d’expression est en effet au cœur de cette problématique, et non pas périphérique. À la fois parce que le droit à une information fiable en fait partie et parce que la liberté d’expression comprend aussi la liberté de diffuser des informations qui heurtent, choquent ou inquiètent, des caricatures, de l’humour, de la fiction, et même du mensonge. La ligne de démarcation entre ce qui est permis au titre de liberté d’expression et ce qui devrait être réprimé parce que portant atteinte au droit à l’information fiable, qui est un droit protégé par la même liberté d’expression, est extrêmement difficile à tracer.

Je pense que les juridictions et, singulièrement, les juridictions constitutionnelles auront à l’avenir un rôle fondamental à tenir à cet égard.

 

Les moyens mis en œuvre par le Conseil constitutionnel français pour protéger la liberté d’expression

par Corinne Luquiens, membre du Conseil constitutionnel français

 

Après avoir évoqué ce matin le cadre normatif et le contenu de la liberté d’expression, nous en venons, cet après-midi, à traiter des mécanismes jurisprudentiels élaborés en matière d’encadrement de la liberté d’expression.

Il ne suffit pas, en effet, d’affirmer une liberté, mais il faut mettre en œuvre les moyens de la protéger. Véronique Malbec nous a rappelé ce matin l’affirmation de principe du Conseil constitutionnel selon laquelle : « la liberté d’expression est d’autant plus précieuse que son exercice est une des conditions de la démocratie et du respect des autres libertés ». C’est pourquoi il affirme également « que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ». S’il n’existe pas de hiérarchie entre les droits et libertés constitutionnellement garantis, il ressort néanmoins de cette formulation que le Conseil exerce, pour la protection de la liberté d’expression, le contrôle le plus exigeant qui soit, celui du contrôle entier de proportionnalité.

La jurisprudence du Conseil est abondante en la matière. Le grief d’atteinte à la liberté d’expression est, en effet, fréquemment invoqué par des requérants dans le cadre du contrôle a priori, comme dans celui du contrôle a posteriori, qui s’exerce par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité. Dans les nombreuses décisions qu’il a rendues j’évoquerai celles qui semblent le plus significatives pour illustrer la manière dont le Conseil assure la protection de la liberté d’expression et de communication. Je précise que le Conseil exerce un contrôle abstrait puisqu’il ne juge que des lois qui lui sont déférées et ne se prononce pas, même dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité, sur les instances à l’occasion desquelles il est saisi. Pour autant, sa jurisprudence prend en compte les circonstances dans laquelle une loi peut trouver à s’appliquer pour juger si elle est ou non conforme à la Constitution.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière d’incrimination

Dans le domaine pénal, la jurisprudence du Conseil est assez subtile. Il admet que le législateur puisse réprimer les abus de la liberté d’expression lorsqu’elle porte atteinte à l’ordre public ou au droit des tiers. Mais il veille à ce que ces atteintes répondent à la triple exigence de nécessité, d’adaptation et de proportionnalité.

Je commencerai par prendre quelques exemples de décisions dans lesquelles le Conseil a admis que des atteintes puissent être portées à la liberté d’expression dans le but d’en éviter les abus.

Ainsi dans une décision du 8 janvier 2016 (n° 2015-512 QPC), il a admis la constitutionnalité du délit de négationnisme réprimant la contestation de l’existence de faits commis durant la Seconde Guerre mondiale qualifiés de crimes contre l’humanité et sanctionnés comme tels par une juridiction française ou internationale, soulignant que les propos incriminés constituaient une incitation au racisme et à l’antisémitisme et représentait donc un abus de la liberté d’expression et de communication. Il a néanmoins spécifié dans sa décision que « seule la négation implicite ou la minoration outrancière de ces crimes est prohibée et que les dispositions contestées n’ont ni pour objet ni pour effet d’interdire les débats historiques ». C’est donc dans ces limites qu’il a jugé que la proscription du négationnisme portait à la liberté d’expression une atteinte nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi par le législateur.

Dans la même logique, dans sa décision du 18 mai 2018 (n° 2018-706 QPC), le Conseil a jugé qu’incriminer le délit d’apologie du terrorisme ne méconnaissait pas le principe de la liberté d’expression. Il a observé que l’apologie publique, par la large diffusion des idées et propos dangereux qu’elle favorise, crée par elle-même un trouble à l’ordre public. Soulignant que le juge se prononcerait en fonction de la personnalité de l’auteur et des circonstances de l’infraction, il a également pris en compte le caractère suffisamment précis des faits incriminés. Il a donc jugé que les dispositions contestées satisfaisaient au triple test du contrôle de proportionnalité.

On constate donc que la liberté d’expression et de communication ne peut être considérée comme absolue.

Elle n’en est pas moins rigoureusement protégée. Plusieurs décisions font ressortir le contrôle très exigeant du Conseil face à des incriminations portant atteinte à la liberté d’expression.

Ainsi, dans ses décisions du 10 février 2017 (n° 2016-611QPC) et du 15 décembre 2017 (n° 2017-682 QPC) il a censuré à deux reprises, dans un domaine pourtant sensible au regard de la protection de l’ordre public, un délit de consultation habituelle de sites internet terroristes. Il a d’abord relevé qu’il existait de nombreuses autres incriminations ayant pour objet de prévenir la commission d’actes de terrorisme. Il a, par ailleurs, constaté que le législateur n’avait pas prévu que l’intention terroriste de l’auteur de la consultation de sites terroristes soit un élément constitutif de cette incrimination. Il a également relevé que la portée du « motif légitime » permettant la consultation de bonne foi de tels sites, par des chercheurs ou des journalistes par exemple, n’était pas suffisamment déterminée faisant ainsi peser « une incertitude sur la licéité de la consultation de certains sites ».

Dans sa décision du 16 mars 2017 (n° 2017-747 DC) portant sur la loi relative à l’extension du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse, il a étroitement circonscrit, par plusieurs réserves d’interprétation, le nouveau délit visant à réprimer les pressions morales ou psychologiques, les menaces ou actes d’intimidation exercés à l’égard de personnes cherchant à s’informer sur une IVG en veillant à garantir la liberté d’expression. Il a jugé que « la seule diffusion d’informations […] notamment sur un site de communication d’un public en ligne ne saurait être regardée comme constitutive de pressions, menaces ou actes d’intimidation […] sauf à méconnaître la liberté d’expression ».

Tout récemment, dans sa décision du 17 mai 2024 (n°2024-866 DC) sur la loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique, le Conseil a censuré un nouveau délit d’outrage en ligne visant le fait de diffuser en ligne tout contenu qui soit porte atteinte à la dignité d’une personne ou présente à son égard un caractère injurieux dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. Il a admis qu’il résultait des travaux préparatoires que le législateur entendait lutter contre des faits susceptibles de constituer des abus de la liberté d’expression portant atteinte à l’ordre public et aux droits de tiers. Néanmoins, il a d’abord constaté que la législation comportait déjà plusieurs dispositions permettant de réprimer des faits susceptibles de constituer de tels abus et les a d’ailleurs explicitement visées dans sa décision. En outre, il a considéré qu’en incriminant le simple fait de diffuser un contenu en ligne, sans exiger que le comportement outrageant soit caractérisé par des faits matériels précis, et en faisant dépendre la caractérisation de l’infraction de l’appréciation d’éléments subjectifs tenant à la perception de la victime – notamment la situation intimidante, hostile ou offensante – le législateur faisait peser une incertitude sur la licéité des comportements réprimés. Il a donc jugé que les dispositions contestées portaient à la liberté d’expression une atteinte qui n’est pas nécessaire, adaptée et proportionnée.

La jurisprudence du Conseil sur les mesures de restriction administrative à l’exercice de la liberté d’expression

Le Conseil a également eu l’occasion de se prononcer sur des mesures de restriction administrative à l’exercice de la liberté d’expression. J’en prendrai donc quelques exemples.

Il faut d’abord mentionner la décision déjà ancienne du 10 juin 2009 (n° 2009-580 DC) sur la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, qui a précisément permis au Conseil d’affirmer l’étendue du contrôle particulièrement exigeant qu’il exerce à l’égard des atteintes susceptibles d’être portées à la liberté d’expression, mais aussi de reconnaitre l’importance pour l’exercice de cette liberté des services de communication au public en ligne. La loi confiait à la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI), autorité administrative indépendante, chargée de favoriser l’offre légale des œuvres et des objets auxquels est attaché un droit d’auteur ou d’un droit voisin, le soin de mettre en œuvre des mécanismes d’avertissement et de sanction administrative des titulaires d’accès à internet qui auraient fait un usage d’internet non respectueux de la propriété intellectuelle. Parmi ses pouvoirs de sanction, figurait celui de restreindre ou d’empêcher l’accès à internet des contrevenants. Le Conseil, eu égard à l’atteinte ainsi portée au droit des personnes de s’exprimer et de communiquer librement, notamment depuis leur domicile, a censuré ces dispositions considérant que le législateur ne pouvait confier de tels pouvoirs à une autorité administrative.

Une autre décision importante mérite d’être évoquée. La décision du 18 juin 2020 (n° 2020-801 DC) relative à la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet a censuré des dispositions imposant à certains opérateurs de plateforme en ligne de retirer, dans un délai d’une heure, des contenus diffusés en ligne à caractère terroriste ou pédopornographique et, sous vingt-quatre heures, des contenus illicites en raison de leur caractère haineux ou sexuel. Le Conseil a évidemment reconnu que la diffusion de photographies représentant des mineurs ou constituant une provocation ou une apologie du terrorisme portait gravement atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers. Cependant, il a jugé que l’obligation faite aux éditeurs ou aux hébergeurs de retirer des contenus à la demande de l’administration sans que leur caractère illicite soit manifeste et dans un délai d’une heure ne permettant pas l’intervention d’un juge portait à la liberté d’expression une atteinte qui n’était pas nécessaire, adaptée et proportionnée.

Il faut souligner que, dans sa décision du 13 août 2002 (n°2022-841DC), il a, au contraire, jugé conformes à la Constitution des dispositions de la loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière de prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne. Le texte en cause répond au même objectif que la loi censurée par le Conseil dans sa décision du 18 juin 2020 que je viens d’évoquer, pour obtenir le retrait de contenus à caractère terroriste en ligne. Mais le Conseil a d’abord constaté que l’injonction de retrait susceptible d’être émise par l’autorité administrative ne peut porter que sur des contenus à caractère terroriste précisément définis, à l’exclusion de contenus diffusés à des fins éducatives, journalistiques, artistiques ou de recherche. Par ailleurs, l’autorité administrative doit informer de sa demande de retrait un membre d’une autorité indépendante – L’ARCOM – qui peut, en cas d’irrégularité lui recommander d’y mettre fin et, si cette recommandation n’est pas suivie d’effet, saisir en référé la juridiction administrative, qui doit se prononcer dans un délai de soixante-douze heures. Les fournisseurs de service d’hébergement et de contenu ont également la possibilité de saisir la juridiction administrative qui doit statuer, y compris en appel, dans de brefs délais. C’est au regard de ces différentes garanties que le Conseil a jugé que les dispositions de la loi contestée ne méconnaissaient pas la liberté d’expression et de communication.

Cette brève présentation de la jurisprudence très abondante du Conseil constitutionnel montre que la protection qu’il apporte à la liberté d’expression et de communication est vigilante, mais prend en compte, lorsque c’est nécessaire, d’autres exigences constitutionnelles, notamment la protection de l’ordre public. J’aurais pu évoquer aussi la nécessaire conciliation de la liberté d’expression avec le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions. C’est tout l’enjeu des lois relatives à l’organisation ou la régulation de la vie politique. Mais il s’agit d’un tout autre sujet que je ne peux évoquer dans les limites du temps qui m’est imparti !

 

Intervention de Stéphane BRACONNIER, Président du Tribunal suprême de Monaco

On présente habituellement le Tribunal suprême de la Principauté de Monaco comme la plus ancienne juridiction constitutionnelle du monde, puisqu’il accueille, dès sa création en 1911, les recours en inconstitutionnalité formés par voie d’action[64]. Il s’agit, par ailleurs, d’une juridiction supérieure « originale » et « singulière »[65], puisqu’elle cumule des compétences administratives et constitutionnelles.

En matière administrative, le Tribunal suprême se prononce essentiellement sur les recours pour excès de pouvoir formés contre des décisions administratives ou des textes réglementaires dont la légalité est contestée. C’est une compétence d’exception, car à Monaco, le contentieux administratif relève, en principe, des juridictions de droit commun.

En matière constitutionnelle, le Tribunal suprême contrôle la conformité des lois aux droits et libertés protégés par la Constitution. Dans ce cadre, il connaît des recours en annulation de la loi, des recours en appréciation de validité et des recours en indemnité, pour les dommages résultant de la méconnaissance des dispositions constitutionnelles.

C’est dans le cadre de cette double compétence que le Tribunal suprême assure la protection de la liberté d’expression à Monaco.

Il veille à ce que les lois, les règlements, les décisions administratives et toutes les expressions de la puissance publique respectent cette liberté fondamentale, qui est à la fois essentielle pour l’individu, puisque la liberté d’expression est le prolongement de la liberté de penser, et l’un des fondements de toute société démocratique, dans la mesure où la liberté d’expression garantit la pluralité des courants d’opinions.

  1. Cadre normatif et contenu de la liberté d’expression dans la jurisprudence du Tribunal suprême

En matière de liberté d’expression, le Tribunal suprême se fonde sur l’article 23 de la Constitution du 17 décembre 1962 qui garantit « la liberté de manifester ses opinions en toutes matières », ainsi que la « liberté des cultes » et leur « expression publique »[66]. Dans le cadre du contentieux de l’excès de pouvoir, la Haute Juridiction s’appuie parfois également sur l’article 10 alinéa 1er de la Convention européenne des droits de l’homme[67], que la Principauté a ratifiée le 30 novembre 2005.

Le Tribunal suprême n’a pas formulé de définition spécifique de la liberté d’expression et paraît adopter l’approche européenne, selon laquelle la liberté d’expression comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Dans cette approche, la liberté d’expression est liée à d’autres libertés fondamentales qui impliquent une expression publique, telles que la liberté de manifester ses opinions[68] ou la liberté syndicale[69].

À Monaco, la liberté d’expression est garantie, quel que soit le domaine. Le Tribunal suprême veille notamment à la liberté d’expression en matière politique, afin de garantir le pluralisme[70]. En matière religieuse, le Tribunal suprême n’a pas eu à opérer de conciliation entre liberté d’expression et blasphème, dès lors que la Constitution, qui proclame le catholicisme religion d’État, garantit également la liberté des cultes et leur expression publique. S’agissant des médias, le principe posé par la loi n° 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique est la liberté de la presse et la libre publication de tout support.

La liberté d’expression est reconnue à toute personne en Principauté, puisque l’étranger jouit dans la Principauté de tous les droits publics et privés qui ne sont pas formellement réservés aux nationaux. La liberté d’expression ne disparaît pas au cours de la relation de travail et elle est reconnue aux salariés du secteur privé comme aux salariés du secteur public, dans la limite des obligations incombant aux fonctionnaires ou aux militaires[71]. Enfin, le Tribunal suprême veille notamment à ce que les enfants et les personnes handicapées puissent exercer leur liberté d’expression et d’opinion, conformément aux conventions internationales ratifiées.

  1. Mécanismes jurisprudentiels élaborés par le Tribunal suprême en matière d’encadrement de la liberté d’expression

Le Tribunal suprême se prononce depuis sa création sur la liberté d’expression, dès lors que la « liberté de manifester ses opinions en toutes matières » figurait déjà dans la loi constitutionnelle de 1911. Les premières décisions rendues au XXe siècle adoptent une approche de la liberté d’expression plus restrictive, notamment concernant les fonctionnaires, soumis à une forte obligation de réserve[72]. Dans les dernières décisions, au contraire, le Tribunal suprême examine les faits reprochés au fonctionnaire et vérifie le caractère proportionné ou non de la sanction prononcée, pour déterminer l’existence d’une atteinte à la liberté d’expression[73].

De manière générale, on note un renforcement de la protection des droits et libertés dans la jurisprudence du Tribunal suprême[74], à la fois en raison de l’évolution de son cadre institutionnel[75], et de la tendance contemporaine à la fondamentalisation du droit.

La reconnaissance, par le Tribunal suprême, de la valeur constitutionnelle de la liberté d’expression sur le fondement de l’article 23 de la constitution, paraît avoir influencé les juridictions ordinaires, d’une part, en évacuant tout débat sur d’éventuelles différences sémantiques entre « liberté d’expression » et « liberté de manifester ses opinions », seule formule visée à l’article 23 de la Constitution[76] et, d’autre part, en confortant le recours à l’article 10 alinéa 1erde la Convention européenne des droits de l’homme[77].

La jurisprudence du Conseil constitutionnel français, celle du Conseil d’État et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sont nécessairement des sources d’inspiration pour le Tribunal suprême dans sa fonction de juge constitutionnel et de juge administratif, également garant des droits et libertés fondamentaux. Il les adapte le cas échéant en tenant compte des règles et principes constitutionnels applicables dans l’État monégasque, dont les exigences résultant des caractères géographiques particuliers du territoire de l’État[78].

À titre d’illustration, le droit monégasque accorde une attention particulière à la conciliation entre la liberté d’expression et le droit à vie privée et familiale, notamment de la famille princière. En effet, le Prince et la famille princière bénéficient d’une protection renforcée de leur droit à la vie privée et familiale. C’est l’objet des réserves formulées par la Principauté au sujet de l’article 10 alinéa 1er de la Convention européenne des droits de l’homme. L’approche du droit monégasque se distingue en cela de celle du droit européen qui considère que les personnes publiques ont fait le choix de s’exposer aux médias et ne peuvent prétendre recevoir le même niveau de protection qu’un particulier. La Cour européenne des droits de l’homme a, d’ailleurs, débouté plusieurs fois la Princesse Caroline de Monaco de ses requêtes, dans les arrêts Von Hannover c/ Allemagne, au regard des atteintes portées par la presse à sa vie privée et familiale, dès lors que les clichés publics pouvaient contribuer au débat d’intérêt général[79].

La position du droit monégasque se fonde sur des critères objectifs tenant à l’exiguïté du territoire et à l’extrême proximité des habitants. L’union entre le Prince et ses sujets y est personnelle et « trouve à Monaco un terrain de prédilection avec une population en nombre restreint où tout le monde se connaît plus ou moins et où le Prince connaît quasiment tout le monde »[80]. Ce lien étant plus palpable, la sanction pénale s’adapte à ces données.

Le contrôle de proportionnalité est un mode de raisonnement habituel pour le Tribunal suprême. Dans le cadre de sa compétence constitutionnelle, il vérifie que l’atteinte portée à un droit constitutionnellement protégé n’est pas disproportionnée. Il contrôle que la loi poursuit un but légitime et qu’aucune autre mesure n’aurait pu être prise à la place[81]. Par ailleurs, dans le cadre du contentieux de l’excès de pouvoir, le Tribunal suprême peut être amené à vérifier si la mesure administrative ne porte pas une atteinte disproportionnée à un droit fondamental[82].

  • La liberté d’expression au cours du XXIe siècle : l’approche du Tribunal suprême

Dans la jurisprudence récente des juridictions monégasques, plusieurs décisions interviennent sur la ligne de partage entre la liberté d’expression et la diffamation. À Monaco, la question s’est posée notamment au sujet de la pratique du bâtonnement, qui permet au juge d’ordonner la suppression des écrits injurieux et diffamatoires, qui excèdent la liberté d’expression nécessaire aux débats judiciaires[83]. Dans une affaire récente, la Cour européenne des droits de l’homme, par un arrêt du 11 mai 2023 SARL GATOR c/ GATOR, a relevé qu’à Monaco, le bâtonnement était une mesure prévue par la loi, visait à protéger la réputation ou les droits d’autrui, et n’avait pas eu des conséquences disproportionnées en l’espèce[84].

S’agissant des supports de la liberté d’expression, le Tribunal suprême envisage aussi bien les modes d’expression classiques, que les formes plus modernes, dématérialisées, comme des sites internet ou des blogs, qui ont immédiatement un grand retentissement à Monaco compte tenu de l’exiguïté du territoire[85].

Si la liberté d’expression doit être protégée en toutes circonstances et même en période de troubles, elle peut être perçue différemment dans ce contexte. À titre d’illustration, dans le contexte de la crise sanitaire liée au COVID-19, les limitations apportées à la liberté d’aller et de venir, de manifester dans l’espace public, par exemple, ont pu emporter des restrictions à la liberté d’expression des fonctionnaires et agents de l’État[86]. De telles restrictions se fondaient toutefois sur une situation d’urgence de santé publique internationale et les mesures prises devaient être proportionnées aux risques courus.

À l’ère du XXIe siècle, la multiplication des supports d’expression, médias, mais aussi réseaux sociaux, dans un espace dématérialisé et souvent insuffisamment réglementé, fait apparaître de nouveaux enjeux transnationaux. Il s’agit de continuer à protéger la liberté d’expression dans le renouvellement de ses formes, mais également de la concilier avec des exigences tout aussi nécessaires dans une société démocratique, liées à la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, ou à la protection des données personnelles.

 

 

Les mécanismes jurisprudentiels élaborés en matière d’encadrement de la liberté d’expression,

la protection du droit à la liberté d’expression par le juge constitutionnel béninois

 

par Dandi Gnamou, conseillère à la Cour constitutionnelle du Bénin, agrégée des facultés de droit, professeure titulaire et présidente de la Haute Cour de Justice

 

Les Constitutions adoptées dans le cadre du nouveau constitutionnalisme des années 1990 au sein des États d’Afrique francophone sont de véritables chartes des droits de l’homme.

Au Bénin, mis à part son Préambule qui fait abondamment allusion auxdits droits, le titre II de la Constitution du 11 décembre 1990, intitulé « Des droits et des devoirs de la personne humaine », est en réalité presque entièrement consacré aux droits de l’Homme. Parmi ces droits et libertés figure la liberté d’expression reconnue à l’article 23 de la Constitution « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion, de culte, d’opinion et d’expression, dans le respect de l’ordre public établi par la loi et les règlements », complétée par l’article 24 du même texte qui énonce « La liberté de la presse est reconnue et garantie par l’État. Elle est protégée par la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication dans les conditions fixées par une loi organique. » et par l’article 9 de la charte africaine des droits de l’Homme et des peuples qui par application de l’article 7 de la Constitution béninoise, fait partie intégrante de notre Constitution, donc dispose d’une garantie constitutionnelle équivalente.

Aux dispositions constitutionnelles ou assimilées s’ajoutent d’autres instruments internationaux, notamment l’article 19 du Pacte relatif aux droits civils et politiques et dans le contexte africain l’article 27§8 de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, l’article 66§2du traité établissant la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest sur la promotion de la liberté d’expression et particulièrement le droit à l’information.

Le droit à la liberté d’expression garantit à chacun le droit d’exprimer ses opinions, ses idées et ses convictions sans subir une restriction injustifiée de la part de l’État. Ce droit procède de la faculté de communiquer entre humains. Pour cette raison, la liberté d’expression peut être orale, écrite, audiovisuelle, culturelle, virtuelle, artistique, emprunter les canaux des nouvelles technologies d’information et de communication (TIC).

Pour lui porter atteinte, il suffit d’agir directement sur le droit à la parole de l’individu, mais aussi sur les instruments qui permettent de véhiculer son opinion. Il existe dès lors une corrélation entre la jouissance d’un certain nombre de droits et libertés et la reconnaissance du droit à la liberté d’expression.

Ce droit est protégé en tant que droit subjectif, droit individuel d’expression et comme élément structurant d’un régime démocratique, droit collectif à l’information.

Comme bien souvent, il est important de trouver un équilibre entre la protection de la liberté d’expression et celle d’autres droits et valeurs essentielles dans une société démocratique et particulièrement dans la société béninoise soucieuse du respect et du maintien de l’ordre constitutionnel établi en 1990.

Posant la question des mécanismes d’encadrement de la liberté d’expression par le juge constitutionnel, le constat est celui d’un mécanisme d’ensemble protecteur de la liberté d’expression, qui côtoient en raison de la concurrence des droits et libertés et de la protection des impératifs de stabilité constitutionnelle, des restrictions. Cette dynamique de la protection modulée par la nécessité de ne pas remettre en cause l’ordre constitutionnel s’observe dans le contrôle objectif (I), et à l’occasion du contrôle subjectif (II).

I.      Le contrôle objectif

Le contrôle objectif est normatif et concerne le contrôle de la constitutionnalité des lois ou des actes administratifs.

A.   Le contrôle de constitutionnalité des lois

Sur le contrôle de constitutionnalité des lois a priori, par son contrôle de constitutionnalité de la loi n° 2015-07 du 20 mars 2015 portant Code de l’information et de la communication, la Cour a validé la dépénalisation du délit de presse (DCC 15-062 du 12 mars 2015).

Elle a aussi procédé par deux fois au contrôle du Code du numérique pour faire préciser par le législateur certaines dispositions. Elle a considéré que la loi n° 2017-20 portant code du numérique, comporte des dispositions conformes à la Constitution et des dispositions conformes sous réserve de tenir compte de certaines observations[87].

Le juge constitutionnel a ainsi indiqué au parlement dans quel sens il convient de rédiger une loi pour que celle-ci préserve la liberté d’expression telle qu’inscrite dans la Constitution.

Le Code du numérique adopté dans des conditions où sévit la cybercriminalité pénalise les formes d’expression qui incitent à la haine, au racisme, à la xénophobie, à la discrimination et à la violence.

Les restrictions à la liberté d’expression sont examinées selon le triple test : une base légale claire, précise et prévisible ; une restriction qui poursuit un but légitime (droits d’autrui, sécurité nationale, ordre public, moralité et santé publique), une restriction nécessaire et proportionnée au but poursuivi (Lohé Issa Konaté contre Burkina Faso) ; tendance sauf circonstances graves et exceptionnelles (apologie de crimes internationaux; incitation publique à la haine), la CADHP est réticente à admettre des peines privatives de liberté, mais ne semble pas considérer qu’il y a violation du droit à la liberté d’expression du fait de sanctions pénales non privatives de libertés.

Le Code du numérique est d’ailleurs validé par la CADHP au détour de l’arrêt Sébastien Germaine Marie Aikoue Ajavon c. Bénin, au nom des limitations imposées par l’article 20 de la CADHP.

La CJCEDEAO est allée plus loin dans la reconnaissance de la violation de la liberté d’expression par la pénalisation de la diffamation dans son arrêt Federation of Africa Journalists and Over contre Gambie 2018. Elle considère qu’en soi, la pénalisation de la diffamation vu son effet intimidant sur les journalistes constitue une violation de la liberté d’expression.

Relativement au contrôle de constitutionnalité de la loi, la Cour constitutionnelle du Bénin est proche de la jurisprudence de la CADHP concernant les restrictions législatives. Elles pourraient aller aussi loin que la Cour de justice de la CEDEAO sur la dépénalisation des délits de diffamation concernant particulièrement les journalistes.

Suivant le mécanisme de saisine par la procédure de l’exception d’inconstitutionnalité, le juge constitutionnel avait été également saisi au sujet des articles 23 et 32 de la loi n° 60-12 du 30 juin 1960 sur la liberté de la presse. Aux termes de l’article 23 « Toute offense, par les moyens énoncés dans l’article 20, à la personne du président de la Communauté́ ou de son représentant dans la République du Dahomey ; toute offense au Premier ministre, toute offense au président de l’Assemblée législative de la République du Dahomey est punie d’un emprisonnement de 1 à 5 ans et d’une amende de 10 000 à 5 000 000 de francs CFA »

La Cour a conclu à la conformité à la constitution du délit d’offense au chef de l’État, non pas sur le terrain de la protection de la liberté d’expression, mais sur celui de la continuité de l’État et le transfert du pouvoir politique du Premier ministre au Président de la République[88].

B.    Le contrôle des actes administratifs

Deux décisions sont à cet égard intéressantes et montrent l’évolution de la Cour dans la technique de contrôle.

Saisie de propos relevant de la liberté d’expression, elle affirme d’abord que l’usage de la liberté d’expression ne saurait constituer en lui-même une violation de la loi, mais seul le contenu de la parole peut être de nature à enfreindre la loi, y compris, la loi constitutionnelle[89]. Elle définit ensuite le périmètre de sa compétence.

Pour lui, l’usage abusif de la liberté d’expression constitue un délit qui relève du contrôle de légalité, c’est-à-dire de la compétence du juge judiciaire. La Cour a d’ailleurs rappelé que « dans ces conditions ou la violation alléguée peut relever, sous les qualifications appropriées, de la juridiction en charge de la légalité, la haute Juridiction ne peut, sans priver celle-ci de sa compétence et méconnaître la sienne, en connaître »[90].

Il a ainsi semblé que la compétence de la Cour concerne uniquement les cas de remise en cause de l’ordre constitutionnel, de la paix, de l’unité et de la cohésion nationales.

Une fois saisie, si la Cour constitutionnelle constate que la raison qui a motivé la restriction de la liberté d’expression est la protection de l’ordre public, elle utilise la technique de la proportionnalité pour vérifier si la prise de la mesure querellée était nécessaire pour préserver l’ordre public ou encore si la mesure prise n’est pas excessive par rapport à la crainte de trouble à l’ordre public pressentie par l’autorité publique.

Ainsi, saisie pour le contrôle de constitutionnalité de la Décision n° 05-169/HAAC du 2 décembre 2005, portant suspension à titre conservatoire de l’émission « la grogne matinale », la Cour a jugé « qu’il ressort des éléments du dossier que Messieurs Daniel TANGNI et Guy HOUNON ont tenu sur les antennes de Golfe FM Magic Radio des propos à connotation régionaliste et incitant à la haine et à la xénophobie amenant la HAAC à suspendre l’émission « Grogne matinale » ; que si les citoyens ont pu souffrir de cette mesure conservatoire prise par l’autorité de régulation, ils doivent en tirer toutes les conséquences de droit et éviter dorénavant de tels comportements, car aucun citoyen ne saurait sous prétexte du droit à l’information enfreindre aux dispositions constitutionnelles … ; qu’en conséquence, en procédant par Décision n° 05-169/HAAC du 2 décembre 2005, à la suspension à titre conservatoire de l’émission « la grogne matinale », la HAAC n’a fait que s’acquitter de sa mission constitutionnelle, celle de « veiller à la déontologie en matière d’information » ; qu’il échet dès lors…de dire et juger qu’il n’y a pas violation de la Constitution »[91].

Plus récemment, à l’occasion de la décision n°23-031/HAAC du 8 août 2023[92] par laquelle le président de la HAAC a suspendu, jusqu’à nouvel ordre, tous les moyens de communication de masse du groupe de presse « La Gazette du Golfe », à savoir : Golfe Télévision, Golfe FM, l’hebdomadaire la Gazette du Golfe et leurs canaux digitaux.

La Cour rappelle que la liberté d’expression, d’opinion, de presse et le droit à l’information sont des droits fondamentaux reconnus, garantis par l’État et protégés, mais qui peuvent faire l’objet de limitations nécessaires dans une société démocratique, lesquelles atteintes, motivées par des raisons pertinentes et suffisantes, doivent être légales et proportionnelles au but légitime recherché (rejoint la jurisprudence de la CADHP, CEDEAO, CEDH);

La Cour considère dès lors que l’appréciation faite par la HAAC des diffusions de Golfe TV, « les responsables du groupe de presse « La Gazette du Golfe » ont publié un commentaire qui tend à encourager et à soutenir les remises en cause de l’ordre constitutionnel dans la sous-région par les forces de défense et de sécurité » qualifiée par cette dernière d’apologie du coup d’État par l’organe habilité à prendre des sanctions contre les médias, dans un contexte où la HAAC a appelé à plus de professionnalisme dans le traitement des coups d’État est une « décision, fondée sur la loi organique de la HAAC, est destinée à préserver la paix ainsi que tout trouble à l’ordre public ».

Elle n’a donc pas déclaré contraire à la Constitution la décision de la HAAC pour des raisons d’ordre public.

Ce sont les mêmes raisons tenant au respect de l’ordre public constitutionnel qu’elle va procéder à des constats de violations de la Constitution lorsqu’elle est saisie par des recours individuels qui tendent à demander la censure des propos de personnalités publiques ou privées.

II.      Le contentieux subjectif

Une des particularités du juge constitutionnel béninois est qu’il est juge des faits en contradiction avec la Constitution. Si pendant une grande période le juge constitutionnel s’est intéressé aux faits attribuables aux personnes publiques ou aux personnes assumant des charges publiques, on assiste aussi au contrôle des propos de personnes privées n’assumant aucune charge publique. La Cour semble autoriser une liberté d’expression de plus en plus large.

A. La liberté d’expression des personnes publiques

La Cour a tour à tour estimé que la liberté d’expression reconnue au Président de la République et au ministre ne les autorise pas à utiliser des termes qui menacent la paix ou qui incitent à la modification de l’ordre constitutionnel.

Elle conclut que le Président Boni YAYI en 2013 et la ministre Fatoumata DJIBRIL en 2014 ont méconnu la Constitution.

Dans la requête ayant donné lieu à la décision DCC 13-071 du 11 juillet 2013, les requérants soutenaient que « son excellence Monsieur Boni YAYI, Président de la République, au cours de cette émission « Boni YAYI à cœur ouvert « a tenu des propos suffisamment graves et menaçant la paix publique et sans égard pour certains citoyens traités de « petits » et des « personnes ou partis politiques en voie de disparition ». On peut noter des propos tels que : »je leur opposerai les miens du Bénin profond et ils vont s’affronter ». « Je dis que les gens sont trop petits avec Boni YAYI « . Sans être exhaustif étant entendu que les propos ont été largement diffusés dans la presse nationale et internationale. La Cour dit et juge que « l’effet produit sur lui par les menaces de citoyen, quelle qu’en soit l’ampleur, ne saurait le dispenser de ses obligations de Chef de l’État ; que la paix, principe constitutionnel consubstantiel à la démocratie et à l’État de droit, s’impose aussi bien aux gouvernés qu’aux gouvernants et particulièrement au Chef de l’État, président de tous les Béninois ; qu’en conséquence, le président de la République, le 1er août 2012 par les propos ci-dessus cités a méconnu l’article 36 de la Constitution ». « L’impact des propos tenus par les citoyens doit s’apprécier à l’aune de leurs responsabilités dans la société »[93].

Dans la décision DCC 14-156 du 19 août 2014, ce sont les propos d’un ministre qui ont été sanctionnés. La cour juge que Madame Fatouma AMADOU DJIBRIL, prise en sa qualité de ministre, jouit de la liberté de pensée, d’opinion et d’expression reconnue à tout citoyen par la Constitution; que cependant, cette liberté d’opinion consacrée par la Constitution n’exonère pas le citoyen du respect de la Constitution… qu’eu égard à tout ce qui précède, il échet pour la Cour de dire et juger que Madame Fatouma AMADOU DJIBRIL, ministre de l’Agriculture, de l’Élevage et de la Pêche, a, dans ses propos tenus au cours de l’émission « Zone franche » du 20 juillet 2014 sur la chaine de Télévision Canal 3, violé les articles 34, 42 et 124 précités de la Constitution.

En revanche, saisi des propos tenus par le même Président Yayi BONI en 2014, la Cour saisie d’une requête introduite par monsieur Noël Olivier Koko sollicitant « le contrôle de constitutionnalité de certaines paroles du Président de la République … à l’occasion de la cérémonie d’échanges de vœux entre lui et la jeunesse béninoise le lundi 27 janvier 2014 … » dira sur le fondement des articles 36 et 41 de la Constitution, que «les explications fournies par le Chef de l’État rentrent dans le cadre de ses obligations fonctionnelles à un moment de tension sociale où certains citoyens appellent à la violence, à l’insurrection générale et à la désobéissance civique systématique ; que dès lors, ces propos, quoique vigoureux, ne sauraient être assimilés à ceux auxquels le requérant se réfère, mais s’analysent comme un appel à la jeunesse pour une veille démocratique et le respect de l’ordre constitutionnel et ne constituent donc pas une menace à la paix et à l’unité nationale dont le président de la République est le légitime garant ; qu’en conséquence, il échet pour la Cour de dire et juger qu’il n’y a pas violation de la Constitution[94]. »

Idem, pour un recours contre les propos d’un président de la République par laquelle monsieur Jean-Charles H. E. Romuald Gbaguidi demande à la Cour de censurer les propos du président de la République, pour violation des articles 34, 35 et 36 de la Constitution. Il expose qu’au cours de sa rencontre du 6 février 2020 avec les centrales et confédérations syndicales, le président de la République a tenu les propos suivants : « vous allez en souffrir et vous ne pouvez rien faire. »

En réponse, la Cour a fait savoir que « les propos visés, qui traduisent un état d’esprit ainsi que les sentiments que peuvent justifier les circonstances et la nature de la discussion au cours de laquelle ils ont été exprimés, ne sont pas contraires à la Constitution[95]. »

Plus récemment, c’est une proposition de loi qui a été déférée au contrôle de la Cour. La Cour constitutionnelle saisie par requêtes en dates à Cotonou et à Abomey-Calavi des 29 janvier, 22 et 23 février 2024, enregistrées à son secrétariat les 29 janvier, 23 et 26 février 2024, sous les numéros 0182/032/REC-24, 0376/071/REC-24 et 0400/074/REC-24, par lesquelles, messieurs Ayodélé Ahounou, carré 2216, Kouhounou, Cotonou, téléphone xxx, assisté de maître Komlan Charlos Agossou, avocat, monsieur Charles Agbéléhounko DAKE, téléphone xxx, madame Miguèle Houeto, messieurs Landry Angelo Adelakoun, Romaric Zinsou, Fréjus Attindoglo et Conaïde Akouedenoudje, 06 BP 3755 Cotonou, téléphone xxx, forment un recours en inconstitutionnalité de la proposition de loi portant modification de la Constitution introduite par le député Assan Seïbou.

Dans la décision DCC 24-081 du 23 mai 2024, le député Assan Seïbou « précise que la proposition de loi est une formulation de l’idée et de l’opinion d’un député ou d’un groupe de députés et rappelle que, tant qu’elle n’est pas adoptée par le Parlement, elle n’a aucune valeur juridique …que, ce faisant, le requérant lui dénie son droit à l’opinion et, par là même, méconnaît l’immunité parlementaire dont jouissent les députés à l’Assemblée nationale, laquelle interdit que le député soit poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui, dans l’exercice de ses fonctions ; »

Le juge constitutionnel béninois conclu que « la proposition de loi, opinion d’un député couverte par l’immunité parlementaire, qui fait suite à la décision DCC 24-001 du 4 janvier 2024, est un simple acte préparatoire n’ayant aucune influence sur l’ordonnancement juridique »[96].

Il faut néanmoins relever que l’exigence de respect de la Constitution est encore plus grande s’agissant d’un ministre de la République dont l’impact de l’opinion sur la conscience collective est plus fort que celui d’un citoyen ordinaire[97]. Mais le citoyen ordinaire peut voir aussi sa liberté contrôlée par le juge constitutionnel.

B. La liberté d’expression des personnes privées

Les recours sont orientés vers la violation de l’article 34 ou 36 de la Constitution du fait de l’usage de la liberté d’expression.

La Cour semble opérer là aussi une évolution pour une liberté d’expression plus grande.

La mise en balance entre les droits et libertés d’autrui par rapport à la liberté d’expression d’un citoyen a été faite par la Cour et lui a permis dans la décision DCC17-018 du 31 janvier 2017 de rappeler « que l’impact des propos tenus par les citoyens doit s’apprécier à l’aune de leurs responsabilités dans la société ; qu’en diabolisant une religion et en invitant à la suppression d’une fête qui lui est consacrée par la loi, « l’évangéliste et chantre de Dieu, Chevalier de l’Ordre national du Mérite du Bénin » John MIGAN sème les germes de la haine et de l’intolérance religieuse préjudiciables à la paix et à la cohésion nationale, méconnaissant ainsi les dispositions des articles 2 alinéa 1er, 10, 34 et 36 précités de la Constitution ; que dès lors, il échet pour la Cour de dire et juger que le Sieur John MIGAN a méconnu la Constitution ».

Dans la DCC 14-199 du 20 novembre 2014 la Cour a jugé contraire à la Constitution une lettre largement diffusée par laquelle Monsieur Latifou Daboutou invitait le président de la République, au terme de son deuxième et dernier mandat, à réviser la Constitution pour prétendre à un nouveau mandat. La Cour, après avoir cité les dispositions des articles 23 et 34 et 42 de la Constitution juge « qu’il résulte de ces dispositions que la liberté d’opinion dont jouit chaque citoyen ne saurait constituer une porte ouverte à des propos ou à des écrits de nature à inciter à enfreindre les dispositions constitutionnelles que les citoyens ont le devoir sacré de respecter en toutes circonstances… que, dès lors, il échet pour la Cour de dire et juger qu’en invitant par une lettre ouverte largement diffusée le président de la République, au terme de son deuxième et dernier mandat, à réviser la Constitution pour prétendre à un nouveau mandat, Monsieur Latifou Daboutou a violé la Constitution ».

En réalité, le spectre du troisième mandat est celui qui amène la Cour à avoir une jurisprudence à géométrie variable. Quelquefois, la Cour estime que les propos tendent à remettre en cause l’ordre constitutionnel, mais quelquefois toujours sur les propos appelant à un troisième mandat, elle va considérer qu’il s’agit de simples “spéculations intellectuelles”.

Dans des affaires similaires et des propos tenus par un avocat (Migan) et un opposant (Coovi) appelant à réviser la Constitution pour briguer un troisième mandat, la Cour va considérer que ces propos « relèvent de spéculations intellectuelles (…), de vœux pieux exprimés par un citoyen », et qu’ils ne constituent pas une violation de la Constitution.

Ainsi, dans sa décision DCC 23-089 du 23 mars 2023, la Cour avait été saisie par un citoyen au sujet d’une vidéo intitulée « L’heure est grave, alerte à la mobilisation » disponible sur sa page Facebook et sa chaine YouTube, à travers laquelle monsieur David Koffi Aza a tenu des propos attentatoires à la paix et à la cohésion nationale où il reproche notamment aux chrétiens catholiques de s’approprier les rituels de la tradition dont celui des jumeaux. Mais la haute Juridiction juge qu’il n’y a pas violation de la Constitution.

Pourtant, cette situation semble se rapprocher de l’affaire John Migan de 2017.

DCC 14-199 du 20 novembre 2014 que « la liberté d’opinion dont jouit chaque citoyen ne saurait constituer une porte ouverte à des propos ou à des écrits de nature à inciter à enfreindre les dispositions constitutionnelles que les citoyens ont le devoir sacré de respecter en toutes circonstances » ; qu’ainsi sont condamnables, non de simples propos, mais ceux qui incitent à la remise en cause des dispositions constitutionnelles, « les propos querellés n’ont pas la teneur des déclarations incitant à une remise en cause de l’ordre constitutionnel établi ; qu’ils relèvent de spéculations intellectuelles sur les modalités de révision de la Constitution et de vœux pieux exprimés par un citoyen »

Liberté d’expression oui, mais à condition de ne pas utiliser des propos qui semblent remettre en cause, appellent ou incitent à remettre en cause l’ordre constitutionnel.

Conclusion : La protection par le juge constitutionnel dans le contrôle normatif s’apparente à celui du juge de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. La liberté d’expression est reconnue et garantie en conformité avec les lois et règlements acceptables dans une société démocratique et répondant dès lors au triple test de proportionnalité.

Pour le contrôle subjectif, le droit à la liberté d’expression n’est restreint que pour des raisons tenant au respect de l’ordre constitutionnel, plus l’auteur exprimant son opinion assume des charges publiques, plus grande est son obligation d’allégeance à la Constitution.

 

 

L’encadrement juridictionnel de la liberté d’expression au Sénégal

Par Madiéna Bakoum Diallo, magistrat, directeur de cabinet du président du Conseil constitutionnel du Sénégal

Introduction

Parfois présentée comme une liberté du citoyen dans la vie publique, la liberté d’expression relève de manière particulièrement significative de la démocratie libérale. Elle est un droit indispensable, mais préjudiciable en cas d’abus. La Constitution du Sénégal, comme tous les textes et proclamations qui consacrent la liberté d’expression, a assorti celle-ci de limites.

L’article 8 de la Constitution sénégalaise consacre la « liberté d’expression » et le « droit à l’information plurielle ». L’article 10 proclame le « droit d’exprimer librement ses opinions par la parole, la plume, l’image, la marche pacifique… » et l’article 11 va plus loin en garantissant la « liberté de création », c’est-à-dire l’absence de toute autorisation préalable pour lancer « un organe de presse pour l’information politique, économique, culturelle, sportive, sociale, récréative, scientifique… ». Cette liberté figure aussi dans les instruments internationaux ou déclarations de droits énumérés dans le Préambule[98], lequel est « partie intégrante » de la Constitution, et a donc valeur constitutionnelle[99].

La liberté d’expression coexiste avec d’autres droits intangibles qui ne peuvent faire l’objet d’aucune restriction ou dérogation[100].

Pendant certaines périodes, la liberté d’expression est protégée davantage. Ainsi au Sénégal, l’article L. 117 du Code électoral prévoit que : « de l’ouverture de la campagne électorale jusqu’à la proclamation des résultats du scrutin, aucun candidat ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé pour des propos tenus ou des actes commis durant cette période et qui se rattachent directement à la compétition ». Dans d’autres circonstances, la jouissance de la liberté d’expression est limitée (état d’urgence, état de siège)[101].

Le Conseil Constitutionnel applique cette variation de la protection de la liberté d’expression. En effet, il a considéré que le législateur peut restreindre l’exercice des droits fondamentaux, en cas d’impérieuse nécessité[102].

Le constituant a conféré à la liberté d’expression un statut constitutionnel. Cependant, la jouissance de cette liberté n’est pas absolue, elle connaît des limites, car son exercice ne peut porter « atteinte ni à l’honneur et à la considération d’autrui, ni à l’ordre public ».

Le constituant et le législateur ont ainsi prévu des voies juridictionnelles, permettant de garantir la liberté d’expression contre les abus des pouvoirs publics (I) et contre ceux des particuliers (II).

  • Les mécanismes juridictionnels garantissant la liberté d’expression

La Constitution sénégalaise prévoit des voies juridictionnelles permettant de sanctionner la violation de la liberté d’expression. À ce titre l’article 92 de la Constitution dispose que « le Conseil constitutionnel connaît de la constitutionnalité des lois (…) ainsi que des exceptions d’inconstitutionnalité soulevées devant la cour d’appel ou la Cour suprême[103].

Ce texte prévoit en outre que la Cour suprême est juge, en premier et dernier ressort, de l’excès de pouvoir des autorités exécutives.

Il en ressort que le contrôle de constitutionnalité par voie d’action ou par voie d’exception des lois ou des engagements internationaux, permet aux citoyens, d’une part, d’invoquer la violation de la liberté d’expression par la loi devant le Conseil constitutionnel (A). D’autre part, le recours pour excès de pouvoir permet de sanctionner les abus de l’Administration contre la liberté d’expression (B).

  • Devant le Conseil constitutionnel

C’est à l’occasion du contrôle de constitutionnalité que le Conseil constitutionnel est appelé à se prononcer sur la constitutionnalité des lois considérées comme portant atteinte aux droits fondamentaux[104]. Si au départ, le contrôle était abstrait et la protection indirecte du fait de la restriction de la saisine, actuellement, le contrôle devient plus concret parce que les citoyens ont désormais, dans le respect de certaines conditions, le droit de saisir la justice constitutionnelle par voie d’exception.

Les mécanismes juridictionnels de protection de la liberté d’expression devant le Conseil constitutionnel sont donc le contrôle de constitutionnalité des lois a priori et a posteriori. Le rôle du Conseil constitutionnel est déterminant, car c’est lui qui est l’interprète authentique du texte de la Constitution. Il considère que la plupart des droits et libertés prévus dans la DDHC ou dans la DUDH se rapportent au Titre II de la Constitution, intitulé « Des droits et libertés fondamentaux et des devoirs des citoyens », qui ne consacre ces droits et libertés (…) qu’en subordonnant leur exercice aux prescriptions de la loi[105].

Le Conseil constitutionnel a posé une règle de portée générale selon laquelle lorsqu’une liberté est en concurrence avec une autre règle d’égale valeur, leur conciliation ne peut se faire que de manière à préserver l’intérêt général et l’ordre public qui sont des objectifs à valeur constitutionnelle. Même lorsqu’il s’agit de libertés fondamentales garanties par la Constitution, le législateur peut apporter des restrictions à leur exercice, en invoquant d’autres principes à valeur constitutionnelle, tels que la sauvegarde de l’ordre public ou la sauvegarde de l’intérêt général. Il a ainsi considéré que « le secret de la correspondance peut se rattacher, à la liberté d’expression prévue à l’article 11 de la DDHC en vertu duquel « La liberté de communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre des abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi »[106].

Dans sa décision du 19 juin 1995, le Conseil a considéré que le législateur peut apporter des restrictions à l’exercice des libertés fondamentales (…) « en invoquant d’autres principes à valeur constitutionnelle tels que la préservation de l’ordre public ou la sauvegarde de l’intérêt général, objectifs que poursuit précisément l’article soumis à l’examen du Conseil constitutionnel »[107].

En s’érigeant ainsi en garant de la liberté d’expression, le Conseil constitutionnel met sa fonction juridictionnelle au service des justiciables. Ce même rôle est assumé par la Cour suprême lorsque c’est un acte administratif qui est en cause.

  • Devant le juge de l’Administration

La démocratie administrative serait une « démocratie des droits » en ce qu’elle suppose, en premier lieu, que les administrés puissent se prévaloir vis-à-vis de l’Administration d’un ensemble de droits, au premier rang desquels ceux consacrés par le constituant. Cependant, l’Administration est tenue d’assurer une mission essentielle de service public : le maintien de l’ordre public à travers la police administrative.

Le juge de l’administration joue un rôle important dans la protection des droits et libertés consacrés par la Constitution, dans la mesure où c’est un acte du pouvoir exécutif qui est le plus souvent en cause s’agissant de la violation de ces droits fondamentaux. Les citoyens disposent ainsi du recours pour excès de pouvoir et de l’exception d’illégalité pour faire cesser la violation de la liberté d’expression.

En matière de recours pour excès de pouvoir, le juge exerce un contrôle rigoureux, il procède à des vérifications minutieuses sur le bien-fondé des mesures restrictives des libertés. Pour le juge, toute atteinte aux libertés doit être justifiée et proportionnée. Il vérifie toujours si la limitation imposée aux libertés est nécessaire eu égard aux intérêts publics en cause. En matière de contrôle des actes de police, le juge vérifie si les mesures sont égales pour tous, nécessaires et raisonnables. Le juge exerce souvent un contrôle intense qui permet d’annihiler les atteintes injustifiées aux libertés. Ce contrôle peut aller du contrôle normal au contrôle maximum.

La Cour suprême, dans les affaires Amnesty international Sénégal C/État du Sénégal et Alioune Tine (RADDHO) C/État du Sénégal pour annuler la décision du préfet de Dakar, a précisé que l’interdiction n’est pas légalement justifiée, car il n’existe pas une menace réelle de troubles à l’ordre public et que l’autorité administrative ne prouve pas qu’elle ne dispose pas de forces de sécurité nécessaires pour assurer la sécurité des citoyens[108]. Cette motivation du juge est fondée sur l’article 14 de la loi n°78-02 du 29 janvier 1978 relative aux réunions qui permet aux préfets d’interdire toute réunion publique, s’il existe une menace réelle de troubles à l’ordre public et s’il ne dispose pas de forces de sécurité nécessaires pour assurer la sécurité des citoyens.

Le juge a toujours été réservé envers les interdictions trop larges, trop générales et absolues, aussi bien dans le temps, dans l’espace ou quant à leur objet. Le Conseil d’État sénégalais l’avait rappelé en matière de liberté de manifestation dans une décision du 25 novembre 1999. Dans cette affaire, le Conseil d’État du Sénégal, avait considéré que « la marche étant la manifestation d’une liberté publique soumise à une simple déclaration, l’autorité administrative, chargée du maintien de l’ordre, en l’occurrence le préfet de Dakar, ne saurait l’interdire sans qu’il y ait d’une part, un risque de perturbation de l’ordre public et, d’autre part, une insuffisance des moyens nécessaires pour le maintien de l’ordre ; (…) qu’en interdisant de manière générale et absolue la marche programmée le 30 juin 1999, sans pour autant faire connaître les motifs sur lesquels il s’est fondé, le préfet de Dakar ne permet pas au Conseil d’État d’exercer un contrôle normal »[109].

L’aménagement de procédures d’urgence permet au juge d’intervenir efficacement et dans un bref délai. Les articles 83 et suivants de la loi organique n° 2017-09 du 17 janvier 2017, modifiée, abrogeant et remplaçant la loi organique n° 2008-35 du 8 août 2008 sur la Cour suprême[110] prévoient les procédures de référé-suspension et de référé-liberté. Lorsque l’acte attaqué est de nature à compromettre la liberté d’expression, le Premier président de la Cour suprême ou le magistrat qu’il délègue peut prononcer la suspension ou l’annulation de la décision administrative dans les quarante-huit heures[111].

Cependant, au Sénégal comme ailleurs, la liberté d’expression est encadrée, notamment pour prévenir les abus : c’est le rôle du juge judiciaire.

  • Les mécanismes juridictionnels contre les abus pouvant résulter de l’exercice de la liberté d’expression

L’article 91 de la Constitution prévoit que « le pouvoir judiciaire est gardien des droits et libertés définis par la Constitution et la loi ». Cette garantie se réalise par la compétence pour ces juridictions d’assurer la répression des abus individuels[112] (diffamation, diffusion de fausses nouvelles, offense au chef de l’État, injure…) et celle des atteintes à « l’ordre public » qui est consacré par le Conseil constitutionnel comme étant un objectif à valeur constitutionnelle[113].

C’est le juge judiciaire qui exerce son office pour réprimer les abus pouvant résulter de l’exercice de la liberté d’expression à l’égard des personnes (A) et pour protéger l’ordre public contre de tels abus (B).

  • L’égard des personnes

Le statut constitutionnel de la liberté d’expression se concilie avec l’existence d’autres droits fondamentaux indissociables de la nature humaine tels que : le respect de la vie privée, le droit à l’image, le respect de la dignité de la personne humaine, etc. Le juge judiciaire réprime ainsi les propos portant atteinte à l’honneur et à la considération de la personne humaine.

Dans la jurisprudence sénégalaise, le périmètre de la liberté d’expression et ses limites sont précisés.

Le 8 octobre 2007, le quotidien « Exclusif » titrait à la « Une » de son édition n° 187, avec photos à l’appui : « Sorties tardives du Palais, les escapades nocturnes du président de la République – À la remorque de son chef de cabinet, le président disparaît nuitamment dans Dakar… ». Le juge a estimé que les mêmes faits portent atteinte à l’honneur et à la dignité du président de la République en ce sens qu’ils sont de nature à créer la suspicion à son encontre. Il en a tiré la conséquence qu’ils constituent, dès lors, le délit d’offense au président de la République[114].

En outre, l’article 258 alinéa premier du Code pénal, qualifie la diffamation en ces termes : « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. Lorsqu’elle a été faite par l’un des moyens visés en l’article 248, elle est punissable même si elle s’exprime sous une forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommé, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placard ou affiches incriminés ». Dans le droit positif sénégalais, le délit de diffamation publique est constitué lorsque, par l’un des moyens prévus à l’article 248 précité, un fait précis qui porte atteinte à l’honneur et à la considération est imputé à une personne physique ou morale déterminée[115]. La bonne foi ne peut être accordée à la personne poursuivie que sur la base de critères cumulatifs tenant à la légitimité du but poursuivi, au caractère sérieux de l’enquête, à l’absence d’une animosité personnelle, à la prudence et la mesure dans l’expression[116]. L’intention de nuire qui caractérise la mauvaise foi résulte du caractère diffamatoire des propos.

Les limites de la preuve de la vérité des faits diffamatoires sont prévues par le législateur[117]. Dans l’affaire ministère public et X., c/ Directeur de publication du journal « Rewmi » et Y., journaliste au journal « Rewmi », pour déclarer coupable les prévenus, le juge a retenu « qu’en l’espèce, même si les faits susvisés ont été relatés à une audience publique, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une imputation relative à la vie privée de la partie civile »[118].

Dans une autre affaire, le juge a constaté que le titre de l’article ainsi libellé « X., Y., et Z., trois (3) menteurs entre le glaive et la balance », paru dans la livraison n° 417 du mardi 14 novembre 2006 du quotidien « Il est midi », est lui-même assez révélateur de l’atteinte à la réputation et à la dignité des personnes citées, avant d’estimer que « ce texte écrit, dans un style incivil et inconvenant par un journaliste qui a manqué gravement et volontairement à son devoir de réserve et de prudence dans l’expression, porte incontestablement atteinte à l’honneur et à la considération des parties civiles »[119].

  • L’égard de l’ordre public

La protection de l’ordre public constitue l’autre limite à la liberté d’expression. La répression des atteintes à l’ordre public commise dans le cadre de l’exercice de la liberté d’expression est prévue par l’article 431-7 du Code pénal. Ce texte prévoit que : « tout écrit, toute image ou toute autre représentation d’idées ou de théories qui préconise ou encourage la haine, la discrimination ou la violence contre une personne ou un groupe de personnes, en raison de la race, de la couleur, de l’ascendance ou de l’origine nationale ou ethnique ou de la religion, dans la mesure où cette dernière sert de prétexte à l’un ou à l’autre de ces éléments ou incite à de tels actes » est une atteinte à l’ordre public ».

C’est en application de ce texte qu’un jeune qui avait lancé via Facebook un appel au meurtre contre toutes les femmes sénégalaises a été condamné à une peine de 6 mois d’emprisonnement assortie de sursis[120].

Un élève du lycée Demba Diop de Mbour qui avait fait un post sur sa page Facebook menaçant l’ambassade américaine à Dakar a été inculpé en 2015 pour apologie du terrorisme.

L’exercice d’une liberté ne doit porter atteinte ni à la liberté d’autrui ni à l’ordre public. Le juge veille à la protection de la liberté d’expression tout en conciliant l’exercice de ce droit avec le respect des autres droits fondamentaux et le maintien de l’ordre public.

Au-delà des limites légales liées au caractère diffamatoire ou injurieux de propos portant atteinte à la vie privée ou à l’ordre public il importe de noter que les valeurs morales et religieuses constituent aussi un frein culturel à la liberté d’expression au Sénégal[121].

 

Échanges après l’atelier n°2

 

Yves Donzallaz, président du Tribunal fédéral de la Suisse

En tant que Suisse, je dois dire que j’ai un peu de peine avec ces délits spécifiques qui ont été évoqués et qui portent sur la réputation d’un roi, d’un prince ou d’un président. Cela me parle assez peu et j’ai presque le sentiment qu’on n’est pas loin des délits de blasphème dont nous avons soigneusement évité de parler aujourd’hui. J’ai deux questions. La première s’adresse à notre collègue de Monaco.

Si j’ai bien saisi, vous appliquez une jurisprudence interne, constitutionnelle, qui s’écarte de celle de la Cour européenne des droits de l’homme, puisque l’Allemagne a été validée dans les affaires que vous avez évoquées. J’aimerais comprendre le mécanisme. Dans quelle mesure vous sentez-vous capable de maintenir une jurisprudence autonome qui s’écarterait de celle de Strasbourg, dès lors qu’en principe la Convention européenne des droits de l’homme constitue le minimum ?

Les États peuvent aller plus loin en matière de protection, mais en principe pas moins loin. Si j’ai bien saisi votre propos, vous entendez poursuivre sur cette voie de protection. Merci, vous allez me dire que c’est faux. Si ce n’est pas le cas, ma question tombe à plat. Si c’est le cas, j’aimerais disposer d’explications.

S’agissant de ma deuxième question, nous sommes égaux face aux droits, face à la possibilité de nous exprimer et face aux restrictions. Est-ce exact ? Non. Nous savons qu’il existe des cas particuliers, les avocats, etc., mais cela s’étend encore plus loin. Nous savons, et j’évoquerai le cas de la Suisse par exemple, que les parlementaires, dans le cadre de leur activité, jouissent d’une immunité absolue sur les propos qui sont énoncés. Je crois que cela existe aussi dans d’autres pays. J’aimerais savoir comment, d’un point de vue conceptuel, on parvient à encadrer ce droit exorbitant avec l’égalité de traitement et les principes que nous avons énoncés toute la journée, qui tendent à dire que nous devons protéger la personnalité des tiers, etc., et tous ces droits, l’ordre public et autres. C’étaient mes deux questions. La première obtiendra manifestement très vite une réponse. Merci.

Stéphane Braconnier, président du tribunal suprême de Monaco

Merci beaucoup. Je voudrais vous rassurer immédiatement. En effet, nous sommes très soucieux d’essayer d’aligner la jurisprudence du tribunal suprême sur les exigences posées par la Cour européenne des droits de l’homme. Il se trouve que nous n’avons pas été saisis, au tribunal suprême, d’affaires portant sur les questions que vous évoquiez depuis que les décisions rendues par la Cour européenne des droits de l’homme à propos de l’Allemagne, qui sont effectivement des décisions de rejet des requêtes, ont été rendues.

Simplement, je souhaiterais rappeler qu’en matière de liberté d’expression, comme dans d’autres cas, la liberté qui est protégée est la même, identique à celle qui est protégée dans le cadre notamment de la Convention européenne des droits de l’homme et dans le cadre d’autres juridictions constitutionnelles ou administratives. La différence se manifeste au niveau des préoccupations d’ordre public qui peuvent justifier les atteintes à la liberté d’expression et la portée de ces atteintes à la liberté d’expression. C’est sur ce point qu’une question d’équilibre et de curseur placé est posée, ou une sorte d’asymétrie entre la manière dont sont jugées ces affaires par la Cour européenne des droits de l’homme et dont elles étaient jugées ou réglées, en tout cas dans d’autres pays, et à Monaco en particulier, et la position de la Cour européenne des droits de l’homme.

En matière de liberté d’expression, si le tribunal suprême devait être saisi à court ou moyen terme d’une affaire de ce type, nous nous référerions et nous appliquerions les standards de Strasbourg, mais il n’en demeure pas moins que subsistent, dans notre jurisprudence du Tribunal suprême, un certain nombre d’éléments qui sont liés à la spécificité de l’ordre constitutionnel monégasque, aux exigences résultantes des caractères géographiques particuliers du territoire, à la composition démographique et culturelle particulière, à l’intégration de la religion d’État dans l’ordre constitutionnel monégasque, tous ces éléments que nous prenons en compte comme des éléments de spécificité dans notre jurisprudence, dans des affaires qui concernent autre chose que la liberté d’expression. Toutefois, rassurez-vous, nous sommes extrêmement attentifs à la jurisprudence rendue par la Cour de Strasbourg.

Corinne Luquiens, membre du Conseil constitutionnel français

Yves Donzallaz a posé deux questions. Pour la première, une réponse a été donnée. Aussi, je vais passer la parole à ma collègue de gauche. Je veux bien répondre à la question de l’immunité. Il faut tout même bien préciser que pour la France, l’immunité n’est pas totale et générale. Il s’agit effectivement d’une immunité pour les propos tenus dans l’hémicycle dans le cadre strict des fonctions parlementaires ou dans les écrits des rapports parlementaires. Toute tentative d’extension de cette immunité, qui a d’ailleurs été effectuée par des lois, a justement été censurée par le Conseil constitutionnel. C’est évidemment un « privilège » qui protège les parlementaires par rapport à des citoyens ordinaires. Cependant, c’est aussi la nécessité qui a paru s’imposer depuis extrêmement longtemps, c’est-à-dire les périodes révolutionnaires, pour permettre aux parlementaires d’exprimer leurs opinions. En effet, s’ils pouvaient être poursuivis pour des propos qu’ils tiennent, ils seraient extrêmement gênés dans leur expression.

Ainsi, je crois qu’un phénomène d’équilibre doit être pris en compte et cela ne me paraît pas quelque chose de particulièrement choquant. J’ajoute qu’il existe en plus évidemment à l’Assemblée et au Sénat un règlement qui permet de sanctionner sur le plan interne les parlementaires, députés ou sénateurs, qui excèdent dans le cadre de leur expression au sein de l’Assemblée et dans les limites couvertes par l’immunité, ce qui est acceptable.

Dieudonné Aba’a Owono, président de la Cour constitutionnelle du Gabon

Merci. Je passe la parole à Bernadette Renauld qui apportera une modeste contribution.

Bernadette Renauld, Référendaire à la Cour constitutionnelle de Belgique.

En effet, j’apporterai une contribution très modeste, parce que je m’alignerai tout à fait sur ce que vient de dire Corinne Luquiens. L’immunité parlementaire existe aussi en Belgique. Elle a effectivement l’objectif de protéger l’institution et non d’accorder des privilèges à des individus. L’objectif est de protéger le fonctionnement de l’institution parlementaire. Elle est strictement encadrée par un contrôle de proportionnalité. Elle est certes limitée actuellement à ce qui est dit dans l’hémicycle et tout ce qui est répandu ailleurs, dans la presse ou dans d’autres cercles, n’est pas couvert par cette immunité.

Yves Donzallaz

J’avais une question concernant la liberté de manifestation à Strasbourg. Vous avez noté, j’ai évoqué Strasbourg, au lieu de Monaco. Je m’interroge sur la liberté de manifestation. Pouvez-vous nous donner quelques explications ?

Stéphane Braconnier

Merci beaucoup. Je constate que Monaco suscite un très grand intérêt. Il existe peu ou pas de jurisprudence sur le thème de la liberté de manifestation à Monaco. Les seuls éléments jurisprudentiels dont nous disposons sont sur les expressions individuelles ou du moins des sanctions individuelles prises à l’occasion de manifestations collectives. Toutefois, la liberté de manifestation est protégée. De la même manière qu’elle l’est dans d’autres ordres juridiques ou dans l’ordre juridique européen, en tant que liberté de manifester ses opinions individuellement ou collectivement, elle est protégée de la même manière dans la Constitution monégasque et dans la jurisprudence du tribunal suprême, avec cette spécificité que nous sommes très peu saisis, voire pas du tout saisis, d’affaires concernant cette liberté de manifestation, faute pour Monaco de connaître de grandes manifestations.

Dieudonné Aba’a Owono

Merci. Une autre question ? Je vais passer la parole au Liban.

Un intervenant

J’aurais une question à poser à Madame Gnamou concernant le devoir d’allégeance à la Constitution. Cette question m’a interpellée notamment pour la remise en cause de l’ordre constitutionnel. Ce devoir n’incombe-t-il qu’au président de la République ? Y aurait-il des contraintes vis-à-vis du président de la République à critiquer la Constitution ou bien à remettre en cause la Constitution ? Ou bien y aurait-il des dispositions qui seraient supraconstitutionnelles et qui seraient en quelque sorte intouchables, comme le fait de briguer un troisième mandat ? Cela ne m’a pas semblé très clair. Pouvez-vous clarifier ?

Dandi Gnamou, juge à la Cour constitutionnelle du Bénin

Le devoir d’allégeance constitutionnelle provient de l’article 34 de la Constitution. L’article 34 dit que tout citoyen a le devoir sacré de respecter la Constitution et l’article 35 est tourné vers les personnes qui exercent des fonctions d’élus ou une fonction publique. Ainsi, tout citoyen béninois, en principe, n’a pas le droit de prendre des positions qui iraient à l’encontre de la Constitution. En tout cas, c’est le sens de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle.

Par conséquent se pose la question légitime de savoir si prendre un troisième mandat est contraire à la Constitution, puisque la Constitution prévoit qu’il n’y a qu’un mandat renouvelable une seule fois. Dans un premier temps, la Cour constitutionnelle a affirmé concernant une ministre de la République qu’un troisième mandat était contraire à la Constitution, parce qu’il pèse sur cette ministre de la République une responsabilité plus forte dans le respect de la Constitution.

Toutefois, récemment, la Cour constitutionnelle a considéré qu’un bâtonnier ou un acteur politique demandant à aller vers un troisième mandat n’est que spéculations d’un citoyen. Dès lors, si ce sont des spéculations, qui ne correspondent pas tout à fait ce que dit la Constitution, nous n’en venons pas à dire que cet acteur a violé la Constitution.

Concernant l’immunité parlementaire, la question s’est posée au juge constitutionnel béninois en mai dernier. La Cour constitutionnelle avait demandé, ou plus courtois, invité l’Assemblée nationale à modifier le Code électoral, parce qu’il y avait des éléments de rupture d’égalité. Il s’est trouvé un député qui a fait une proposition de loi de modification de la Constitution. Des individus, des citoyens ont saisi la Cour pour lui demander : « Mais pourquoi un député fait une proposition de modification de la Constitution alors que la Cour constitutionnelle n’a demandé que de modifier le Code électoral ? » En réalité, le député demandait de modifier l’ordre constitutionnel. Si sa proposition de loi était contraire à la Constitution, le député a cependant défendu le fait qu’en réalité, il était dans l’exercice de ses prérogatives. Il est député et il est couvert par l’immunité et, même mieux, il a affirmé « Je ne fais qu’exprimer mes opinions, je ne suis pas dans l’application de la décision de la Cour constitutionnelle. En tant que député, je souhaite qu’on modifie la Constitution sur tel ou tel élément. »

La Cour constitutionnelle a répondu que le député était couvert par l’immunité parlementaire pour ses opinions et que la proposition de loi en elle-même ne modifiait pas l’ordonnancement juridique. Par conséquent, elle ne comprenait pas pour quelle raison elle devait contrôler la proposition de loi d’un député. Dès qu’approche la fin du deuxième mandat d’un président de la République, les citoyens béninois craignent que soit modifiée la Constitution. Souvent, le juge constitutionnel est très regardant quand il existe des contestations de propos qui sont tenus par des personnes privées ou par des personnes occupant des charges publiques. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question.

Dieudonné Aba’a Owono

Merci. Il nous reste quelques minutes, même si on a le droit de défendre la Constitution ou même la modification. Peu importe. Alors, nous avons encore trois minutes. Y a-t-il une contribution ou une intervention ? Sinon, je pense que c’est terminé. Nous vous remercions pour votre aimable attention. Merci.

 

Atelier n° 3 – La liberté d’expression au XXIe siècle

 

Introduction

Par Richard Wagner, juge en chef du Canada

Modérateur et président de séance

 

Bonjour à tous, Monsieur Camara, président de l’ACCF, Monsieur Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, Mesdames, Messieurs.

C’est un privilège pour moi de modérer ce panel portant sur les défis modernes auxquels sont confrontées les démocraties en matière de protection de la liberté d’expression.

Je tiens également à vous remercier, vous, chers membres du panel, d’avoir accepté de vous joindre à cette séance. L’avènement de l’ère numérique a provoqué un bouleversement de l’écosystème informationnel au sein des démocraties. Certes, l’ère numérique a permis de démocratiser la création et l’échange d’informations, ce qui a accru la participation citoyenne au débat public. Si cela est souhaitable pour les démocraties, cette transformation a toutefois aussi entraîné dans son sillage de nombreux défis complexes et interconnectés, particulièrement en matière de protection et d’encadrement de la liberté d’expression.

L’un des défis qui persistent est celui de contrer la désinformation. Celle-ci atteint des sommets inégalés depuis l’avènement des médias sociaux, alors que nous observons une polarisation accrue des débats au sein de la société. Les citoyens ont de plus en plus de difficultés à distinguer les faits de la fiction, en venant parfois à perdre confiance dans leurs institutions. Je me permets ici de traduire la lauréate du prix Nobel de la Paix, Maria Ressa : « Sans fait, il n’y a pas de vérité. Sans vérité, il n’y a pas de confiance. Sans ces trois éléments de fait, vérité et confiance, nous n’avons pas de réalité partagée et la démocratie telle que nous la connaissons s’éteindra. » Au sein d’une démocratie, nous acceptons et nous souhaitons même que les décisions des tribunaux fassent l’objet de débats, si tant est qu’ils se déroulent de manière respectueuse et informée.

Nous sommes à même de constater les dommages en tout genre qui sont causés lorsque les décisions judiciaires sont rapportées erronément et hors contexte par des individus qui offrent des interprétations tordues pour des raisons de sensationnalisme. Heureusement, le travail rigoureux et honnête de journalistes intéressés, de chroniqueurs sérieux et de juristes permet de corriger cette désinformation. C’est pourquoi une presse libre et indépendante est si importante.

Sans médias indépendants, nous courons le risque qu’un fossé se crée entre les citoyens et le système de justice, que la confiance de la population dans le système judiciaire s’érode et que la qualité du débat démocratique s’appauvrisse. Dans tous les cas, la primauté du droit est menacée. Comme l’a réitéré récemment une formation unanime de la Cour suprême du Canada, seule la présence de médias libres, rigoureux et indépendants permet dans les faits à la population de comprendre le système judiciaire, de se former une opinion sur celui-ci, de le tenir imputable et de lui faire confiance.

La raison tient au fait que ce sont en règle générale les médias qui agissent comme les yeux et les oreilles du public, qui auraient parfaitement le droit d’assister aux audiences, mais qui, pour des raisons pratiques, ne le font pas. Malheureusement, nous assistons à une baisse notable du nombre de journalistes affectés aux audiences dans l’ensemble du système judiciaire, du moins au Canada. Il s’agit d’une tendance que j’ai été à même de constater depuis ma première nomination à la magistrature il y a maintenant 20 ans. C’est pourquoi, nous multiplions, notamment à la Cour suprême du Canada, les initiatives visant à permettre aux médias et aux publics d’avoir une meilleure compréhension de notre travail : « vulgarisation » et « démocratisation ». Ces deux mots guident nos actions afin de contrer la désinformation et de maintenir, voire d’accroître la confiance de la population dans le système de justice. Parmi les nombreuses initiatives de notre Cour, pensons au résumé en langage clair que nous préparons lors de la publication de chaque décision et la cause en bref, à la conférence de presse annuelle au cours de laquelle je réponds, qu’assurent les médias, à la rétrospective annuelle ou encore à notre présence sur les médias sociaux pour parler du travail de la Cour et des décisions rendues. Il s’agit d’initiatives somme toute modestes, mais qui, à la longue, peuvent devenir significatives.

S’il est clair que le pouvoir judiciaire n’a ni le mandat ni les ressources pour remédier à tous les enjeux soulevés par la liberté d’expression au XXIe siècle, je suis toutefois convaincu qu’il peut et qu’il doit faire partie de la solution. Je serai curieux de vous entendre aujourd’hui sur ces défis et la façon dont votre Cour y fait face. J’invite maintenant le professeur Kanté à nous présenter la synthèse des réponses au questionnaire sur notre sujet. Merci.

 

Synthèse des réponses au questionnaire

Par Babacar KANTE, Doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal), Expert auprès de l’ACCF

 

Ce troisième atelier a pour objet de réfléchir sur les défis, d’un type nouveau, que vont rencontrer les juges constitutionnels dans l’encadrement de la liberté d’expression avec l’évolution de nos sociétés contemporaines. L’intérêt de la question relève de la simple observation. On constate en effet que ces dernières se caractérisent aussi bien au Nord qu’au Sud, non seulement par une multiplication des moyens de communication, mais aussi par leur changement qualitatif, qui finira par dénaturer la liberté d’expression au sens classique où on l’entendait du moins jusqu’à une période récente. Avec la montée en puissance de la communication par le numérique, il devient ainsi impérieux, pour les membres de votre association, de tenter d’identifier les problèmes auxquels vous serez de plus en plus confrontés à brève échéance, mais aussi, et surtout, d’essayer de voir si, et dans quelle mesure, il est possible de dégager des solutions pouvant faire l’objet d’adaptations en fonction du contexte national, face à ce phénomène global.

La nouveauté des défis auxquels tous les juges constitutionnels, comme beaucoup d’autres acteurs étatiques et non étatiques d’ailleurs, n’étaient pas préparés, impose leur mise en perspective et leur contextualisation pour bien les comprendre et préciser les données du problème.

La démocratisation d’internet a ouvert la voie à tous les possibles en matière de communication : le meilleur comme le pire. Une des conséquences les plus frappantes de cet état de fait se manifeste à travers l’explosion des réseaux sociaux. Nos sociétés se caractérisent ainsi par « la montée de l’insignifiance » selon la belle formule de Cornelius Castoriadis. Un des enjeux de cette communication débridée, pour les autorités publiques, est alors de la stopper en luttant contre la désinformation tout en protégeant la vie privée et la cohésion sociale.

Une autre caractéristique de nos sociétés, à cause toujours de cette inflation des moyens de communication, est la kakistocratie théorisée par Ibrahim Warde, entendue comme « un gouvernement par les pires », qui conduit à un régime de promotion de la médiocrité. Cette kakistocratie, qui menace aujourd’hui tous nos États, finit par déboucher sur le populisme et l’extrémisme, dont l’explosion des moyens de communication facilite l’émergence et l’installation aussi bien dans les pays du Nord que du Sud.

La liberté d’expression est ainsi largement façonnée par l’explosion de ces moyens de communication, qui se sont diversifiés au point, parfois, d’échapper à leurs concepteurs. En outre, cette expansion se déroule dans un cadre où les citoyens de tous les pays sont de plus en plus exigeants et réclament plus de démocratie, de respect de l’État de droit et des droits de l’homme. Cette revendication, bien que légitime, s’exprime parfois dans des formes en rupture avec celles qui avaient cours dans le passé. L’existence d’une société du savoir dont on a rêvé avec la création de toutes ces technologies a, paradoxalement, ouvert la voie à des excès.

Pour les juges constitutionnels, le principal enjeu de la liberté d’expression au XXIe siècle reste donc son encadrement afin qu’elle ne se retourne pas finalement contre la démocratie, comme le craignait Mireille Delmas Marty dans ses interrogations sur « la place du droit face aux transformations du monde contemporain ». Tous ces développements des moyens de communication et l’évolution de nos sociétés qui s’ensuit vont nécessiter de repenser les instruments jurisprudentiels mis en œuvre jusqu’ici, qui ont déjà été recensés par l’atelier n° 2. La question qu’il faut alors se poser de façon lucide ici est, en effet, de savoir s’ils sont encore adaptés au nouveau contexte d’aujourd’hui.

Mais au-delà cette question fondamentale, la principale difficulté qu’on rencontre est que, d’un côté, les problèmes sont actuels et même d’une particulière acuité alors que, de l’autre, les solutions semblent appartenir au futur. Les réponses de vos cours, comme on pouvait s’y attendre un peu, ont un caractère parfois plus théorique que celles des deux premiers ateliers, du fait que certaines questions avaient volontairement un caractère abstrait ou même fictif.

L’exercice consistait à pousser les cours à se projeter vers l’avenir et à réfléchir à des questions qui ne sont peut-être pas d’actualité pour toutes, mais qui ne tarderont à se poser bientôt pour elles. Certaines réponses données sont sans doute le résultat de « séances blanches », en raison de l’absence de recours. A ce titre, les échanges au cours de cet atelier seront sans doute une source d’enrichissement encore plus importante que les deux premiers. Le titre de cette synthèse de vos réponses pourrait être intitulé : « Retour vers le futur ».

Les raisons de cet intitulé sont de trois ordres. D’une part, dans de nombreux États, malgré les risques que présentent ces nouveaux moyens de communication, il n’existe pas de réglementation spécifique qui soit adaptée aux enjeux du moment. D’autre part, dans les États où elle existe, cette réglementation reste très timide et n’est pas à la hauteur des questionnements. Enfin, dans une troisième catégorie de pays, la réglementation est réactive, c’est-à-dire qu’elle est évolutive en fonction des problèmes du moment et donc difficilement saisissable.

On pourrait citer, parmi les pays qui ont adopté des lois de régulation d’internet, l’exemple d’Andorre avec la loi 30/2014 du 27 novembre 2014 portant sur la protection civile des droits à la vie privée et à l’honneur, qui a tenté de réglementer la communication par internet en précisant son champ d’application. Elle distingue ainsi, d’un côté, «  les opérateurs de médias qui se définissent comme des personnes physiques ou morales, dont l’activité principale est de publier et de communiquer au grand public, de manière professionnelle, des expressions ou des informations à titre périodique, quel que soit le support utilisé pour la publication et la communication de l’information » ; de l’autre, « les fournisseurs de contenus informatifs ou d’opinion, dont l’activité principale ou accessoire consiste à publier, à titre professionnel ou non, des informations, des expressions ou des contenus, par voie électronique et sur support numérique ». Il est intéressant de faire remarquer que le tribunal n’a pas eu à se prononcer sur cette tentative de régulation d’internet.

Au Liban, la loi n° 81 du 10 octobre 2018 est intervenue pour réglementer les transactions électroniques et le traitement des données à caractère personnel. Cette loi introduit une importante innovation dans le corpus législatif libanais en modifiant son code pénal par l’élargissement des moyens de publication en y incluant « les moyens électroniques ». Cette modification a permis de donner une base légale aux poursuites des blogueurs et des utilisateurs des réseaux sociaux pour diffamation et calomnie. Mais comme en Andorre, cette loi, bien que portant sur la liberté d’expression, n’a pas fait l’objet de recours devant le Conseil constitutionnel.

À l‘île Maurice, une nouvelle loi est intervenue en la matière en 2021 : Cybersecurity and Cybercrime Act. Les premières affaires qui y sont relatives viennent d’être portées devant la Cour. En Mauritanie, la loi 2013-025 porte sur les communications électroniques. Mais le Conseil n’a jamais eu à se prononcer sur sa constitutionnalité.

Dans tous ces cas, on note une tentative timide de régulation d’internet et une absence de jurisprudence. Même au Canada, où la Cour semble particulièrement s’intéresser aux nouveaux modes de communication par le numérique, la jurisprudence n’a pas encore eu à se prononcer, du moins directement, sur les lois de régulation d’internet dans la perspective de la liberté d’expression.

Cependant, dans d’autres cas, on constate l’existence d’une jurisprudence en gestion ou déjà arrivée à maturation sur la question. Ainsi, en France depuis une dizaine d’années, le Conseil constitutionnel a été amené à se prononcer sur les lois relatives aux droits et obligations des opérateurs de plateformes. Sa jurisprudence abondante, mais tout en nuance, tente de trouver une conciliation entre « l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et la liberté de communication garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ».

Le Canada, l’île Maurice avec une affaire en cours, la Serbie et la Suisse présentent la particularité de tenter de développer une jurisprudence adaptée à la nouvelle donne en encadrant l’usage d’internet sans porter atteinte à la liberté d’expression.

Il en est de même des réseaux sociaux. Très peu de pays ont adopté une réglementation rigoureuse, faisant la part entre les droits et les obligations de leurs utilisateurs. Des tentatives d’encadrement ont, malgré tout, lieu comme en Andorre. La loi 30/2014 du 17 novembre déjà citée prévoit des cas où les limites de la liberté d’expression sont dépassées. Il en est ainsi lorsqu’il y a des menaces ou un harcèlement en ligne, un partage de contenus à caractère terroriste ou pédopornographique. Lorsque ces hypothèses se vérifient, la loi prévoit un régime de responsabilité fondée sur la distinction entre : « les auteurs, les co-gérants et les opérateurs de médias et les fournisseurs de contenus informatifs ou d’opinion qui agissent en tant que fournisseurs de services d’intermédiation ».

Au Canada, la Cour suprême, tout en considérant que la liberté d’expression est protégée de la même manière quel que soit le moyen utilisé, admet cependant que la diffusion de propos haineux par internet peut contribuer à les amplifier et que, par conséquent, il faut tenir compte de cet aspect dans l’analyse et l’appréciation de l’étendue et des limites de la liberté d’expression. Tel est le sens de sa jurisprudence affirmée dans une série d’arrêts. Il en est de même à Monaco où le tribunal suprême envisage sous un angle particulier le traitement de la liberté d’expression, lorsqu’il s’agit de l’utilisation des modes dématérialisés qui ont « un grand retentissement (dans la principauté) en raison de l’exiguïté du territoire monégasque ».

Le résultat d’une telle situation est que l’ordonnancement juridique qui entoure l’organisation et le fonctionnement de ces technologies de la communication, ainsi que leur usage, est incertain de par sa souplesse et sa complexité. Les réglementations sont en effet contingentes du fait qu’elles varient considérablement d’un pays à l’autre et, dans un même pays, en fonction des époques. En définitive, la perception de la liberté d’expression au XXIe siècle correspond à un avenir inquiétant ; alors que son devenir peut être rassurant.

Pourquoi l’avenir de la liberté d’expression au XXIe semble-il inquiétant ? L’avenir renvoie à « ce vers quoi on se dirige, une finalité, avec une certaine neutralité ». Il correspond à ce qui peut arriver sans qu’on puisse avoir une influence déterminante sur le cours des choses. En l’état actuel du droit positif, un certain nombre de questions essentielles reste encore sans réponses satisfaisantes. La réglementation des moyens de communication est entre les mains de l’État, qui se heurte à la puissance et aux intérêts de grands groupes privés fournisseurs de contenus. Cette évolution ne dépend donc pas des juges constitutionnels.

Mais la plus grande difficulté à laquelle les juridictions constitutionnelles sont, et resteront, confrontées pendant longtemps est incontestablement la détermination du régime juridique du support de tous ces nouveaux moyens de communication : le droit applicable à la régulation d’internet. Elle est particulièrement délicate du fait qu’elle doit tenir la balance entre, d’un côté, le droit d’informer des opérateurs des médias et des fournisseurs de contenus, d’informations et de plateforme d’opinion et, de l’autre, la liberté d’expression et le droit d’être informé des individus. L’État, dans ce rôle, se trouve pris en tenaille entre la puissance des groupes et les exigences des citoyens.

Cette indétermination juridique résulte, en partie, de deux facteurs dont le premier est que les juges constitutionnels ne sont pas souvent saisis, même dans les pays de démocratie avancée, et n’ont donc pas l’occasion de dire le droit sur des questions essentielles relatives à la régulation d’internet. Dans les pays du Sud, c’est le cas de la presque totalité des Cours. Les questions sans réponses sous ce troisième sous-thème sont d’ailleurs beaucoup plus nombreuses que sous les deux premiers.

Le second est que, dans les cas où les juges sont saisis, les réponses qu’ils apportent ne sont pas toujours satisfaisantes pour les raisons déjà indiquées : l’incertitude de l’ordonnancement juridique et la puissance des fournisseurs de contenu qui ont parfois la force de contourner les décisions de justice, à défaut de s’y opposer. Il faut y ajouter la difficulté, toujours présente pour le juge, de trouver l’équilibre entre la sauvegarde de l’ordre public et la liberté d’expression.

Sur d’autres questions aussi essentielles comme la possibilité ou non de prévoir la censure, la diversité et, par conséquent, l’incertitude règnent. Certains pays posent le principe qu’elle est exclue, alors que d’autres l’admettent à certaines conditions. C’est le cas de la Belgique, de la Bulgarie, du Burkina Faso, de la France, du Maroc, de Monaco, du Mozambique, de la Serbie et de la Suisse. L’île Maurice exprime d’ailleurs nettement cette incertitude à travers la définition qu’elle donne de la censure : « Le départ entre la liberté d’expression et la censure repose sur la légitimité et la proportionnalité des conditions de censure. La liberté d’expression implique le droit fondamental de s’exprimer sans interférences ou restrictions, tandis que la censure consiste généralement (en) des restrictions imposées par les autorités. Ces restrictions doivent être des mesures légitimes, proportionnelles et justifiées dans une démocratie, et certainement pas arbitraires ».

Il n’est pas contesté qu’il appartient à l’État de prévenir la violence, de protéger les droits des individus et de parer aux menaces contre la stabilité de l’État et c’est l’argument avancé par les États où la censure est autorisée. Dans ces cas, une distinction est établie entre censure légitime et censure illégitime.

Les exemples de cas où la censure est autorisée portent principalement sur la survenue de circonstances exceptionnelles comme en Albanie, en Andorre, en Belgique, au Bénin, en Bulgarie, au Burkina Faso et au Cambodge. Mais de façon spécifique, la censure s’expliquerait, selon les pays de démocratie avancée, par une sorte de ligne rouge à ne pas dépasser à savoir : l’interdiction de l’antisémitisme, du racisme, de l’apologie de la haine ou du terrorisme, de la pédopornographie.

En ce qui concerne la désinformation, la pandémie du COVID a donné l’occasion à certaines de vos juridictions de connaître de recours où la limitation de la liberté d’expression était en jeu. De nombreuses lois relatives à la lutte contre la pandémie ont été votées, sur la base desquelles des mesures administratives de limitation des droits de citoyens ont mis à rude épreuve la liberté d’expression. Ainsi, au Cambodge, la jurisprudence a déclaré conforme à la Constitution une loi interdisant la diffusion de nouvelles pouvant provoquer la panique et la confusion.

D’autres domaines relevant de la communication par le numérique sont encore l’objet d’une réglementation en gestation. Il suffit de citer l’intelligence artificielle qui permet, outre une désinformation à grande échelle, le trucage des résultats des élections et la surveillance des personnes plus que de mesure. Cette intelligence artificielle, tout en facilitant la vie aux individus, ne manque pas de soulever de sérieux problèmes dont on n’a pas encore saisi toute l’ampleur. Elle ne semble cependant pas encore avoir été « saisie par le droit ». Aucune Cour n’y a fait référence.

Toujours dans le registre des incertitudes de l’ordonnancement juridique, quel sort réserver, dans la liberté d’expression, aux « like » et au fait de « retweeter » un tweet ? Qui est l’auteur du contenu ? Des pistes sont à explorer dans ce domaine aussi.

Pour ce qui est des « procédures baillons », c’est-à-dire les lois prévoyant des poursuites en diffamation contre les initiateurs de mobilisation publique, elles constituent une restriction de la liberté d’expression. Elles permettent en effet des procès en diffamation contre les auteurs de telles initiatives et, par conséquent, une répression de tout débat sur les questions d’intérêt public. Il est cependant important de noter que cette pratique, bien que très répandue dans les pays africains, n’a curieusement pas fait l’objet de développements par les cours concernées au premier chef. Seuls, quelques rares pays comme le Canada, en font mention pour relever leur caractère inconstitutionnel.

Quant aux lanceurs d’alerte, il n’a pas été beaucoup fait cas de leur situation non plus à travers les réponses. La principale explication est que leurs activités ne font pas encore l’objet d’une réglementation ou d’une codification spécifique surtout dans les pays du Sud.  Mais on peut cependant noter au passage qu’au Sénégal, une réflexion est en cours et un projet de loi relatif à leur statut serait en gestation.

Malgré ce contexte global, l’État tente d’imposer des limites à cette liberté débridée pour essayer de réguler le fonctionnement harmonieux de la société.  À cet effet, plusieurs facteurs sont généralement pris en compte. Il en est ainsi de la protection de l’ordre public et la prévention de la violence. De ce point de vue, les lois de circonstance qui interviennent pendant les périodes de trouble sont jugées avec beaucoup plus de tolérance dans les pays qui font l’apprentissage de la démocratie.

Pourquoi le devenir de la liberté d’expression semble-t-il rassurant ? Dans ce désordre apparent, l’appréciation des limitations à la liberté d’expression relève, on l’a déjà vu, de la responsabilité de la juridiction constitutionnelle. On peut considérer que le devenir de la régulation de la liberté d’expression, surtout à travers le numérique, est rassurant au vu des méthodes et techniques traditionnellement mises en œuvre pour contrôler la constitutionnalité des lois. Il suffit, en effet, de se souvenir des conclusions de l’atelier n°2, relatif aux mécanismes jurisprudentiels mis en place par vos cours à cette fin et dont on peut déduire une ferme volonté de votre part dans ce sens. Il faut cependant les mettre en perspective. On se rend alors compte qu’il faut les revisiter et les revitaliser afin de les adapter à la nouvelle situation créée par l’expansion d’internet. Votre jurisprudence, pour les cours qui en ont produit, révèle votre capacité en la matière.

La Cour de la Belgique, en réponse à la dernière question, exprime parfaitement les doutes du juge constitutionnel  à ce sujet et ses difficultés à les surmonter, en rappelant de manière très claire les données du problème, que l’on pourrait résumer en ces termes : i) les démocraties actuelles sont confrontées à des défis différents de ceux auxquels devaient répondre les rédacteurs des chartes et déclarations sur les droits et des Constitutions ; ii) cependant, la liberté d’expression, tout en étant fondamentale et essentielle en démocratie, peut entrer en conflit avec d’autres droits et libertés comme le respect de la vie privée et de l’honneur d’autrui; iii) dès lors se pose le problème de savoir jusqu’où peut aller le droit de diffuser des opinions ou des informations surtout lorsqu’elles sont fausses, par le biais des moyens de communication de masse qu’offre internet.

Cette préoccupation semble avoir trouvé un écho au Canada. La Cour suprême y répond en effet en réaffirmant la nécessité d’une « protection juridique robuste de la liberté d’expression ». Elle considère qu’« en effet sans une protection adéquate de la liberté d’expression, il devient plus difficile, voire impossible, pour les citoyens d’exprimer complètement et librement leurs opinions et d’échanger ouvertement, tant sur les valeurs sous-tendant les politiques d’un gouvernement que sur les questions sociopolitiques et économiques au cœur de l’actualité. De même, sans une protection adéquate de la liberté d’expression, il est plus difficile d’assurer la présence et la contribution de médias d’information indépendants, impartiaux et vigoureux, qui, par leur travail, contribuent à ce que la population tienne imputables les pouvoirs politiques et judiciaires ».

Cette volonté de vos cours de s’ériger en protecteur de la liberté d’expression dans un contexte tout à fait nouveau est tout de même logique, parce qu’elles ont toutes répondu que vous trouvez le fondement de votre légitimité dans le contrôle de la liberté d’expression qui, faut-il le rappeler, est considérée comme une liberté essentielle à la démocratie au cours de l’atelier n° 1.

Du point de vue de la recherche d’un cadre pour la protection de la liberté d’expression dans ce contexte, des pistes intéressantes et des tendances apparaissent à travers les réponses des cours qui ont eu à connaître de recours en la matière. Ainsi, même en période de circonstances exceptionnelles, on note une volonté chez les juridictions des pays de démocratie avancée, de protéger un « noyau dur » de la liberté d’expression par la mise en œuvre du principe de proportionnalité, comme l’a révélé l’atelier n° 2. La majorité des pays européens se réfère, pour ce faire, à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et à la jurisprudence de sa Cour. Quant aux pays qui font encore l’expérience de la démocratie, leurs Cours, à l’image de celle du Bénin, du Liban, du Mozambique et du Sénégal, font souvent référence à l’état de siège et à l’état d’urgence, qui constituent généralement la base légale des circonstances exceptionnelles. Elles tentent cependant, comme la France au moment de l’application de l’état d’urgence en 2015, de concilier la liberté d’expression avec la sauvegarde de l’ordre public.

Sur les réseaux sociaux, en l’absence d’une réglementation claire, certaines juridictions constitutionnelles appliquent la casuistique juridique comme au Canada et en Belgique où le droit est créé « en contexte » pour s’adapter à une situation soulevant des questions parfois sensibles, où la liberté d’expression est souvent en conflit avec un autre droit ou une autre liberté.

De même, concernant le statut des étrangers, presque toutes les cours manifestent la volonté de protéger leur liberté d’expression. Cependant, la question ne semble pas avoir été interprétée dans le même sens que le questionnaire le laissait entendre. Aussi, l’aspect relatif à la protection de l’État contre les interférences étrangères n’a-t-il presque pas été traité. Seuls quelques Cours, comme celle du Canada, ont abordé la question de la limitation de la liberté d’expression des étrangers lorsque leur intervention risque d’interférer sur le bon déroulement des élections, comme cela a apparemment été le cas récemment dans certains pays.

C’est dans le même esprit, celui de s’imposer comme protecteur des droits fondamentaux, que vos cours répondent toutes, positivement, à la question de savoir si le contrôle de la liberté d’expression est un motif de légitimité et un outil de légitimité pour la juridiction.

On en revient finalement, dans le cadre de l’analyse de la liberté d’expression au XXIe siècle, c’est-à-dire dans sa mise en perspective, à la ligne de partage entre les deux grandes catégories de pays composant votre Association : les pays du Nord et ceux du Sud. Les premiers tentent, avec plus ou moins de bonheur, de trouver des solutions à des problèmes redoutables en ce qu’ils mêlent de façon inextricable, plus que d’autres domaines, des aspects techniques, juridiques, politiques et culturels. En revanche, les seconds sont encore dans l’expectative ; la réglementation y étant encore insuffisante et les recours peu nombreux.

Mais dans tous les cas, l’enjeu de la protection de la liberté au XXIe siècle reste, en dernière analyse, la préservation de la paix, du lien social et de la sécurité de nos sociétés. Vos cours constitutionnelles sont conscientes de leur rôle en raison de l’importance qu’elles accordent toutes à la liberté d’expression. Ce faisant, elles ne font que confirmer leur attachement à la liberté d’expression tel qu’il résulte de l’atelier n° 1 ; ce qui vous permet de boucler la boucle.

 

Richard Wagner, juge en chef du Canada

Merci, Professeur Kanté, pour cette synthèse aussi rigoureuse qu’intéressante, comme à l’habitude. Sans plus tarder, je laisse la parole à Monsieur Dimitrie-Bogdan Licu, juge à la Cour constitutionnelle de Roumanie. Monsieur Licu est magistrat de carrière, avec plus de 25 ans d’expérience en tant que procureur. Il a été membre du Conseil supérieur de la magistrature et premier adjoint du procureur général de Roumanie. Il a été nommé à la Cour constitutionnelle de Roumanie en 2022 pour un mandat de neuf ans. Monsieur Licu s’exprimera en roumain. Madame Kristina Tsitiriska, magistrate, assistante et directrice de cabinet du Président de la Cour constitutionnelle de Roumanie, assurera l’interprétation de ses propos en français.

 

Exemple de la Roumanie,

par Dimitrie-Bogdan Licu, juge à la Cour constitutionnelle de Roumanie

 

Bonjour, Mesdames et Messieurs,

Monsieur le président de la Cour constitutionnelle,

Monsieur le président du Conseil constitutionnel français,

Monsieur le président de l’ACCF,

Monsieur le président de la séance,

Chers collègues, Mesdames et Messieurs.

Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de m’adresser à vous lors de cette prestigieuse conférence organisée par l’ACCF, une association qui, depuis près de 30 ans, réunit des représentants d’institutions des pays de la Francophonie pour débattre au sujet des défis de l’État de droit, questions d’intérêt tant pour le monde juridique que pour l’opinion publique en général. Permettez-moi de vous adresser, au nom de la Cour constitutionnelle de la Roumanie, un salut chaleureux.

La question de la liberté d’expression et les défis auxquels sont confrontées les cours constitutionnelles pour défendre ce droit fondamental sont un sujet de grande actualité, tant au niveau européen qu’au niveau des juridictions nationales. Le droit, au fil des siècles, s’est adapté et a évolué afin de refléter les changements sociaux, économiques, politiques et technologiques. Actuellement, une nouvelle ère de droit se dessine sur l’impact de la numérisation et des progrès exponentiels des technologies, tels que l’intelligence artificielle, la cybersécurité et la blockchain.

Alors que les législations nationales et internationales continuent de s’adapter à ces nouvelles circonstances, nous devons nous demander si nos concepts juridiques et constitutionnels traditionnels sont assez souples pour faire face à ce nouveau monde numérique. Dans le paysage du XXIe siècle, caractérisé par une progression rapide et presque sans précédent de la technologie, le droit et les principes fondamentaux sont confrontés à un défi sans précédent. Nous envisageons ici toute une série d’innovations technologiques, en particulier celles associées à la technologie de l’intelligence artificielle, qui commencent à soulever de sérieux problèmes quant à la structure et au fonctionnement de l’État de droit. L’État de droit, dans son sens le plus fondamental, signifie la suprématie de la loi, un principe qui garantit que tous les citoyens, quel que soit leur rang ou leur position, sont soumis à la loi et n’échappent pas à ses actions. C’est la pierre angulaire de toute démocratie fonctionnelle et équitable, protégeant les droits et les libertés des citoyens contre tout abus de pouvoir.

Le développement continu de la numérisation attire notre attention sur la conceptualisation d’un état numérique. L’existence d’internet et de la multitude de bases de données numériques a conduit à l’émergence de droits jusqu’alors inconnus, les droits numériques, dont la capitalisation s’opère au sein d’un espace spécifique, l’espace virtuel, dans lequel les sujets de droit apparaissent sous forme de codes, nicknames, adresses IP, identités réelles, fausses ou même volées.

En tant que tels, les droits numériques ne sont pas extérieurs aux droits fondamentaux universels, naturels et rationnels, mais forment plutôt un ensemble commun avec eux et il revient aux États de leur accorder le même niveau de protection que celui dont jouissent les autres droits fondamentaux de l’homme.

Les nouvelles technologies commencent tout de même à être reconnues au niveau des constitutions des États. En ce sens, les constitutions de l’Inde ou du Brésil peuvent être citées comme exemples.

L’émergence de nouvelles technologies a aussi requis leur réglementation au niveau de la législation roumaine, mettant notre instance constitutionnelle au défi de se prononcer sur la constitutionnalité des nouveaux concepts tels que le droit à l’oubli, la cyber intelligence et la cybersécurité ou la migration et l’interconnexion des données dans le cloud gouvernemental et la protection des données personnelles dans le système de cloud computing.

Les nouvelles technologies doivent être régies afin de protéger les droits fondamentaux préexistants, de reconnaitre les nouvelles relations sociales et de restreindre leur exercice uniquement afin de protéger des droits égaux avec – ou plus importants que – ceux dont l’exercice est restreint.

Mesdames et Messieurs, les fausses nouvelles, la propagande et la désinformation sont présentes dans l’environnement virtuel et portent atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales. S’agissant des réseaux sociaux, je voudrais mentionner que, le 15 mars 2024, la Cour suprême des États-Unis a rendu une décision attendue relative au blocage d’un utilisateur par une personne publique sur un réseau social, sur le motif qu’elle avait posté des commentaires inopportuns – une banale action sur Facebook, que nous effectuons tous, n’est-ce pas ? C’est l’arrêt Lindke versus Freed dans lequel la doctrine de l’action de l’État a été examinée. Selon cette doctrine, la liberté d’expression initialement applicable uniquement au gouvernement au sens large peut également être opposée à des personnes privées dans certaines circonstances. La Cour a ainsi dû examiner si Freed, qui était maire d’une ville américaine, a agi en tant que représentant de l’État ou en tant que personne privée. Pour cela, il a dû faire un double test. La personne doit être investie du pouvoir de parler au nom de l’État, de l’autorité publique, l’exercice de cette autorité doit être efficace lorsqu’elle s’exprime sur les réseaux sociaux. Notons ici qu’il est important pour une personne publique de prétendre être ou d’être effectivement dans l’exercice de son autorité lorsqu’elle partage certains contenus avec les utilisateurs d’un réseau social. Voici comment la liberté d’expression interfère avec le droit à la vie privée et nous, tribunaux constitutionnels et tribunaux équivalents, avons la tâche de tracer de fines lignes de démarcation.

La question qui s’est récemment posée dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle roumaine l’année dernière a été notamment de savoir si l’introduction de tous les réseaux et systèmes informatiques dans le système de protection de la sécurité nationale était excessive et violait la liberté d’expression et le droit à la vie intime, familiale et privée, et si le fait de sanctionner les actions menées par une entité étatique ou non étatique dans le cyberespace, consistant dans des campagnes de propagande ou de désinformation susceptibles d’affecter l’ordre constitutionnel, était conforme ou pas aux dispositions de la loi fondamentale.

La Cour a relevé du libellé de la norme que le législateur n’envisageait pas toutes les campagnes de propagande ou de désinformation déroulées dans le cyberespace, mais uniquement celles susceptibles d’affecter l’ordre constitutionnel. Le type de menace peut viser exclusivement les campagnes de propagande ou de désinformation qui incitent à la guerre, à la haine fondée sur la race, la religion, la nationalité, etc., au séparatisme territorial ou à la violence publique, mais aussi à la modification du régime démocratique constitutionnel ou à l’abolition des instituts constitutionnels.

L’inclusion d’une action dans la catégorie des menaces régies suppose que quatre conditions soient remplies. Ainsi, une première condition est que la menace provienne d’un État étranger ou d’une organisation étrangère ou nationale. La deuxième condition, c’est que les actions soient menées sur la forme de campagnes, c’est-à-dire d’une succession organisée d’actions caractérisées par intention, organisation et fréquence. La troisième condition exige que les actions soient menées dans le cyberespace, c’est-à-dire parmi les réseaux sociaux et de communication fonctionnelle à travers des systèmes et des réseaux informatiques. La quatrième condition est que ces actions soient susceptibles d’affecter l’ordre constitutionnel.

Concernant l’ordre normatif constitutionnel, j’insiste sur l’existence d’une signification plus large que les normes positives édictées par le législateur, qui constituent la culture constitutionnelle propre à toute communauté nationale. Par conséquent, une collaboration loyale implique, au-delà du respect de la loi, le respect mutuel des autorités de l’État en tant qu’expression des valeurs constitutionnelles assimilées, reprises et promues afin d’assurer l’équilibre entre les pouvoirs de l’État. La loyauté constitutionnelle peut donc être caractérisée comme une valeur principe intrinsèque de la loi fondamentale, tandis que la collaboration loyale entre les autorités de l’État joue un rôle déterminant dans la mise en œuvre de la Constitution.

Par conséquent, il est normal de n’imposer aux prestataires des services techniques de cybersécurité que des obligations de nature technique visant à assurer la découverte et la sanction en temps utile des incidents, menaces, risques ou vulnérabilités en matière de cybersécurité, obligations qui excluent la fourniture de données à caractère personnel ou de données de continuum aux autorités dans un climat de cybersécurité.

Je vous remercie pour votre attention et je vous salue encore de la part de la Cour constitutionnelle de la Roumanie. Nous vous recevrons tous avec plaisir l’année prochaine à Bucarest pour le congrès de l’ACCF.

 

La Cour constitutionnelle congolaise face à la liberté d’expression et aux phénomènes sociaux majeurs du XXIe siècle.

par Dieudonné Kamuleta Badibanga, président de la Cour constitutionnelle de la République démocratique du Congo

 

Monsieur le président du Conseil constitutionnel français, cher Laurent Fabius,

Monsieur le président en exercice de la Conférence des Juridictions constitutionnelles francophones, Cher Mamadou Badio Camara,

Mesdames et Messieurs les chefs des juridictions, Chers collègues,

Madame le secrétaire général de l’ACCF ;

C’est un honneur pour moi de prendre la parole à cette conférence consacrée à la liberté d’expression.

Un honneur, mais aussi un grand plaisir, parce que je prends la parole dans le cadre de l’atelier 3 qui porte sur un sous thème d’actualité et très pragmatique, celui de la liberté d’expression au XXIe siècle.

Je souhaite, avant toute chose, remercier le Conseil constitutionnel français et l’ACCF qui nous offrent une fois de plus un cadre d’échanges d’expériences et de bonnes pratiques.

Mesdames et Messieurs.

Les réalités et les situations que connaît le monde en ce XXIe siècle (la désinformation, l’utilisation abusive des réseaux sociaux caractérisée par des messages de haine) mettent en lumière les défis auxquels est confrontée la liberté d’expression en République démocratique du Congo. Il y a là un débat qui soulève des interrogations sur les limites de cette liberté fondamentale dans le contexte démocratique et d’ouverture.

Pour les gouvernants, il est essentiel de garantir la liberté d’expression tout en veillant à ce que les discours dangereux et diffamatoires soient sévèrement sanctionnés. Pour les activistes, acteurs de la protection des droits fondamentaux, la défense de la liberté d’expression est un enjeu majeur pour la consolidation du pluralisme démocratique et le renforcement de la société civile en RDC. Il s’agit là de deux impératifs qui méritent une attention particulière.

Que doit faire le juge constitutionnel lorsqu’il est confronté à ces deux impératifs ?

La liberté d’expression, proclamée à la suite de la Déclaration d’indépendance américaine et de la Révolution française, est constitutive de la démocratie. Avec sa consécration, la censure a disparu au profit du droit de dire, d’exposer ou de publier, dans tous les sens que ce mot revêt désormais.

Elle est une condition de l’égalité des citoyens et d’un pluralisme, sans lesquels la démocratie n’existe pas. Mais la liberté d’expression est également un épicentre de tensions. Elle peut donc engendrer des oppositions et des tensions.

Par essence, c’est dans la contradiction que cette liberté s’éprouve réellement. Mais une contradiction, qui impose des limites, sans lesquelles la cohésion, l’ordre public et le pacte social démocratique, sont menacés.[122]

Contextualiser le sous-thème de la « liberté d’expression au cours du XXIe siècle en République Démocratique du Congo », la présente communication entend analyser les garanties constitutionnelles de la liberté d’expression et ses mécanismes de protection, c’est-à-dire les différents moyens ou mécanismes mis à la disposition de la Cour constitutionnelle congolaise pour en assurer la garantie et la protection.

En effet, « rien n’est sacré, tout peut se dire », soutient Raoul Vaneigem.[123] Cet adage traduit le droit reconnu à toute personne d’exprimer librement ses opinions et ses pensées. Mais comment, ou de quelle manière, peut-on légitimement user de ce droit fondamental ?

Cette question pourrait guider l’office du juge constitutionnel congolais chaque fois qu’il sera appelé à se prononcer sur l’exercice de la liberté d’expression.

Le choix du sous-suffixe XXIe siècle se justifie dans la formulation de ce sous-thème, car le sous-thème se place dans un contexte en pleine évolution.

Car, assurément, la liberté d’expression ne se conçoit plus aujourd’hui comme elle se définissait hier. L’ère numérique, qui a contracté le temps, l’espace, comme la hiérarchie des expressions, a profondément modifié ces paradigmes d’intervention.[124]

Ainsi, le développement de notre intervention se projette dans un contexte futuriste. C’est ainsi que vous remarquerez que le temps que nous utilisons est au futur, cela n’est pas par simple fait de langage, mais bien plus par le fait qu’à ce jour, notre Cour constitutionnelle, depuis son installation en 2015, ne s’est pas encore prononcée directement sur une question relative à la liberté d’expression. Il s’agit donc de nous projeter dans l’avenir dans la mesure où la Cour serait saisie en rapport avec le droit à la liberté d’expression.

Dans cette hypothèse, il devient légitime et intéressant de savoir comment la Cour peut faire face aux différents défis que notre pays connaît ou pourrait connaître pour protéger cette liberté fondamentale.

En réponse à la problématique soulevée, notre intervention sera subdivisée en 2 points. Le premier présentera le cadre juridique de la protection de la liberté d’expression en RDC et le deuxième, les cas examinés par la Cour constitutionnelle dans lesquels celle-ci pouvait aborder la question de liberté d’expression si elle était formellement saisie, avant d’atterrir par une conclusion dans laquelle il sera présenté les éléments d’appréciation que le juge constitutionnel contemporain doit mettre en évidence lorsqu’il est face à la nécessité de la protection de la liberté dans le contexte du XXIe siècle.

  1. Cadre juridique de protection de la liberté d’opinion en RDC

Il est nécessaire de préciser, de prime abord, que l’article 215 de la Constitution de la RDC dispose : « Les traités et accords internationaux régulièrement conclus ont dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve pour chaque traité ou accord, de son application par l’autre partie ».

La disposition constitutionnelle précitée nous conduit à aborder, dans un premier temps, les actes de protection de la liberté d’expression sur plan international avant de les aborder sur le plan interne.

  1. Fondement conventionnel de la protection de la liberté d’expression.

La Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 précisément en son article 19 qui reconnait : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques est ratifié par la République Démocratique du Congo.

Il dispose : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix ».

La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples est ratifiée par la République Démocratique du Congo.

En son article 9, on peut lire : « Toute personne a droit à l’information. Toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements ».

En somme, il convient de souligner que la liberté d’expression occupe une place considérable dans le paysage des libertés, car son rôle ne se limite pas à conférer des prérogatives à l’individu. Il s’agit aussi, selon le professeur Xavier Bioy, « d’un droit objectif, d’un principe général qui conditionne l’existence de la démocratie et de l’ensemble des droits fondamentaux »[125]. La liberté d’expression apparaît ainsi comme la clé des droits fondamentaux, voire la matrice des autres libertés, en sens que « son exercice constitue l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés »[126] et « l’une des assises de la société démocratique ».

La liberté d’expression peut être entendue comme un droit reconnu à toute personne d’exprimer librement ses opinions et ses pensées. Ce droit comprend, selon l’article 19 du Pacte sur les droits civils et politiques, « la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix ».

Sur le plan interne, la Constitution de la République Démocratique du Congo consacre une part belle à la protection de la liberté d’expression, comme il sera démontré dans les lignes qui suivent.

  1. Fondement constitutionnel de la liberté d’expression

La disposition clé de la Constitution de la RDC qui protège directement la liberté d’expression est l’article 23 qui dispose : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit implique la liberté d’exprimer ses opinions ou ses convictions, notamment par la parole, l’écrit et l’image, sous réserve du respect de la loi, de l’ordre public et des bonnes mœurs ».

Il appert de ce qui précède que cette liberté s’extériorise de plusieurs manières et se formalise par d’autres libertés, tout aussi protégées par la Constitution, notamment :

  • le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion consacré à l’article 22 ;
  • Le droit à la liberté d’information et de la presse protégé par l’article 24 ;
  • Le droit à la liberté de réunion que l’on retrouve à l’article 25 ;
  • Le droit à la liberté de manifestation protégé par l’article 26 de la Constitution.

Notons aussi que l’article 61 de la Constitution précise les droits qui constituent le noyau dur des droits fondamentaux en RDC, au sein duquel nous trouvons des droits qui sont les manifestations de la liberté d’expression, telles que : la liberté de pensée, de conscience et de religion.

Cette disposition est formulée comme suit : « En aucun cas, et même lorsque l’état de siège ou l’état d’urgence aura été proclamé conformément aux articles 85 et 86 de la présente Constitution, il ne peut être dérogé aux droits et principes fondamentaux énumérés ci-après :

– le droit à la vie ;

– l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ;

– l’interdiction de l’esclavage et de la servitude ;

– le principe de la légalité des infractions et des peines ;

– les droits de la défense et le droit de recours ;

– l’interdiction de l’emprisonnement pour dettes ;

– la liberté de pensée, de conscience et de religion ».

  1. Les cas d’essai de protection de la liberté de la presse par la Cour constitutionnelle et rôle des juridictions inférieures.

En ce XXIe siècle, la Cour constitutionnelle a été confrontée à 3 cas qui pouvaient l’amener à se prononcer sur la protection de la liberté d’expression.

Avant d’aborder ces cas, nous devons affirmer que la liberté d’expression est un outil au service de l’avènement d’une société plus démocratique et tolérante dans les années à venir. En effet, l’on ne peut construire une société démocratique sans elle. Comme l’a soutenu Voltaire, elle est la base de toutes les autres libertés, et sans elle, il n’est point de nation libre. Dans le cas de la RDC, l’actuelle Constitution s’est voulue être un point de rupture avec un passé caractérisé par la pensée unique. Le constituant a voulu mettre sur pied une société où régnerait le culte de la liberté d’expression, de la tolérance, et de partages des idées et de pensées. Plus jamais nous n’aimerions vivre sous la pensée unique. Ainsi, la liberté d’expression devient primordiale pour bâtir une société plus démocratique.

En RDC, la Constitution interdit, même par voie de révision constitutionnelle que l’on fasse une marche arrière démocratique en matière de protection des droits et libertés garantis dans la Constitution, dont la liberté d’expression. Celle-ci est d’une importance indéniable en ce qu’au-delà d’être un instrument nécessaire et indispensable à la vie sociale de la cité, elle est au cœur de toute société démocratique.

  1. Les cas auxquels la Cour constitutionnelle a été confrontée

En ce XXIe siècle, la Cour constitutionnelle a été confrontée à 3 cas qui pouvaient l’amener à se prononcer sur la protection de la liberté d’expression.

  1. Dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité des normes

La garantie des droits fondamentaux est assurée par la justice constitutionnelle de façon générale à travers le contrôle de constitutionnalité des normes. En contrôlant la conformité d’une norme à la Constitution et notamment aux dispositions relatives aux droits fondamentaux, la justice constitutionnelle contribue ainsi à la garantie de ceux-ci et le juge constitutionnel devient dès lors le premier gardien de droits fondamentaux protégés par la Constitution.[127]

Par ce contrôle de constitutionnalité, pouvant s’exercer soit par voie d’action soit par voie d’exception, contre une norme portant les germes d’inconstitutionnalité, relevant de sa compétence, la Cour constitutionnelle garantit de ce fait l’hégémonie normative et même morale de la Constitution au sein d’un État qui se veut de droit.

Dans ce sens, la Cour veille aux libertés garanties aux particuliers, en censurant les dispositions d’une norme susceptible de porter atteinte à ces libertés, dont la liberté d’expression.

Avec la montée en puissance de la démocratie dans les États modernes, précisément en République Démocratique du Congo, il peut se poser légitimement la question de savoir comment la Cour constitutionnelle peut faire face à de nouvelles exigences démocratiques afin de protéger cette tentaculaire liberté d’expression.

À ce propos, deux situations méritent d’être relevées.

La première est relative à la survenance d’une circonstance exceptionnelle en 2020 et la seconde est liée à l’avènement du premier Code numérique congolais en 2023.

Pour la première, point n’est besoin de rappeler que l’humanité entière a été secouée pas plus tard qu’hier par la vague de la pandémie du coronavirus. Cette situation exceptionnelle a conduit des États à prendre des mesures urgentes pour y faire face. En République démocratique du Congo, ces mesures sont délibérées en Conseil des ministres et doivent, avant d’être mises en application, passer entre les mailles du filet du juge constitutionnel en vue de s’assurer que les droits constituants le noyau dur de notre Constitution ne sont pas violés ou restreints durant l’état d’urgence. De ces droits, nous trouvons ceux de la presse, de conscience et de religion.

Nul besoin de rappeler que la liberté d’expression est, en effet, étroitement liée aux autres droits fondamentaux, à la liberté de conscience comme aux libertés de réunion, de la presse et de la communication, mais aussi de religion, de culte, d’enseignement ou d’association[128]. Elle sert de terreau à ces autres libertés. De ce fait, en contrôlant ces mesures, la Cour constitutionnelle a ainsi veillé à la protection de la liberté d’expression.

Pour démonstration, dans une espèce,[129] la Cour constitutionnelle a été saisie par le président de la République pour se prononcer sur la constitutionnalité de l’ordonnance portant proclamation de l’état d’urgence sanitaire pour faire face à la COVID-19[130]. Cette ordonnance contenait des mesures relatives à l’exercice de la liberté. Elle suspendait notamment tous les cultes religieux. La Cour a déclaré cette suspension conforme à la Constitution à l’aune de la liberté de religion, en ce que les cultes en présentiel étaient interdits, mais ceux en distanciel par voie des ondes continuaient. Dans le texte de ladite décision, nous pouvons lire en extrait ce qui suit : « L’article 3 a trait aux mesures relatives à l’exercice de la liberté. Il ne déroge pas à la Constitution… S’agissant d’un état d’urgence sanitaire, le fait que l’ordonnance susvisée proclame à la fois l’état d’urgence et énumère les mesures y relatives d’application immédiate pour l’intérêt général de protéger la santé des populations congolaises ne déroge en rien à la Constitution ».[131] Par cette vue, la liberté d’expression n’a nullement été menacée, même indirectement durant l’état d’urgence. La Cour a simplement mis en avant le droit à la vie, car l’exercice de la liberté de religion exige pour être réalisé que son titulaire soit en vie.

La deuxième situation concerne l’avènement du nouveau code du numérique, qui est une loi avec pour objectifs de protéger la vie privée des personnes, notamment en encadrant les activités et les services du numérique (entre autres l’internet et les réseaux sociaux), les contenus numériques et la sécurité ainsi que la protection pénale des systèmes informatiques.

Ce texte a apporté des restrictions à l’exercice[132] de la liberté d’expression en ce qui concerne les contenus abusifs diffusés ou mis à la disposition du public par le biais d’un système ou d’un réseau de communication électronique. Ainsi, devant de telles restrictions, la Cour constitutionnelle devrait normalement être saisie avant l’entrée en vigueur de cette loi, pour se prononcer sur sa constitutionnalité. Tel ne fut malheureusement pas le cas en raison de l’absence de la saisine de la Cour par les autorités habilitées. Aucune autorité ayant saisi la Cour et sans la possibilité légale de s’autosaisir, elle ne s’est pas prononcée dessus. La Haute instance pourrait toutefois connaître de la constitutionnalité des restrictions à la liberté d’expression par voie d’exception, cela conformément à l’article 162 de la Constitution. Cette disposition permet à une partie au procès de contester une disposition législative lorsque celle-ci porte atteinte à la liberté et aux droits garantis par la Constitution.

Mais dans la mesure où elle le serait même par voie d’exception, nous estimons pour mieux aborder la question de la liberté d’expression, qu’il faudra mettre en présence la question de l’ordre public et, celle du respect des droits humains. Cela nous conduira à rechercher les moyens de faire coexister la liberté d’expression et l’ordre public ainsi que le respect des droits humains.[133]

  1. Dans le cadre de la sphère du numérique avec l’internet

Avec le développement exponentiel de la technologie à l’ère du numérique, il est plausible d’affirmer que la liberté d’expression n’est pas que physique ; elle est étendue grâce à la technologie, à l’internet,[134] car ce dernier est devenu un lieu de société, une nouvelle agora numérique et un espace d’expression et de diffusion inédit.[135]

La Constitution congolaise interdit, même par voie de révision constitutionnelle, que l’on fasse une marche arrière démocratique en matière de protection des droits et libertés garantis dans la Constitution, dont la liberté d’expression. Celle-ci est d’une importance indéniable en ce qu’au-delà d’être un instrument nécessaire et indispensable à la vie sociale de la cité, elle est au cœur de toute société démocratique.[136] C’est ainsi que la Déclaration des droits de l’homme de 1789 y voit l’un des droits les plus précieux de l’homme.

S’il arrive à la Cour de connaître d’une question liée directement à l’usage de cette liberté à travers les réseaux sociaux, il importe de noter d’emblée qu’elle sera appréciée au cas par cas, chacun suivant sa singularité, mais tout en ayant en ligne de mire le juste équilibre entre la liberté d’exprimer ses opinions et le sauvegarde de l’ordre public ainsi que des droits d’autrui.

En effet, si l’on doit admettre que la liberté d’expression implique pour chacun le droit de s’ingérer et de mener des investigations partout où les privilèges du vivant sont battus en brèche ou menacés,[137] dans ce cas, l’approche de la Cour sera de considérer l’exercice libre et accentué de cette liberté même sur la toile, car rien ne doit empêcher les cris de l’innocence opprimée d’alerter les consciences et d’en obtenir le secours réclamé.[138]

Mais si l’on doit également admettre que l’exercice inconsidéré de cette liberté sur internet peut être source des plus grands dangers pour la paix sociale, pour la liberté d’autrui et même pour la sécurité nationale, il faudra alors admettre que la Cour fasse recours à la balance des intérêts contraires.[139] En effet, doit-on préserver à tout prix cette liberté au détriment d’autres valeurs et intérêts privés et étatiques ? La réponse est non, car la société démocratique ne doit en aucun cas être considérée comme une société d’abus de droit.

De plus, à l’occasion d’un contrôle de constitutionnalité éventuelle des textes législatifs régulant toute la sphère du numérique et des médias en République Démocratique du Congo, la Cour constitutionnelle ne s’empêchera pas d’indiquer au législateur, en bon aiguilleur, de pouvoir enjoindre aux fournisseurs d’accès à la toile de prendre des mesures autorégulatrices, consistant entre autres à retirer toutes les publications servant à la propagande tribale, raciste, ou toute diffusion qui fait la promotion de la pornographie infantile.

Nous pouvons donc nous rendre compte que la vision de la Cour face à la liberté d’expression est de rechercher les moyens de faire coexister la liberté d’expression sur la toile et l’ordre public ainsi que le respect des droits humains.[140]

  1. Dans le cadre des élections politiques pluralistes

La Cour constitutionnelle congolaise a reçu du constituant la mission d’être juge du contentieux des élections présidentielles et législatives. Sous cet angle, elle veille à la régularité ex ante et ex post du processus électoral, et dispose de par la loi électorale de la compétence d’annuler même les élections totalement ou en partie dès lors que les irrégularités sont de nature à influer sensiblement sur les résultats.

Durant la période de la campagne électorale, les rassemblements électoraux se déroulent librement conformément aux dispositions légales relatives aux manifestations publiques. Aussi, la liberté d’expression connaît un renforcement de protection dans la mesure où durant tout le processus électoral, il est admis son large exercice en vue de garantir la démocratie. Vous le savez, sans liberté d’expression, il n’y a pas de démocratie, et sans élections, il ne peut y avoir de démocratie, comme le soutient Robert Charvin.[141] De plus, la liberté du débat durant la campagne permet aux citoyens de se forger une opinion sur les partis qui se présentent aux élections, de prendre des décisions en toute connaissance de cause.

Cette période est ponctuée des interdictions des rassemblements en marge de la loi, des violations intensives de la liberté d’expression par les pouvoirs publics, dont l’autorité de régulation du secteur de l’information et de la communication audiovisuelle. Aussi, durant cette même période, le Conseil supérieur de l’audiovisuel et de la communication peut, par une décision dûment motivée et notifiée, s’opposer à la diffusion d’une émission de la campagne électorale si les propos tenus sont injurieux, diffamatoires ou révèlent un manquement grave aux dispositions de la Constitution ou des lois.[142]

Ce qui nous amène à nous interroger sur les résultats que pourrait accoucher une élection qui s’est déroulée dans les conditions d’atteinte grave à la liberté d’expression, ce dans une grande proportion avec des effets sur les résultats sortis des urnes. Dans une telle hypothèse, en fonction des éléments objectifs d’appréciation, la Cour en tant que juge électoral peut annuler[143] le scrutin pour atteinte grave à la liberté d’expression, dès l’instant où lesdites conditions d’organisations des élections ont attenté au caractère libre des élections et ont influencé sensiblement les résultats. Ici, la Cour agirait comme le gardien de la régularité du processus électoral, laquelle régularité inclut aussi la liberté d’expression.

Cette posture participera donc au renforcement de cette liberté durant la période électorale.

  1. Dans le cadre de la liberté d’expression du parlementaire

La liberté d’expression entre également en contact avec la protection statutaire du parlementaire, en particulier avec son immunité.[144]

En vertu des dispositions de l’alinéa 1er de l’article 107 de la Constitution du 18 février 2006, « aucun parlementaire ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé en raison des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions ». Et à l’alinéa deuxième du même article, d’ajouter « aucun parlementaire ne peut, en cours de sessions, être poursuivi ou arrêté, sauf flagrant délit, qu’avec l’autorisation de l’Assemblée nationale ou du Sénat, selon le cas ».

Il s’ensuit donc que le parlementaire bénéficie d’une protection fonctionnelle, constitutionnellement garantie, laquelle couvre de façon absolue et permanente, tous les actes accomplis dans l’exercice de son mandat : c’est ce que l’on appelle l’irresponsabilité parlementaire, qui constitue l’une de deux dimensions (avec l’inviolabilité) des immunités parlementaires.[145]

Pour statuer sur les demandes de levée de l’immunité parlementaire, l’Assemblée plénière est l’organe suprême compétent pour ce qui est d’un député national. Elle agit par voie de résolution en cette matière, laquelle est un acte d’assemblée susceptible de porter atteinte à une liberté fondamentale : la liberté d’expression.

Il arrive en effet dans nombre de cas que certains parlementaires voient leurs immunités levées. Mais la plupart concernent des faits et actes accomplis en dehors de l’exercice de leur fonction. Toutefois, dans le cas où il advenait qu’il le soit en raison d’une position prise ou une opinion exprimée dans le cadre d’exercice de ses fonctions, alors qu’il bénéficie constitutionnellement d’une protection renforcée de sa liberté d’expression et d’opinion, quelle posture la Cour pourrait-elle prendre ?

Il convient de souligner au préalable que la Cour constitutionnelle congolaise connaît de la constitutionnalité des actes d’assemblée sous la double condition cumulative que ledit acte ne relève de la compétence d’aucun juge et qu’il porte atteinte à un droit fondamental garanti dans la Constitution. C’est ce qui justifie ce raisonnement futuriste de connaître d’une résolution levant l’immunité d’un parlementaire.

Cela étant, il importe de souligner que, face à une situation de levée d’immunité d’un parlementaire pour ses opinions, alors qu’il bénéficie d’une protection renforcée de sa liberté d’expression, la Cour pourrait prendre une seule posture. Pourquoi ? C’est simplement parce que, au moment où la question se poserait, il s’agira seulement d’examiner si la levée de l’immunité a été faite régulièrement à l’aune de la liberté d’expression.

En effet, il est en principe vrai que le régime protecteur de la liberté d’expression des parlementaires est cantonné à l’enceinte des assemblées. C’est ce que l’on appelle la dimension spatiale de l’irresponsabilité parlementaire.[146] Mais par une interprétation non restrictive de l’article 107 qui consacre cette protection renforcée de la liberté d’expression du parlementaire, ce régime protecteur peut même s’étendre jusqu’à la toile, dès lors que l’on sait que nos comptes Facebook, X (anciennement Twitter) ou d’autres deviennent des espaces publics où l’on peut exprimer ses opinions sans être inquiété dès l’instant où elles sont faites dans l’exercice de la fonction parlementaire.

Toutefois, au moment du contrôle devant elle, la Cour se doit de vérifier si la levée de l’immunité est interprétée à la lumière de la liberté d’expression. Il appartient aussi au Parlement d’apprécier dans quelle mesure cette liberté s’est exercée dans le cadre de l’accomplissement du mandat parlementaire. Le député ne saurait en toute hypothèse être couvert pour des faits d’incitation à la haine raciale, auquel cas la levée est possible.[147]

Ainsi, si la procédure n’a pas été respectée, on a donc violé la liberté d’expression, la Cour peut annuler la résolution pour violation d’une liberté fondamentale. Mais dans la mesure où cette liberté a été exercée abusivement, la levée d’immunité se justifiera. Le recours à la technique de la balance des intérêts élira domicile.

  1. Rôle institutionnel des juridictions inférieures face à la désinformation grandissante à l’ère du numérique 

Les tribunaux peuvent jouer un rôle sanctionnateur des actes ou faits de désinformation, dans la mesure où la loi sur le numérique érige en infraction de nombreux faits de désinformation. Ils peuvent aussi veiller à ce que, nonobstant la désinformation, les pouvoirs publics ne puissent pas décider comme il en était il y a huit ans en arrière, de la coupure de l’internet. Une telle décision attente à un droit fondamental d’accès à l’information. L’on peut donc tirer exemple de la Cour de justice de la CEDEAO qui a déclaré que la coupure d’internet est une atteinte à un droit fondamental.

En notre qualité de président du Conseil supérieur de la magistrature en RDC, nous devons relever qu’au-delà du Code du numérique, qui est une loi récente, les Cours et tribunaux dans notre pays jouaient déjà un rôle sanctionnateur contre la désinformation au travers des infractions prévues et punies par le Code pénal congolais. Il s’agit des infractions dont la « publicité » est exigée comme l’un des éléments constitutifs.

  • Il peut s’agir de l’infraction de l’incitation à la haine raciale, intolérance religieuse (Ordonnance-loi n°25-131 du 25 mars 1960) punie d’une peine de servitude pénale d’un mois à un an et d’une amende n’excédant pas 3.000 francs, ou d’une de ces peines seulement et de l’infraction de tribalisme (Ordonnance-loi n°66-342 du 7 juin 1966) punie d’une servitude pénale d’un mois à deux ans et d’une amende de cinq cents à cent mille francs, ou d’une de ces peines seulement.

Si l’infraction a causé une désorganisation des pouvoirs publics, des troubles graves, un mouvement sécessionniste ou une rébellion, le coupable sera puni de la servitude pénale à perpétuité.

Il ne suffit donc pas que l’agent ait de l’aversion ou de la haine pour que son comportement soit coupablement établi, encore faut-il qu’il l’ait manifestée ou extériorisée [148]publiquement soit par paroles, soit par gestes, soit par écrits, soit par images, soit par tout autre moyen. Ces infractions nécessitent la publicité, laquelle est définie d’après les circonstances et les lieux. Tous les moyens modernes de diffusion de la pensée doivent être considérés comme réalisant cette condition de publicité.[149]

  • Il en est de même des infractions d’imputations dommageables ou diffamations et des injures publiques prévues et punies respectivement par les articles 74 et 75 du CPLII de huit jours à un an de servitude pénale et de huit jours à un an de servitude pénale et d’une amende.
  • Publication et la distribution des écrits anonymes (Art. 150h du CPLII) dont la peine prévue ne dépasse pas deux mois et une amende de 2.000 francs au maximum ou de l’une de ces peines seulement.
  • Des infractions d’outrages publics aux bonnes mœurs prévues et punies par les articles 175 à 178 du CPLII
  • L’infraction des atteintes à la sûreté intérieure de l’État, punie d’une servitude pénale de deux à dix ans, notamment lorsqu’un professionnel de média, en possession d’un renseignement document, qui doit être tenu secret dans l’intérêt de la défense nationale, l’aurait porté à la connaissance du public.
  • Infractions prévues par les articles 199 bis et 199 ter du CPCLII de propagation des faux bruits de nature à alarmer les populations, à les inquiéter ou les exciter contre les pouvoirs établis seront punies de deux mois à trois ans et d’une amende de cent à cinq cents zaïres si c’est fait sciemment et d’un mois à un an de servitude pénale et d’une amende de 20 à 100 zaïres si c’est fait sans intention de troubler la quiétude de la République.
  • Infraction de la publication des fausses nouvelles (Art. 211 CPLII) dans le but de troubler la paix publique ou de pièces fabriquées, falsifiées.

Il faut reconnaitre que, selon notre tradition judiciaire, lorsqu’à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, la Cour constitutionnelle peut être saisie de cette question par la juridiction censée examiner le litige au fond.

Ainsi, pour le cas des infractions relevées ci-haut, la Cour constitutionnelle va se placer en dernier rempart contre l’arbitraire tout en recherchant l’équilibre entre la nécessité de la répression et la préservation de l’intérêt général et l’ordre public.

Notons qu’en RDC, au-delà des institutions judiciaires, il existe le Conseil supérieur de l’audiovisuel et de la communication (CSAC) qui est une instance de régulation des médias chargée de garantir la liberté de la presse, de l’information et de tout autre moyen de communication des masses. C’est œuvré qu’elle s’occupe de la liberté de la presse, mais elle joue aussi un rôle crucial dans la lutte contre la désinformation.

  • Conclusion

La liberté d’expression est l’un des piliers fondamentaux du processus démocratique et sa protection est fondamentale si nous voulons vivre dans une société qui soit juste et égale pour tous. Ne pas la protéger affaiblit la démocratie.

Cependant, nous devons reconnaitre qu’en ce XXIe siècle, le monde est confronté à des situations tout autant complexes qu’imprévisibles, notamment la montée du terrorisme, de l’extrémisme, du fondamentalisme religieux, de l’intolérance politique et du développement rapide du numérique avec tous ses méandres, diversités et technicité.

Que faire, alors que tout le monde prétend agir au nom de la liberté d’expression ?

La liberté d’expression n’a de sens que dans la relation à autrui. Comme le souligne la philosophe Monique Canto-Sperber, la liberté d’expression ne définit pas seulement le fait de pouvoir parler, elle signifie aussi que celui auquel on s’adresse garde la capacité de répondre.

Ainsi, nous devons reconnaitre que comme tous les droits fondamentaux, le droit à la liberté d’expression n’est pas absolu, ce qui signifie qu’il peut être soumis à des limitations, à condition qu’elles s’appuient sur une base juridique. C’est ce dernier postulat qui amène les gouvernants à plus de réglementation pour juguler les situations et phénomène décrit ci-haut.

La question majeure qui nous concerne, dans le cadre de pareilles assisses, est comment les juridictions constitutionnelles doivent faire coexister la liberté d’expression et la nécessité de la réglementation contre ces phénomènes qui, pour certains, dans une certaine mesure, portent atteinte à l’ordre public, empêche la cohésion nationale, constituent des freins à la démocratie et au renforcement de la paix sociale des peuples.

Pour notre part, nos juridictions doivent veiller à ce que les réglementions susceptibles d’attenter à la liberté d’expression remplissent deux conditions : elles doivent être proportionnelles – les limitations ne doivent pas être plus fortes que nécessaires pour atteindre leur objectif ; elles doivent être nécessaires et remplir véritablement des objectifs dans l’intérêt du grand public ou protéger les droits et libertés d’autrui.

En ce XXIe siècle, même si nous nous mettons d’accord que le juge constitutionnel doit rechercher l’équilibre entre la nécessité de sanctionner et l’impératif de se placer en dernier rempart contre les violations subtiles de la liberté d’expression, nous devons aussi admettre que le juge doit être à la pointe de la technologie et à la page des développements théoriques sur les sujets actuels du XXIe et qui exposent la société moderne, ceci afin de comprendre les notions techniques telles que le contenu expressif sur internet, ou encore les algorithmes modérant le contenu expressif en ligne qui mettent en mal l’intérêt général ainsi que l’ordre public. Mais aussi afin de déceler les méthodes subtiles que peuvent mettre en place les gouvernants qui, au nom de la réglementation, peuvent amener au déclin de la liberté de presse et d’opinion.

Si ce que nous venons de relever doit venir en amont, dans tous les cas face à la liberté d’expression et aux phénomènes sociaux majeurs du XXIe siècle, au moment de ses délibérations, le juge constitutionnel doit développer des techniques nouvelles afin d’allier les deux nécessités développées ci-haut.

Enfin, nous osons croire que les échanges sur la question ne vont pas s’arrêter dans le cadre de ces assises, ils continueront pour nous aider à cerner davantage combien la liberté d’expression, qui est une conquête autant qu’un défi, est au cœur d’une vie démocratique qu’il nous faut à la fois chérir et réguler.

 

La crise de la démocratie représentative et les nouveaux droits des citoyens,

par Mamadou Batia Diallo, président du Conseil constitutionnel de Mauritanie

 

Monsieur le coordinateur,

Monsieur le président Camara,

Monsieur le président Fabius,

Messieurs, Mesdames les présidents,

Je suis naturellement très heureux de prendre la parole devant vous et de parler de ce sujet important ce matin, à savoir les défis de nos différentes institutions par rapport aux libertés d’expression.

Je pense qu’après la riche journée d’hier où nous avons parlé du cadre normatif et des mécanismes de protection, il est intéressant aujourd’hui de nous pencher sur les perspectives, surtout les évolutions possibles par rapport aux libertés d’expression qui sont une liberté fondamentale, laquelle doit naturellement être protégée.

Je dis d’emblée que la liberté d’expression, en réalité, se trouve et évolue dans le cadre de l’évolution des libertés de façon générale. C’est au sein de l’évolution des libertés de façon générale que se situe la liberté d’expression. Dans ce cadre-là, je pars d’un constat qui m’habite depuis un certain temps. Avant, je l’ai appelé crise de la démocratie représentative, mais je pense que nous pouvons simplement l’appeler les limites de la démocratie représentative.

Je pense que nos sociétés ont évolué. Aujourd’hui, la démocratie représentative a atteint des limites qui font que nous sommes contraints de nous projeter par rapport aux niveaux des défis posés et de chercher à régler les problèmes correspondants. Auparavant, c’était simple, car il existait un principe, selon lequel le peuple élisait des représentants pour une période déterminée. Légiférée en son nom, elle était naturellement composée de lois et de règles qui, généralement, étaient acceptées par tout le monde. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Les peuples n’acceptent plus que les représentants, pour un temps plus ou moins long – quatre ans, cinq ans – décident de ce qu’ils veulent et élaborent des lois en leur nom. Il est d’ailleurs fréquemment arrivé qu’ils les contestent dans la rue, souvent de façon violente. C’est ce qui s’est passé dans plusieurs pays, avec les gilets jaunes en France, mais surtout de façon violente en Afrique, parce que la plupart du temps, les lois votées par les représentants du peuple sont contestées dans la rue, ce qui a amené à toutes les conséquences que nous connaissons et qui sont dramatiques. Cela s’explique par le fait que les sociétés évoluent en même temps que la démocratie évolue. De nouveaux acteurs interviennent, qui veulent être impliqués dans l’élaboration des règles. C’est la société civile qui est de plus en plus organisée. Ce sont les syndicats, même si c’est un peu plus ancien, et de façon plus particulière, ce sont les réseaux sociaux qui permettent maintenant, à l’échelle de chaque individu, de donner un avis, informer, etc. En conséquence, toutes ces situations méritent d’être prises en charge pour que la paix sociale continue de régner, sans quoi nous vivrons toujours plus de crises et les problèmes s’ensuivant. C’est pourquoi il faut chercher à codifier ces nouveaux droits.

Il faut parvenir à réfléchir à des mécanismes qui permettent de réguler de façon pacifique et d’intégrer ces nouveaux éléments intervenant pour amener notre démocratie à évoluer. L’élaboration de la loi, par exemple, est désormais menée par l’Assemblée, qui en a la légitimité. Cependant, il faut arriver à trouver des mécanismes en amont pour intégrer les autres forces, de sorte qu’avant qu’une loi importante ne soit prise, il soit possible de consulter, naturellement, les autres forces vives du pays – les syndicats notamment, la société civile – pour intégrer leurs préoccupations dans les lois que nous élaborons.

Si cela n’enlève rien à la légitimité du législateur, je pense que cela contribuera toutefois à établir des lois qui représentent le plus la préoccupation de tous, et à prévenir, ce qui n’est pas aisé. Dans ce cadre, les parlements ont un rôle à jouer. Or la plupart du temps, ce ne sont pas les mieux placés, pour des raisons politiques, pour régler ces problèmes, en ce qui concerne la liberté.

Selon moi, le juge constitutionnel a un rôle important à jouer dans ce cadre, parce que c’est lui, en ultime recours, qui arbitre les problèmes liés à la liberté. Je pense qu’il doit pouvoir s’entourer de possibilités pour améliorer cette situation et introduire des corrections ou des améliorations qui préservent l’essentiel, c’est-à-dire les principes fondamentaux du pays, tout en tenant en compte de l’évolution. C’est là où je vois, pour ma part, le nouveau défi des cours constitutionnelles. S’il existe plusieurs exemples, le temps ne permet pas de les citer. L’exemple le plus récent est, en ce qui concerne la France, la dernière loi sur l’immigration. Je pense que le Conseil a permis un apport, contesté ou accepté, mais dans tous les cas, cela a constitué une forme de positionnement. C’est un élément important dans le rôle des cours constitutionnelles.

Le changement dans l’éthique des juridictions constitutionnelles est également nécessaire. Jusqu’alors, les juges ont une obligation de réserve. Ils interviennent quand le problème est soulevé et dans le cadre d’un contentieux. Il serait favorable que des cours constitutionnelles puissent évoluer dans le sens du Canada, et que les chefs des institutions constitutionnelles puissent donner un avis ou se prononcer par rapport à certaines conditions quand l’équilibre des institutions est menacé.

Monsieur Fabius, vous êtes intervenu la dernière fois dans la presse, ce qui a fait l’objet de quelques critiques. Or je pense que vous avez eu raison, et il est normal que les présidents des conseils continuent d’intervenir. En effet, quand les institutions sont menacées et qu’il y a un risque clair et imminent de prendre des décisions qui, de toutes les façons, rompront l’équilibre, il est favorable que le premier responsable d’une juridiction constitutionnelle puisse donner un avis. Sans quoi, comme cela a été précisé par certains intervenants ici, d’autres donneront leur avis et mal, ce qui créera possiblement de nombreux problèmes.

C’est un élément important des défis du XXIe siècle qu’il faut certainement intégrer et le président du Canada me disait hier qu’il n’a pas l’obligation de réserve par rapport à ces questions et qu’il peut bien donner un avis sur les institutions quand il sent que c’est utile. J’estime cela satisfaisant. Des défis sont à relever de ce point de vue. Ce n’est pas aisé parce que ce n’est pas dans nos traditions. Or je pense que c’est utile.

L’autre aspect des défis, qui doit attirer l’attention dans l’évolution, est la communication. Jusque-là, nous avons l’habitude, et nous avons toujours l’habitude, de rendre notre décision claire, certainement, bien argumentée, froide et de nous en tenir là. Cela génère des commentaires qui déforment le sens de la décision qui a été prise et personne ne réagit à la suite de cela. Nous sommes tellement envahis par des commentaires de tous les côtés que si nous ne rétablissons pas la vérité, nous risquons aussi de ne pas évoluer avec l’évolution du monde. C’est pourquoi je pense qu’il faut que la communication – c’est un autre sujet dont nous avons discuté une fois – joue un grand rôle à ce sujet. En effet, les populations, les peuples ont besoin de savoir ce qui est à la base de la décision du Conseil constitutionnel. La plupart du temps, les peuples ne le savent pas parce qu’ils ne lisent pas les décisions et ils écoutent les propos tenus par leurs concitoyens. Au niveau de la communication, il faut bien que nous sortions de cette attitude de naguère qui voulait que nous rendions les décisions sans plus nous en occuper ensuite. Ce qui va arriver, c’est que les décisions du Conseil constitutionnel, vont être contestées souvent de façon violente, tout comme celles du Parlement. Il existe des exemples de ce qu’il est nécessaire de mettre en place à cet endroit.

Ce sont toutes ces questions qui, de mon point de vue, constitueront les nouveaux défis de liberté et de liberté d’expression. Il faut que nous trouvions les moyens d’intégrer ces nouveaux éléments dans nos actions à venir. Ce n’est pas aisé, c’est souvent compliqué, cependant je pense qu’il faut passer par là pour évoluer.

Cela demande de l’audace, du courage, et de la sagesse, parce que nous savons que nos institutions, quoique les populations veuillent en dire sont quand même justes envers tous et rendent les jugements suivant les dispositions de la Constitution, de l’intérêt général et de l’équilibre des institutions. Nous en sommes tous convaincus, et ce, bien que nous ayons été en politique auparavant, etc. Nous avons cette capacité de pouvoir. Les décisions qui sont rendues le sont toujours dans l’intérêt de l’équilibre des institutions. Nous devons agir en ce sens. Il s’agit de rester ferme sur le fond, c’est-à-dire sans transiger sur les principes. J’ai bien apprécié l’exemple du Conseil constitutionnel du Sénégal qui a traversé une période difficile, et qui a fait montre de sagesse, de courage, de calme permettant de rétablir le fonctionnement normal des institutions. Cela est très audacieux parce que cela n’avait jamais été effectué auparavant. J’étudie en effet toute la jurisprudence du Conseil constitutionnel du Sénégal. Pour juger anticonstitutionnelle une loi constitutionnelle, c’est-à-dire une loi qui réforme la situation, leur jurisprudence a toujours été l’incompétence. Cette fois-ci, ils ont aussi eu l’audace de se substituer au tribunal administratif, ce qui adviendra de plus en plus souvent, parce qu’ils ont annulé le décret convoquant.

Le troisième point important, c’est que ce n’est pas le Conseil constitutionnel qui est compétent pour fixer la date des élections, mais c’est un décret, et ce, dans notre pays comme dans leur pays. Le Conseil a toutefois eu la délicatesse de se substituer à l’exécutif dans la mesure où il y a une carence manifeste. Dès lors que l’exécutif a refusé de fixer la date ou a voulu dépasser la date, les membres du Conseil ont assuré qu’ils étaient absolument compétents pour fixer la date.

Ce sont des idées. J’ai voulu les lancer ainsi et j’espère que nous les approfondirons. Je vous remercie.

 

 

Intervention par Cheikh Mbacké Ndiaye, docteur en droit public, magistrat, juge assistant au Conseil constitutionnel du Sénégal

La liberté d’expression est consacrée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui dispose : « la libre communication des pensées et opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

Cette liberté a été formulée par l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme en ces termes : « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir, et de répandre sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».

Puis, elle a été reprise par la majorité des textes régionaux et communautaires, notamment la Charte africaine des droits de l’homme et des Peuples qui en son article 9 dispose « (…) toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements ».

Ces textes sont partie intégrante de la Constitution du Sénégal.

Enfin, elle est définie et garantie par la Constitution sénégalaise en ses articles 8, 9 et 10 comme étant une liberté fondamentale[150] qui implique la libre faculté d’exprimer son opinion et sa pensée par tous les moyens, notamment à travers la presse, l’art, l’écriture, la parole, la manifestation, la réunion, l’association, dans les conditions prévues par les lois et règlements[151].

La liberté d’expression, au cours du XXIe siècle, a connu une période d’éclosion avec le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC). Cependant, malgré sa consécration constitutionnelle, elle est toujours mise en relation avec « ce qui ne peut être dit ».[152]

Cette limite, qui figure dans la majorité des textes qui encadrent la liberté d’expression, est elle-même bouleversée par le changement de paradigmes du fait de l’évolution des formes et moyens d’expression à l’ère du numérique. Depuis sa première connexion officielle au réseau internet en 1996, le Sénégal n’a cessé d’accomplir des avancées considérables dans le secteur des TIC[153].

Cependant, comme le remarque Jean Carbonnier, « l’évolution des mœurs et des techniques donne naissance à de nouvelles formes de délinquance ».[154] En effet, comme pour la plupart des grandes découvertes contemporaines, la révolution numérique a engendré des retombées négatives[155] qui nécessitent des réponses judiciaires plus adaptées au nouveau contexte[156].

La recrudescence des réseaux numériques (web, forum de discussions, presse en ligne…) étant une réalité au Sénégal, s’interroger sur les défis et enjeux de la liberté d’expression, revient à analyser, d’une part, l’influence du numérique sur la liberté d’expression (I), et d’autre part, l’office du juge en la matière (II).

 

  • L’influence du numérique sur la liberté d’expression au Sénégal

À l’ère du numérique, les pouvoirs publics sénégalais ont entrepris un chantier juridique de mise en place de textes législatifs et réglementaires favorables au développement des TIC au Sénégal.  Ce contexte a entrainé une redéfinition de la liberté d’expression (A) qui s’exerce désormais dans un cadre juridique et institutionnel plus adapté (B).

 

  • La liberté d’expression dans le contexte des TIC

L’ère numérique, en donnant la parole à chacun et en permettant une diffusion immédiate et généralisée des informations, des connaissances et des idées, a contracté le temps, l’espace, et a profondément modifié les paradigmes de la liberté d’expression[157].

En même temps, il a exacerbé les dangers, notamment à travers une désinformation, qui cherche souvent à manipuler les croyances et les convictions, notamment à des fins commerciales et politiques. Ensuite, il est possible de noter une polarisation des opinions et une viralité des expressions fausses ou haineuses, favorisées par les moyens utilisés et les algorithmes sur lesquels ils reposent[158]. Enfin, l’essor de l’intelligence artificielle entraine le risque « d’un écrasement de la pensée et de l’expression humaines ».

Il faut rappeler qu’en mai 2001, l’attaque dont a été victime le site officiel du Gouvernement du Sénégal de la part d’un pirate informatique se disant membre de la « Hack Army »[159] ainsi que les actes de sabotage informatique par cheval de Troie envoyés depuis le forum de discussion du site d’informations en ligne « nettali.com » en janvier 2008, avaient fini de convaincre des dérives que peut susciter l’expansion du numérique.

Dans ces conditions, l’enjeu est de ne pas glisser d’une société des Lumières à une société des étincelles, qui serait celle de l’incandescence perpétuelle et programmée et dont l’avenir serait menacé par le contexte marqué par la criminalité transfrontalière[160]. La période préélectorale de l’élection présidentielle du 24 mars 2024 en est une illustration. Les dangers de l’utilisation massive des TIC pour diffuser « des messages haineux » avaient d’ailleurs poussé les autorités étatiques à prendre des mesures visant à mettre fin à ces dérives pour assurer le maintien de l’ordre public et de la stabilité politique et institutionnelle. Le ministre de la Communication, des Télécommunications et de l’Économie numérique avait en effet pris la décision de suspendre temporairement l’internet et les données mobiles pour « mettre fin à la diffusion de messages haineux et subversifs relayés sur les réseaux sociaux dans un contexte de menaces de troubles à l’ordre public »[161].

 

  • L’encadrement juridique de la liberté d’expression à l’ère des TIC

Le XXIe siècle, au Sénégal comme ailleurs, est marqué par le développement rapide des réseaux sociaux qui permettent aux utilisateurs d’exercer leur liberté d’expression sans dévoiler leur identité[162], par exemple dans des forums. Or, si la liberté d’expression est largement affirmée, dans la Constitution, elle est immédiatement encadrée en ces termes «(…)pourvu que l’exercice des droits ne porte atteinte ni à l’honneur et à la considération d’autrui, ni à l’ordre public[163] ». Dans cet ordre d’idées, l’article 13 de la Constitution sénégalaise de 2001 dispose que « le secret de la correspondance, des communications postales, télégraphiques, téléphoniques et électroniques est inviolable. Il ne peut être ordonné de restriction à cette inviolabilité qu’en application de la loi ». Le constituant impose ainsi des limites aux titulaires de la liberté d’expression qui ne sont pas autorisés, par l’exercice de ce droit, à porter atteinte à d’autres droits ou à l’ordre public ni à violer la loi.

L’avènement des TIC a fait développer un cadre juridique spécifique. C’est en ce sens qu’en 2008, le législateur sénégalais a commencé à intégrer dans différent textes, les questions relatives à l’exercice de la liberté d’expression dans l’espace numérique en adoptant la loi d’orientation sur la société de l’information[164], la loi sur la cybercriminalité[165], la loi sur la protection des données à caractère personnel[166], la loi sur les transactions électroniques[167], la loi portant Code des communications électroniques[168], mais surtout les lois portant modification du Code pénal et du Code de Procédure pénale[169].

Ces textes complètent le cadre normatif classique en prenant en compte les questions relatives aux failles de sécurité, au maintien de l’ordre public, à la divulgation de données sensibles (à caractère personnel ou relatives à la sécurité nationale), ainsi que les atteintes à la vie privée par le biais des TIC.

 

Ce cadre législatif est accompagné d’un dispositif institutionnel composé d’autorités de régulation, tel que le Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA), l’Autorité de régulation des Télécommunications et des Postes (ARTP), et d’autorités administratives indépendantes comme la Commission des données personnelles (CDP)[170] qui interviennent dans l’encadrement de la liberté d’expression.

Des organismes d’autorégulation, comme le Conseil pour l’observation des règles d’éthique et de déontologie (CORED), organe indépendant d’autorégulation des médias, ont également été mis en place par les journalistes avec pour objectif d’amener les professionnels à ériger l’éthique et la déontologie en règle et principes sacro-saints devant fonder la pratique du métier, se référant au tribunal pour juger les pratiques de la profession et sanctionner les fautifs en cas de manquements[171].

Dans le même sillage, le réseau des éditeurs de presse en ligne par le biais de l’Association des Éditeurs et Professionnels de la presse ligne du Sénégal (APPEL), a pris l’initiative d’assurer une régulation nécessaire et requise du cyberjournalisme.

Il faut en outre relever le rôle de l’Administration centrale qui exerce un pouvoir de police dans la régulation de la liberté d’expression[172].

Enfin, il faut noter la création d’un organe de police judiciaire spécialisé en matière de cyberdélinquance[173] et l’adaptation de la procédure pénale à l’environnement de la cybercriminalité telle que la perquisition et la saisie informatique, l’admission de la preuve électronique en matière pénale, l’interception de données informatisées [174].

Les innovations technologiques permettent, aujourd’hui, à défaut d’atteindre les auteurs d’abus à la liberté d’expression, de détecter et supprimer les contenus illicites. Toutefois, il est important que les autorités administratives et judiciaires soient au fait de ces innovations[175]  afin d’éviter les dérives d’une automatisation du contrôle de la liberté d’expression sur internet. Le principal défi du juge est donc de trouver l’équilibre entre la protection des droits des citoyens et de l’ordre public et la sauvegarde de la liberté d’expression à l’ère du numérique.

 

  • La liberté d’expression et l’office du juge à l’ère du numérique

Au Sénégal, la dialectique liberté d’expression et développement du numérique est bien intégrée dans la jurisprudence. En effet, le pouvoir judiciaire étant le gardien des droits et libertés fondamentaux définis par la Constitution et la loi[176], il revient au Conseil constitutionnel de fixer les règles et principes en la matière lors du contrôle de constitutionnalité des lois (A) et aux cours et tribunaux d’intégrer le numérique dans la répression des abus à la liberté d’expression (B).

 

  • L’apport du Conseil constitutionnel

La liberté d’expression constitue « une condition de la liberté de la pensée, elle exprime l’identité et l’autonomie intellectuelle des individus et conditionne leurs relations aux autres individus et à la société »[177]. Dès lors, la liberté d’expression ne peut pas être considérée comme un droit intangible, hors d’atteinte.

Cette limitation de la liberté d’expression s’induit de la décision du Conseil constitutionnel rendue le 20 juillet 2021 relative à la constitutionnalité du Code pénal et du Code de Procédure pénale. Le Conseil constitutionnel considère « qu’en dehors des droits dits intangibles, valables en tout temps et en toutes circonstances, comme le droit à la vie, l’interdiction de l’esclavage, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide, l’interdiction de la torture qui sont consacrés dans les conventions internationales, les autres droits et libertés, peuvent faire l’objet de restrictions par le législateur pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique lorsqu’il s’agit, sans que cela soit limité à ces exemples, de parer à «un danger collectif ou protéger des personnes en péril de mort » ou encore pour «  protéger la jeunesse en danger », comme le prévoit l’article 16 de la Constitution »[178].

En outre, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution, les dispositions du Code de procédure pénale qui donnent pouvoir au magistrat instructeur, pour les nécessités de l’instruction, de procéder à l’interception des correspondances et des appels téléphoniques[179]. La juridiction constitutionnelle donne ainsi un brevet de constitutionnalité à l’utilisation par les magistrats des TIC dans le cadre de leurs pouvoirs d’investigations.

Cette position du Conseil impose donc à l’exercice de la liberté d’expression des limites. En effet, elle est considérée comme ne faisant pas partie des droits intangibles[180] et par conséquent, peut faire l’objet de restrictions par le législateur pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique,[181] lorsqu’il s’agit, de parer à « un danger collectif ou protéger des personnes en péril de mort » ou encore pour « protéger la jeunesse en danger ».

Le Conseil constitutionnel semble élargir, ainsi, les cas de restriction de la liberté d’expression même si traditionnellement, trois types de limites sont posées pour prévenir un exercice abusif : celles destinées à protéger l’honneur des personnes, celles visant à protéger la vie privée des personnes et celles qui assurent la protection de l’ordre public[182].

Garant des droits et libertés fondamentaux consacrés par la Constitution, notamment la liberté d’expression, le juge judiciaire s’adapte également à l’outil numérique dans la protection de cette liberté.

  • La prise en compte de l’outil internet dans la répression des abus de la liberté d’expression

La prise en compte de l’outil internet comme moyen dans la répression des infractions liées à l’exercice de la liberté d’expression était un fait dans la jurisprudence sénégalaise, avant l’adoption de la loi sur la cybercriminalité.  Dans une affaire jugée le 6 janvier 2004, pour caractériser le délit de diffamation retenu contre le prévenu, le tribunal correctionnel de Ziguinchor a estimé que : « l’outil internet en cause qui constitue un réseau international permettant à des personnes habitant divers endroits du monde et disposant d’ordinateurs de communiquer entre elles » constitue un « procédé technique destiné à atteindre le public ». Autrement dit, un moyen de diffusion publique au sens de l’article 248 du Code pénal[183] .

Dans une autre affaire, jugée le 15 décembre 2011, la Société nationale des télécommunications du Sénégal (SONATEL) avait cité directement le prévenu, pour diffamation. La SONATEL lui reprochait d’avoir publié dans le site osiris.com un article dans lequel il lui reprochait, dans le cadre du décret sur les appels entrants, d’avoir fait partie des opérateurs ayant encaissé la somme de 5 milliards de francs CFA, malgré la suspension dudit décret.

Pour caractériser le chef de diffamation, le tribunal a estimé que le réseau internet utilisé pour diffuser les propos diffamatoires, s’analyse en un moyen de diffusion publique, pour être un procédé technique destiné à atteindre le public. Selon les juges : « il est constant que le moyen de l’internet, en tant que procédé technique, destiné à atteindre le public est bien une diffusion publique »[184] .

Dans une affaire jugée le 16 mars 2010, le Tribunal régional hors classe de Dakar a également retenu la diffusion d’images contraires aux bonnes mœurs au moyen du courrier électronique contre une personne qui a envoyé par mail, à une dizaine de personnes, des photos jugées obscènes à partir d’une adresse électronique ouverte pour la circonstance. Poursuivi pour distribution d’images contraires aux bonnes mœurs, en application de l’article 431- 59 du Code pénal, le prévenu, qui a reconnu les faits, a été déclaré coupable de ce chef par le Tribunal[185].

En outre le réseau social Facebook, comme moyen permettant la commission d’infractions, est présent dans la répression des abus de la liberté d’expression. En effet, un jeune qui avait lancé via Facebook un appel au meurtre contre toutes les femmes sénégalaises a été condamné à une peine de 6 mois d’emprisonnement assorti de sursis[186].

Un élève du lycée Demba DIOP de Mbour qui avait fait un post sur sa page Facebook menaçant l’ambassade américaine à Dakar a également été inculpé en 2015 pour apologie du terrorisme, puis condamné par la chambre criminelle du Tribunal de Grande Instance hors classe de Dakar, à trois mois de prison assortis de sursis pour menace de terrorisme[187].

Une jeune fille a été arrêtée et placée en garde à vue pour avoir arboré une tenue jugée indécente dans une vidéo diffusée sur l’application Snapchat et relayée par les réseaux sociaux[188].

La liberté d’expression dans l’espace francophone : constats, défis et perspectives

par Hervé Barraquand, directeur de cabinet de la Secrétaire générale de la Francophonie

Monsieur le président de l’ACCF,

Monsieur le président du Conseil constitutionnel français,

Mesdames et Messieurs les présidents et membres des cours constitutionnelles et Conseils constitutionnels francophones,

Madame la secrétaire générale de l’ACCF,

Mesdames et Messieurs,

Je me félicite que l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), qui rassemble 88 États et gouvernements membres, prenne une part active à cette dixième réunion des chefs d’institution de l’ACCF dans la lignée de la précédente rencontre qui s’était tenue à Dakar et dont la thématique « Le juge constitutionnel face aux droits humains » préfigurait dans tout point de la rencontre de ce jour dédiée à la liberté d’expression, clé de voûte des droits de l’homme.

C’est un honneur, Monsieur le juge en chef, Mesdames et Messieurs, et un plaisir pour moi de participer à ce panel qui me permettra de partager, de dresser, d’adresser avec vous les observations de l’OIF sur l’enjeu de la liberté d’expression. Mon exposé, que je vous promets rapide, se déclinera en trois temps. Un rappel de la place centrale accordée à la liberté d’expression dans le cadre normatif de la francophonie, un deuxième temps sur les constats et défis de la liberté d’expression dans l’espace francophone, et enfin les actions concrètes de l’OIF en soutien de l’exercice anti-irresponsable et encadré de la liberté d’expression.

La liberté d’expression est une valeur cardinale de la francophonie et l’OIF souscrit à l’idée que l’effectivité de la liberté d’expression conditionne le plein exercice des droits les plus fondamentaux, notamment civils et politiques, liberté d’association, de manifestation et droits de l’information. Je voudrais exprimer à ce titre la pleine adhésion de l’OIF à la qualification qu’en a fait le Conseil conceptuel français en 1994 qui publiait une décision qui décrivait la liberté d’expression comme, je cite, « une liberté d’autant plus précieuse que son existence est une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés ».

La liberté d’expression est une valeur cardinale pour l’OIF et elle figure en bonne place dans le cadre normatif qui fonde et nourrit notre action, que ce soit dans la déclaration de Bamako adoptée en 2000, qui est notre texte de référence en matière politique et diplomatique, mais aussi dans celle de Saint-Boniface de 2006 sur la sécurité humaine, toutes suivies par les plus récentes déclarations des sommets des chefs d’État et de gouvernement, que ce soit à Yerevan en 2018 ou encore à Djerba en 2022.

Dans ces textes, la Francophonie et surtout ces 88 États-Gouvernements membres qui la composent, reconnaissent la nécessité de garantir la liberté d’expression et ainsi son corollaire, la liberté de la presse, s’engagent à garantir la protection effective et la sécurité de celle des journalistes, encouragent dans ce même esprit à poursuivre les efforts pour lutter contre les opérations de manipulation de l’information de grande ampleur, dévoilent l’exercice responsable de la liberté d’expression et soutiennent à la lumière des nouveaux enjeux la mise en place de mécanismes spécifiques de régulation des plateformes pour un meilleur encadrement des expressions et contenus en ligne.

S’agissant de la liberté d’expression dans l’espace francophone, dressons quelques constats et surtout envisageons quelques défis. L’OIF convient également que le droit international permet d’encadrer voire de limiter la liberté d’expression, à condition de respecter le triple test de l’égalité et de la légitimité et de la proportionnalité, mentionné dans le pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966.

Je voudrais partager avec vous les quatre défis pour l’organisation. Le premier défi pour la liberté d’expression est celui de l’accès à l’information. Dans le monde et dans l’espace francophone en particulier, il demeure inégal pour de nombreux citoyens qui doivent composer d’une part avec la fracture numérique – je rappelle le taux de 37 % d’accès à internet sur le continent africain contre 91 % dans les pays d’Europe, d’Amérique ou du Commonwealth, notamment -, d’autre part avec l’analphabétisme.

Le deuxième défi est celui de l’indépendance des porte-étendards de la liberté d’expression que sont les médias, dont la pleine indépendance, qu’elle soit économique et éditoriale, demeure une préoccupation non seulement pour les journalistes, mais aussi pour les citoyens privés, qui peuvent être privés du droit à une information indépendante et plurielle.

Le troisième défi, qui est l’un des plus actuels, est celui de l’intégrité de l’information qui est menacée en deux points, d’abord par les désordres de l’information, accélérés par les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle, qui dévoient le débat public et menacent l’intégrité des processus démocratiques et notamment électoraux, puis par les entraves répétées à la liberté de la presse, voire à la sécurité des journalistes, qui questionnent tantôt la conformité à la loi, tantôt la proportionnalité de certaines des mesures restrictives prises à leur endroit.

Sur ce point, le rapport 2024 sur l’état de la liberté de la presse, proposé par nos partenaires de Reporters sans frontières, indique que les régions d’Europe, d’Afrique subsaharienne, du Maghreb et du Moyen-Orient présentent des situations qualifiées de problématiques, graves ou très graves en la matière. J’ai une pensée, ainsi que l’ensemble de l’organisation et des collègues de la Direction des affaires politiques et de la gouvernance démocratique pour Christophe Deloire, le secrétaire général de Reporters sans frontières, qui nous a quittés beaucoup trop tôt en début de semaine.

L’ultime tendance observée aujourd’hui est également celle de l’adoption de lois et de réglementations initialement conçues pour contrecarrer la diffusion de fausses nouvelles, dont le caractère vague en permet une lecture extensive pouvant aboutir à des mises en détention. Cela alimente le manque de confiance des journalistes, des lanceurs d’alerte et des organisations de défense des droits de l’homme dans la loi et dans les institutions garantes des droits et des libertés.

Le quatrième et dernier défi, pour l’OIF, est celui de l’encadrement et de la régulation de l’expression et de la communication publique dans un contexte marqué par les désordres de l’information que je viens d’évoquer. D’une part, le défi est posé aux autorités de régulation des médias pour la régulation des contenus en ligne diffusés depuis les plateformes où prolifèrent désinformation et discours haineux. D’autre part, il s’agit notamment pour les cours constitutionnelles d’être vigilantes face à la tentation, voire la tendance à adopter des lois et des pratiques qui peuvent conduire à un resserrement de l’espace civique et un recul des droits et des libertés individuelles.

Sur ce dernier point, je voudrais rappeler qu’en 2020, le Conseil constitutionnel français avait procédé à la censure partielle de la loi Avia qui visait à lutter contre les contenus haineux en ligne, considérant que certaines dispositions constituaient une atteinte disproportionnelle à la liberté d’expression. Dans ce cas précis, était notamment visé le pouvoir de retrait de contenus attribués aux plateformes, sans intervention d’un juge, pourtant ultime garant des libertés individuelles. Une telle décision va dans le sens des contributions de votre association lors des récentes consultations francophones organisées par l’OIF sur le thème de l’intégrité de l’information.

Aussi, dans la même veine, les décisions de coupure du réseau internet dans certains pays n’ont-elles pas vocation à interroger la proportionnalité de certaines des mesures restrictives appliquées par des décideurs publics et engager l’appréciation que pourraient en faire les cours et leurs membres ?

J’en viens maintenant aux actions concrètes de l’Organisation internationale de la Francophonie en faveur et au service de ce défi, de cet enjeu permanent qui est la liberté d’expression. Pour rappel, dans la programmation quadriennale de l’OIF 2024-2027 qui a été adoptée par les ministres à Yaoundé au mois de novembre, l’OIF a vingt projets, et deux sont vraiment en faveur de la liberté d’expression, notamment celui sur la prévention et la lutte contre les désordres de l’information et l’accompagnement des processus démocratiques.

Les actions de l’OIF, comme toute organisation internationale, se font à travers deux axes, à la fois un soutien à la société civile, mais également un appui à l’ensemble des acteurs publics et institutionnels nationaux et ont constitué un réseau, évidemment le vôtre, mais aussi les régulateurs des médias à travers le REFRAM ou les institutions qui ont des compétences électorales à travers le RSEF.

Je citerai trois exemples en matière d’accompagnement de politiques publiques, l’accompagnement de certains États et gouvernements pour l’élaboration de politiques publiques de lutte contre les désordres informationnels, respectueuse des libertés d’expression, d’opinion et de presse et d’accès à l’information qui sont garantis par les constitutions. C’est ainsi que Madagascar, la Guinée ou la Moldavie ont bénéficié de notre accompagnement technique en la matière. Deuxième exemple, la mobilisation, je l’ai mentionnée, des réseaux institutionnels de la francophonie autour de l’enjeu de l’intégrité de l’information en ligne. Entre janvier et novembre l’année passée, l’OIF avait mobilisé par deux fois vos membres, et je vous en remercie pour votre mobilisation, ainsi que d’autres réseaux que j’ai mentionnés, les régulateurs des médias, les compétences électorales et les autorités de production des données personnelles pour l’élaboration de contributions francophones aux différentes initiatives internationales onusiennes portant sur l’intégrité de l’information en l’ère du numérique, les principes de régulation de l’UNESCO, les codes de conduite de l’Union. Notons le rôle important que joue l’OIF en termes de plaidoyer pour des positions et des actions communes des pays membres de l’organisation.

Dernier exemple au niveau des politiques publiques qui sont accompagnées par l’OIF, l’élaboration de recensions et d’états des lieux comparatifs sur ces politiques publiques de lutte contre la désinformation et un guide pratique de lutte contre les discours de haine. En matière de soutien et d’appui à la société civile, nous comptons trois types d’exemples. La publication de guides qui partagent de bonnes expériences et les bonnes pratiques, et notamment le guide pratique sur l’intégrité de l’information et la sécurité des journalistes en période électorale. Nous déployons également deux dispositifs à l’attention de la société civile pour l’accompagner dans les mobilisations et les projets de lutte contre la désinformation. Le premier est une plateforme francophone des initiatives de lutte contre la désinformation, ODIL, qui compte près de 100 initiatives et qui donne accès à un portail des politiques publiques de lutte contre la désinformation, qui vous permettront à vous, membres des cours et aussi aux États et gouvernements membres, de constater ce qui est réalisé dans l’ensemble de l’espace francophone.

Suit également un deuxième projet, qui est un projet de jumelage entre des initiatives francophones de lutte contre les désordres de l’information, qui ont déjà permis à 30 ONG, réparties dans 15 pays, de déployer des projets collaboratifs de vérification des faits, d’éducation aux médias et à l’information et des recherches au bénéfice des populations. Enfin, nous accompagnons le déploiement de formations à destination des médias, des journalistes, pour l’acquisition de bonnes pratiques, notamment pour une couverture fiable, équitable et apaisée des processus électoraux, évidemment avec l’ensemble des institutions qui sont impliquées dans la préparation, dans la supervision et dans la conclusion des élections. C’est ainsi qu’en 2023 et 2024, au Sénégal, à Madagascar, au Tchad et aux Comores, nous avons formé et sensibilisé une centaine de journalistes à la couverture électorale.

Pour conclure, Monsieur le juge en chef, Mesdames et Messieurs, le prochain Sommet de la Francophonie, le XIXe, qui se tiendra de nouveau en France, à Paris, après 33 ans, à Villers-Cotterêts, les 4 et 5 octobre prochain, aura l’occasion dans sa Déclaration finale – c’est le travail que nous menons actuellement avec l’ensemble des délégations – de rappeler le rôle essentiel du respect des libertés fondamentales dans la création, dans l’innovation et dans l’entrepreneuriat qui constituent les thèmes de ce XIXe Sommet de la Francophonie, en français évidemment.

Je voudrais conclure en indiquant que l’OIF entend maintenir et renforcer la coopération avec les acteurs de la Francophonie institutionnelle, notamment les réseaux institutionnels de la Francophonie, qui constituent d’importants leviers de mobilisation et d’action. La secrétaire générale aura dans quelques minutes l’occasion de vous le dire avec beaucoup plus de force que moi. Je vous remercie pour votre attention.

 

Échanges après l’atelier n°3

Un intervenant

Merci, Monsieur le juge en chef. Je n’ai pas une question, mais j’ai une recommandation qui consisterait à dire qu’en matière de liberté, on est souvent à la limite de la constitutionnalité et de l’inconstitutionnalité, ce qui signifie que l’interprétation qui peut être donnée par le juge constitutionnel est extrêmement importante. J’évoque la réserve d’interprétation en général et la réserve d’interprétation en particulier en ce qui concerne les libertés fondamentales.

Alors, je pense qu’il serait de bon ton qu’une interprétation du juge constitutionnel accompagne constamment la loi sous forme d’astérisque pour qu’elle vienne compléter la loi telle qu’elle a été publiée ou telle qu’elle sera publiée dans le futur, et ce, parce que la décision du juge constitutionnel, la décision des différents conseils et différentes cours, lorsqu’elle est prononcée, se perd dans la nature.

On la lit le premier jour, on prend en considération l’interprétation, puis elle est de nature à être oubliée, sauf par ceux qui s’intéressent, tels les avocats ou les aristocrates, je dirais, du droit ou le Parlement ou bien ceux qui veulent l’oublier. Donc, si elle accompagnait constamment la loi sous forme d’astérisque, ça serait très favorable. Une fois que la loi est publiée, il y aurait un renvoi et il y aurait le considérant qui explique comment doit être lue la loi, surtout en ce qui concerne les libertés fondamentales en particulier. Je pourrais ne pas généraliser cela pour toutes les réserves d’interprétation.

Un intervenant

Merci. C’est juste une petite contribution. Ici, le juge assistant, Monsieur Ndeye, peut me répondre parce que je suis Gabonais et on a la chance d’être tous des juges assistants, puisque je suis juge assistant également à la Cour constitutionnelle du Gabon. Depuis hier, j’entends parler du noyau dur de certaines libertés constitutionnelles, libertés fondamentales.

Cela me rappelle certaines dispositions d’un certain nombre de constitutions africaines et ailleurs, où il existe ce que l’on appelle des dispositions insusceptibles de révision. Ces dispositions insusceptibles de révision sont en quelque sorte ce que d’autres auteurs ont qualifié de supraconstitutionnalité.

Si l’on ajoute à ces dispositions insusceptibles de révision les droits fondamentaux que nous qualifierons aujourd’hui de noyaux durs, tout cela constituera-t-il ce que nous qualifierons désormais de supraconstitutionnalité ? C’est une espèce de norme que le doyen Vedel a qualifiée en son temps de norme indéterminable. Les droits naturels qui sont eux aussi insusceptibles de révision s’y ajoutent.

Aurons-nous désormais une image beaucoup plus claire de la supraconstitutionnalité, c’est-à-dire des normes qui sont au-dessus de la Constitution ?

Babacar Kanté, Doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal) et expert auprès de l’ACCF

Je vous remercie pour votre question. Dans la Constitution sénégalaise, il existe des normes insusceptibles de révision. C’est d’ailleurs sur la base de ces normes que la loi constitutionnelle évoquée tout à l’heure a été annulée par le Conseil constitutionnel. Il s’agit notamment de la durée du mandat du Président de la République, le mode d’élection, etc.

Et tout à l’heure, j’ai cité une décision du Conseil constitutionnel dans laquelle le Conseil énumère un certain nombre de droits qu’il considère comme étant intangibles, tels que l’interdiction de l’esclavage, les crimes contre l’humanité. Ils sont inscrits dans la Constitution, mais le Conseil les considère comme étant intangibles, donc hors de portée. J’ignore si j’ai répondu à votre question.

Richard Wagner, juge en chef du Canada

À titre complémentaire, j’ajouterais qu’au Canada, il existe la clause nonobstant, l’article 33, qui permet à une législature, que ce soit le Parlement fédéral ou les assemblées nationales, d’adopter des lois nonobstant certaines protections de la Charte canadienne des droits et libertés. Il peut y avoir des lois contraires à certaines dispositions de la Charte, qui pourraient autrement être déclarées inconstitutionnelles, mais qui ne le sont pas, parce que la législature invoque la clause nonobstant. Depuis 1982, le Parlement fédéral n’a jamais invoqué cette clause. Les cas ont toujours été perçus comme étant très exceptionnels. Le Québec a invoqué cette clause à plusieurs reprises, notamment en matière de lois linguistiques, justement pour protéger les droits des citoyens québécois quant à la langue française notamment. Cependant, hormis le Québec, très peu d’autres provinces ont invoqué la clause nonobstant, parce qu’il y a un prix politique à payer, éventuellement, pour quiconque, quel que soit le gouvernement qui veut adopter une loi qui serait contraire à la Charte canadienne des droits et libertés. Or, nous constatons au Canada une recrudescence de ces cas.

En d’autres termes, il y a de plus en plus de situations dans lesquelles les législatures provinciales suggèrent d’invoquer la clause nonobstant pour adopter une loi qui, autrement, serait peut-être déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême. Nous avons actuellement un dossier devant la Cour – je n’en dirai pas davantage – concernant la Loi sur la laïcité de l’État, adoptée par l’Assemblée nationale du Québec, qui a été contestée devant les tribunaux. La Cour d’appel du Québec a conclu que l’invocation de la clause nonobstant empêchait la Cour d’intervenir pour déclarer la loi inconstitutionnelle, si tant est qu’elle le fût, ce qui n’a pas été établi. Au moment où on se parle, une requête pour permission d’appel a été déposée devant la Cour suprême. Nous l’accueillerons ou non, et le cas échéant, nous serons appelés à débattre de la question. Il s’agit de savoir jusqu’à quel point cette clause, qui est une clause d’exception, devrait être utilisée de façon préventive ou curative, et s’il n’y a pas des conditions qui seraient peut-être attachées à l’exercice de cette clause nonobstant.

Y a-t-il d’autres questions ou commentaires ? Alors, c’est tout le temps dont nous disposions.  Je remercie les panélistes. Merci infiniment pour vos présentations. Merci, professeur Kanté.

 

Synthèse générale des travaux

Par Babacar KANTE, Doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal), Expert auprès de l’ACCF

 

Cette 10e conférence des chefs d’Institution de l’Association des Cours constitutionnelles francophones, dont le thème portait sur « la protection constitutionnelle de la liberté d’expression », revêtait en réalité un double enjeu. Il s’agissait, d’une part, au-delà de la recherche de la conception que se fait le juge constitutionnel francophone de la liberté d’expression, d’identifier les méthodes et techniques actuelles d’encadrement de la liberté d’expression et, d’autre part, d’envisager de les mettre en perspective en raison de l’impact de plus en plus considérable du développement des technologies de la communication sur nos sociétés.

Ce double enjeu renvoie à l’interrogation fondamentale de Mireille Delmas Marty qui se demandait comment faire pour que la liberté d’expression ne se retourne pas contre la démocratie. C’est une question lancinante, irritante qui structure aujourd’hui l’analyse du traitement contentieux de la liberté d’expression, mais aussi de son évolution, quel que soit finalement le contexte dans lequel on se place. Les organes chargés de réguler les moyens de communication par le numérique sont en effet pris en tenaille entre l’explosion incontrôlée de ces moyens, qu’il faut nécessairement encadrer, et le besoin irrépressible du citoyen d’être informé et de s’exprimer.

Il faudrait donc commencer par féliciter votre association pour son courage et sa lucidité d’avoir choisi un thème aussi pertinent que difficile en raison de son intérêt réel et potentiel. La question au cœur du thème revêt en réalité deux aspects : l’un théorique ; l’autre pratique. La preuve en est qu’un nombre relativement important de cours membres de votre association, bien que n’ayant pas eu à connaître de recours portant sur certaines questions posées, ont tout de même fait l’effort d’y apporter des réponses.

De vos réponses, des interventions qu’il nous a été donné d’écouter pendant ces deux jours de travaux et des débats qui les ont suivies, on pourrait retenir au moins trois mots clés : croyance, vigilance et espérance. C’est autour de ces trois mots que seront tirées les trois idées autour desquelles sera ordonnée cette synthèse : d‘abord, la croyance de vos cours dans votre rôle de protection de la liberté d’expression ; ensuite, malgré cette croyance, un devoir de vigilance s’impose ; enfin, en raison de cette vigilance, malgré les perspectives inquiétantes résultant de l’évolution des médias, l’espérance est permise.

D’abord, une croyance. La croyance est entendue ici au sens du « reflet de vos préoccupations, de votre image du monde et de l’attribution d’une valeur de vérité à une proposition, à un énoncé indépendamment des éléments de réalité confirmant ou infirmant cette proposition ou cet énoncé ».

Cette croyance correspond à un besoin, à un processus nécessaire à l’intelligence des situations. De ce point de vue, vos juridictions constitutionnelles ont formulé une croyance en la liberté d’expression.

La raison principale de cette croyance est que toutes vos cours ont considéré la liberté d’expression comme une liberté essentielle. Les formulations varient, mais elles se ramènent toutes à la même idée.

Toutes vos cours admettent en effet que la liberté d’expression est une liberté fondatrice de la démocratie. Elles considèrent même que la liberté d’expression est une liberté matricielle. Elles y voient une liberté ayant un caractère général, mais non absolu, qui doit nécessairement être limitée pour des raisons tenant à la préservation de l’ordre public.

Les manifestations de cette croyance consistent en un aménagement de son régime, qui préserve, en toutes circonstances, « un noyau dur », imprescriptible de droits liés ou dérivés de la liberté d’expression. Dans tous les cas, il est apparu que l’office du juge reste partout et toujours le même : concilier la sauvegarde de l’ordre public et la protection de la liberté d’expression.

Cette notion d’ordre public se trouve au cœur de l’aménagement de la liberté d’expression. Elle est cependant interprétée de différentes manières selon les pays et le contexte. Le principal critère de distinction de vos différentes approches dans la sauvegarde de l’ordre public repose sur la summa divisio de votre association : la structuration entre Cours appartenant à des pays de démocratie avancée et celles relevant de pays où la démocratie est plus jeune.

La recherche de l’équilibre entre ces deux exigences apparemment contraires semble tourner en faveur d’une forte protection de la liberté d’expression dans la première catégorie de pays, alors que, dans la deuxième, l’ordre public semble bénéficier d’une plus grande attention.

Certains types d’encadrement de la liberté d’expression imaginés par vos cours sont liés à l’histoire. La jurisprudence a joué un rôle particulièrement important à cette fin. D’autres aménagements, en revanche, sont en rapport avec le régime politique. On pourrait, à cet égard, faire plusieurs distinctions, notamment entre les États unitaires et les États fédéraux, entre les monarchies constitutionnelles et les républiques, entre les vieilles démocraties et les démocraties émergentes. D’autres aménagements, enfin, concernent le contexte. Il en est ainsi lorsqu’on traverse une situation de crise comme la pandémie du COVID-19 ou un régime d’État d’urgence et d’État de siège.

Ensuite, une vigilance. La vigilance est, en fait, une idée avancée par les Cours elles-mêmes dans les réponses. Elle correspond à une nécessité, pour elles, dans leur office de protection des droits et libertés fondamentaux.

L’explication est que la liberté d’expression étant menacée de toutes parts, tant par les pouvoirs publics initialement que par des organismes privés aujourd’hui, la croyance ou la foi en la liberté d’expression ne devrait pas entraîner un manque de vigilance. Au contraire. Il est important de préserver le caractère fondamental de la liberté d’expression.  Les juridictions constitutionnelles sont les garants de l’effectivité de cette liberté.

Vos cours ont consacré le caractère fondamental de la liberté d’expression à travers trois procédés. Le premier consiste en la reconnaissance de sa consécration par des conventions internationales universelles, mais aussi régionales comme la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte africaine des droits de l’homme ainsi que les constitutions respectives de vos pays. Le deuxième se trouve être l’interdiction des restrictions à la liberté d’expression de nature à la vider de son sens. Le troisième correspond au principe de l’admission de limitations à la liberté d’expression afin qu’elle s’exerce conformément à l’intérêt général et à la préservation de l’ordre public, mais sous votre contrôle.

Le contrôle des limitations opérées par l’État se trouve être, aujourd’hui plus qu’hier, le défi majeur de l’encadrement de la liberté d’expression. C’est par le contrôle de proportionnalité que toutes cours vérifient la légalité ou la légitimité de ces limitations. Mais, à ce sujet, une remarque importante : vos cours appliquent ce principe de proportionnalité différemment. En fonction des pays, des expériences vécues et du niveau de l’intensité des limitations, certaines de vos cours appliquent une analyse contextuelle ; alors que d’autres se tournent vers une analyse casuistique des situations.

Des résultats intéressants ont été constatés au terme de l’étude de vos réponses. Ce contrôle exercé par vos cours est effectivement globalement satisfaisant. Cependant, dans un domaine aussi complexe techniquement et sensible juridiquement et politiquement, la situation actuelle présente annonce au moins deux risques majeurs en matière de régulation des moyens modernes de communication. Le premier correspond à une possibilité d’empiétement et un enchevêtrement de compétences des différentes autorités que sont le législateur, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Le deuxième consiste en une crainte de vide juridique en raison de la nouveauté de certains sujets.

Enfin, une espérance. Malgré ces risques, il y a de l’espérance, c’est-à-dire « un sentiment de confiance en l’avenir qui porte à attendre avec confiance la réalisation de ce qu’on désire ». Cette espérance naît de la détermination des juges constitutionnels à se porter garants de l’État de droit et de la démocratie. Ainsi, si l’avenir de la liberté d’expression est incertain et inquiétant, son devenir est plus rassurant.

L’avenir correspond à une incertitude, à ce qui arrive. Or ce qui arrive n’est pas toujours prévisible ni maîtrisable. De ce fait, l’avenir de la liberté d’expression n’est pas rassurant. Il y a plusieurs raisons à cela, dont on pourrait citer au moins quatre. La première est relative aux conséquences de la démocratisation d’internet, malgré des statistiques sur son accès, qui relativisent ce phénomène dans certains pays notamment du Sud. Les procédures-bâillons commencent à se développer, surtout dans les pays considérés comme en transition démocratique, pour réprimer les utilisateurs des réseaux sociaux qui expriment des avis contraires aux vues des autorités politiques.  Cette tendance mérite une attention particulière de votre part.

La deuxième porte sur la force technologique et la puissance financière des fournisseurs d’accès. L’expérience a montré que ces derniers, ayant des intérêts communs, sont en capacité de s’opposer aux autorités de régulation d’internet. De ce fait, l’ordonnancement juridique des moyens de communication modernes reste encore embryonnaire et laconique. Les fournisseurs arrivent à les contourner pour, selon eux, satisfaire les deux versants de la liberté d’expression : le droit d’informer et le droit de s’exprimer à travers par exemple les réseaux sociaux.

La troisième concerne l’impossibilité de contrôler techniquement les contenus. Dans certains cas, l’État n’est pas assez puissant pour contrôler les offres des fournisseurs. Se pose alors la question de savoir comment, et sur quelle base légale, le juge constitutionnel va exercer son contrôle sur les limitations ou les violations de la liberté d’expression. La tentation est alors de substituer sa propre appréciation à celle du législateur défaillant.

Quant à la quatrième, elle se rapporte aux risques de la désinformation et de la surinformation. Même lorsque le législateur arrive, comme c’est le cas dans certains pays, à réguler l’accès et l’usage d’internet, on constate que des voies de contournement existent toujours pour la diffusion de fausses informations. Le contentieux est alors généralement relatif soit à l’atteinte à l’honneur, à la dignité ou à la vie privée, soit à une menace sur la stabilité de l’État. Dans de tels cas, quelle sera l’attitude du juge ?

Malgré tout, l’espérance est permise. Le devenir de la liberté d’expression est en effet rassurant. Le devenir correspond au « résultat d’une transformation ». Vos cours constitutionnelles jouent un rôle de « transformation sociale » à travers leur jurisprudence. À ce titre, il est permis d’être optimiste.

La raison est que, nolens volens, vous jouez un rôle de régulateur non seulement du fonctionnement des institutions, comme cela est prévu dans les dispositions de certaines de vos constitutions, mais aussi de nos sociétés. Dans cette œuvre, la finalité est de rechercher un équilibre dans leur fonctionnement. Mais cet équilibre est évolutif. Chaque cour de l’association évoluera vers cette finalité à son rythme, selon son contexte, notamment l’état des technologies de communication et des rapports qu’elles créent entre les différents acteurs de la vie publique et privée.

Votre Association avait pour nom Association des Cours constitutionnelles ayant en Partage l’Usage du Français (ACCPUF). Il semble que le changement de nom en Association des Cours constitutionnelles francophones (ACCF) n’est pas fortuit et qu’il prend tout sens maintenant : du partage de l’usage du français, vous allez certainement passer au partage de valeurs comme cela a déjà été suggéré dans les discours d’ouverture de cette 10e conférence des chefs d’Institutions.

Les défis que pose le traitement du contentieux relatif à la liberté d’expression à travers le numérique vous en donnent l’occasion.

 

Séance de clôture

 

Allocution de Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel français

Madame la Secrétaire générale de la Francophonie, chère Louise Mushikiwabo,

Monsieur le Président de l’Association des cours constitutionnelles francophones,

Cher Mamadou Badio Camara,

Mesdames et Messieurs les présidents des cours, tribunaux constitutionnels membres de l’association,

Mesdames et Messieurs les juges,

Chers collègues,

Au terme de ces deux jours intensifs de travaux, je veux vous remercier très sincèrement, toutes et tous, d’avoir contribué à ce qui m’apparaît comme un véritable succès de notre conférence qui, au-delà même du plaisir qu’elle nous a donné de nous réunir, s’avère pleinement utile pour nourrir les réflexions de chacune de nos institutions sur cette question essentielle qu’est la protection de la liberté d’expression.

Mes remerciements vont tout particulièrement aux intervenants de nos trois ateliers, aux présidents Nihoul, Aba’a Owono et au juge en chef Wagner pour les excellents échanges qu’ils nous ont permis d’avoir, éclairés par les remarquables éléments de synthèse que Monsieur le Professeur Babacar Kanté nous a fournis sur la base des réponses de nos institutions au questionnaire de l’association. Nous pouvons, je crois, leur dire sincèrement notre reconnaissance.

Chacune et chacun d’entre nous gardera, j’en suis certain, le souvenir plus précis de tel ou tel des échanges intervenus au cours de ces ateliers ou de ceux que nous avons eus en marge de ceux-ci. Je me garderai donc de chercher à vous donner une conclusion définitive de nos travaux, alors que c’est avec attention et plaisir, Madame la Secrétaire générale, que nous les conclurons véritablement en écoutant dans quelques instants votre propre intervention.

Je voudrais cependant vous dire les trois idées-force que, pour ma part, je retiens de l’ensemble des échanges que nous avons pu avoir au cours de ces deux journées.

– La première, heureuse, est que, placée au frontispice de nos différents ordres juridiques, la liberté d’expression est assez universellement regardée dans notre cercle comme l’une des libertés les plus essentielles – l’un des « droits les plus précieux de l’Homme » répétons-nous, mes collègues et moi, dans les décisions du Conseil constitutionnel. Sa protection effective est l’une des conditions déterminantes pour l’accomplissement démocratique de nos sociétés de même qu’elle est, au fond, une exigence de la condition humaine.

Nos juridictions ont en partage ce défi de contrôler la conciliation entre, d’une part, l’exigence que cette liberté puisse s’exprimer aussi pleinement que possible et, d’autre part, son tempérament nécessaire tenant à ce que cette liberté connaît nécessairement, comme d’autres droits et libertés constitutionnels d’ailleurs, certaines limites par le fait même qu’elle doit être conciliée avec les autres droits et libertés des citoyens qu’il nous appartient de protéger. Les auteurs de la Déclaration de 1789 n’ont pas manqué de prévenir les titulaires de la liberté d’expression de leur vocation à « répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

Quand bien même peuvent différer l’organisation de nos systèmes juridictionnels respectifs et la définition des offices de nos juridictions, nous nous retrouvons aisément pour contrôler cet équilibre, tant il convient de protéger d’abord cette liberté essentielle, en retenant des modes de contrôle renforcé. C’est ce que, pour sa part, le Conseil constitutionnel s’attache à faire en soumettant les dispositions législatives susceptibles de limiter la liberté d’expression à un triple test de nécessité, d’adaptation et de proportionnalité. En d’autres termes, la liberté prime et ses limitations, si elles sont possibles, ne peuvent être que des exceptions.

La seconde idée-force que je retiens de nos échanges, et qui marque aussi bien l’importance que, parfois, la difficulté de nos offices, est que l’on peinerait à identifier dans nos sociétés d’autres garants possibles de la protection de cette liberté que les juges eux-mêmes.

Cela a été dit, il est parfaitement concevable que, selon nos systèmes juridictionnels, plusieurs juges aient la charge de cette protection, chacun dans le cadre de son office propre.

Mais, pour reprendre une expression de Monsieur le Professeur Babacar Kanté, nos cours et institutions constitutionnelles sont nécessairement les garants en dernier ressort de la protection de cette liberté fondamentale, à l’égard notamment de l’intervention des autres pouvoirs publics constitutionnels lorsqu’ils entreprennent de tracer et de déterminer ce que devraient être les bornes de la liberté d’expression.

Cette mission, que nous nous faisons un insigne honneur d’exercer de manière impartiale et objective, nous place parfois dans la position d’arbitres de débats très épineux, voire passionnels au sein de nos sociétés. Ceci n’est pas sans risque, il faut le dire, en des temps où la légitimité des juges est débattue, jusque parfois dans des démocraties avancées.

Pour rejoindre sur ce point les interventions de mes collègues Véronique Malbec et Corinne Luquiens, je fais à cet égard le constat que, dans la durée, une jurisprudence constante, précise et motivée a assurément de ce point de vue des vertus pacificatrices. Dans le temps de mon mandat, le Conseil constitutionnel ne s’est pas attiré « sur le moment » que des commentaires agréables de tel ou tel parti politique ou de telle ou telle partie de l’opinion publique en censurant parfois des dispositifs législatifs qui, s’ils pouvaient procéder de motivations au demeurant légitimes, apportaient des limitations peu adaptées ou excessives à la liberté d’expression, surtout lorsque la mise en œuvre de telles limitations par les autorités publiques ou des opérateurs de services de communication auraient échappé à un contrôle très diligent d’un juge. Je relève cependant que nos décisions, qui ont régulièrement obligé le législateur ces dernières années à repenser ce type de dispositifs, ont eu au moins pour vertu d’aboutir à une meilleure conciliation entre les exigences que j’ai rappelées.

Ma conviction profonde est que toutes nos sociétés, aussi diverses puissent-elles être, ont besoin de cet élément d’équilibre que seuls peuvent leur donner des juges garants d’une jurisprudence protectrice de la liberté d’expression qui puisse donner aux autorités compétentes des lignes claires pour n’encadrer l’exercice de cette liberté que dans la limite de ce qui est objectivement nécessaire.

– Si ce que je viens de dire n’a en somme rien que de très classique, je retiens aussi de nos passionnants travaux une troisième idée-force, qui, à mon sens, ne pourra manquer de nous accaparer toutes et tous de plus en plus fortement : ce schéma classique de la protection de la liberté d’expression par nos juridictions risque d’être confronté à des défis considérables dans les temps à venir.

Ce matin, notre dernier atelier a clairement fait apparaître ces questionnements : qu’en est-il de notre rôle de protecteur de la liberté d’expression à l’heure où telle entreprise du numérique, Meta pour ne pas la nommer, s’est dotée de sa propre « cour suprême » pour régler des conflits relatifs à la liberté d’expression ? Qu’en est-il de la réalité de la protection la liberté d’expression dans nos sociétés marquées par la profusion de l’information circulant par les canaux numériques, où l’anonymat reste de mise et où les développements de la technologie, dont l’intelligence artificielle, pourront rendre plus difficile l’identification même des locuteurs, voire facilite l’usurpation d’identité ?

En ce temps « de la multitude » qui est celui de la démultiplication des plateformes de communication, et face aux risques que ces outils présentent, y compris du point de vue du pluralisme, il n’est que de reconnaitre humblement que nous n’avons pas nécessairement dès à présent toutes les réponses qui seront utiles à l’équilibre de nos sociétés.

Et, pourtant, pour les raisons que je mentionnais précédemment, je crois que le rôle de garant indépendant et impartial de nos institutions n’en sera que plus essentiel à l’équilibre même de nos sociétés.

A l’issue de notre conférence, je crois profondément pour ma part que nous serons plus forts dans le cercle de la francophonie que nous formons en poursuivant continûment le dialogue essentiel que nous avons pratiqué ces deux jours ici même afin d’échanger sur nos expériences. Je vous en faisais la confidence hier matin, j’avais quelque peu escompté que notre conférence se tienne avant le terme de mon mandat pour avoir le plaisir de vous saluer à Paris en cette année 2024. A l’issue de cette conférence et en vous disant tout l’intérêt que j’y ai trouvé, je me réjouis très sincèrement qu’il ait pu en être ainsi, et en remercie le Président Camara comme je vous en remercie encore toutes et tous. Soyez assurés que, si je ne prendrai plus part directement à vos prochains travaux, c’est toujours avec le même intérêt que je les suivrai.

Madame la secrétaire générale, je vous cède la parole.

 

 

Discours de S.E. Mme Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de la Francophonie

 

Monsieur le président du Conseil constitutionnel de la République française, cher Laurent Fabius,

Monsieur le président du Conseil constitutionnel de la République du Sénégal et président de l’Association des Cours constitutionnelles francophones (ACCF),

Mesdames, Messieurs les présidents et membres des Cours,

Madame la secrétaire générale de l’association (ACCF),

Distingués femmes et hommes de Loi,

Je commencerais par adresser mes chaleureux remerciements à l’Association des Cours constitutionnelles francophones (ACCF), sa présidence et son secrétariat général, ainsi qu’à l’institution hôte, le Conseil constitutionnel de la France, pour la tenue de cette 10e Conférence des chefs d’institutions de l’association.

Je me réjouis d’être parmi vous aujourd’hui pour prendre part à la clôture de vos travaux.

Le soutien de l’OIF à ces derniers contribue, je l’espère, à favoriser la concertation et les échanges de bonnes pratiques et d’enrichissement mutuel, entre institutions de l’espace francophone aux attributions et compétences similaires.

Il traduit également ma volonté que l’OIF renforce sa coopération transversale en vue d’agir ensemble au service et au bénéfice de nos concitoyens.

Vos échanges consacrés à la protection constitutionnelle de la liberté d’expression contribueront certainement à enrichir et consolider les pratiques des institutions de l’État de droit au sein de l’espace francophone. Mes collaborateurs, au sein notamment de notre direction des Affaires politiques et de la gouvernance démocratique s’assureront des suivis appropriés à faire.

Mesdames, Messieurs les présidents et membres de Cours et Conseils constitutionnels,

L’analyse, le discernement et la rigueur auxquels vos institutions sont tenues pour la lecture et l’interprétation des textes, tranchent avec l’effervescence, les tumultes et les désordres qui traversent nos sociétés.

Les reculs, voire les ruptures de l’ordre démocratique et constitutionnel constatés ces dernières années dans l’espace francophone – plusieurs coup d’État ont eu lieu ces dernières années en Afrique de l’Ouest, et plus précisément au Sahel – illustrent cet état de tension et peuvent constituer des terreaux favorables aux crises et conflits, avec des conséquences majeures en matière de droits humains.

La liberté d’expression et son corollaire – la liberté de la presse – sont devenues l’un des baromètres de la vitalité démocratique de nos sociétés et s’inscrivent comme un enjeu central pour la sauvegarde d’autres droits et libertés fondamentales.

Dans ces contextes incertains, troublés et fortement polarisés, votre fonction de juge constitutionnel, l’interprète suprême des lois, prend encore plus d’importance, afin de rappeler :

à d’une part, les obligations en matière de liberté de la presse face au risque d’atteinte à celle-ci ;

à d’autre part, l’usage responsable de la liberté d’expression face à la montée de l’intolérance, du discours de haine, de la désinformation, mésinformation ou sous-information.

Conformément à la Charte de la Francophonie et aux textes subséquents qui fondent son action politique (Déclaration de Bamako et de Saint-Boniface), l’OIF œuvre en permanence à promouvoir la liberté d’expression, à défendre la liberté de la presse, et à renforcer les institutions de l’État de droit dans l’exercice de leurs missions.

Sur la base de son cadre stratégique 2023-2030, adopté au Sommet de Djerba de 2022, l’OIF prend la mesure de ces défis et s’engage résolument en soutien et en réponse aux sollicitations de ses États et gouvernements membres, des institutions et de la société civile.

L’exposé présenté ce matin dans votre atelier n°3 par mon directeur de Cabinet vous a renseigné sur nos projets d’accompagnement des processus démocratiques et de prévention et lutte contre les désordres de l’information. Les actions que nous menons en soutien aux politiques publiques de régulation, aux formations des professionnels de l’information, et à l’éducation aux médias des populations contribuent à l’usage plein, responsable et encadré de la liberté d’expression.

Les réseaux institutionnels, tels que le vôtre, l’ACCF, constituent, quant à eux, d’importants relais pour une meilleure connaissance réciproque et favorisent l’échange d’expériences renforçant ainsi les liens entre les membres de l’espace francophone, qui partage une langue de manière différenciée, mais aussi des valeurs communes.

Je forme le vœu que la collaboration entre l’OIF et l’ACCF se poursuive et qu’elle puisse porter des voix francophones fortes, surtout en faveur de la jeunesse. C’est ainsi qu’une contribution francophone au Code de conduite pour l’intégrité de l’information, proposé par les Nations unies a été soumise lors de la dernière consultation réalisée en marge de la précédente édition de la Journée des réseaux de la Francophonie. Nous sommes également mobilisés pour que le pacte numérique mondial qui sera adopté par les Nations unies en septembre prochain reflètent les attentes des francophones, en matière notamment de diversité culturelle et linguistique et d’inclusion numérique.

Les quelques 600 institutions membres des réseaux institutionnels de la Francophonie, dont l’ACCF, sont une composante essentielle du paysage institutionnel francophone. En tant que tels, elles contribuent directement et activement à la promotion de la paix, de la justice, de la démocratie et des droits de l’Homme tout comme le fait la Francophonie, elle-même.

Mesdames et Messieurs,

Je l’ai rappelé à la Conférence ministérielle de la Francophonie à Yaoundé en novembre dernier, je reste convaincue que le partenariat privilégié, qui nous lie, permettra d’œuvrer ensemble à la promotion et à la protection de nos valeurs communes.

Restons donc mobilisés au service de nos populations et de la jeunesse.

Restons mobilisés pour que nous puissions, toutes et tous, exercer pleinement et sereinement nos droits.

Je vous remercie.

 

[1] https://legimonaco.mc/constitution/index.html#s6dsrUFPIxVhQ8SWRPx5e

[2] https://legimonaco.mc/constitution/index.html#cRfMEtrETVitNjUWQVTaFg

[3] https://legimonaco.mc/code/code-penal/index.html#LVu5rtNOYUc3nyuY5o2iQ

 

[4] Intervention de l’auteure lors de la conférence des chefs d’institution de l’Association des cours constitutionnelles francophones (ACCF) tenue au siège du Conseil constitutionnel à Paris, les 13, 14 et 15 juin 2024, sur le thème de « La protection constitutionnelle de la liberté d’expression ».

[5] En 2005, l’UNESCO a enregistré l’alphabet phénicien sur le programme de la Mémoire du monde comme héritage du Liban.

[6] « Le principe de la liberté d’expression est en effet, comme beaucoup d’autres, un principe à double face. Il consacre la liberté de celui qui parle, mais aussi celle de celui qui écoute, de celui qui écrit et de celui qui lit, de celui qui émet et de celui qui reçoit. Pour le premier de ces deux acteurs, l’exigence de liberté se traduira par la demande d’une suppression ou, à tout le moins, d’une diminution des entraves ou des procédures contraignantes. Pour le second, elle consistera, d’abord, dans le droit d’accepter ou de refuser de recevoir ces messages. Dans la première hypothèse, elle suppose aussi une possibilité de choix éventuels, le respect d’un pluralisme considéré comme inhérent au système des démocraties libérales ». Jean Morange, « La protection constitutionnelle et civile de la liberté d’expression », Revue internationale de droit comparé, Vol. 42 N°2, Avril-juin 1990, Etudes de droit contemporain, p. 774.

[7] Article 13 de la Constitution : « La liberté d’exprimer sa pensée par la parole ou par la plume, la liberté de la presse, la liberté de réunion et la liberté d’association sont garanties dans les limites fixées par la loi ».

[8] L’article 9 de la Constitution : « La liberté de conscience est absolue. En rendant hommage au Très-Haut, l’État respecte toutes les confessions et en garantit et protège le libre exercice à condition qu’il ne soit pas porté atteinte à l’ordre public. Il garantit également aux populations, à quelque rite qu’elles appartiennent, le respect de leur statut personnel et de leurs intérêts religieux ».

[9] L’article 10 de la Constitution : « L’enseignement est libre tant qu’il n’est pas contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs et qu’il ne touche pas à la dignité des confessions. Il ne sera porté aucune atteinte au droit des communautés d’avoir leurs écoles, sous réserve des prescriptions générales sur l’instruction publique édictées par l’État. »

[10] V. en ce sens : Léna Gannagé, « Allocution du Doyen de la Faculté de droit et de sciences politiques », in La liberté d’expression et ses juges : nouveaux enjeux, nouvelles perspectives, Actes du Colloque international de Beyrouth, 2-3 mars 2017, CEDROMA, Editions de l’USJ, 2017, pp. 15-17 : « Evoquer ici la liberté d’expression, à quelques kilomètres des totalitarismes laïcs ou religieux qui sévissent dans les pays voisins, permet de ne pas perdre de vue sa signification originaire, celle d’une liberté fondamentale particulièrement précieuse parce qu’elle commande l’effectivité de beaucoup d’autres : la liberté d’association et de manifestation, la liberté de réunion, la liberté de la presse. Une liberté qui, pour reprendre les termes de la Cour européenne des droits de l’homme, constitue « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique ».

[11] V. en ce sens : CCL, Déc. no 4/1996 du 7/8/1996 (Modification de la loi relative à l’élection des députés du 26/4/1960), Rec. des décisions du Conseil constitutionnel, 1994-2016, Décisions relatives à la constitutionnalité des lois, V. 1, pp. 45-52 : « Considérant que le principe de l’égalité devant la loi est un principe prévu de façon claire et explicite dans la Constitution ainsi qu’à son Préambule qui en constitue une partie intégrante ».

[12] Il est utile de noter que le Conseil constitutionnel a, dès ces premières décisions, et suivant une jurisprudence constante, considéré que le Préambule de la Constitution ainsi que les textes auxquels il se réfère, forment partie intégrante de la Constitution, et que leurs dispositions revêtent une valeur constitutionnelle au même titre que celles de la Constitution. V. en ce sens : Mireille Najm-Checrallah, « La Déclaration universelle des droits de l’Homme, norme de référence du contrôle de la constitutionnalité des lois au Liban », 9e Congrès triennal de l’Association des Cours constitutionnelles francophones (ACCF), Dakar, Sénégal, 30 mai-3 juin 2022 (publié sur le site du Conseil constitutionnel-Liban).

[13] CCL, déc. no 1/2003 du 21 nov. 2003, (Raffineries de Tripoli et Zahrani), op. cit., pp. 263-274.

[14] Cette distinction entre les régimes juridiques de ces deux catégories de droits est très intéressante à plusieurs égards. Le juge constitutionnel relève de manière explicite les critères suivant lesquels cette distinction est fondée : celle-ci se fait sur la base de la nature de ces droits, de leur substance, et non leur source formelle (internationale, onusienne), et qui justifie la « variabilité » du régime juridique propre à chaque catégorie. C’est le contenu qui intéresse le juge constitutionnel, plus que la forme ou le contenant. Le critère matériel l’emporte sur le critère formel.

[15] CCL, Déc. no 1/2003 précitée : « Considérant que la jurisprudence constitutionnelle caractérisée par l’attention ultime qu’elle accorde à la protection de ce qui a trait aux libertés publiques comme la liberté de la presse, la liberté de l’enseignement et la liberté d’association, qui sont garanties par l’article 13 de la Constitution dans les limites fixées par la loi, cependant, cette intransigeance apparaît moins visible quand il s’agit par exemple du droit de propriété, de la liberté de l’activité économique ou des droits sociaux (Nicolas Molfessis, op. cit. p. 69). À cette fin, la jurisprudence constitutionnelle est, concernant le domaine des droits sociaux et de la liberté de l’activité économique, caractérisée par une sorte de variabilité selon les cas exposés à chaque fois à son examen, vu que celle-ci considère que le législateur peut, sans porter atteinte au droit à l’emploi, méconnaître d’autres principes à valeur constitutionnelle, sans les dénaturer, comme la liberté de l’activité économique ou le principe d’égalité, ce qui permet par exemple, en vue d’améliorer l’emploi des jeunes, de prendre des mesures propres à cette catégorie de travailleurs et de traiter différemment certaines catégories d’entreprises. »

[16] Marco Fioravanti, « Sieyès et le jury constitutionnaire : perspectives historico-juridiques », Annales historiques de la Révolution française, no 349, juillet-septembre 2007, pp. 87-103.

[17] Conseil constitutionnel français, Déc. no 71-44 DC du 16 juillet 1971, dite décision Liberté d’association, (J.O., 18 juil., p. 7114). Dans le même sens : CCF, Déc, n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, (J.O. 13 oct. 1984, p. 3206).

[18] Dans la décision no 2/1999, le Conseil reconnait le domaine réservé du législateur en matière de protection des libertés et droits fondamentaux. : Considérant que la liberté individuelle est un droit fondamental protégé par la Constitution, dont découlent la liberté d’aller et de venir, la liberté d’exprimer sa pensée, la liberté de correspondre, l’inviolabilité du domicile, le respect de la vie privée, également garantis par la Constitution et par conséquent par la loi, et tels que prévus au Chapitre 2 de la Constitution : article 8 (la liberté individuelle), article 13 (la liberté d’exprimer sa pensée par la parole ou par la plume) et article 14 (l’inviolabilité du domicile). Conseil constitutionnel, Déc. no 2/1999 du 24 nov. 1999 (dite loi des écoutes téléphoniques), Rec. fr. V1, p. 89.

[19] V. en ce sens : CCL, Déc. no 1/2001 du 10 mai 2001, Fusion et création de ministères et de conseils, Rec. fr. V1, p. 153: « Considérant que la Chambre des députés jouit de pleins pouvoirs en matière de législation, non seulement en ce qui concerne les matières prévues à la Constitution et qui sont exclusivement du ressort de la Chambre des députés et réservées à sa seule compétence en tant que législateur, mais également en ce qui concerne tout sujet à l’égard duquel la Chambre des députés souhaiterait promulguer une loi. »

[20] Les associations sont régies par la loi ottomane relative à l’association du 3 août 1909, toujours en vigueur. Elle définit, dans l’article 1, les associations comme « un groupe formé de plusieurs personnes en vue d’unir leur savoir et leurs efforts de façon permanente et dans un but non lucratif. L’association se constitue par la volonté de ses fondateurs, lorsque deux ou plusieurs personnes se réunissent, forment un groupe et informent l’autorité publique, par un récépissé, de l’adresse du groupe ainsi formé, son activité, son siège central, les noms des membres qui l’administrent ou qui en ont la gestion ». L’autorité doit être saisie également des statuts de ces membres, de leur résidence et de deux exemplaires des règlements de l’association. Un des membres dirigeants doit être responsable de l’association auprès de l’autorité publique (le ministère de l’Intérieur ou ses représentants dans les régions) (article 2).

[21] Articles 317, 473 et 474 du Code pénal, et l’article 25 du D.L. no 104 du 30 juin 1977 portant modification de certaines dispositions de la loi sur les imprimés du 14 septembre 1962.

[22] Il faut noter que le contrôle de la constitutionnalité des lois au Liban est un contrôle abstrait. De plus, la saisine du Conseil constitutionnel en inconstitutionnalité des lois n’est ouverte qu’à quelques instances politiques, que sont le Président de la République, le Président de la Chambre des députés, le Premier ministre, ainsi que dix députés au moins. Les chefs des communautés religieuses officiellement reconnues peuvent également saisir le Conseil, en ce qui concerne exclusivement les lois relatives au statut personnel, à la liberté de conscience, l’exercice des cultes religieux et la liberté de l’enseignement religieux. Le recours devant le Conseil est de plus encadré par des délais très courts ; la requête doit être soumise au Conseil dans le délai de 15 jours suivant la promulgation de la loi contestée et sa publication au Journal Officiel, sous peine d’irrecevabilité.

[23] Ariane Vidal-Naquet, Les « garanties légales des exigences constitutionnelles dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Ed. Panthéon-Assas, 2007, p, 271, no 505.

[24] V. en ce sens : CCL, Déc. no 1/2005 du 6 août 2005, Ajournement de l’examen des recours soumis au Conseil constitutionnel, Rec. fr. V.1, p. 275 : « Le Conseil estime que la loi n’est plus en elle-même un acte exprimant la volonté générale ou la volonté du peuple, comme la règle le prévoyait traditionnellement; que, du fait de la création du Conseil et à la lumière de l’objectif pour lequel il a été créé constitutionnellement, et de l’exercice effectif de ses prérogatives, cette règle est devenue comme suit : « La Loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » ; que cette règle demeure toutefois relative dans le régime libanais, puisque le contrôle de la constitutionnalité des lois se limite à celles qui font l’objet d’un recours dûment présenté au Conseil et que la règle n’a de portée absolue que lorsqu’un recours y est déféré » ; V. également : Les deux décisions nos 1/97 et 2/97 relatives consécutivement à la loi de prorogation des mandats municipaux et celle des Conseils ikhtiaris, et qui consacrent pour la première fois les limites de la souveraineté absolue de la loi. Le législateur est tenu, suivant cette jurisprudence, de se conformer à la Constitution, ainsi qu’aux règles et principes à valeur constitutionnelle. V. aussi : Déc. no 1/2001 du 10 mai 2001, Fusion et création de ministères et de conseils, Rec. fr. V.1, p.153.

[25] L’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 énonce ce qui suit :

« 1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.

  1. Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.
  2. 3. L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :
  3. a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui ;
  4. b) À la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. »

[26] V. en ce sens, CCL, Déc. no 1/2003 du 21 nov. 2003, (Raffineries de Tripoli et Zahrani), op. cit., pp. 263-274 : « Considérant que la jurisprudence constitutionnelle caractérisée par l’attention ultime qu’elle accorde à la protection des libertés publiques telles la liberté de la presse, la liberté de l’enseignement et la liberté d’association, qui sont garanties par l’article 13 de la Constitution dans les limites fixées par la loi, cependant, cette intransigeance apparaît moins visible quand il s’agit par exemple du droit à la propriété, de la liberté de l’activité économique ou des droits sociaux (Nicolas Molfessis, op. cit. p. 69) ». V. également, Déc. no 19/2022 du 22 Déc. 2022, (Prorogation des mandats municipaux et ikhtiaris), publiée sur le site du Conseil constitutionnel : « Le Conseil constitutionnel se montre notamment très strict dans les cas de discrimination basées sur les interdictions énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, à laquelle fait référence le préambule de la Constitution, dont l’article 2 prohibe spécifiquement les discriminations fondées sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou de toute autre opinion, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ».

[27] CCL, Déc. 19/2022 du 22 juin 2022, (Secret bancaire), publiée sur le site du Conseil constitutionnel: « Considérant que l’expression « ayant préalablement assumé les responsabilités qui y sont mentionnées le 23 septembre 1988 » constitue une exception par rapport à la règle de la prescription décennale adoptée en droit libanais, qui est considérée comme une sorte de garantie judiciaire pour les personnes, et qu’il est donc nécessaire de l’interpréter de manière restrictive afin qu’elle n’inclue pas ceux qui ont assumé cette responsabilité avant la date susmentionnée ».

[28] CCL, Déc. no 2/1999, précitée.

[29] Conseil constitutionnel français, Déc. no 71-44 DC du 16 juillet 1971, dite décision Liberté d’association, (J.O., 18 juil., p. 7114). Dans le même sens : CCF, déc. n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, (J.O. 13 oct. 1984, p. 3206).

[30] CCL, Déc. no 1/1999 du 23 nov. 1999, Conseil des conservateurs des Wakfs de la communauté druze, Rec. des décisions du Conseil constitutionnel, 1994-2016, Décisions relatives à la constitutionnalité des lois, V. 1, pp. 77-88. Également, CCL, Déc. no 23/2019 du 12 sept. 2019, Budget de l’année 2019 et budgets annexes, publiée sur le site du Conseil.

[31] CCL, Déc. no 7/2014 du 28 nov. 2014, Prorogation du mandat de la Chambre des députés, Rec. des décisions du Conseil constitutionnel, 1994-2016, Décisions relatives à la constitutionnalité des lois, V. 1, pp. 391-402.

[32] « Au sens le plus large, explique Bernard Stirn, l’ordre public recouvre les valeurs essentielles du consensus social et du système juridique. L’excision, la polygamie, la répudiation sont contraires à l’ordre public français. La prohibition de l’inceste fait partie des « règles d’ordre public régissant le droit des personnes ». Bernard Stirn, « Ordre public et libertés publiques », Archives de philosophie du droit, vol. 58, no. 1, 2015, p. 5.

[33] On peut ainsi y lire : « Considérant que si la Constitution accorde au législateur le droit d’élaborer les règles générales qui garantissent les droits et libertés prévus à la Constitution en vue de permettre aux individus d’exercer lesdites libertés, il est également tenu de concilier et d’harmoniser le respect de ces libertés avec la préservation de l’ordre public, ce qui permet de poser des contraintes à la liberté individuelle afin de poursuivre les criminels, de préserver le bien-être des citoyens ainsi que leur sécurité et de protéger leurs biens et sans lequel l’exercice desdites libertés ne peut être assuré, à condition toutefois d’accompagner l’exercice des libertés des garanties essentielles et suffisantes.

[…] Considérant que la protection et le respect de la vie privée de l’individu sont les fondements essentiels de la liberté individuelle garantie par la Constitution, qui ne peut être sujet à aucune contrainte sauf dans le but de préserver l’ordre public et de fournir les garanties nécessaires à l’exercice de ladite liberté. »

CCL, Déc. no 2/1999 précitée.

[34] CCL, Déc. no 2/2001 du 10 mai 2001, Acquisition des non-Libanais de droits réels fonciers, Rec. des décisions du Conseil constitutionnel, 1994-2016, Décisions relatives à la constitutionnalité des lois, V. 1, pp. 161-168: « Considérant que cette appréciation de l’intérêt général par le législateur libanais n’est pas exclue du contrôle du Conseil constitutionnel et qu’il appartient à ce dernier de s’assurer de l’existence de cet intérêt à la lumière des objectifs de la législation sur laquelle il exerce son contrôle, et ce en vue de s’assurer de sa constitutionnalité, surtout si cet intérêt général a des fondements constitutionnels, comme il en est le cas en ce qui concerne la loi contestée».

[35] Voir José Pina-Delgado, «Rooting Constitutional Identity in African Countries without Pre-Colonial Institutional Traditions but with National Values: The Cape Verdean Experience and the Role of the Constitutional Court» in: Charles Fombad et Nico Steytler (ed.), Constitutional Identity and Constitutionalism in Africa, Oxford, Oxford University Press, 2024, chap. 8.

[36] Ibid.

[37] Arrêt 01/2017, du 12 janvier, Députés de L’Assemblée nationale c. Assemblée nationale, dans l’affaire du Contrôle Abstrait Successif de Constitutionnalité 4/2015, Rap. : JC Pina Delgado, publié au Bulletin Officiel, Série I, n° 10, 27 février 2017, p. 218-260, 1.

[38] Arrêt 13/2016, du 7 juillet, Président de la République c. Assemblée nationale, dans l’affaire du Contrôle Abstrait Successif de Constitutionnalité 1/2016 concernant l’inconstitutionnalité de certaines règles restrictives du code électoral, Rap. : JC Pina Delgado, publié au Bulletin Officiel, Série I, n° 43, 27 juillet 2016, p. 1421-1479, 1.5.

[39] Le Tribunal considère que la liberté d’expression est l’une des manifestations les plus importantes de la liberté, dont la place centrale dans le système constitutionnel est incontestable, puisqu’elle découle de la nature humaine elle-même, sa dimension communicationnelle étant essentielle à la construction d’une communauté politique et étant, en même temps, un élément incontournable de la formation de la volonté collective inhérente à l’autogouvernement du peuple par le peuple, et donc essentielle au fonctionnement de l’État de Droit et de l’État Démocratique. (Arrêt 30/2020, du 11 septembre, PAICV c. CNE, sur l’interdiction de la distribution de T-shirts et de masques individuels de protection respiratoire, Rap. : JC Pina Delgado, publié au Bulletin Officiel, Série I, N. 139, 23 décembre 2020, pp. 2182-2198, 7.2.1).

[40] Voir Phillip Pettit, Republicanism. A Theory of Freedom and Government, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 271

[41] « Nul ne peut être harcelé pour ses opinions politiques, philosophiques, religieuses ou autres » (article 48, paragraphe 1) ; « sans limitation, discrimination ou entrave » (article 48, paragraphe 2) ou « le droit à la liberté est inviolable » (article 29, paragraphe 1).

[42] Voir L’arrêt 13/2016, du 7 juillet, président de la République c. Assemblée nationale, dans l’affaire du Contrôle Abstrait Successif de Constitutionnalité 1/2016 concernant l’inconstitutionnalité de certaines règles restrictives du code électoral, 1.10, rejetant une conception ‘libertaire’ de la liberté d’expression et adoptant une vision proche a un ‘libéralisme rationalisé’ et du républicanisme.

[43] Premièrement, le Tribunal constitutionnel estime que, sans préjudice de la clause relative aux limites matérielles de la révision, même un droit, une liberté et une garantie importants tels que la liberté d’expression peut faire l’objet d’une limitation de ce type, pour autant que l’objectif soit constitutionnellement légitime et que cela soit fait de manière proportionnée. Par exemple, une révision constitutionnelle controversée a réduit la portée des libertés de communication en 1999 dans le but d’établir un critère de prévalence des droits de la personnalité, mais a été annulée en 2010.

[44] C’est la Loi Fondamentale elle-même qui permet de limiter des droits tels que la liberté d’expression, et le Tribunal constitutionnel considère que cela est inévitable pour permettre la coexistence des droits et la sauvegarde de certains intérêts publics. Cependant, tant qu’elle est appliquée par une loi générale et abstraite, qu’elle ne produit pas d’effets rétroactifs, qu’elle n’affecte pas le noyau dur du droit et qu’elle n’est pas disproportionnée (Arrêt 13/2016, du 7 juillet, Président de la République c. Assemblée nationale, dans l’affaire du Contrôle Abstrait Successif de Constitutionnalité 1/2016 concernant l’inconstitutionnalité de certaines règles restrictives du code électoral, 2.1). En ce sens, la législation ordinaire sur la sécurité nationale, les médias et les élections contient des restrictions aux libertés de communication, qui sont complétées par divers types d’infractions qui protègent d’autres biens juridiques en incriminant certains comportements impliquant la communication.

[45] Les statuts des titulaires de fonctions publiques ou des catégories professionnelles peuvent contenir des limitations à la liberté d’expression. C’est le cas des parlementaires, des juges, des procureurs, des membres des forces de défense, des services de renseignement et de la police, des diplomates et d’autres fonctionnaires qui, à des degrés divers, peuvent subir des limitations à leur liberté d’expression. Simplement, comme pour toutes les formes de limitation, il y a un contrôle de nécessité et d’intensité associé au principe de proportionnalité qui peut être effectué, ce qui relève de la responsabilité des cours, en particulier du Tribunal constitutionnel, dans ce cas à travers des processus de contrôle des normes ou des actes du pouvoir judiciaire ordinaire.

[46] Dans le régime constitutionnel du Cabo Verde, les libertés de communication ne sont pas protégées contre la suspension pendant les périodes d’exception constitutionnelle déclarée, qu’il s’agisse de l’état de siège, le plus grave, ou de l’état d’urgence, également soumises aux mêmes contrôles décrits dans la note 5.

[47] Conformément à l’interprétation exprimée par la Cour dans l’affaire Arrêt 13/2016, du 7 juillet, dans l’Affaire du Contrôle Abstrait Successif de Constitutionnalité n° 1/2016 concernant l’inconstitutionnalité de certaines règles restrictives du Code Électoral, 1.11, en le sens que la Loi Fondamentale connaît peu d’absolus, permettant ainsi l’affectation équilibrée de toute liberté si des intérêts publics constitutionnellement légitimes le justifient.

[48] Le Tribunal constitutionnel, restaient attachée à sa conception traditionnelle ancrée dans la distinction entre l’expression de l’opinion, qui tend à être libre, et les actions contraires aux institutions, qui peuvent être limitées par la loi, ait récemment ouvert la possibilité d’adapter sa doctrine largement favorable de la protection de la liberté d’expression en cas de conflit avec autres droits ou avec intérêts publics, en raison de l’émergence du phénomène du populisme et des attaques verbales généralisées contre les institutions de la République, à savoir les tribunaux (L’Arrêt 175/2023, du 27 novembre, Amadeu Oliveira c. STJ, Rap. : JC Pina Delgado, publié au Bulletin Officiel, Série I, N. 122, 30 novembre 2023, pp. 2497-2515).

 

[49] Arrêt n° 157/2021.

[50] Arrêts n° 122/2020 et 1/2016.

[51] Arrêts n° 72/2016 et 145/2012.

[52] Arrêts n° 17/2009 et 40/2009

[53] Arrêt n° 10/2001.

[54] Arrêt n° 72/2016.

[55] Arrêt n° 157/2004.

[56] Arrêt n° 72/2016.

[57] Arrêt n° 72/2016.

[58] emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 300 à 3 000 francs + interdiction de l’exercice de certains droits

[59] Arrêt n° 157/2021.

[60] Arrêt n° 112/2019.

[61] Arrêt n° 10/2021.

[62] Arrêt n° 183/2021.

[63] Arrêt n° 43/2020.

[64] R. Drago, « Le Tribunal suprême de la Principauté de Monaco », Revue de droit monégasque, n° 1, p. 29.

[65]; L. Anselmi et J.-P. Gastaud, « Les spécificités du droit monégasque », Introduction au Code monégasque, spéc. p. 45 et s. ; G. Grinda, La Principauté de Monaco, l’État, son statut international, ses institutions, Pedone, 2009, p. 83 et s.

[66] TS, 3 déc. 2002, Sieurs R. G., J.-L. N. et J.-M. R. c/ ministre d’État.

[67] v. en dernier lieu, TS, décision 2023-10 du 30 novembre 2023, M. D. R. c/ État de Monaco ; TS, 7 avr. 2014, Sieur S. G. c/ État de Monaco; 31 mai 1976, Dame P. c/ ministre d’État.

[68] TS, décision 2023-10 du 30 novembre 2023, M. D. R. c/ État de Monaco.

[69] TS, 31 mai 1976, dame P. c/ ministre d’État.

[70]. par ex. TS, 3 déc. 2002, Sieurs R. G., J.-L. N. et J.-M. R. c/ ministre d’État ; TS, 7 avril 2014, Sieur S. G. c/ État de Monaco ; TS, 31 mai 1976, dame P. c/ ministre d’État.

[71] TS, décision 2023-10 du 30 novembre 2023, M. D. R. c/ État de Monaco.

[72] TS, 13 avril 1931, Sieur C. c/ État de Monaco.

[73] TS, décision 2023-10 du 30 novembre 2023, M. D. R. c/ État de Monaco.

[74] TS, 18 février 2019, 30 juin 2017, Association monégasque pour le culte des témoins de Jéhovah et M. j.p. GA c/ État de Monaco ; TS, 10 mars 2023, Union des Syndicats de Monaco et Syndicats des agents de l’État et de la Commune c/ État de Monaco.

[75] À partir de la nouvelle constitution du 17 décembre 1962.

[76] TPI, 1er mars 2007, SAM Éditions latino-américaines c/ Madame B.-N.

[77] CA, 20 mars 2018, la société RCS MEDIAGROUP S.P.A. c/ Madame c. CA.

[78] TS, 20 juin 1989, Association des propriétaires de la Principauté de Monaco c/ État de Monaco.

[79] v. not. CEDH, Von Hannover c/ Allemagne (n° 2) du 7 février 2012 ; CEDH, Von Hannover c/ Allemagne (n° 3), 19 septembre 2013.

[80] J.-B. D’Onorio, Monaco, Monarchie et démocratie, PUAM, 2014, p. 14.

[81] V. par ex., de manière générale, TS, Décision 2022-05 du 31 mai 2022, Union des Syndicats de Monaco c/ État de Monaco ; Décision 2021-17 du 2 décembre 2021, Union des Syndicats de Monaco c/ État de Monaco ; Décision n° 2020-12, 2 déc. 2020, FEDEM c/ État de Monaco ; Décision 2021-20 du 4 mars 2022, Union des Syndicats de Monaco c/ État de Monaco.

[82] TS, décision 2023-10 du 30 novembre 2023, M. D. R. c/ État de Monaco.

[83] CR, 16 octobre 2017, SARL GATOR c/ SCP LONG ISLAND.

[84] CEDH, 11 mai 2023, SARL GATOR c/ MONACO.

[85] TS, 7 avril 2014, Sieur S. G. c/ État de Monaco.

[86] TS, décision 2023-10 du 30 novembre 2023, M. D. R. c/ État de Monaco.

[87] Décisions DCC 17-223 du 02 novembre 2017 et DCC 18-079 du 22 mars 2018.

[88] DCC 94-022 du 7 juillet 1994.

[89] DCC 13-071 du 11 juillet 2013

[90] DCC 21-213 du 9 Septembre 2021.

[91] DCC 06-128 du 20 septembre 2006.

[92] DCC 23-234 du 2 novembre 2023

[93] DCC 17-018 du 31 janvier 2017.

[94] Décision DCC 14-126 du 08 juillet 2014.

[95] Décision DCC 20-605 du 22 octobre 2020. Monsieur Noël Olivier Koko C/ Monsieur Sacca Lafia Koko pour violation des articles 124 et 35 de la Constitution. Lire DCC 18-228 du 15 novembre 2018, Monsieur Noël Olivier Koko C/ Le Président de la République pour violation des articles Recours contre les propos du Président de la République pour violation des articles 35 et 44 de la Constitution.

[96] Décision DCC 24-081 du 23 mai 2024

[97] Décision DCC l3-071 du 11 juillet 2013.

[98] À ce titre on peut citer : L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui proclame que : « la libre communication des pensées et opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». L’article 19 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme dispose que : « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir, et de répondre sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ». De même que l’article 9 de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples qui dispose que « … toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements »

[99] D. SY, « La renaissance du droit constitutionnel en Afrique : question de méthode », Droits sénégalais, n° 3, juin 2004, p. 54.

[100] Le Conseil constitutionnel considère « qu’en dehors des droits dits intangibles, valables en tout temps et en toutes circonstances, comme le droit à la vie, l’interdiction de l’esclavage, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide, l’interdiction de la torture qui sont consacrés dans les conventions internationales, les autres droits et libertés, peuvent faire l’objet de restrictions par le législateur pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique lorsqu’il s’agit, sans que cela soit limité à ces exemples, de parer à «un danger collectif ou protéger des personnes en péril de mort » ou encore pour « protéger la jeunesse en danger », comme le prévoit l’article 16 de la Constitution », Décision n° 2/C/2021 du 20 juillet 2021.

[101] La loi n° 69‐029 du 29 avril 1969, modifiée, relative à l’état d’urgence, à l’état de siège et à la gestion des catastrophes naturelles ou sanitaires prévoit un régime d’exception qui permet de restreindre les droits fondamentaux.

[102] Cons. const. Décision n° 2/C/2013, du 18 juillet 2013 (à propos de la grève des agents de la douanes).

[103]I. Y. Ndiaye, « L’accès à la justice constitutionnelle au Sénégal », in Le Conseil constitutionnel sénégalais dans un contexte d’intégration régionale : passé, présent, devenir, Actes du colloque de Dakar, 7 et 9 décembre 2020, Dakar, L’Harmattan, 2021, p. 88.

[104] Avec la réforme constitutionnelle de 2016 au Sénégal, les libertés publiques ont été requalifiées de Droits fondamentaux. Voir I. M. Fall, « La réforme constitutionnelle de mars 2016 au Sénégal. Un hommage à l’œuvre du Professeur Kanté », Mélanges en l’honneur de Babacar Kanté. Actualité du droit public et de la science politique, Dakar, Harmattan 2017, p. 160.

[105] Cons. const., Décision n° 2/C/ 2021 du 20 juillet 2021.

[106] Cons. Cconst., Décision n°2/ C / 2021 du 20 juillet 2021.

[107] Cons. Const., Décision n° 18/C/95 du 19 juin 1995, Exception d’inconstitutionnalité de l’article 140 du Code de procédure pénale, in Les décisions et avis du Conseil constitutionnel du Sénégal, Dakar, Credila, 2008, p. 12.

[108] CS, arrêt n° 37 du 9 juillet 2016 Amnesty international Sénégal C/État du Sénégal : rassemblement pacifique prévu le 30 avril 2015 devant les locaux de l’Ambassade du Congo à Dakar ; CS, arrêt n° 35 du 13 octobre 2011, Alioune Tine (Raddho) C/État du Sénégal : rassemblement pacifique prévu le 24 décembre 2010 à la place de l’Obélisque.

[109] Bulletin des arrêts du Conseil d’État, n° 2, 1999, p. 26.

[110] Loi organique n° 2017-09 du 17 janvier 2017 abrogeant et remplaçant la loi organique n° 2008-35 du 8 août 2008, modifiée, par la loi organique 2022-16 du 23 mai 2022.

[111] O. Gaye, « Le référé devant la Cour suprême », inédit.

[112] A. Bal, « État de la jurisprudence en matière de liberté d’expression et de sécurité des journalistes : l’expérience sénégalaise », Cour suprême, Bulletin d’Information, n° 15-16, 2020, pp. 150-156.

[113] Cons. const., Décision n° 2/C/ 2021 du 20 juillet 2021.

[114] TRHC de Dakar, Jugement du 20 mai 2008, Affaire ministère public c/ M. Gueye et I. Doucar.

[115] A. Bal, « État de la jurisprudence en matière de liberté d’expression et de sécurité des journalistes : l’expérience sénégalaise », Cour suprême, Bulletin d’Information, n° 15-16, pp. 150-156, 2020, pp. 152.

[116]TGI HC de Dakar, Jugement n° 214 du 9 février 2017 Affaire ministère public et K. Mbodj c/ M. W. Ben Yahmed, A. O. Diallo, F. Maury.

[117] Ces limites sont prévues par l’article 626 du Code de Procédure pénale. Ce texte prévoit que la preuve des faits diffamatoires n’est pas admise : -lorsque l’imputation concerne la vie privée de la personne (la santé, la maladie, la vie familiale ou affective et sentimentale, le domicile notamment l’adresse et numéro de téléphone privés, les loisirs) -lorsque l’imputation se réfère à des faits qui remontent à plus de dix années -lorsque l’imputation se réfère à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ».

[118]TGI HC de Dakar, Jugement n° 213 du 21 mars 2019.

[119] TR HC de Dakar, Jugement n° 265 du 17 avril 2007, Affaire ministère public, O. Sèye et S. Ndiaye dit Alex c/ N. W. Seck et le journal « Il est midi » et le groupe « Midi.Com ».

[120] A. Diouf, « La liberté d’expression sur internet au Sénégal », CERACLE, Août 2019.

[121] Affaire « Déesse Major », il s’agit d’une jeune rappeuse arrêtée et placée en garde à vue pour avoir arboré une tenue jugée indécente dans une vidéo diffusée sur l’application Snapchat et relayée par les réseaux sociaux.

[122] Extrait de l’allocution prononcée par Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation, en ouverture du cycle de conférences « Liberté d’expression au 21e siècle : enjeux sociétaux et défis juridiques« , le 5 octobre 2023.

[123] Raoul Vaneigem, Rien n’est sacré, tout peut se dire, Paris, La découverte, 2003.

[124] Extrait de l’allocution prononcée par Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation, en ouverture du cycle de conférences « Liberté d’expression au 21e siècle : enjeux sociétaux et défis juridiques« , le 5 octobre 2023.

 

[125] Xavier BIOY, Droits fondamentaux et libertés publiques, LGDJ, 4° éd., 2016, p.567.

[126] Conseil constitutionnel français, Décision des 10 et 11 octobre 1984 relative à la loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse.

[127] Kaluba D., Du contentieux constitutionnel en République Démocratique du Congo : Contribution à l’étude des fondements et des modalités d’exercice de la justice constitutionnelle, Thèse, Faculté de Droit, Université de Kinshasa, 2009-2010, p.9.

[128] Morange J., « La protection constitutionnelle et civile de la liberté d’expression ». in: Revue internationale de droit comparé, 1990, p. 774.

[129] Cour constitutionnelle, arrêt R.Const. 1200 du 13 avril 2020.

[130] Ibid.

[131] Cour constitutionnelle, arrêt R.Const. 1200 du 13 avril 2020.

[132] Cette loi prévoit notamment l’interdiction de la part de celui ou celle qui a reçu cette injonction, de la divulgation par le biais d’un système informatique ou d’un réseau de communication électronique des détails d’une enquête pénale ; elle incrimine également le fait d’inciter ou de provoquer à la commission d’actes terroristes par le moyen d’un système informatique ou d’un réseau de communication électronique ; toute diffusion du contenu tribaliste, raciste et xénophobe par le biais d’un système électronique est aussi réprimée.

[133] François Xavier de Donnea, « Liberté d’expression, médias globaux et choc des civilisations », in Mélanges à l’honneur de Francis Delperee, L’itinéraire d’un constitutionnaliste, Bruxelles, Bruylant, p.337.

[134] www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2009/2009580dc.htm

[135] Tatiana S., « Le numérique saisi par le juge, l’exemple du Conseil Constitutionnel » in CCC, 2017, p. 96.

[136] L. Favoreu et alii, Droit des libertés fondamentales, 7e édition, Paris, Dalloz, 2015, pp.526-527.

[137] R. Vaneigem, op.cit., p.39.

[138] Ibidem

[139] La résolution des conflits d’intérêts qui se déclinent, de façon intemporelle, dans tous les domaines du droit, consiste, comme l’a décrit Gény, « à reconnaitre les intérêts en présence, à évaluer leur force respective, à les peser, en quelque sorte, avec la balance de la justice, en vue d’assurer la prépondérance des plus importants, d’après un critérium social, et finalement d’établir entre eux l’équilibre éminemment désirable » : F. Geny, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, 2e édition, 1932, t.II, p.167, n°178. Cité par Agathe Lepage, Libertés et droits fondamentaux à l’épreuve de l’internet. Droits de l’internaute, liberté d’expression, responsabilité, Paris, Litec, 2002, p.105.

[140] François Xavier de Donnea, « Liberté d’expression, médias globaux et choc des civilisations », in Mélanges à l’honneur de Francis Delperee, L’itinéraire d’un constitutionnaliste, Bruxelles, Bruylant, p.337.

[141] Charvin, R., « le droit de suffrage, stade suprême de la démocratie », in études offertes à Jacques Mourgeon, Pouvoir et liberté, Bruxelles, Bruylant, 2010, p.27.

[142] Article 34 alinéa 2 de la loi électorale en RDC.

[143] L’article 75 alinéa 2 de la loi électorale est énoncé comme suit : « Dans tous les autres cas, elle peut annuler le vote en tout ou en partie lorsque les irrégularités retenues ont pu avoir une influence déterminante sur le résultat du scrutin. S’il n’y a pas appel, un nouveau scrutin est organisé dans les soixante jours de la notification ».

[144] L. Favoreu et alii, Droit des libertés fondamentales, 7e édition, Paris, Dalloz, 2015, p.706.

[145] E. Lemaire, « La liberté d’expression des parlementaires : une mise au point après « l’affaire » Houpert », disponible en ligne sur https://blog.juspoliticum.com/2021/01/08/la-liberte-dexpression-des-parlementaires-une-mise-au-point-apres-laffaire-houpert-par-elina-lemaire/ Consulté le 16 mai 2024.

[146] Ibid.

[147] L. Favoreu et alii, Droit des libertés fondamentales, 7e édition, Paris, Dalloz, 2015, p.706.

[148] Likulia Bolongo, op cit, p.231

[149] Lire Likulia Bolongo, Droit pénal spécial zaïrois, T1, 2e éd, LGDJ, Paris, 1985, p.231

[150]I. M. Fall, « La réforme constitutionnelle de 2016. Un hommage à l’œuvre du Professeur Kante », in Mélanges en l’honneur de Babacar Kante, Actualité du droit public et la science politique en Afrique, (dir. A. Sall et I. M. Fall), Dakar, L’Harmattan, 2017, p. 160.

[151]Parmi ces lois et règlements on peut citer : la loi n° 96- 04 du 22 février 1996 relative aux organes de la communication sociale et aux professions de journaliste et de technicien, la loi n° 12-02 du 6 janvier 1992 et la loi n° 92-57 du 3 septembre 1992 relative au pluralisme à la radiotélévision, la loi n° 33/ 2005 du 21 décembre 2005 portant création du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA) abrogeant la loi n° 98-09 du 2 mars 1998 créant le Haut conseil de l’audiovisuel (organe de régulation des médias audiovisuels), l’arrêté ministériel portant cahier des charges des entreprises titulaires du droit de diffuser des émissions radiophoniques au Sénégal.

[152] Dans l’Athènes classique, aux origines de la démocratie et de la liberté d’expression, un exemple de la limitation de la liberté d’expression est la condamnation à mort de Socrate à mort pour deux motifs (toujours actuels) : avoir contesté l’existence des dieux reconnus par la cité (motif religieux) et avoir corrompu la jeunesse (motif de protection de la jeunesse).  Voir, Platon, Apologie de Socrate, Texte intégral, Traduction, présentation et note de Bernard Piettre et René Piettre, LGF, 1997.

[153] M. C. Diop (dir.),  Le Sénégal à l’heure de l’information, technologies et société, Ed. Karthala, Paris, 2002, p. 63 ; O. Sagna, « Les technologies de l’information et de la communication et le développement social au Sénégal : un état des lieux », Dakar, Unrids, janvier 2001, p. 61.

[154]  Carbonnier, Sociologie Juridique, Paris, PUF, 1978, p.401.

[155] A. Lepage, « internet : un nouvel espace de délinquance », Act. Jur.Pén. , n° 6, juin 2005, Dossier, p. 217 ; M.Quemener, « Cybercriminalité : aspects stratégiques et juridiques », in « De la cybercriminalité à la cyberguerre », Rev. Défense nationale et sécurité collective, mai 2008, p. 23.

[156]P. A. Toure, « La cyber stratégie de répression de la cybercriminalité au Sénégal : présentation de la loi du 25 janvier 2008 ».

[157] R. Heitz « La liberté d’expression au 21e siècle : enjeux sociétaux et défis juridiques, Allocution prononcée en ouverture du cycle de conférences « Liberté d’expression au 21e siècle : enjeux sociétaux et défis juridiques », le 5 octobre 2023.

[158] Ibid.

[159]C. M. Guisse, « Sabotage et destruction du site Nettali.com : le parquet aux trousses d’un « cheval de Troie » : http://www.osiris.sn/article3464.html

[160] R. Heitz « La liberté d’expression au 21e siècle : enjeux sociétaux et défis juridiques, Allocution prononcée en ouverture du cycle de conférences « Liberté d’expression au 21e siècle : enjeux sociétaux et défis juridiques », le 5 octobre 2023.

[161] Communiqué du 31 juillet 2023.

[162] N. Le Bouard, in « Les défis juridiques des médias sociaux : liberté d’expression vs. Régulation », village de justice, la communauté des métiers du droit, https://www.village-justice.com/articles/les-defis-juridiques-des-medias-sociaux-liberte-expression-regulation,47581.html.

[163] Voir article 10 de la Constitution.

[164] Loi n° 2008-10 du 25 janvier 2008, portant loi d’orientation relative à la société de l’information, JORS, n° 6406 du 03 mai 2008, p. 419.

[165] Loi n° 2008-11 du 25 janvier 2008, portant sur la cybercriminalité, JORS, n°6406 du 03 mai 2008, p. 419 annexe n°1.

[166] Loi n° 2008-12 du 25 janvier 2008, sur la protection les données à caractère personnel, JORS, n°6406, du 3 mai 2008, p.434.

[167] Loi n° 2008-08 du 25 janvier 2008, sur les transactions électroniques (JORS, n° 6404 du 26 avril 2008, p. 395).

[168] Loi n° 2018-28 du 12 décembre 2018.

[169] Voir les dernières modifications de 2021

[170] Délibération n° 2016-00302/CDP/SP du 19 février 2026, suite à une déclaration d’un traitement de données par le propriétaire et gérant d’une entreprise.

[171] Par un communiqué du 10 mai 2024, le CORED a décidé de s’autosaisir d’une affaire dans laquelle une journée a affirmé avoir fait « recours à des pratiques non conformes aux exigences éthiques et déontologiques de son métier » et de la transmettre à son Tribunal des pairs, chargé d’étudier le cas et de rendre un avis sur la question.

[172] Communiqué du 31 juillet 2023 du ministre de la Communication, des télécommunications et de l’économie numérique portant suspension temporaire de l’internet et des données mobiles pour « mettre fins à la diffusion de messages haineux et subversifs relayés sur les réseaux sociaux dans un contexte de menaces de troubles à l’ordre public ».

[173] Au Sénégal, il existe dans la police une brigade spéciale de lutte contre la cybercriminalité.

[174] Voir N. Diouf, « La procédure pénale à l’épreuve des nouvelles technologies de l’information ». Rev. Ass. Sén. Dr. pén, n° 5, 6, 7 et 8, 1997-1998, p. 27.

[175] Cour de justice de l’Union européenne, 3 octobre 2029, affaire C-18/18.

[176] Article 91 de la Constitution.

[177] M. Verpeaux, La liberté d’expression dans les jurisprudences constitutionnelles, dossier : La liberté d’expression et de communication, Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 36, juin 2012.

[178] Cons. const., Décision n° 2/C/2021 du 20 juillet 2021.

[179] Ibid.

[180] Dans la décision n° 2/C/2021 du 20 juillet 2021, le Conseil constitutionnel ne cite pas la liberté d’expression parmi les droits intangibles.

[181]Voir la loi n° 69‐029 du 29 avril 1969, modifiée, relative à l’état d’urgence, à l’état de siège et à la gestion des catastrophes naturelles ou sanitaires, fixe un régime d’exception et donne à l’autorité administrative le pouvoir de restreindre les droits et libertés fondamentaux, en l’occurrence la liberté d’expression.

[182] Patrick Wachsmann, « Liberté d’expression », Jurisclasseur Libertés, Fasc.  800, Dalloz, 15 janvier 2008, 59 pages

[183] P. A. Toure, Le traitement de la cybercriminalité devant le juge : l’exemple du Sénégal, Dakar, L’Harmattan, 2014, p. 324-325.

[184] TRHC Dakar, n° 752 du 15 décembre 2011, affaire M. Ndao.

[185]TRHC Dakar, n° 1159 du 16 mars 2010, affaire Palluci, inédit ; P. A. Toure, in « Cinq ans de droit pénal des technologies de l’information et de la communication (2008-2013) : chronique de jurisprudence sénégalaise », p. 148, disponible sur http://coursupreme.sn.

[186] A. Diouf, « La liberté d’expression sur internet au Sénégal », Ceracle, Août 2019.

[187] Ibid.

[188] Affaire « Déesse Major », il s’agit d’une jeune rappeuse arrêtée et placée en garde à vue pour avoir arboré une tenue jugée indécente dans une vidéo diffusée sur l’application Snapchat et relayée par les réseaux sociaux.

 

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